Notes
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[1]
Par instance collective, nous entendons l’instance qui représente l’ensemble de la société. Ce sera, par exemple, l’Etat lui-même mais aussi plus simplement le chef, le directeur qui a toujours précisément la charge de penser en termes de « collectif ». Si la modernité a ébranlé la légitimité théologico-politique dont se soutenait cette instance, la postmodernité met en question sa légitimité tout court.
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[2]
J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Denoël, 2007.
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[3]
J. de Romilly, L’Orestie d’Eschyle, Bayard, 2006.
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[4]
Eschyle, Les Euménides, vers 602-607, Les Belles Lettres, 1935, 2004, p. 155.
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[5]
F. Ost, « L’Orestie ou l’invention de la Justice », Raconter la Loi, aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob 2004, p. 91.
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[6]
A Green, Un œil en trop, Minuit, 1969, p. 93.
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[7]
Je remercie vivement Anouk Delcourt de m’avoir traduit ce texte et renvoyé aux auteurs qui en avaient déjà fait mention.
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[8]
Cf J.-P. Lebrun, « Freud et l’enjeu de la culture postmoderne », Revue Europe, numéro consacré à Freud et la culture, 2008.
1Le terme de parentalité est relativement récent et fait partie de ces mots qui aujourd’hui, en très peu de temps, se sont fait une place au soleil, au point que chacun en use désormais comme si cela allait depuis toujours de soi. Pourtant, à s’y intéresser de plus près, ce mot fournit largement de quoi penser : il véhicule avec lui toute une conception implicite qu’il n’est pas sans intérêt de mettre à jour, et cela d’autant plus que cette conception est hautement révélatrice de la profonde transformation du lien social qui nous emporte aujourd’hui.
Un mot anhistorique
2Le mot « parentalité » ne se trouve pas dans le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey. Autrement dit, c’est comme s’il était aujourd’hui encore anhistorique. En ce sens, il est déjà révélateur du présentisme qui nous caractérise. Nous avons ailleurs longuement insisté sur l’effacement, voire la disparition de l’instance collective [1] qui caractérise notre vie sociale [2].
3Une société humaine est toujours plus que la somme de ses composantes. Ce constat paraît d’une banalité déconcertante mais les sociologues, et Durkheim le premier, l’ont identifié comme leur axiome : un tout n’est pas égal à la somme de ses parties. Autrement dit, un groupe, un collectif, une société humaine, qu’elle soit étroite comme une équipe médicale ou large comme une institution étatique, ne peut se ramener à la somme de ses participants. Ceci veut simplement dire que pour qu’il y ait lien social, il faut en supplément la place pour l’instance qui représente ladite collectivité.
4Ceci implique que soit reconnue une différence de places – la place du collectif et celle de l’individu –, une asymétrie dans la conception implicite que l’on a du lien social. A partir de cette asymétrie, peut se déduire une légitimité à faire valoir l’instance collective sur chacun des membres du collectif ; mais a contrario, sans prévalence reconnue à l’instance collective, il n’y aura plus que des conflits nés du heurt des narcissismes entre eux, et surtout pas de possibilité de sortir du conflit par une voie tierce. Ajoutons que cette référence doit, pour bien faire, fonctionner aussi à l’intérieur de l’appareil psychique de chacun.
5Faute de ce discernement, chacun peut faire comme bon lui semble – à condition de ne pas mettre à mal son voisin ! L’instance collective n’a dès lors plus d’autre fonction que d’organiser les trajets afin que chacun puisse croiser l’autre sans heurt, à l’instar des échangeurs d’autoroute. C’est ce qu’on appelle parfois la gouvernance, qui devrait remplacer le terme ancien de gouvernement. Il n’est pas difficile de percevoir ce que ce terme peut véhiculer de confusion s’il doit permettre de ne plus avoir à gouverner ! Car ce n’est plus alors qu’une instance factice et gestionnaire qui, à l’instar du management, rend compatible les uns avec les autres en se donnant la tâche d’éviter l’émergence de tout conflit. Dans un tel contexte, ce qui est espéré, c’est de ne plus devoir s’engager dans une décision, de ne plus avoir à trancher et de pouvoir compter sur des mécanismes régulateurs pour venir à bout de la conflictualité des différences.
6Pourtant, il n’y a pas une société qui n’ait installé d’emblée la prévalence du collectif sur les individus. A tel point d’ailleurs que le fait – pour nous banal – de se demander ce que chacun veut faire de sa vie, est une question nouvelle dans l’histoire. Jusqu’il y a peu, il s’agissait d’occuper la place qui m’était désignée ; je pouvais essayer de me soustraire à cette contrainte, mais c’était relativement rare parce que le prix de la transgression était élevé et donc peu accessible au premier venu. Aujourd’hui, il y a une véritable aporie à ce que notre société se donne comme programme collectif d’autoriser à chacun son trajet. Car il n’est pas possible de faire la promotion du collectif et de l’individu, en même temps et totalement. Il y aura toujours un moment où se révélera l’impasse d’une telle organisation : ce sera alors ce qu’on appelle la crise !
7Voilà déjà pourquoi le terme de parentalité dans son anhistoricisme est indicateur de ce que nous pouvons analyser concernant notre évolution sociale.
Une symétrie forcée
8Ce terme de « parentalité » se retrouve en revanche dans le Dictionnaire culturel en langue française du même Alain Rey, où il est précisé qu’il a émergé en 1985 – suivi en 1997 par celui d’ « homoparentalité ». On est donc en droit de penser que la naissance du mot « parentalité » vient dans la suite de la substitution, en 1970, du terme d’autorité parentale à celui d’autorité paternelle dans le Code civil. Ceci confirmant que cette parentalité a pris son essor durant les trente dernières années, précisément pendant la période de la grande confusion liée à ce que la péremption de la légitimité théologico-pyramidale que nous venons d’évoquer était consommée.
9Ce néologisme mérite d’ailleurs toute notre attention, car il fait aussi abstraction de la différence de sexe, en l’occurrence celle des parents : parentalité est en effet la substantivation de l’adjectif parental ; or cet adjectif qualifie de la même façon le père ou la mère, puisque chacun, à sa manière, est désormais parent, « auteur du projet parental », comme il est même dit maintenant dans la loi en Belgique. En ce sens, parental peut très bien se passer de la différence des sexes, alors que dans l’imaginaire commun, le terme de parenté impliquait nécessairement un rapport d’alliance et donc deux sexes différents.
10Un tel glissement sémantique autorise à substituer à ce qu’impliquait la parenté, c’est à dire une relation sexuelle, bien sûr, mais aussi un couple sexué, une compétence parentale, autrement dit seulement un duo d’éducateurs. Si l’on voulait faire un raccourci, on pourrait se risquer à dire que parentalité est à parenté ce que gouvernance est à gouvernement !
11Autrement dit, cette nouvelle appellation contrôlée fait des deux parents un couple d’éducateurs, le mot « couple » se réduisant ici à désigner deux intervenants dans une égalité présumée accomplie, ou en tout cas en obligation de l’être. Nous pouvons en effet et à juste titre penser que le terme de parentalité implique un programme d’égalité démocratique entre les membres du couple homme-femme, là où hier, par exemple, l’autorité paternelle venait d’emblée donner une prévalence au père. Et si c’était cela, nous ne pourrions qu’en être ravis !
12Mais le problème s’avère plus complexe. Car en faisant croire qu’il suffit d’appeler désormais la parenté parentalité, on présuppose la possibilité d’un accord spontané entre homme et femme, comme s’il n’y avait aucune difficulté pour que cet accord se réalise… Avec cette nouvelle appellation, on se déclare donc exempté de toute référence à un réel auquel les partenaires devraient encore se confronter. Par réel, nous entendons ici simplement ce qui n’arrive pas à être réglé par un quelconque programme, voire contrat. Ainsi donc, subrepticement, ce changement dans la langue véhicule la substitution à la disparité du couple sexué d’une parité d’emblée symétrique.
13Cette confiance nouvelle, peut-être très bien intentionnée, va pourtant à l’encontre de la pratique clinique quotidienne : le couple homme-femme reste le modèle même de ce qui n’arrive jamais à s’entendre parfaitement ! C’est en revanche la chose la plus commune que de devoir constater que ce qu’un homme attend d’une femme n’est jamais ce qu’une femme attend d’un homme ! La psychanalyse a d’ailleurs fait de ce constat une pierre d’angle : Lacan serinait qu’« il n’y pas de rapport sexuel » ! Entendons, entre homme et femme, c’est comme entre cent et trois, la division ne tombe jamais juste !
14Autrement dit, passer de la parenté à la parentalité vient signifier qu’à cette vérité banale mais éprouvante – entre homme et femme, ça ne s’emboîte pas comme entre la fiche mâle et la fiche femelle – on a substitué un programme de communication réciproque où il est attendu qu’à parler clairement – transparence oblige – se dissiperait aussitôt tout malentendu. Quiconque est quelque peu attentif à la réalité de la vie (conjugale) sait pourtant bien qu’il n’en est rien !
15Mais le plus paradoxal est encore de se rendre compte que dans l’histoire de notre civilisation, la question de la dissymétrie entre les deux parents a été au cœur du questionnement de la Grèce antique, précisément pour tenter de donner une légitimité à la disparité des places. Et ainsi asseoir le règne de la parole dans la démocratie.
Un retour sur l’Orestie
16Les Grecs savaient en effet déjà très bien que pour faire appartenir un enfant à l’humanité, il faut en passer non seulement par deux sexes différents, mais aussi introduire la dissymétrie pour pouvoir légitimer une place prévalente. Ce n’était pas tant le patriarcat qu’il s’agissait de faire prévaloir que la capacité symbolique à laquelle nous autorise – et contraint – le langage.
17La trilogie grecque d’Eschyle, l’Orestie – la seule tragédie que nous possédons en son intégralité – nous en donne une idée précise. Nous y voyons la succession de deux meurtres, celui d’Agamemnon par son épouse Clytemnestre et celui de Clytemnestre par leur fils commun Oreste. C’est successivement l’enjeu de la première tragédie, Agamemnon et de la deuxième, Les Choéfores. Vient ensuite le troisième volet, Les Euménides, qui, selon le programme dans la tragédie grecque, devait trouver une issue à ce qui était présenté dans les deux premières pièces, en l’occurrence : comment sortir de la suite des meurtres des Atrides, comment éviter la perpétuation de la violence, comment inventer une justice qui soit en progrès par rapport à celle du talion ?
18Tous les commentateurs – qu’ils soient hellénistes comme Nicole Loraux ou Jacqueline de Romilly, juristes comme François Ost, spécialistes de littérature comparée comme Jean-Louis Backès, ou même psychanalystes comme Melanie Klein ou André Green – ne semblent pas, à notre connaissance, avoir été sensibles à un point précis, pourtant déterminant et crucial.
19Tous conviennent pourtant du caractère incongru de l’argumentation utilisée pour justifier de poursuivre et condamner Oreste comme le veulent les Erinyes, déesses vengeresses, ou si en revanche, il s’agit de l’acquitter, lui qui a obéi à Apollon en tuant sa mère pour venger son père. Il s’agit en effet, dans la troisième pièce, d’inventer le tribunal – ce que fait Athéna – pour permettre aux arguments des deux parties de se déplier et de laisser l’aréopage trancher, en allant même jusqu’à prévoir qu’en cas de nombre identique de votes, Athéna en personne en déciderait : ce serait ainsi à elle de faire pencher la balance d’un côté plutôt que de l’autre à partir de son seul caillou, dit, depuis, caillou de Minerve.
20Ce qui est donc incongru, c’est le point sur lequel achoppe l’argumentation – Jacqueline de Romilly parle de « discussion inattendue et même inopportune » [3] ; pour sortir de la tragédie des Atrides, il faut répondre à la question : « de qui l’enfant est-il l’enfant ? » De la mère ou du père ? Ce point est déterminant car, pour les Erinyes, l’assassinat de Clytemnestre par son fils est un crime de sang et donc d’une gravité plus importante que celui perpétré contre Agamem-non ; en effet, disent-elles, entre Oreste et sa mère, il y a un lien de sang, alors qu’entre Clytemnestre et Agamemnon, il n’y a qu’un lien de conjugalité. C’est donc son propre sang qu’Oreste a versé, alors que Clytemnestre n’a fait que verser le sang de son époux, autrement dit d’un étranger. Les crimes ne sont donc pas de la même gravité, ce qui justifie qu’Oreste soit sévèrement puni.
21Au contraire, pour Apollon, qui a prescrit à Oreste d’accomplir son acte, aucun gradient de gravité n’est à prendre en compte ; le fils de Zeus conteste l’échelle des crimes à laquelle se réfèrent les Erinyes. De plus, sous le prétexte que le crime d’Oreste est légitime puisqu’il n’a fait que venger l’assassinat de son père, le dieu commanditaire souhaite que les Erinyes abandonnent leur soif de vengeance. L’acte meurtrier d’Oreste ne serait donc que la riposte, sans escalade dans le crime, à celui de Clytemnestre. C’est pour justifier cette position qu’Apollon argumente très précisément à propos de ce qu’est un crime de sang. Pour définir cette appellation, il faut savoir de qui l’enfant est l’enfant. Plus précisément, de quel parent l’enfant est-il prioritairement l’enfant ? De la mère ou du père ? Si la réponse à cette question est le père, cela permet de renverser l’argumentation des Erinyes, car il n’y a plus alors de lien prévalent entre Clytemnestre et Oreste, et ce dernier n’aurait fait que rendre coup pour coup, au plus juste, et une nouvelle vengeance n’aurait plus besoin d’être réclamée.
22La réponse peut paraître stupéfiante à nos oreilles acquises à la modernité : l’argument soutenu par Apollon, qui va contrebalancer les revendications des furies vengeresses, est énoncé comme suit : « Ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe en elle semé. Celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde ; elle, comme une étrangère, sauvegarde la jeune pousse – quand du moins les dieux n’y portent point atteinte. [4] » Voilà comment l’argument des Erinyes qui incitent à ce que la vengeance se poursuive se voit battu en brèche : l’enfant n’est pas d’abord l’enfant de la mère, mais d’abord et de manière prépondérante, celui du père.
23On comprend pourquoi le juriste Bachofen, dans son célèbre ouvrage Le droit maternel, présente l’Orestie d’Eschyle comme la description dramatique de la lutte entre le matriarcat déclinant et le patriarcat ascendant et finalement vainqueur.
24Nous avons déjà indiqué que pour Jacqueline de Romilly, cet argument est déroutant. François Ost, juriste et philosophe, dans une analyse remarquable de l’Orestie [5] qu’il lit comme la tragédie de l’invention de la justice humaine, évoque lui aussi cette argumentation et la qualifie de « théorie extravagante, courante semble-t-il dans l’Antiquité, qui suppose que la mère, à l’instar des “mères porteuses” ne serait que la nourrice du germe en elle semé, de sorte que celui qui enfante, c’est l’homme qui la féconde. » Pour André Green [6], l’argumentation d’Eschyle constitue « un étrange propos, si contraire aux enseignements de la nature ».
25Ces commentateurs omettent pourtant une indication majeure, donnée par Apollon : « ce n’est pas la mère qui enfante celui qu’on nomme son enfant. » Entendons bien, il n’est pas dit : ce n’est pas la mère qui enfante son enfant, mais celui qu’on nomme son enfant. La traduction littérale du vers serait « une mère n’est pas celle qui engendre celui qui est appelé son enfant. [7] » Autrement dit, la question n’est pas tant de donner la prévalence au père que de reconnaître que si le père est prévalent, c’est parce que l’enfant est nommé. L’importance du père est tributaire de la nomination et c’est cette nomination qui légitime de coiffer la maternité par la paternité. Traduisons au plus près du texte grec :
[vers 657] Apollon :Et je dirai ceci, et apprécie combien je parle avec justesseUne mère n’est pas celle qui engendre celui qui est appelé son enfant (?????????? ??????)Mais celle qui nourrit la semence plantée en elleCelui qui engendre, c’est celui qui la féconde, et elle comme une étrangèreSauvegarde la descendance, pourvu que la divinité n’y porte pas atteinte.
27Lire les choses ainsi permet d’orienter la lecture vers la reconnaissance de l’importance du langage et de la symbolisation qu’il implique. Ce n’est dès lors pas tant le père qui désigne ce qui supplante la mère, mais la nomination, le langage. Puisque bien sûr, la paternité – du père, contrairement au géniteur – n’est possible qu’avec la nomination et inversement la nomination suffit à faire le père.
28Insister sur ce déplacement d’accent est évidemment d’une importance cruciale, puisqu’il resitue la raison pour laquelle l’enfant est d’abord l’enfant du père, et parce qu’il permet de faire apparaître très clairement qu’il y aurait deux manières de fausser l’enjeu : une première, en donnant trop d’importance au père alors qu’il n’est que le représentant du langage, autrement dit – et ceci est un constat clinique fréquent – quand la présence concrète du père vient faire obstacle à ce que ce soit la prévalence de la nomination qui se mette en place ; mais aussi une seconde quand, sous le prétexte que le père n’est qu’un fonctionnaire du langage, son intervention concrète ne serait plus nécessaire, les choses se mettant en place toutes seules ! Il ne lui est alors plus reconnu aucune légitimité pour donner chair à l’intervention paternelle et en ce dernier cas, c’est son absence concrète qui empêchera la prévalence de la nomination.
29Ainsi, ce que précisait déjà Eschyle, c’est qu’en donnant la priorité au père et en introduisant cette dissymétrie, c’est l’aptitude au langage spécifique de l’humanité qui est mise en place. L’objectif que doit atteindre cet avantage accordé à la nomination n’est autre, pour tout sujet, que le consentement à la perte d’immédiat qu’implique la mise en place du langage. C’est pour réaliser cette organisation que dans le patriarcat, le père coiffe la mère. C’est d’ailleurs bien ce qu’Athéna résume en un seul vers à la fin du texte : « Le dieu de la parole, Zeus, l’a emporté ! »
30Devons-nous encore préciser que la première manière de fausser l’enjeu était à l’œuvre dans la société patriarcale, la seconde dans ce qu’il est habituel d’appeler notre monde postmoderne, celui dans lequel la parentalité a pris son assise.
31Il ne s’agit donc pas là seulement de la mise en place du patriarcat, mais bien plutôt de celle du monde de la parole, donc aussi de la possibilité de la démocratie. Inversement, en nos temps dits postmodernes, nous débarrasser de ce même patriarcat peut se lire de deux façons aux conséquences très différentes : soit comme la fin du patriarcat, sans pour autant que soit ainsi signifiée la fin de la prévalence du langage, soit comme la fin des deux en même temps.
32Mais, nous pouvons évidemment penser que si cette confusion opère, si la prévalence du langage et de ses lois comme constitutives du monde humain est jetée avec le patriarcat, c’est tout le travail de la culture – et donc aussi la démocratie – qui va s’en trouver mis à mal [8].
Une actualité inédite
33Mais comment cette capacité symbolique se met-elle en place chez chaque enfant, comment ce dernier s’engage-t-il dans la condition humaine qui est d’être un animal parlant ? Nous pouvons rappeler que de toutes les façons, l’enfant doit se séparer de sa mère. C’est le travail auquel chaque enfant est contraint et auquel chaque mère doit consentir. Il suffit d’évoquer le choc qu’une mère dit avoir reçu lorsque son fils de cinq ans a parlé pour la première fois à la cantonade, de sa « mère ». Choc salutaire auquel la mère habituellement consent, parce qu’elle sait, malgré l’entame que cela lui fait, que son enfant doit grandir et que pour ce faire, il faut qu’il la quitte.
34Mais l’échange conscient est loin de constituer l’essentiel de ce qui se passe entre la mère et l’enfant. L’essentiel se joue sur cette Autre scène, dans l’inconscient. Dans un premier temps, l’enfant est pris dans la jouissance de sa mère, mais il faut qu’il s’en sépare pour pouvoir mener sa vie propre. A cet égard, les humains disposent d’un moyen spécifique efficace, ce sont les mots. Mais les mots eux-mêmes ne sont pas neutres, ni stériles, et certains portent davantage les traces de cette jouissance qui s’est inscrite dans les premiers moments de la vie.
35A partir de l’aide que l’enfant tire d’un père, à savoir de celui qui attire à lui la jouissance de la mère, cette jouissance n’envahit pas l’enfant mais est en revanche canalisée, donc limitée. Le père ne sépare l’enfant de la mère que parce qu’il constitue un autre pôle à cette jouissance, que parce qu’il prend sur lui la jouissance de la mère comme femme et de ce fait même, la révèle comme divisée et donc manquante.
36Mais pour ce faire, le père, jusqu’il y a peu, était aidé par le fait que l’ensemble du discours social – le patriarcat – lui donnait spontanément sa légitimité lorsqu’il intervenait auprès de la mère de l’enfant comme père de ce dernier. Les forces en présence étaient alors la plupart du temps telles que même si la mère était tentée d’en rester à la jouissance de son enfant, la dépendance dans laquelle elle se trouvait à l’égard du père de l’enfant, fût-elle économique, la contraignait à s’en référer à lui, et donc à ne pas rester enfermée dans le lien à son enfant.
37Bien sûr, il y a toujours eu des exceptions à ce scénario, mais ce programme était néanmoins spontanément à l’œuvre et impliquait une temporalité qui, même si elle était prise en défaut, finissait quand même par faire accepter à la mère ce que la psychanalyste Maria Torok a appelé d’un joli nom : le dématernement.
38Mais la chute du patriarcat s’accélérant, jusqu’à sa péremption dès les années soixante-dix, la nouvelle configuration sociale a donné aux femmes la liberté de procréer quand elles le voulaient et l’indépendance économique par rapport à l’homme ; la donne plusieurs fois séculaire a donc changé : d’une part, la mère se retrouve à partager l’autorité – désormais dite parentale – avec le père, en toute égalité ; de plus, elle est la plupart du temps capable à elle seule d’assumer économiquement l’enfant ; la voilà donc dispensée de maintenir d’office le père de l’enfant comme son homme. D’autre part, le père doit désormais chercher sa légitimité une fois qu’il n’est plus celui auquel spontanément se réfère la mère ; il est d’ailleurs lui-même en recherche de son être homme, du fait qu’il ne peut plus compter sur le discours social pour trouver ses repères à cet égard ; il se retrouve dès lors bien souvent comme la cinquième roue de la charrette d’une relation mère-enfant autour de laquelle il gravite sans vraiment avoir prise sur son fonctionnement.
39Ce tableau est nouveau, car avant le contexte postmoderne, une femme qui voulait un enfant se chargeait d’abord de s’en référer à un homme, autrement dit d’en passer par un autre de l’autre sexe, donc d’inscrire aussitôt au programme la référence à l’altérité et le dématernement avec elle. Aujourd’hui elle cherche d’abord à pouvoir être mère, à réaliser son programme de maternement. Bien sûr, dans la plupart des cas, elle cherche toujours à trouver un père qui lui fera don de son être mère. Mais le lieu même de son vœu ne s’accroche plus à l’altérité sexuée de la même façon, fût-ce parce que c’est de la médecine qu’elle peut attendre, via la technicité, de réaliser son projet.
40Dans cette modification s’inscrit subrepticement une faille qui n’est plus du même tabac que ce qu’impliquait la différence des sexes. Celle-ci avait la particularité d’être de structure, donc incurable, alors que le contexte actuel fait plutôt entendre qu’à un vœu d’enfant peut désormais répondre la venue d’un enfant, celui-ci n’étant plus alors que l’objet attendu en chair et en os, autrement dit pouvant venir combler tout manque !
La difficulté de grandir aujourd’hui
41L’équilibre complexe dans lequel l’enfant doit grandir psychiquement s’en trouve bouleversé : là où hier la réalité pouvait faire obstacle à ce qu’une mère trouve un père pour son enfant, aujourd’hui cette même réalité peut aisément être contournée, la mère pouvant même procréer seule. Il s’ensuit que pour l’enfant la contrainte de quitter la mère s’actualise désormais autrement, parce que l’exigence de dématernement n’est plus au programme de la même façon. Pour le dire plus directement, ceci entraîne que là où l’interdit de l’inceste était spontanément inscrit comme loi de l’humanité, il s’avère aujourd’hui indispensable d’en rappeler la nécessité.
42Ne nous trompons pas sur nos propos : il ne s’agit pas ici de regretter le temps où cet interdit était implicitement repris dans les structures sociales, il s’agit plutôt de prendre acte de ce changement et de nous demander comment y faire face. Car ne plus devoir en référer à un père et faire confiance à la contingence pour se séparer de la mère n’empêche pas de continuer à devoir s’en séparer ! Mais tout risque de se passer alors comme si cette nécessité était laissée au bon vouloir de l’enfant, ce qui paradoxalement correspond à le faire adulte avant qu’il ne le soit ! Ce mécanisme nous semble au cœur du changement auquel nous assistons.
43Pour ne pas laisser d’ambiguïté ni de mauvais malentendu, précisons qu’il ne s’agit pas ici de discréditer le programme démocratique de l’égalité entre hommes et femmes. C’est plutôt le contraire dont il s’agit : car à partir du moment où est reconnu que nous avons à faire à une discordance irréductible, l’égalité devient un objectif à réaliser et non un allant de soi dont on serait en droit de pouvoir spontanément profiter. Il ne s’agit pas donc ici d’en rabattre sur le vœu d’une plus grande égalité démocratique, mais d’éviter que celui-ci n’aboutisse à l’opposé de ce qu’il vise du fait d’une méconnaissance des conditions de possibilité de celle-là.
44La situation s’avère d’autant plus problématique qu’en cédant au politiquement correct de la parentalité, on a ôté aux protagonistes de ce couple parental ce qui leur permettait de faire face à l’inéluctable conflictualité qui caractérise la vie conjugale. Tout se passe en effet comme si, en ne mettant plus au programme l’existence de cette conflictualité, on attendait des interlocuteurs qu’ils parlent ensemble sans rencontrer de désaccord, mais surtout comme si on ne leur prescrivait plus le travail d’avoir à soutenir des positions différentes ! Moyennant quoi, ils sont de moins en moins aptes à pouvoir les supporter.
45Le terme de parentalité ainsi mis au programme menace d’entraîner un renversement dont il faut apprécier les conséquences : n’étant plus préparés à la rencontre de l’altérité, les sujets se sentiront de plus en plus démunis pour y faire face ; il ne leur restera plus qu’à se déclarer victimes d’un inattendu traumatisant dont il aurait été « normal » que l’instance collective les préserve. Nous ne dirons pas assez les effets de cette méprise, à savoir que les adeptes de la parentalité risquent de ne plus transmettre à la génération suivante les outils psychiques indispensables pour affronter ce qui est pourtant notre lot commun.
Notes
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Par instance collective, nous entendons l’instance qui représente l’ensemble de la société. Ce sera, par exemple, l’Etat lui-même mais aussi plus simplement le chef, le directeur qui a toujours précisément la charge de penser en termes de « collectif ». Si la modernité a ébranlé la légitimité théologico-politique dont se soutenait cette instance, la postmodernité met en question sa légitimité tout court.
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[2]
J.-P. Lebrun, La perversion ordinaire. Vivre ensemble sans autrui, Denoël, 2007.
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[3]
J. de Romilly, L’Orestie d’Eschyle, Bayard, 2006.
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[4]
Eschyle, Les Euménides, vers 602-607, Les Belles Lettres, 1935, 2004, p. 155.
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[5]
F. Ost, « L’Orestie ou l’invention de la Justice », Raconter la Loi, aux sources de l’imaginaire juridique, Odile Jacob 2004, p. 91.
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[6]
A Green, Un œil en trop, Minuit, 1969, p. 93.
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[7]
Je remercie vivement Anouk Delcourt de m’avoir traduit ce texte et renvoyé aux auteurs qui en avaient déjà fait mention.
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[8]
Cf J.-P. Lebrun, « Freud et l’enjeu de la culture postmoderne », Revue Europe, numéro consacré à Freud et la culture, 2008.