Études 2012/3 Tome 416

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Article de revue

L'universalité de Jésus Christ à l'épreuve

Pages 355 à 365

Notes

  • [1]
    Cf. Concile Vatican II, Déclaration Nostra Aetate, n° 2.
  • [2]
    On se réfèrera à M.?Aebischer-Crettol, Vers un œcuménisme interreligieux, Cerf, 2001. Sans oublier d’autres typologies comme celle de Paul Knitter dans Introducing Theologies of Religions (New York, 2002)?: remplacement, accomplissement, réciprocité, acceptation.
  • [3]
    Karl Rahner, Je crois à Jésus Christ, DDB, 1971, p.?100.
  • [4]
    Cf. J.Scheuer, «?Vingt ans de “théologie comparative”?», NRT 133 (2011), p.?216-217.
  • [5]
    Michel Fédou, «?Le développement du dialogue interreligieux depuis le Concile Vatican II?: Réflexion théologique?», Pro Dialogo 116-117, 2004 / 2-3, p.?177.
  • [6]
    Samartha, One Christ. Many Religions. Towards a Revised Christology, Orbis Books, Maryknoll, 1991.
  • [7]
    Cf. J. Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Cerf, 1997, p.?453.
  • [8]
    Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, Cerf, 2006, p.?36.
  • [9]
    «?Les fondements et les objectifs du dialogue inter-religieux?», sous la dir. de Mgr Santier, Conseil des Évêques de France pour les relations interreligieuses, Documentation Catho-lique, 21 décembre 2008, p.?1106-1107.
  • [10]
    Littéralement «?la Force qui naît de la Vérité et de l’Amour?».
  • [11]
    Jean 2, 15?: «?Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et les bœufs?; il répandit la monnaie des changeurs et renversa leurs tables.?»
  • [12]
    Je m’inspire ici de Pierangelo Sequeri, Il Dio Affidabile. Saggio di teologia fondamentale, Brescia, 1996?; L’idea della fede. Trattato di teologia fondamentele, Milan, 2002?; traduit en français L’idée de la foi. Traité de théologie fondamentale, Bayard, 2011.
  • [13]
    C’est le vocabulaire johannique.
  • [14]
    Au sens étymologique de «?pierre qui fait tomber?».
  • [15]
    P.?Sequeri, L’idée de la foi, op.?cit., p.?181.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    William C.Spohn, Jésus et l’éthique. «?Va et fais de même?!?», Lessius, 2010, p.?141.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Henri Bourgeois, «?Jésus l’universel du pauvre?», Lumière et Vie, avril-mai 1978, p.126-131.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    J.Moingt, Dieu qui vient à l’homme, II. 2, Cerf, 2007, p.?1024.
  • [22]
    Vie de M.-K. Gandhi, écrite par lui-même, Rieder, Paris, 1931, p.?80 et 241.
  • [23]
    Olivier Abel, «?Les chrétiens et la communication?», Études, janvier 2004.
  • [24]
    J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme, II. 2, p.?704.
English version

1La question de l’unicité et de l’universalité de Jésus Christ est au cœur de la théologie des religions : comment tenir qu’Il est l’unique sauveur de tous, comme le dit la foi chrétienne, tout en ayant un regard positif sur les autres religions ? Depuis plusieurs décennies, cette question christologique a connu divers traitements. Dans un premier temps j’en retracerai brièvement l’histoire ; je proposerai ensuite une autre entrée, qui s’inspire de réflexions théologiques contemporaines, ainsi que des pratiques de rencontres interreligieuses.

Évolution des réflexions théologiques

2Il me faut commencer par reconnaître que la théologie, désormais classique, des religions a eu un impact capital dans les décennies qui viennent de s’écouler. Elle a permis de situer le christianisme dans l’horizon d’un monde religieusement pluriel, en prenant en compte l’altérité spécifique du judaïsme, le monde de l’islam, les univers que représentent l’hindouisme, le bouddhisme, les religions des sociétés traditionnelles africaines... Elle a conduit les Églises à sortir d’une position d’arrogance, ou de superbe isolement, en les invitant à considérer ce qui est « vrai et saint [1] » dans les autres religions, et qui ne peut venir que de Dieu. Elle a osé poser la question du salut à hauteur des religions elles-mêmes : sont-elles des voies de salut voulues par Dieu ?

3L’ampleur de cette question indique l’immensité de la tâche. De nombreux courants théologiques s’y sont attelés?: exclusivisme, inclusivisme, pluralisme, et toutes leurs sous-catégories [2]. Saluons le travail de pionnier qu’a accompli Karl Rahner. Il a mis au cœur de la foi chrétienne le don que Dieu fait de Lui-même à tout être humain. À ce don de Dieu, qui est universel, correspond du côté de l’humanité une pluralité de réponses, par exemple des attitudes de service et d’amour du prochain vécues par des personnes qui ne sont pas chrétiennes. «?Un jour on comprendra que beaucoup ont trouvé Jésus Christ le plus simplement du monde, dans le plus petit des frères, sans pouvoir le nommer par son nom. [3]?» Jésus Christ, plénitude du don de Dieu à l’humanité, est présent de façon cachée dans les diverses traditions religieuses comme dans les recherches des hommes de bonne volonté.

4Mais au fil des années la réflexion en théologie des religions a paru s’éloigner des situations réelles, parfois conflictuelles – les affrontements entre les groupes religieux n’ont pas manqué en ce début du xxie?siècle. Or la théologie des religions s’est investie dans un débat sans fin entre inclusivisme et pluralisme [4]. Ce dernier court le risque de perdre de vue la spécificité chrétienne, surtout christique, au nom de la reconnaissance de l’égale validité de toutes les religions. Quant à l’inclusivisme, qui tient que le salut est donné par Jésus Christ, fût-ce dans la présence discrète et cachée de son Esprit, il peine à prendre vraiment en compte l’altérité des autres religions?: sont-elles estimées pour elles-mêmes, ou seulement parce que le Christ y est mystérieusement présent et agissant??

5Depuis longtemps, le cœur du débat en théologie des religions est donc sotériologique. Il est certes légitime que des chrétiens s’interrogent sur le salut de ceux qui ne partagent pas leur foi. Mais la pratique des rencontres interreligieuses a fait apparaître bien d’autres questions, par exemple sur le projet social des religions, avec l’islam, ou sur l’expérience spirituelle, avec le bouddhisme. Ces questions doivent être travaillées pour elles-mêmes.

6Prenant acte de cette difficulté de la théologie classique des religions, et désirant rejoindre les questions concrètes qui apparaissent dans les rencontres, un certain nombre de théologiens ont récemment développé une «?théologie du dialogue interreligieux?» (et non plus une théologie des religions). «?Elle est d’abord animée par le souci de prendre en compte l’expérience concrète de la rencontre interreligieuse et, dans ce contexte même, de faire pleinement droit à la singularité du christianisme – la reconnaissance de cette singularité n’étant pas comprise comme un obstacle au dialogue mais bien plutôt comme ce qui est en mesure de lui donner son véritable fondement, et cela au bénéfice de l’humanité. [5]

7On cherche à se tenir au plus près des rencontres, dans ce qu’elles révèlent de fragilité et d’espérance. On a conscience que le contexte (culturel, sociétal, géo-politique) ne peut être ignoré, il colore souvent le regard que les uns portent sur les autres.

8Qu’en est-il donc de la question christologique?? De l’universalité et l’unicité de Jésus Christ?? Elle se pose différemment selon les courants, et selon les penseurs. Je ne prendrai que quelques exemples. Pour le théologien indien Samartha [6], du courant pluraliste, dire que Jésus Christ est l’unique Sauveur du monde est quasiment synonyme d’impérialisme occidental.

9Jacques Dupuis veut rester fidèle à la foi chrétienne tout en discutant avec les positions risquées des pluralistes. Il tient que l’universalité du salut apporté par le Christ est constitutive de la foi chrétienne?; mais on sent qu’il peine à l’articuler avec la particularité historique de Jésus. Il cherche alors du côté d’une distinction entre le Verbe dont l’action est universelle et s’étend donc aux autres religions, et le Verbe incarné en Jésus Christ [7]. Mais cela soulève la question d’un au-delà de l’incarnation. Ne serait-il pas préférable de voir la foi en l’incarnation non comme une limite à l’action universelle de Dieu, mais comme fondant des possibilités réelles pour une théologie dialogale??

10C’est ce qu’a cherché à faire Claude Geffré. Il pose bien la question qui a hanté Jacques Dupuis?: «?Comment affirmer l’universalité de Jésus Christ comme unique médiateur entre Dieu et les hommes sans priver les autres religions de leur valeur salutaire?? [8]

11Il poursuit?: «?Il faut renoncer à une théologie métaphysique du Logos surplombant toutes les religions qui relâcherait le lien entre le Verbe et le Jésus de l’histoire. C’est à partir du centre même du message chrétien, à savoir la manifestation de Dieu dans la particularité historique de Jésus de Nazareth, qu’il faut comprendre l’unicité singulière du Christ qui n’est pas une unicité d’excellence ou d’intégration mais une unicité relationnelle.?»

12C’est dans cette voie d’une unicité relationnelle que s’engagent les théologiens du dialogue interreligieux. Ils soulignent que la relation est au cœur de la foi chrétienne – un Dieu Trinité est un Dieu en relation – et que Jésus de Nazareth est un homme de relation et de dialogue. «?Le style relationnel de sa vie – lui-même révélateur de la relation de Dieu avec l’humanité – fonde à son tour l’existence chrétienne comme une existence en relation avec autrui. La révélation de Dieu en Jésus Christ invite ainsi les chrétiens à entrer en dialogue avec d’autres croyants, de même que, réciproquement, les expériences de rencontres avec autrui aident les chrétiens à approfondir leur foi en un Dieu qui est lui-même relation. [9]

13Je souhaite approfondir cette voie, en montrant comment la singularité de Jésus de Nazareth peut paradoxalement rejoindre tout un chacun.

Dans un monde marqué par la violence

14Dans l’opinion publique, les religions sont souvent considérées comme ayant partie liée avec la violence. Les attentats du 11?septembre 2001 en seraient la triste confirmation. Le 25ème?anniversaire de la rencontre d’Assise s’inscrit en faux contre cette vulgate?: la prière pour la paix, et l’engagement pour la paix, ont été au cœur de ces célébrations. Pourtant commémorer et célébrer ne suffit pas… Comment rejoindre les racines profondes de notre humanité?? Ce que je propose maintenant s’inspire de l’Évangile, et de ce que vivent des hommes et des femmes de bonne volonté.

15En janvier?2009, a commencé à circuler sur le Net un article qui portait ces mots?: «?Pas en mon nom ni pour ma sécurité?». C’était pendant l’opération «?Plomb durci?». «?Ce n’est pas en mon nom ni pour ma sécurité que vous avez entrepris le bain de sang à Gaza?»?: par ces mots une habitante de Sderot s’adressait au gouvernement israélien. Elle y affirmait sa conviction que la meilleure protection des civils était le cessez-le-feu, et non la guerre. Sa ville, Sderot, est tout près de Gaza, et pendant des années a reçu des dizaines de roquettes Qassam par jour. Nomika Zion n’est pas une idéaliste, elle avoue sa peur des roquettes et considère le Hamas comme une terrible organisation terroriste. Mais elle sait, au plus profond d’elle-même, que l’escalade de la violence n’apportera pas la paix. Elle a créé avec d’autres l’association «?Other Voice?» qui rassemble des citoyens de Sderot et Gaza pour promouvoir des actions non-violentes, et redonner espoir et dignité à la région. Ce n’est pas une foi religieuse particulière qui l’anime, mais la prise de conscience que la violence détruit l’humain en l’homme et le rend proche de l’animal. Elle a le désir de sauver ce qu’il y a d’humain en elle et dans les autres, fussent-ils ses adversaires politiques. Cette petite «?mère Courage?», comme certains l’ont surnommée, est rejetée par une grande partie de sa communauté humaine. Du côté palestinien, se trouvent aussi des hommes et femmes de dialogue, comme le P. Émile Shoufani, le curé de Nazareth qui avait organisé en mai?2003 le voyage à Auschwitz «?Mémoire pour la paix?» réunissant arabes et juifs?; ou le P.?Jamal Khader, prêtre du patriarcat latin de Jérusalem, engagé dans la recherche de la justice, de la paix et du dialogue.

16On pense aussi, bien sûr, à la figure emblématique de Gandhi, pour qui le refus de la violence allait de pair avec le respect de l’adversaire et la pureté du cœur.

17Qu’est-ce qui pousse des hommes et des femmes à refuser la violence?? Certains, mais non pas tous, sont animés d’une foi religieuse. Tous en tout cas refusent ce qui abîme et détruit l’humain?; dans ce refus apparaît la vérité de l’humain, vérité que chacun de ces témoins atteste à sa manière, vérité que tout être humain, quelle que soit sa culture ou sa religion, peut sentir et reconnaître. Cette vérité est de l’ordre de l’universel?; mais elle ne se définit pas a priori, elle s’éprouve.

18La vie et le combat de Gandhi font voir que le refus de la violence est lié au refus de la domination sur l’autre. Dans les luttes qu’il a menées en Afrique du Sud comme dans son pays, Gandhi n’a jamais cherché à écraser ses adversaires, mais à trouver une issue acceptable par toutes les parties, et où la justice serait respectée. Par le Satyagraha[10], les uns se libèrent de la peur de l’injuste oppresseur en lui opposant un refus non violent, calme et responsable, qui peut les conduire jusqu’à la prison?: face à cette détermination, l’oppresseur est alors amené à entrer en négociation et à réformer son comportement.

La seigneurie de la vérité

19Jésus de Nazareth, lui aussi, a lié refus de la violence et refus de la domination. Toute sa vie est orientée vers le don de soi et le service fraternel. L’épisode des marchands chassés du Temple est parfois évoqué comme un contre-exemple?; mais la violence du geste [11] est au service de la vie.

20Le Dieu-Père dont Jésus est le témoin fidèle est un Dieu fiable [12], qui se révèle en plénitude dans la mort de Jésus sur la croix. La croix est le lieu et le fondement suprême du don de soi pour la vie de l’autre – au contraire de la négation de l’autre pour l’affirmation de soi?; donc, sans recours à des miracles prodigieux pour convaincre?; sans riposte à la violence subie?; sans cris de vengeance ni invocation de châtiment pour les bourreaux. Voici la vérité de Dieu représentée par Jésus sur la croix?: un engagement désarmé et inconditionnel pour l’élimination du mal, et ce en faveur de tout être humain, et au détriment de personne, pas même des ennemis. Dieu ne sacrifie la vie d’aucun être humain pour défendre sa propre vérité, sa propre justice. En dépit de ce qu’insinue le serpent en Genèse 3 (« Dieu vous a menti, c’est par jalousie qu’Il ne veut pas que vous mangiez du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal?»), en dépit de cette insinuation qui est une tentation pour l’homme, Dieu est don, non pas domination. Dieu veut être cru, non pas subi?; Dieu veut être librement accueilli, Il veut être aimé parce qu’Il est digne de confiance, et non pas parce qu’Il est à craindre.

21Jésus rend témoignage à ce Dieu-Père de manière unique?: il accepte à l’avance son «?heure [13]?» avec ce qu’elle va comporter d’échec et d’humiliation. Les Évangiles rapportent qu’il annonce plusieurs fois sa Passion, et que ses disciples trouvent déconcertant, et même inaudible, de l’entendre accepter ainsi sa propre élimination violente – manière atypique de vivre l’accomplissement de sa mission et la confiance absolue dans son Dieu-Père. Ils vont vivre sa Passion et sa mort comme une grande épreuve de foi?: leur conception de la seigneurie de la vérité va en être complètement bouleversée. Pourquoi Dieu ne fait-il pas triompher le bon droit de cet innocent, qui prétend de surcroît être son représentant légitime, son Fils?? La mort du Juste est un scandale [14], préfiguré par la confrontation entre Jésus et Pierre au moment de la confession de foi à Césarée. À Pierre qui refuse l’annonce de la Passion et qui le réprimande, Jésus réplique fermement?: «?Passe derrière moi, Satan?! car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes?!?» (Marc 8,33). Ce n’est pas par hasard que Marc a placé cette scène au milieu de son Évangile?: la confession de foi de Pierre apparaît fortement entachée d’ambiguïté à cause de l’incompréhension qui suit. Décalage, si ce n’est déchirement, entre l’attitude profonde de Jésus et celle de ses disciples. Comment vont-ils continuer à faire crédit à Jésus, à lui accorder leur confiance, face à «?son retrait imprévisible et scandaleux de la scène de l’histoire [15]?»??

22Pour surmonter ce scandale, il faut accepter de croire que le projet de Dieu, son amour inconditionnel pour l’humanité, passe par «?le refus des formes historiques de domination [16]?». Cela ne va pas de soi?; c’est après la Résurrection que le cœur des disciples s’ouvrira à cette confiance. Il pourrait sembler en effet, dans un premier temps, que la domination sur l’autre soit la meilleure garantie de la réalisation du projet de Dieu. C’est l’objet des tentations de Jésus au désert?: «?Prends des garanties, change ces pierres en pains, assure-toi que Dieu est bien avec toi et qu’Il va te sauver si tu te jettes du haut du Temple…?» Mais Jésus reste fidèle à l’inouïe vérité de Dieu, y compris lors de la Passion, où il va mourir d’une mort tellement honteuse qu’elle semble jeter le discrédit sur l’ensemble de sa mission. À ce moment-là, aucun miracle pour se sauver lui-même?; aucune exhibition de puissance pour frapper ses persécuteurs. Touché par sa manière de mourir, le centurion au pied de la croix s’écrie?: «?Vraiment cet homme était fils de Dieu?!?» (Marc 15,39) L’identité filiale de Jésus est alors révélée, cette fois sans risque de la confondre avec la domination. La seigneurie de la vérité n’est assurée que par l’humilité de l’amour qui se donne.

Une tâche d’humanisation

23Jésus de Nazareth rend l’homme à sa pleine humanité – ainsi dans l’épisode de la guérison du démoniaque, que l’on retrouve «?assis, vêtu et dans son bon sens?» (Marc 5, 1-20)?; celui qui se mutilait et vivait au milieu des tombes est de nouveau en relation avec les autres.

24Jésus apprend à ses disciples à voir l’homme blessé, celui à côté duquel on passe facilement sans s’arrêter. «?Il le vit et passa outre?», est-il dit deux fois dans la parabole du bon Samaritain (Luc 10, 29-37). Mais quel est alors le sens du verbe «?voir?»?? «?[Le blessé] entre dans leur champ de vision mais non dans leur champ de compassion. Ils ne peuvent percevoir sa pleine réalité, parce que sa condition est menaçante. Ils le mettent hors champ avant que sa situation désespérée ne complique leur voyage. [17]?» En effet, s’approcher d’un blessé, être en contact avec le sang, les aurait rendus provisoirement inaptes au service du Temple?; or ce service était probablement la raison de leur montée à Jérusalem. Le Samaritain voit un être humain en détresse et fait preuve d’empathie, et même de compassion, «?la forme la plus active et la plus engagée de l’empathie… qui comble l’écart entre perception et action effective. [18]?» Il agit avec une promptitude et une intensité surprenantes?; il va jusqu’à prévoir les dépenses supplémentaires qui pourraient incomber à l’aubergiste. Pourtant il ne se met pas lui-même au centre, il sait passer le relais?: il confie le blessé à l’aubergiste, et poursuit son chemin.

25Nos responsabilités vis-à-vis d’autrui se situent toujours dans un jeu complexe, où interviennent des habitudes, des manières de faire modelées par la religion ou la culture… Comment choisir ce qui va être le plus humanisant??

26Jésus ouvre à une qualité de regard sur l’autre. Il voit le geste de la veuve mettant son obole, et sa signification profonde (Marc 12,41-44). Guérissant les lépreux, il les remet en lien avec la société (Luc 17, 11-19). Il ne définit pas a priori le champ de ses relations, mais se laisse rencontrer par tout un chacun, le pharisien comme la femme de mauvaise réputation, le publicain, le centurion, les malades comme les bien-portants,?etc. «?On se trouve en face d’une universalité élémentaire mais assez radicale, celle de la non-exclusion. [19]

27À sa suite, ses disciples aujourd’hui sont invités à préparer un avenir partagé où chacun ait sa place. Patient travail, toujours à reprendre, d’ouverture des yeux et du cœur?; combat incessant contre les tentations qui enferment l’humain dans la jouissance de la domination ou de ses intérêts propres. Jésus «?universalise ses disciples [20]?» en leur communiquant sa passion pour l’humanisation du monde.

28La «?défense de l’humanisation de l’homme et des sociétés [21]?» est d’après J. Moingt le premier objectif missionnaire de l’Église, le plus urgent, qu’elle soit en relation avec des croyants ou des incroyants.

Un universel bien singulier

29Au terme de ce parcours, la vie comme la mort de Jésus de Nazareth apparaissent bien singulières. Pourtant, dans le même temps, la singularité de cet homme attire, au-delà des frontières de l’Église. Son appel à une vie donnée trouve des échos chez Gandhi?: «?Le Sermon sur la montagne me toucha droit au cœur?»?; «?Dieu est heureux d’accepter l’obole de la veuve offerte avec dévotion, c’est-à-dire sans aucun motif d’égoïsme, et Il la récompense au centuple [22]?». Pourrait-on dire que Jésus de Nazareth fait résonner quelque chose d’universel en tout être humain?? Sa capacité de faire voir l’humanité du lépreux et de l’exclu, d’assurer la seigneurie de la vérité par le refus de la violence et de la domination, interpellent. Certains y reconnaissent le signe d’un Dieu qui Se donne sans condition à l’homme.

30Pourtant, les particularités de Jésus de Nazareth sont évidentes?: l’époque et le lieu où il a vécu, sa culture et son identité juives. Mais l’universel n’est pas la négation des particularités, ni leur surplombement. Il advient dans la capacité de mettre en relation les particularités, il advient «?sur les frontières?», disait Paul Beauchamp. N’est-ce pas là que se tient l’homme de Nazareth??

31Cependant, son chemin passe par une humiliation terrible, et une mort dans l’abandon. Va-t-il attirer jusque-là?? On y répugne… Certains, pourtant, ont marché sur ce chemin – sans toujours se référer explicitement à Jésus. Ainsi, les Indiens que Gandhi a entraînés dans son combat se sont-ils laissés volontairement emprisonner, sans répliquer aux mauvais traitements qu’ils subissaient?; ainsi la «?mère Courage?» de Sderot a-t-elle pris le risque d’être incomprise et rejetée par les siens. Ce chemin d’humiliation peut apparaître, en certaines circonstances, comme le seul chemin permettant d’être fidèle à la vérité qu’on porte en soi – à condition de ne pas le vivre comme la revendication orgueilleuse qu’on a raison seul contre tous.

32Dans de telles attitudes, les chrétiens reconnaissent l’Esprit Saint à l’œuvre, l’Esprit de vérité qui parle au plus intime de chacun. Cette reconnaissance est de l’ordre de la foi, ce n’est pas un constat de type sociologique. Elle se fait dans la discrétion propre à l’Esprit.

33C’est dans cette perspective que j’ai désiré réfléchir à l’universalité de Jésus Christ. Non pas comme une universalité de surplomb, mais dans une démarche plus inductive?: qu’est-ce qui, dans cet homme singulier, peut résonner en chacun?? La réponse est à la fois forte et fragile, car elle touche l’humain – et à ce propos rien n’est jamais définitivement acquis. «?C’est une universalité qui connaît la mort et la naissance. Elle n’est pas cumulative comme les techniques.?» Il faut toujours recommencer, car c’est à chacun d’en faire l’épreuve, librement. C’est aussi une universalité «?résistible. Elle n’est pas imposable comme une démonstration scientifique ou comme une loi juridique.?» «?Tout le monde peut la comprendre?; mais on ne peut obliger personne?; elle suppose un libre accord. [23]?» Cette universalité touche nos corps, celui de Jésus de Nazareth, les nôtres, dans leur engagement comme dans leur vulnérabilité, dans leur manière d’être affecté, aussi bien par la violence que par la confiance dans un Dieu fiable. Ce que les uns et les autres vivent de profondément humain, dans leurs particularités culturelles et religieuses, est éclairé par le chemin de Jésus de Nazareth, et devient source d’admiration et d’action de grâce pour les chrétiens.

34Cela ne réduit en rien l’importance de l’Ancien Testament, qui a déjà tracé un chemin sur ce qu’est en vérité l’humain, créé à l’image de Dieu, appelé à dominer les animaux (la violence animale) par la douceur.

35Quant à l’Église, qui se veut fidèle à l’Évangile, elle est appelée sans cesse à se convertir au style de vie de Jésus de Nazareth. «?L’Église primitive avait su traduire dans les faits le paradoxe évangélique d’un pouvoir sans domination[24]?», remarque J. Moingt. Comment incarner le même paradoxe aujourd’hui, dans d’autres contextes??

36Une telle manière de réfléchir à l’universalité de Jésus Christ me paraît féconde aujourd’hui. Elle rejoint les préoccupations de nos contemporains. Le parcours de Jésus de Nazareth est certes singulier, mais il peut susciter dans le cœur de chacun des résonances très profondes, jusqu’à faire reconnaître la vérité de Dieu dans l’amour humilié. La question de Jésus Christ unique sauveur de tous est alors déplacée. Elle n’est plus posée a priori, mais dans le vif de ce que vivent les gens. Elle est enrichie par les questions concrètes qui surgissent des rencontres. Le sens du mot «?salut?», peu parlant sans doute pour beaucoup, est éclairé d’une façon nouvelle et existentielle?: une manière de vivre, libérée de la peur, de la domination et de la violence, capable de s’ouvrir à des relations fraternelles et de faire confiance à un don originaire, venant de Celui que certains nomment Père. Un tel élargissement du champ n’est pas, je crois, infidèle à la foi chrétienne. En effet, être attentif à ce qui se passe dans les rencontres interreligieuses, et aux questions de foi et de société qu’elles suscitent, c’est chercher à être fidèle à l’attention créatrice dont Jésus a fait preuve.

37Les amitiés qui naissent de ces rencontres peuvent donner lieu à des dialogues profonds. Il s’agit d’«?apprendre la rencontre?», pour «?apprendre de la rencontre?», de savoir entendre des résonances entre sa tradition et celle de l’autre, sans nier pour autant les différences. Je vois (c’est un regard de foi que je ne peux imposer), dans ce patient tissage de liens, l’universalité de Jésus à l’œuvre.

38Cette universalité n’est pas à l’œuvre seulement dans les rencontres interreligieuses, mais dans toute rencontre où on prend soin de l’humain?: là où on ouvre des brèches dans des parois trop cloisonnées, où on fait circuler la vie, où on sort de la logique de l’échange comptable pour introduire de la gratuité dans les relations, où on s’engage dans la solidarité avec les opprimés et les démunis parce qu’on sent que, sans cela, sa vie serait moins «?humaine?». Ces expériences peuvent être vécues par tout un chacun, quelle que soit son appartenance – ou non – à une tradition religieuse. Il ne s’agit pas pour autant de prôner des «?valeurs?» universelles – qui n’existent jamais en soi?! Ce que l’on appelle communément les «?valeurs?» (amour, solidarité, fraternité…), est en fait culturellement et religieusement coloré, et peut prendre des formes bien différentes et parfois difficilement identifiables pour quelqu’un qui n’a pas le même code religieux ou culturel. À travers le prisme des particularités, c’est dans le creuset des rencontres, dans le lent déchiffrement de ce qui fait sens pour l’autre, que va se vivre la reconnaissance d’une commune humanité.

39La singularité de Jésus de Nazareth éclaire ces expériences et ces attitudes?: elle les reconduit jusqu’à leur source et leur terme, la manifestation de l’amour inconditionnel de Dieu pour toute l’humanité.

Notes

  • [1]
    Cf. Concile Vatican II, Déclaration Nostra Aetate, n° 2.
  • [2]
    On se réfèrera à M.?Aebischer-Crettol, Vers un œcuménisme interreligieux, Cerf, 2001. Sans oublier d’autres typologies comme celle de Paul Knitter dans Introducing Theologies of Religions (New York, 2002)?: remplacement, accomplissement, réciprocité, acceptation.
  • [3]
    Karl Rahner, Je crois à Jésus Christ, DDB, 1971, p.?100.
  • [4]
    Cf. J.Scheuer, «?Vingt ans de “théologie comparative”?», NRT 133 (2011), p.?216-217.
  • [5]
    Michel Fédou, «?Le développement du dialogue interreligieux depuis le Concile Vatican II?: Réflexion théologique?», Pro Dialogo 116-117, 2004 / 2-3, p.?177.
  • [6]
    Samartha, One Christ. Many Religions. Towards a Revised Christology, Orbis Books, Maryknoll, 1991.
  • [7]
    Cf. J. Dupuis, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, Cerf, 1997, p.?453.
  • [8]
    Claude Geffré, De Babel à Pentecôte, Cerf, 2006, p.?36.
  • [9]
    «?Les fondements et les objectifs du dialogue inter-religieux?», sous la dir. de Mgr Santier, Conseil des Évêques de France pour les relations interreligieuses, Documentation Catho-lique, 21 décembre 2008, p.?1106-1107.
  • [10]
    Littéralement «?la Force qui naît de la Vérité et de l’Amour?».
  • [11]
    Jean 2, 15?: «?Se faisant un fouet de cordes, il les chassa tous du Temple, et les brebis et les bœufs?; il répandit la monnaie des changeurs et renversa leurs tables.?»
  • [12]
    Je m’inspire ici de Pierangelo Sequeri, Il Dio Affidabile. Saggio di teologia fondamentale, Brescia, 1996?; L’idea della fede. Trattato di teologia fondamentele, Milan, 2002?; traduit en français L’idée de la foi. Traité de théologie fondamentale, Bayard, 2011.
  • [13]
    C’est le vocabulaire johannique.
  • [14]
    Au sens étymologique de «?pierre qui fait tomber?».
  • [15]
    P.?Sequeri, L’idée de la foi, op.?cit., p.?181.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    William C.Spohn, Jésus et l’éthique. «?Va et fais de même?!?», Lessius, 2010, p.?141.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Henri Bourgeois, «?Jésus l’universel du pauvre?», Lumière et Vie, avril-mai 1978, p.126-131.
  • [20]
    Ibid.
  • [21]
    J.Moingt, Dieu qui vient à l’homme, II. 2, Cerf, 2007, p.?1024.
  • [22]
    Vie de M.-K. Gandhi, écrite par lui-même, Rieder, Paris, 1931, p.?80 et 241.
  • [23]
    Olivier Abel, «?Les chrétiens et la communication?», Études, janvier 2004.
  • [24]
    J. Moingt, Dieu qui vient à l’homme, II. 2, p.?704.
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