Études 2011/3 Tome 414

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Article de revue

Kant ou les vertus de l'autonomie

Pages 341 à 351

Notes

  • [1]
    Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak IV, 393.
  • [2]
    Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Editions du Seuil, 1990, Préface.
  • [3]
    Pour une bonne présentation de ces critiques, voir Corine Pelluchon, L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, PUF, 2009.
  • [4]
    Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?
  • [5]
    Rousseau, Du Contrat social, I, 8.
  • [6]
    Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak IV, 447.
  • [7]
    Sa formule canonique est : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »
  • [8]
    Kant, Critique de la raison pratique, Ak V, 73.
  • [9]
    Voir Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Première partie.
  • [10]
    Kant, Critique de la raison pratique, Ak V, 89.
English version

1Les philosophes aussi sont victimes de leur succès. Kant en est un bon exemple, lui pour qui « il n’y a pas d’auteur classique en philosophie » et dont, pourtant, la pensée se trouve régulièrement érigée en référence. Sa doctrine semble pâtir de son succès parce qu’elle est entrée, sinon dans les faits, du moins dans les discours. Il est devenu « raisonnable » de citer Kant : son insistance sur les limites de la connaissance humaine, sa critique sans concession des illusions métaphysiques et son libéralisme tempéré. Kant est perçu comme le philosophe des Lumières, mais des Lumières modérées, à égale distance du conservatisme rétrograde et des utopies dangereuses.

2Cette position centrale, sinon centriste, a un revers. Si le kantisme épouse notre actualité, s’il désigne quelque chose comme la philosophie officielle d’une époque désenchantée et lucide, il est naturel que cette pensée suscite la critique de ceux qui sont insatisfaits du présent. Un philosophe « de notre temps » risque d’être tenu pour partiellement responsable des injustices de celui-ci.

3Cela est particulièrement vrai dans le domaine où l’influence de Kant est sans conteste la plus notable : la morale. D’un homme vertueux, on dit aujourd’hui qu’il a des « principes », c’est-à-dire qu’il se refuse à employer n’importe quels moyens pour atteindre son but, même lorsque celui-ci est louable. Il est par ailleurs largement admis qu’agir moralement revient à s’interdire tel ou tel acte : cette restriction que le sujet s’impose à lui-même s’identifie au devoir.

4Passées dans la conscience commune, ces convictions sont d’origine kantienne. La célèbre ouverture des Fondements de la métaphysique des mœurs l’atteste :

5

Il n’y a nulle part quoi que ce soit dans le monde, ni même en général hors de celui-ci, qu’il soit possible de penser et qui pourrait sans restriction être tenu pour bon, à l’exception d’une volonté bonne.[1]

6Nous sommes spontanément portés à croire que la valeur morale d’une action réside dans la volonté qui l’anime. Aucune image du bonheur ni aucune institution divine ou humaine ne peuvent plus prétendre incarner le bien, en sorte que la conscience subjective s’impose comme le critère ultime du devoir. Kant est un penseur moderne parce qu’il a compris que le bien n’existe pas comme une chose à laquelle nous devrions consentir, mais comme une norme qu’il faut vouloir. Par là il rencontre une opinion couramment admise : un acte tire sa valeur de l’intention qui y préside, et nous ne sommes véritablement responsables que de ce que nous avons voulu faire. Il n’y a, d’ailleurs, rien d’hasardeux dans cette rencontre entre la philosophie et les convictions majoritaires puisque Kant n’a jamais prétendu inventer une éthique nouvelle, mais seulement établir les fondements de la morale ordinaire.

7Il reste que si les préceptes kantiens ont été acceptés aussi aisément (au point d’apparaître naturels), il devient tentant de s’attaquer à eux pour dénoncer les impasses du présent. De fait, la « morale kantienne » est décrite à la manière d’un édifice que l’on peut admirer, mais de loin. Comme si une distance infranchissable nous séparait d’elle, un écart par rapport aux promesses que les Lumières n’ont pas su tenir. Kant est souvent présenté comme le penseur d’une modernité héroïque où l’on ne craignait pas de croire en la liberté de l’homme et dans le caractère inexorable du progrès moral. En regard de ce que nous avons appris depuis le xviiie siècle, il lui manquerait une conscience du tragique et de la fragilité des choses humaines. Son « rigorisme » (le terme est revendiqué par Kant) ne semble plus coïncider avec les exigences plus modestes (plus humaines aussi) du présent. A la froideur de la morale ne préfère-t-on pas, aujourd’hui, la libéralité de l’éthique ?

8Il est vrai que Kant a peu de choses à nous dire sur ce qu’est une « vie bonne ». Il nous enseigne moins encore les secrets d’une « vie réussie ». En subordonnant le bonheur à la vertu, le philosophe de Königsberg manifeste une intransigeance morale peu compatible avec la promotion néolibérale de la recherche du profit. Surtout, Kant ne semble pas accorder beaucoup d’importance à la vulnérabilité humaine : selon lui, le devoir d’autonomie vaut inconditionnellement et pour tous. Mais que dit-on lorsque l’on affirme que l’homme peut être l’origine de la loi ? Cet hymne à l’indépendance ne valorise-t-il pas aussi l’arbitraire égoïste ? Depuis quelques années, le concept d’autonomie fait l’objet de nombreuses critiques que nous rappellerons dans un premier temps. Puis, on se demandera si ces critiques, parfois justes, s’adressent légitimement à Kant ou ne reposent pas plutôt sur une méconnaissance de sa théorie morale. Enfin, on montrera que l’idée d’autonomie, correctement comprise, possède aujourd’hui plus que jamais une actualité critique.

L’autonomie : idéal ou discipline ?

9La « morale kantienne », on l’a dit, épouse celle de l’homme ordinaire. Cette coïncidence entre le discours de la raison et la voix de la conscience a un prix. Il a longtemps été reproché à Kant son formalisme, c’est-à-dire son insistance exclusive sur la valeur de l’intention. En se détournant des conditions concrètes de l’action, le kantisme aurait donné des gages à la croyance hypocrite selon laquelle il suffit de vouloir le bien pour être bon. Or, une bonne intention ne définit pas la vertu qui demande encore à se réaliser dans le monde. Péguy le dira sans ambiguïté : le kantien a les « mains pures », mais c’est parce qu’« il n’a pas de mains ». De ce point de vue, Kant aurait moins pensé la morale en général qu’il n’aurait accompagné la montée en puissance de l’individualisme moderne et sa tendance à séparer l’homme du réel où il agit.

10Cette critique n’a plus, aujourd’hui, la force qu’elle possédait hier. D’abord parce que l’on a pu montrer que Kant n’est pas indifférent aux conséquences de l’action. L’intention n’est pas, chez lui, un simple vœu pieux, mais une résolution ferme. Ensuite parce que l’accent s’est déplacé du monde au sujet : c’est désormais l’idée kantienne d’un individu autonome qui est le plus souvent remise en cause. On insiste de nos jours sur la fragilité et la vulnérabilité plutôt que sur la capacité à se donner à soi-même une loi. Cette insistance se décline dans des domaines divers. La psychologie étudie un sujet soumis aux aléas de l’existence ou dépendant d’un héritage génétique sur lequel il n’a aucune prise. La sociologie envisage l’individu à l’intérieur de liens sociaux et d’ordres symboliques où le hasard l’a placé. L’historien accorde plus de poids aux victimes qu’aux acteurs supposés autonomes du passé.

11Il n’est pas question de discuter ici la valeur scientifique de l’adoption de ces points de vue, seulement ses implications sur la philosophie morale. Dans ce registre, le sujet autonome kantien apparaît au mieux comme une illusion idéaliste, totalement étrangère aux faiblesses des individus réels. De l’autonomie elle-même il ne reste qu’un idéal creux qui ne résiste pas à l’examen attentif des déterminismes sociaux et de la précarité psychique qui pèsent sur les conduites. Tout comme Paul Ricœur opposait un « cogito brisé » au cogito triomphant de Descartes [2], on objecte à la toute-puissance du sujet kantien le relevé patient de ce qui, dans nos vies, nous afflige et nous contraint.

12A cette aune, l’idéal d’autonomie semble pour le moins ambigu. Que peut bien signifier l’autonomie, sinon un rêve inaccessible, pour un vieillard malade, un grand handicapé ou même un nouveau-né ? Le thème si actuel de la « dépendance » résume tout ce que l’on reproche aux défenseurs kantiens de l’autonomie. Si nous sommes avant tout faits des liens sociaux et affectifs qui nous constituent, il est vain d’en appeler à la liberté solitaire et toujours intacte de l’homme. Un individu en grande souffrance n’a pas seulement besoin de respect (grand thème de la morale kantienne), mais de soin et de sollicitude. Or, le soin ne peut venir que d’un autre (autre homme ou autre institution), ce qui manifeste les insuffisances de l’autarcie morale [3].

13De cette insistance sur la fragilité à la dénonciation de l’idée d’autonomie, il n’y a qu’un pas. De fait, les adversaires de Kant ont beau jeu de remarquer qu’à chaque fois qu’un individu explore les marges sociales ou psychiques, qu’il flirte avec la délinquance ou la folie, l’autonomie est énoncée sous la forme d’une injonction. Il s’agit de se comporter en être autonome, c’est-à-dire de dépasser par ses seuls moyens les obstacles que l’existence a placés sur la route de chacun. Croire, comme le suggère la philosophie kantienne, que l’homme est libre quelles que soient les circonstances où il agit, ce serait rester aveugle aux différences (sociales, ethniques, de genres, etc.) qui constituent autant de démentis à l’indépendance réelle.

14Victime de son succès, Kant l’est dans la mesure où l’autonomie qu’il présentait comme un instrument de libération est devenue une valeur centrale dans les discours dominants. « Deviens enfin autonome ! » : cette injonction parentale se retrouve désormais dans l’entreprise où le salarié est invité à assumer la totalité des risques qu’il prend. Plus généralement, l’autonomie désigne aujourd’hui une manière de conduire les hommes, de les « gouverner » aurait dit Michel Foucault, depuis leur propre liberté. Il n’existe pas de moyen plus efficace de contraindre les individus que celui qui les convainc qu’ils agissent librement. C’est aussi une manière d’accroître le domaine de leur responsabilité jusqu’à les rendre comptables de ce qu’ils n’ont pas choisi.

15Voilà comment, pour certains, un idéal des Lumières se transforme en instrument disciplinaire. Certes, Kant opposait l’exigence de la raison (« Ose te servir de ton propre entendement » [4]) à la servitude volontaire qui fait que les hommes préfèrent demeurer dans la minorité. Mais c’est peut-être parce qu’il n’a pas compris que l’autonomie peut elle-même devenir l’emblème du consentement à la servitude. Il suffit pour cela de la présenter comme un devoir absolu et indifférent aux conditions de sa réalisation.

16La question s’impose pourtant : Kant a-t-il quelque chose à voir avec ces mésusages de l’idée de liberté ? Pour y répondre, il faut revenir à ce que Kant entend par autonomie et qui n’a que peu à voir avec la valorisation abstraite de l’indépendance que nous venons d’évoquer. Il s’agit moins, ici, de défendre un auteur que de restituer le sens authentique d’une idée qui peut encore permettre d’exprimer les exigences éthiques et politiques du présent. Or, l’autonomie est de part en part une instance critique. Bien loin de légitimer des pouvoirs établis ou de méconnaître des contraintes sociales, l’idée d’autonomie permet d’élaborer un point de vue à partir duquel agir prend un sens.

Le lieu de la liberté

17Dans le domaine moral, la première leçon de Kant est négative : l’homme n’est pas libre là où il croit l’être. Nous pensons agir librement lorsque nous choisissons une chose plutôt qu’une autre. Or, selon Kant, il n’y a aucune liberté de nature psychologique puisque le choix en faveur de tel ou tel objet se réalise dans le temps, et que tout ce qui a lieu dans le temps est soumis au régime implacable des causes. En un sens, il ne faudrait même pas parler d’une « liberté de la conscience » puisque ce qui se produit « dans » la conscience (désirs, souhaits, sentiments) obéit aux lois de la nature (humaine) et ne laisse aucune place à la liberté de choix.

18Ce n’est donc pas lorsque nous croyons être libres que nous le sommes vraiment : la capacité de privilégier tel ou tel désir serait plutôt le signe de notre soumission. D’où savons-nous que ce désir est le « nôtre », et qu’il exprimera pleinement notre personnalité ? Rousseau le notait déjà en introduisant pour la première fois l’idée d’autonomie : « l’impulsion du seul appétit est esclavage et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté » [5]. En suivant aveuglément un désir, on ne cesse pas de se soumettre. Rien ne garantit, en effet, que ce désir n’est pas la voix de l’autre en nous : c’est bien souvent la société qui parle à travers les objets que nous imaginons avoir élus. Kant appelle « hétéronomie » ce régime du faux choix où le sujet, tout en continuant à croire être indépendant, est renvoyé de désir en désir.

19L’homme n’est pas libre tant qu’il est soumis à la loi de l’autre. A contrario, l’autonomie désigne la « propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi » [6]. Là se situe le nœud des incompréhensions. Kant ne dit nullement que l’individu doit ériger par lui-même une loi qui vaut pour le monde : ce serait plutôt la définition du mal que celle de l’autonomie. Pour que la loi que la volonté se donne à elle-même soit morale, elle doit valoir pour tous. En sorte que cette loi, en même temps qu’il la produit, est celle à laquelle le sujet doit se soumettre. Plus précisément, elle émane du sujet seulement en tant qu’il est un sujet universel doué d’une raison pratique qui l’enjoint de subordonner ses maximes (c’est-à-dire ses règles individuelles d’action) au critère de l’universel.

20Cette procédure de subordination reçoit le titre bien connu d’« impératif catégorique ». La plupart de nos règles d’action s’énoncent sous la forme « si… alors… » : « si je veux être heureux, alors il me faut devenir riche, rester jeune, accroître mon pouvoir, etc. ». Ce sont là des impératifs hypothétiques puisqu’ils dépendent de la fin que je m’assigne (en l’occurrence, le bonheur). A l’inverse, l’impératif catégorique commande d’agir suivant une forme et non suivant une fin : la règle que j’adopte doit pouvoir devenir une loi pour tous [7]. Cet impératif commande moins l’action que l’intention puisqu’il désigne une manière de vouloir et non un contenu particulier. L’action sera morale si la règle qui y préside peut faire loi, c’est-à-dire faire monde. Par exemple, un monde qui adopterait le crime comme sa loi serait contradictoire ou impossible. C’est par là que le crime est immoral.

21Un sujet manifeste son autonomie en n’agissant pas en vue d’autre chose, mais en respectant la loi morale pour elle seule. L’autonomie signifie donc que l’homme, tout en étant assujetti par son devoir à une loi, n’est soumis qu’à sa propre raison. Kant rappelle que le choix pour ou contre l’universel s’énonce toujours à la première personne. Un être est autonome à chaque fois qu’il se dit « je dois être ce que je pense ». Pourquoi une telle exigence est-elle une épreuve de liberté ? Précisément parce que le devoir moral est inconditionné et qu’il porte le sujet au-delà de ses inclinations sensibles. Un homme qui est contraint par son Prince à porter un faux témoignage sait d’un savoir moral qu’il peut désobéir au risque de perdre la vie. Le désir de conservation, qui est le plus fort dans la nature humaine, ne résiste pas à cette puissance d’un autre genre qui s’appelle « liberté ».

22Le seul contenu d’une action autonome est le devoir. Il n’y a donc pas à établir la liste des vertus, ce qui est du reste toujours suspect. Pour Kant, en effet, la morale ne se réduit pas à un ensemble de préceptes : on peut toujours se demander qui énonce de telles règles, et dans quel but. La morale désigne plutôt une prise de position subjective par rapport à la destination totale de l’humanité. C’est pourquoi l’autonomie est d’abord un projet : elle consiste à choisir librement la liberté en s’émancipant de l’arbitraire des désirs. La décision en faveur de l’autonomie est d’une nature toute différente de celle de nos choix quotidiens. En particulier, elle n’a pas lieu dans le temps puisque tout ce qui se produit dans le temps est nécessaire. Cette décision relève d’un choix rationnel intemporel, insondable et inexplicable, c’est-à-dire un choix véritablement libre.

23Il est donc toujours illusoire de prétendre accéder à la racine du comportement humain. On ne rendra compte d’un caractère individuel ni par des causes physiques ni par des causes sociales : cela reviendrait à expliquer la liberté, et donc à la nier. Faut-il alors en conclure que l’homme est toujours en mesure d’agir moralement ?

L’oubli de la fragilité ?

24La liberté n’admet pas de degré. Cela signifie que nous ne sommes pas « plus » ou « moins » libres selon les circonstances ou à la faveur du contexte. Nous le sommes intégralement pour autant que nous sommes soumis à une loi qui commande de ne tenir aucun compte des sollicitations extérieures. Comme on l’a vu en commençant, ce radicalisme est souvent reproché à Kant qui serait le penseur d’une responsabilité absolue et ignorante de tous les déterminismes. Mais quel est le sens exact de cette radicalité ?

25En plaçant dans le même sujet le pouvoir de commander et celui d’obéir, Kant oppose l’autonomie à la soumission aux autres. Ni la religion ni l’Etat ne sont habilités à dicter leur conduite aux individus. Mais cela ne veut pas dire pour autant que la liberté morale fonde une indépendance radicale. L’autonomie n’est pas l’autocratie et Kant prend bien soin de distinguer la « vertu », qui est humaine, et la « sainteté », qui est l’apanage de Dieu. L’homme n’est pas un être spontanément moral puisque l’exigence d’universalité de la loi ne coïncide que rarement avec son intérêt égoïste. C’est pourquoi le devoir prend la figure d’un commandement auquel l’individu est tenté de se dérober.

26Le sujet n’accède pas à l’autonomie au moyen d’une pensée qui serait celle de sa puissance inaltérable, mais sous la forme d’un « fait » accessible dans un sentiment. Kant nomme « respect » le véritable sentiment moral où l’homme fait l’expérience d’être soumis à une loi qui le dépasse bien qu’il en soit le dépositaire. Le respect « humilie la présomption » [8], c’est-à-dire justement la tentation d’élever son égoïsme en loi universelle. Rien n’est absolument respectable sinon la loi morale qui fonde la dignité humaine.

27On dira que cette insistance sur la loi est une manière d’ignorer l’altérité des personnes. Ne sommes-nous pas d’abord obligés au respect par la présence nue d’autrui, son « visage » qui commande tout en implorant ? Kant ne nie pas qu’il faille respecter les autres, il précise simplement que c’est leur liberté qui appelle un tel sentiment. Aucune institution, aucun caractère charismatique ni même aucune souffrance ne suffisent à susciter le respect moral. Ils peuvent inspirer l’admiration ou la compassion, mais il ne s’agit pas encore de morale. Car d’un point de vue moral, il ne faut pas respecter ce que l’autre « est » ou prétend être, mais ce qu’il doit et peut être moralement.

28Puisque la loi morale se donne dans un sentiment, elle affecte le sujet comme si elle lui était extérieure. Par là on comprend que l’autonomie n’est pas la fière affirmation d’une indépendance souveraine. Kant n’affirme pas que les causes naturelles et sociales ne prennent aucune part à nos comportements, il nous apprend en revanche qu’elles ne jouent pas le rôle que nous leur attribuons spontanément. Bien sûr le statut social d’un individu ou la faiblesse de son caractère peuvent l’inciter à agir immoralement, mais ce qui nous incline ne nous nécessite pas. Plus exactement, c’est le sujet qui choisit (librement) d’élever certaines causes au rang de motifs ou de raisons d’agir. La pauvreté peut inciter au vol et la richesse à l’égoïsme, mais dans tous les cas ces déterminismes ne deviennent des alibis que lorsqu’ils sont librement accueillis dans une maxime d’action. Le sujet demeure donc responsable, non du contexte dans lequel il agit, mais de la transformation de ce contexte en justification de son action.

29La théorie du « mal radical », que les réquisitoires antikantiens oublient régulièrement de citer, ne dit pas autre chose. La finitude humaine n’est pas le mal, puisque l’homme est par nature un être sensible. Or il n’y a de mal que là où une liberté entre en jeu, ce qui n’est pas le cas au niveau des désirs. En réalité, le mal radical est le choix des désirs contre la loi morale, c’est-à-dire la subordination de l’universel au particulier [9]. Sa forme ultime est le mensonge à soi par lequel un sujet s’excepte de la loi morale, jugeant qu’elle ne vaut que pour les autres. Mais la fragilité, elle, demeure innocente : l’homme est responsable de ce qu’il veut, non pas de ce qu’il éprouve.

La valeur critique de l’autonomie

30On ne trouve donc, chez Kant, aucun pathos de la liberté comme indépendance. L’autonomie est un combat de tous les jours, un héroïsme du quotidien qui vise, non pas à nier les désirs sensibles, mais à relativiser leur puissance sur nos décisions. Certes « la majesté du devoir n’a rien à voir avec la jouissance de la vie » [10], mais cette indépendance n’est à la source d’aucune éthique de la mortification. L’autonomie nous rappelle plutôt que la morale, en situant l’homme en marge de ses préoccupations utilitaires, est indépendante de l’alternative entre vie et mort.

31Cette théorie de l’autonomie possède aujourd’hui encore une fonction critique inappréciable. Elle nous rappelle en premier lieu que le soin porté à la vie n’est pas un horizon éthique suffisant. A l’heure des éthiques du catastrophisme qui nous invitent à renoncer à transformer le monde pour le préserver, la morale et la politique kantiennes nous enjoignent de ne rien céder sur notre désir de voir la liberté s’incarner dans le réel. Cette radicalité-là n’est pas à blâmer, puisqu’elle épouse l’intransigeance d’une liberté qui se refuse aux conduites de mauvaise foi. On trouvera toujours mille raisons de remettre à demain son devoir et mille raisons de ne pas octroyer aux hommes la liberté de le faire. A cela, Kant répond que l’on ne devient mûr pour la liberté qu’en étant mis en liberté : l’autonomie n’advient jamais sous la loi d’un autre.

32Fiat justicia, pereat mundus (« Que la justice soit, le monde dût-il en périr ») : Kant aimait citer cette sentence latine qui nous semble aujourd’hui bien aventureuse. Mais c’est parce que la justice ne réclamera jamais la destruction du monde, étant donné que l’idée de justice n’a de sens que pour l’humanité. Par là, le philosophe rappelle surtout que l’attention à la vie et à sa vulnérabilité ne peut en aucun cas être une fin en soi. Elle est un moyen (parfaitement légitime) en vue de l’autonomie, même pour ceux que leur fragilité semble exclure de la liberté.

33La philosophie kantienne est autant une pensée de la libération qu’une exaltation de la liberté. Elle nous invite simplement à rechercher en nous-mêmes les raisons d’une aliénation que nous sommes tentés de trouver au dehors. Il s’agit bien, en ce sens, d’une morale de la responsabilité, mais d’une responsabilité sans culpabilité. Même si elle est affectée par un « penchant au mal », la liberté humaine demeure définie par la « disposition au bien ». De ce fait, l’autonomie ne désigne pas seulement un principe, mais, aussi paradoxal que cela semble, le seul chemin qui mène à elle-même. La liberté ne se négocie pas : on apprend à être libre par l’usage de sa volonté.

34Loin d’être synonyme de l’indépendance abstraite de l’individu, l’autonomie est une capacité. Selon Kant, celle-ci ne se démontre pas théoriquement : elle se prouve en s’éprouvant. Il n’y a pas de science de la liberté (l’expression est contradictoire), ce qui ramène à rien les tentatives de réduire l’histoire individuelle et collective à une longue chaîne de déterminismes.

35C’est probablement sur ce point que la valeur critique du concept d’autonomie est la plus grande. Pour Kant, la morale n’est pas l’expression d’une profondeur psychologique qu’il reviendrait à une science d’étudier. Les comportements d’un individu ne deviennent pas éthiques sous prétexte qu’ils traduiraient « authentiquement » l’intériorité d’un sujet. Tout au contraire, c’est en choisissant l’universel plutôt que le singulier que l’on a une chance d’accéder à la morale. De ce fait, les hommes se voient libérés de la contrainte épuisante de devoir se connaître avant d’agir. L’autonomie est tout l’inverse d’une création de soi de chaque instant.

36L’analyse kantienne de la moralité permet de résister aux esthétisations de l’agir et à leur récupération marchande. Contre les injonctions managériales à « être soi-même », l’exigence d’autonomie rappelle qu’une action n’est légitime que si elle peut devenir, sans contradiction, celle de tous. A mille lieux de la fausse indépendance de l’esthète et de l’individualisme militant de l’entrepreneur, le sujet moral poursuit ses fins en se demandant si elles demeurent compatibles avec l’édification d’un monde que l’on puisse habiter.

Notes

  • [1]
    Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak IV, 393.
  • [2]
    Voir Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Editions du Seuil, 1990, Préface.
  • [3]
    Pour une bonne présentation de ces critiques, voir Corine Pelluchon, L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, PUF, 2009.
  • [4]
    Kant, Qu’est-ce que les Lumières ?
  • [5]
    Rousseau, Du Contrat social, I, 8.
  • [6]
    Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Ak IV, 447.
  • [7]
    Sa formule canonique est : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »
  • [8]
    Kant, Critique de la raison pratique, Ak V, 73.
  • [9]
    Voir Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Première partie.
  • [10]
    Kant, Critique de la raison pratique, Ak V, 89.
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