Études 2009/12 Tome 411

Couverture de ETU_116

Article de revue

Quelle place et quel statut pour le beau-parent ?

Pages 617 à 628

Notes

  • [1]
    Ou tout au moins aucune pertinence qui justifie une intervention législative.
  • [2]
    Voir l’article d’Aude Mirkovic, « Statut du beau-parent : vivement le retrait d’un texte inutile et nuisible », Revue mensuelle Lexisnexis Jurisclasseur, juillet-août 2009.
  • [3]
    Si l’on en juge par le rapport que fait la presse du texte qu’il s’apprête, à l’heure où ces lignes sont écrites, à remettre au Premier ministre. Voir la presse du 7 octobre 2009.
English version

1L’espèce des beaux-parents, désignant les parents du conjoint, est-elle en voie de disparition ? En tout cas, il est apparu un mutant, qui se singularise, se décline au singulier : le beau-parent. Le passage du pluriel au singulier reflète l’évolution récente de la famille : le beau-parent est le nouveau conjoint de l’un des parents ; après la séparation du couple, il est le personnage emblématique des recompositions familiales.

2Les recompositions des familles sont souvent soulignées dans les études sociologiques comme la preuve d’une vitalité de la vie sociale ; sans doute, mais elles modifient surtout l’équilibre familial. Ce bouleversement est perceptible dans la difficulté de désigner la place du beau-parent. Le déterminer, c’est déjà positionner son rôle dans la nouvelle famille. Il n’y a pas de solution toute faite ; l’essentiel est que le problème soit posé, et qu’ensuite chaque famille cherche sa solution. Le tact sera de mise, mais la complicité et le copinage sont une tentation risquée pour « se faire accepter ».

3Un « statut des tiers » a été préconisé par le gouvernement (mars 2009) ; est-il de nature à favoriser l’équilibre des familles d’aujourd’hui ? La ministre de la Famille a plaidé en faveur de la prise en compte des configurations familiales nouvelles, avec de plus en plus de familles recomposées. Tout le monde s’accordant sur le fait, la question est de savoir s’il faut lui donner une traduction juridique, donc pour partie symbolique, et laquelle.

Le beau-parent : une place à définir

4Les situations sont très diverses, le beau-parent ici espéré comme un quasi-père (ou mère) de remplacement, convié de ses vœux par l’enfant, là dénoncé comme un anti-père (ou mère) honni dont l’enfant déclare haut et fort qu’il se serait bien passé. Faire sa place de beau-parent, c’est d’abord apprécier les sentiments de l’enfant à l’égard de la rupture de ses parents et de l’éloignement de son père (ou mère) ; quelques repères en situent les enjeux, afin que l’enfant n’ait pas à témoigner de son malaise ou de sa réprobation par des voies détournées, plus difficiles à décoder.

5Ainsi la situation est particulière s’il s’agit d’un enfant (peu importe son sexe) né d’une aventure juvénile de la mère, conclue par une reconnaissance par le père suivie de sa disparition rapide, ne laissant au nouveau-né que son nom en héritage. Cet enfant ressent ce nom comme presque encombrant lorsque sa mère refait sa vie d’une manière heureuse avec un homme qui a bientôt d’autres enfants avec elle et surtout l’accepte affectivement et l’accueille comme « sien », bien qu’il soit l’enfant d’une précédente union. Le beau-père doit alors chercher la manière de conforter cet enfant sans le leurrer : il est son « père de cœur », il ne sera jamais son père ; ainsi se construira pour l’enfant son histoire subjective. Celle-ci balbutie souvent au moment où devenu presque adulte se profile son propre désir de devenir parent ; car devenir parent s’appuie sur la relation de dette à l’égard de ses propres parents, d’où la quête d’appuis intérieurs qui font resurgir la question : « qui a été mon “vrai” père ? » (on voit le même scénario émerger chez l’enfant adopté à propos de sa mère de naissance). Une solution appropriée adoptée par une famille dans cette situation a consisté en une mention affectueuse, le beau-père appelé « Ti’père » pour ne pas créer la confusion avec le père disparu en fait mais pas en droit, tout en marquant la chaleur d’un père en quelque sorte adoptif dans les faits, faute de l’avoir été dans le droit. La mention de plus fait un contraste humble en quelque sorte avec les « grands » parents, comme par une touche de modestie (petit/grand) qui intègre affectivement ce beau-père « comme un père » pour l’enfant.

6A l’opposé, et beaucoup plus fréquente, on trouve la situation d’un enfant qui a vécu une tranche de vie avec ses deux parents ; il peut vivre leur séparation comme un véritable séisme. Même s’il conserve la relation à son père, il peut accueillir fraîchement un beau-père dont la venue bouscule sa vie affective, histoire aussi de rejeter sur cet indésirable la responsabilité de la séparation du couple de ses parents, de façon à ne pas avoir à se l’imputer à lui-même. Le divorce des parents est une épreuve psychique pour tout enfant : il lui impose d’entériner que leur histoire commune, qui a porté son enfantement, se décline désormais au passé. L’épreuve s’avive à l’arrivée d’un beau-parent, volontiers saisi en une place de bouc émissaire. Car il prend la place convoitée auprès du parent de sexe opposé, mais sans la légitimité qui permette à l’enfant de le tolérer. Tout enfant rêve en secret d’écarter le gêneur qu’est le parent du même sexe : la séparation effective du couple réalise cette envie, déstabilisant sa vie affective. Le beau-parent est d’autant plus volontiers dénoncé comme usurpateur qu’il réalise ce que l’enfant avait en pensée de faire : déloger l’un de ses parents de la place qu’il occupait auprès de l’autre (le parent d’élection, celui de l’autre sexe dans la figuration habituelle du conflit œdipien). Un jeune ainsi parlait à sa mère de son beau-père en l’appelant « ton mari » d’un ton dédaigneux ; elle lui répondait en l’appelant « ton beau-père », jusqu’à ce que le jeu s’épuise et aboutisse à une sorte de compromis incluant le prénom de l’intéressé.
La manière ne fait pas tout. C’est la situation affective qui compte ; mais elle symbolise un équilibre qui se cherche. Le mieux est d’associer les enfants à cette dénomination au moment où le beau-parent s’insère dans la vie familiale de façon d’abord informelle (puis officielle si un lien s’institue avec l’autre parent) ; une dénomination est suggérée à l’enfant, évitant les extrêmes (le prénom, ou Mr X ou Mme Y), ménageant le narcissisme blessé de l’enfant par le fait de l’associer, sans le laisser choisir.

Père et beau-père

7Un parent, même absent, est présent dans la vie intérieure de l’enfant ; il l’anime, même s’il a quitté la vie de famille. Le père agace la maturation psychique du garçon mais y contribue de manière essentielle ; le garçon à un moment désirerait l’exclusivité auprès de sa mère : mais désirerait, c’est un conditionnel, cela veut dire qu’il y a une condition. La découverte de cette condition aiguillonne la vie affective de l’enfant ; le père agace mais soutient aussi la solution qui permettra à l’enfant de grandir : celui-ci façonne son identité sexuée en référence à son parent du même sexe. Le parent de l’autre sexe, disons la mère, est interdite car « propriété du père » ; ce dernier devient la figure identificatoire sur laquelle le garçon prend modèle pour, plus tard, entreprendre d’avoir une femme qui sera la sienne.

8Le beau-père encombre sans faire l’amorce d’une solution : sa présence ne concourt pas à la maturation psychique de l’enfant, et même il la perturbe parce qu’il brise la romance de l’union des parents. Il est fréquent de le constater : si un enfant supporte avec plus ou moins d’aigreur la séparation de ses parents, s’il s’en accommode bon gré mal gré, c’est leur remariage qui le met en fureur, qu’il dénonce avec véhémence ; car s’il y a un beau-parent, les espoirs, seraient-ils illusoires, que la rupture entre les parents s’arrange sont définitivement ruinés. Et alors la trame qui forge le conflit œdipien a chaviré. La plupart du temps, ce n’est qu’une fois atteint l’âge adulte que l’enfant peut tolérer sans se sentir privé que son parent esseulé se remarie et « refasse sa vie », et encore à condition qu’il ait réussi à établir sa vie affective d’adulte. Il n’est pas simple d’accueillir ce personnage qui bouscule le scénario fondateur de la vie psychique. L’arrivée du beau-parent signe que la relation qui comptait pour l’enfant, celle qui unissait ses parents, est rompue. Aux yeux de l’enfant, la présence du beau-parent atteste cette rupture, et souvent même, il en est tenu pour la cause. La réalité compte moins pour l’enfant que son besoin de s’expliquer la situation, qui est aussi son besoin de ne pas se sentir lui-même en cause dans la séparation des parents. Le beau-parent bouscule l’équilibre de la famille, il fait intrusion dans la vie psychique de l’enfant qui ne l’avait nullement convié, il la déstabilise ; cela ne met pas en cause ses qualités personnelles ni un apport qu’il pourra faire à l’enfant, cela concerne la place qu’il prend dans la vie psychique de celui-ci, une place où il empiète, sans l’enrichir.
Si par la suite le nouveau couple a des enfants, un nouvel équilibre se cherche à nouveau, avec l’accusation de favoritisme à l’égard de ceux qui « ont » leurs deux parents (sous-entendu : vivant ensemble) ; il est vrai qu’elle se retrouve dans la plupart des familles, même entre frères et sœurs « du même lit ». L’essentiel est d’y porter attention.

Les interdits familiaux bousculés

9Le beau-parent a toujours à se faire accepter, sa place est à conquérir, elle n’existe pas « de droit », ou tout au moins depuis la légitimité familiale telle que l’enfant la conçoit. Aux yeux de l’enfant, le beau-parent n’a pas de présence légitime ; si jamais il l’oublie, l’enfant se charge de le lui rappeler par le fameux « t’as rien à dire, t’es pas mon père ». Cela peut sembler ingrat, car un beau-père ou une belle-mère peut arriver avec des trésors de bienveillance. Mais l’apport d’un beau-parent n’est jamais du même registre que celui du parent, même si le parent s’est effacé de la vie concrète de l’enfant.

10Les registres doivent être clairement différenciés : le beau-parent ne remplace pas le parent parti sur le plan de la filiation, celui depuis lequel l’enfant établit sa raison d’exister, même si son apport peut être bienvenu sur le plan éducatif et aussi affectif. Cela résulte de ce qui fonde l’équilibre de la famille depuis la relation spécifique aux parents : les interdits familiaux.

11Les interdits familiaux sont les garants de l’équilibre de la vie familiale. Ils disent : le profit d’avoir un fils ou une fille, le profit d’avoir un père et une mère, ces profits se méritent, ils se gagnent. La vie familiale est faite de proximité et de partage, elle appelle donc une régulation du lien intime qui les encadre. Il ne faut pas le [la] tuer, il ne faut pas coucher avec lui [elle] : voilà ce que dit l’interdit, et cela vaut au sens concret (pas d’inceste ni de meurtre, ni maltraitance ni infanticide), mais avec une portée bien plus générale : il ne faut pas tuer psychiquement son enfant, mais l’aider à trouver sa place et lui servir de référent (sans quoi il lui manque un ancrage) sans l’écraser (sans quoi il ploie). La relation parent-enfant est protégée par les balises de l’interdit : l’interdit intérieur fonde la Loi familiale, on l’appelle la Loi symbolique : symbolique, cela veut dire qu’elle s’établit mutuellement, l’un en relation avec l’autre, en réciprocité et en concordance (c’est l’idée du sun bolein = reconnaissance mutuelle) : le père et la mère, l’enfant et le parent se définissent mutuellement. La Loi symbolique favorise que se mêlent les intimités, elle régule l’osmose ; elle est la Loi subjective qui établit le sujet : être sujet, c’est être assujetti à la Loi symbolique, comme père ou comme fils, comme mère ou comme fille ; elle fait que chacun dans la famille se définit en sa relation à l’autre, assurant la transmission entre les générations : le fils prend symboliquement la place du père dans les générations, sa place d’enfant d’abord, puis la place de père lorsqu’il le devient, faisant de son père un grand-père.

12Dans la nouvelle famille, du fait de la dissolution rapide des couples, les interdits familiaux voient se dissiper l’argument qui les fonde : la filiation, entendue au sens affectif et psychique (non pas juridique). Dans la vie de la famille recomposée, la filiation ne repose plus sur la relation des parents : leur relation rompue la rend moins crédible, d’autant que le parent restant se voit reprocher d’avoir distendu la cohérence familiale. Les données qui fondent les interdits se dissipent. Le vœu incestueux n’a plus en place le représentant qui le garantit (le parent de l’autre sexe), si le père a disparu de la scène familiale, si la mère n’est plus en relation de désir à l’égard du père. Certes ce n’est pas une réalité qui fait les interdits, les parents peuvent vivre ensemble et leur relation ne pas refléter cet interdit familial. Mais cela ne valide pas l’inverse : leur séparation le dissout, d’autant que sa portée est négligée par la société actuelle (sans doute par culpabilité), faisant comme s’il n’y avait pas de détriment pour l’enfant. L’interdit n’a plus son argument si la relation des parents n’est plus considérée comme une donnée d’importance pour l’enfant, celle qui appuie la maturation affective de l’enfant. La prohibition de l’inceste et du meurtre est rendue plus flottante, plus évanescente.
La modification de la dynamique familiale s’illustre aussi dans la fratrie : la situation du demi-frère ou de la demi-sœur à l’égard des interdits est plus troublante que celle du frère ou de la sœur, plus proche du cousin et de la cousine qui suscitent les premiers émois adolescents ; ils font l’objet d’un interdit plus lâche. La famille recomposée introduit des « frères » et des « sœurs » qui ne sont qu’à moitié interdits. Dans les nouvelles familles, la distinction entre le licite et l’interdit, donnée essentielle dans la structuration psychique des jeunes, est moins établie.

Quelles règles pour la « nouvelle famille » ?

13Les interdits familiaux ne sont plus identiquement les repères de la famille recomposée ; certes il faut prendre cette affirmation avec des nuances, car il est des parents séparés et remariés qui savent établir la régulation familiale de manière crédible. Mais dans l’ensemble, leur valeur diminue dans la conception de la famille contemporaine. L’argument de la filiation disparaît ; certes l’enfant a toujours ses deux parents, mais ils ne portent plus la relation d’enfantement, celle qui rend parents (parent, de pareo, partum, parere = enfanter). Ils sont disjoints, non plus conjoints ; il reste un parent à la maison mais qui n’est plus investi dans la relation d’enfantement, ou alors pour d’autres enfants avec qui ne se partagera qu’à moitié l’héritage symbolique qu’est la filiation.

14Or la famille, comme toute communauté, a besoin de régulation ; du coup ses principes sont requis des lois sociales. Cette évolution de la vie familiale fait appel aux « droits de l’enfant ». Le pilier de la vie psychique de l’enfant étant fragilisé, l’indépendance de l’enfant lui est accordée, sur le mode factice d’un droit et non pas d’une conquête qui soit le fruit de son développement : l’indépendance prend la place d’une autonomie à conquérir.

15Le beau-parent incarne cette évolution ; aussi attentionné soit-il, il ne percevra pas les bénéfices que glanera le parent depuis la filiation, celui de devenir grand-père lorsque l’enfant deviendra père, et parce qu’il le sera devenu. Son intervention dans la famille est celle d’un adulte, pas celle d’un parent. Tout parent est adulte, sa violence à l’égard de l’enfant doit donc être pondérée, mais elle l’est de manière spécifique depuis les interdits familiaux ; s’il se met en colère contre son enfant, le processus de filiation l’oblige à cadrer sa violence et la transforme en simple fermeté éducative au profit de l’éducation de l’enfant.

16Ce n’est pas possible pour le beau-parent : sa violence est pondérée par le fait qu’il partage la vie d’un des parents de l’enfant, mais il peut être agacé de cette présence, et la filiation n’est pas le bénéfice à terme qui comme pour le parent cadre son impétuosité possible. Sa violence est cadrée comme celle d’un adulte à l’endroit d’un enfant, comme celle d’un plus fort à l’endroit d’un plus faible, bref depuis les lois sociales, sans que cette régulation ait quoi que ce soit de vraiment spécifique à la vie familiale (sinon bien sûr le facteur de tempérance lié à la présence du conjoint, qui est le parent de l’enfant). C’est la raison de la promotion des « droits de l’enfant ».
Même parti, même disparu, le père demeure le père, si l’on en juge depuis la vie psychique de l’enfant ; celle-ci devient pour lui centrée sur : pourquoi a-t-il disparu ? – et surtout : était-ce de ma faute, l’ai-je déçu, suis-je un enfant décevant ? Le beau-père peut changer, une fois, dix fois ; il n’a aucun statut pour l’enfant, si l’on en juge depuis la maturation affective de celui-ci, ou s’il en a un, c’est celui de gêneur ; il n’aura aucune raison de conserver un contact avec lui s’il s’en va. Les complaintes sur le besoin d’un adulte qui s’est attaché à l’enfant de pouvoir maintenir un lien avec lui (qui fait partie des argumentations réclamant un statut du beau-parent) n’ont aucune pertinence du point de vue de l’enfant [1]. Depuis le regard de l’enfant, le beau-parent n’a aucun statut symbolique.

Faut-il édicter un « statut juridique des tiers » ?

17Revenons à la proposition de « statut des tiers », formulée par le ministère de la Famille (en mars 2009), dictée par l’intention de faciliter la vie des familles recomposées. Il a proposé de distinguer les actes de la vie quotidienne (mais pour ceux-là est-il besoin d’un statut juridique conféré à un tiers ?) et les décisions importantes de la vie de l’enfant (et alors le risque serait de disqualifier les parents, surtout le parent qui a quitté le foyer du fait de la séparation du couple). C’est en quoi le projet n’apporte guère, mais risque même de déséquilibrer la situation des enfants concernés par la rupture parentale et la recomposition des familles, et plus encore de déstabiliser toutes les familles. Car son défaut est d’apprécier la vie familiale en superficialité, en oubliant ses fondements. Sans compter qu’il sera difficile – c’est un euphémisme –, de mettre les situations dans l’une ou l’autre case (vie quotidienne / éléments importants), qui peuvent différer pour telle famille ou pour tel enfant dans chaque famille. Bref ce projet de statut pose la question générale de la fonction des lois : se pencher sur les situations particulières (les familles recomposées) est opportun dans le cadre de l’intérêt collectif de toutes les familles, donc en tenant compte de ce qui fonde l’équilibre familial.

18Le quotidien d’une famille recomposée confère au beau-parent comme à tout adulte une autorité ; le beau-parent peut donc concourir à l’éducation de l’enfant, même s’il vaut mieux qu’il sache qu’il n’a pas la même légitimité que le parent pour le faire. Mais si un statut juridique contournait ce manque de légitimité, il établirait l’autorité à faux, il ne pourrait résoudre la situation que d’une manière factice. Il comporterait le risque d’un coup de force qui serait clairement perçu par les enfants : les adultes en prennent à leur aise pour organiser la famille et la désorganiser au gré de leurs fantaisies, et ensuite ils s’arrogent le droit d’y régner à leur guise selon leurs procédés.

19Tous les enfants de la famille sont soumis à la règle de la vie collective, c’est la vie quotidienne. Mais les moments où une décision particulière concerne un enfant n’impliquent le beau-parent qu’en pointillé, indirectement, disons avec la même retenue que celle d’un conjoint à l’égard des questions de famille de l’autre conjoint.

20Au plan législatif [2], un statut des tiers serait inutile, les questions d’autorité parentale ayant été résolues par les textes sur ce thème datant de 2002. Au plan psychique, le projet est porteur de confusion et d’ambiguïté. La confusion est remarquable dans la rédaction choisie, en soi illustrative : le projet traite d’un « statut des tiers » alors que le beau-parent n’est pas un tiers si on l’apprécie depuis la vie psychique de l’enfant. Le projet est donc rédigé dans la méconnaissance ou l’ignorance de cette vie psychique ; ce qui est troublant de la part d’un texte rédigé par le ministère de la Famille. Le beau-parent n’est par définition pas tiers dans la vie affective de l’enfant, parce qu’il ne concourt pas à la médiation entre l’enfant et son autre parent. Le père est tiers dans la relation entre l’enfant et sa mère parce qu’il ouvre à l’enfant la voie de son autonomisation par rapport à elle (c’est ce que veut dire la division [tiers = 1/3], prélude pour l’enfant à une séparation à venir équivalente à la construction d’une autonomie). Le beau-parent est un personnage troisième, il vient en trois, non en tiers, il se surajoute à la vie familiale ; depuis le regard de l’enfant, il obstrue, il ne contribue pas à la médiation affective avec l’autre parent, ce que veut dire être « tiers ». Le projet gouvernemental est donc rédigé depuis un regard qui trahit son approche externe de la vie familiale, son regard superficiel ; on peut déplorer qu’il résume la famille à son enjeu de forme, en délaissant les fondements internes à celle-ci. Etre modernes et ouverts aux changements n’appelle pas de négliger le rôle de la famille pour l’enfant : il ne se résume pas seulement à celui d’un nourrissage et d’une éducation. Le terme de « tiers » est certes entré dans le langage courant pour désigner des personnages externes entrant dans la vie de l’enfant. On pourrait néanmoins attendre d’un texte porté par le ministère de la Famille qu’il prenne en compte l’essentiel et affine ses formulations, donc n’ignore pas l’équilibre interne à toute vie familiale qui en porte les fondations.

21Les registres à maintenir distincts pour que la famille demeure sur ses bases sont celui du filiatif, spécifique aux parents et incluant leur relation de couple, et celui de l’éducatif, commun à tous les adultes à l’endroit de l’enfant, donc non spécifique. Le premier est le pilier de la vie affective de l’enfant, le second le registre de la vie quotidienne et éducative des enfants. Le plan filiatif dessine la perspective de la vie, il soutient le désir de l’enfant de grandir en faisant la fierté de ses parents. Que l’enfant grandisse, qu’il devienne plus tard père ou mère comme ses parents, faisant d’eux des grands-parents, voilà qui dessine l’horizon de la vie. Cela motive l’enfant et soutient son effort, celui que son développement comporte, l’astreinte de se ployer aux contraintes éducatives. Cette perspective fait la filiation, elle aide l’enfant à tolérer la rigueur éducative parce qu’elle lui indique la promesse d’un bénéfice à terme des efforts qu’elle lui impose : elle lui garantit pour plus tard les clefs de son autonomie.

22La présence d’un beau-père (d’une belle-mère) n’empêche pas que l’enfant garde un père et une mère. Le beau-père ne fonde pas les interdits familiaux, il n’est jamais le père : un père peut priver son enfant et ce faisant lui donner, parce qu’il prive dans une visée éducative (apprendre à l’enfant qu’un plaisir se conquiert, se mérite). Cela ne veut pas dire que dès lors qu’il prive, il donne ; mais cette privation, si elle est éducative, induit une perspective, elle est une frustration guidant l’enfant vers un différé possible de son désir, lui apprenant la patience. On ne peut grandir sans prendre en compte certaines règles régissant la relation aux autres, on ne peut pas grandir sans construire son projet, dont la réalisation sera progressive. La contrainte éducative n’est pas une violence du père, qui ne punit pas pour le simple confort de sa vie d’adulte : le père est motivé personnellement à ce que son enfant grandisse, ce qui rend plausible que même sa colère contre l’enfant soit un don qu’il lui adresse, si elle est motivée et de préférence juste et non pas une contrainte répondant à son propre intérêt d’adulte. Sa violence d’adulte est motivée à muer en une simple fermeté paternelle, sinon il n’aura pas le bénéfice de la filiation. Le beau-père, quand il prive l’enfant, le soumet : les incidences éducatives de cette distinction sont capitales.
Le projet gouvernemental est ambigu : en intégrant le compagnon ou la compagne de même sexe que le parent, ce qui n’est dicté par aucun intérêt précis pour l’enfant, il relève de l’attente de visibilité sociale, avec son profit de narcissisation, réclamée par les associations de parents homosexuels, privant d’une réflexion sur les familles dont les parents sont homosexuels, et la faisant entrer en force dans le champ familial.
Donner un statut juridique au beau-parent ferait jouer au juridique un rôle qui contournerait le symbolique et même le contrarierait. Quand le juridique conforte la visée symbolique, comme c’est le cas dans le protocole de l’adoption plénière, il est au service d’une cohérence familiale, il concourt aux fondations de la famille, il « fonde la famille » ; cela retentit sur toutes les familles. Quand il agit depuis une logique qui bouscule l’équilibre familial, répondant de l’intérêt des adultes qu’il satisfait et qu’il flatte, ignorant celui de l’enfant, le juridique prive la régulation de la vie familiale de ses bases : c’est comme renoncer en architecture aux fondations solides pour valider des renforts extérieurs soutenant les murs latéraux. C’est changer l’équilibre de la famille, de toutes les familles, et les fragiliser.
Le député Jean Léonetti a été chargé de réviser le texte initialement envisagé par le ministère ; il a pris en compte les remarques qui précèdent [3]. Il semble juger que ce qui est souhaitable pour les familles dans leur diversité est pour l’essentiel avalisé par les actuels textes de lois sur l’autorité parentale, et que ce qui n’est pas avalisé correspond plus à la demande des adultes qu’à l’intérêt de l’enfant et à l’équilibre des familles. Il préconise de favoriser le dialogue entre tous les représentants adultes ayant en charge l’enfant, éventuellement un dialogue assisté, par exemple par des médiations ou des protocoles avalisés par le juge aux Affaires familiales. Ainsi conçu, le compromis est plus à même de concilier la promesse politique (un peu hâtive) de réforme et l’intérêt de l’enfant et des familles.

Notes

  • [1]
    Ou tout au moins aucune pertinence qui justifie une intervention législative.
  • [2]
    Voir l’article d’Aude Mirkovic, « Statut du beau-parent : vivement le retrait d’un texte inutile et nuisible », Revue mensuelle Lexisnexis Jurisclasseur, juillet-août 2009.
  • [3]
    Si l’on en juge par le rapport que fait la presse du texte qu’il s’apprête, à l’heure où ces lignes sont écrites, à remettre au Premier ministre. Voir la presse du 7 octobre 2009.
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