Notes
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[1]
Grasset, 2006.
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[2]
La Sagesse tragique. Du bon usage de Nietzsche, Librairie générale d’édition, 2006, p. 100.
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[3]
Grasset, 2005.
-
[4]
Pour une critique de ce livre, voir Irène Fernandez, Dieu avec esprit, Philippe Rey, 2005 ; Mathieu Baumier, L’Antitraité d’athéologie, Presses de la Renaissance, 2005 ; et René Rémond, Le Nouvel Anti-christianisme, Desclée de Brouwer, 2005.
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[5]
Le Ventre des philosophes (1989) ; L’Art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste (1991) ; L’Œil nomade (1993), La Raison gourmande. Philosophie du goût (1995) ; Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission (1997) ; Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire (2000) ; Pour une esthétique cynique (2003) ; Féeries anatomiques. Généalogie du corps faustien (2003) ; et enfin Journal hédoniste (plusieurs volumes depuis 1991).
-
[6]
Sur ce point, on peut lire la monumentale étude de John Meier, Un certain juif. Jésus, Cerf, 2005 (trois volumes sur quatre de l’édition nord-américaine sont traduits à ce jour).
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[7]
La mise en scène autour des arbres est une des clefs d’interprétation du récit. La présence d’un arbre au centre du jardin signifie qu’Adam n’est pas le créateur ni le propriétaire du jardin, mais son gérant ou son gardien. Or cet arbre se dédouble ; il y a l’arbre de vie (source de la sainteté) et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (symbole de la Torah) ; ce dédoublement signifie la conséquence de la désobéissance : l’humanité a accès au savoir, mais elle n’a pas la vie bonne et heureuse.
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[8]
Ce n’est pas en accusant les autres que l’on se justifie ; il est étrange que M. Onfray n’ait pas envisagé que Atatürk, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot et bien d’autres se réclamaient, comme lui, d’une tradition antichrétienne et laïque.
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[9]
Jésus demande de tendre l’autre joue. Mais il y a deux mots pour dire « autre » en grec : le premier dit ce qui fait la paire ; le second ce qui est différent ; Jésus ne demande pas de s’exposer à recevoir des coups et à se faire complice de son agresseur, mais bien à résister intelligemment en « faisant face » ou en « faisant front » – pour employer des expressions qui relèvent du même champ que le mot « joue ». C’est là le courage… qui exclut la fuite et la mise en œuvre du cycle infernal de la violence. M. Onfray a-t-il entendu cette interprétation ? Sans doute pas, dans la mesure où elle reste étrangère au discours commun.
-
[10]
Jésus renverse les tables des changeurs et chasse les animaux destinés à être offerts en sacrifice.
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[11]
Le refus du sacrificiel est plus ancien et fort traditionnel dans l’Eglise.
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[12]
Il serait important, une fois encore, de bien distinguer entre antijudaïsme et antisémitisme, entre une rivalité entre frères et une théorie raciste explicitement contraire à la doctrine chrétienne qui affirme à la suite de la parole de Jésus rapportée par l’évangile de Jean que « le salut vient des juifs ».
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[13]
Sur ce point, voir Paul Valadier, Détresse du politique, force du religieux, Seuil, 2007.
1Michel Onfray doit son succès à ses qualités d’écrivain et d’orateur. Il met son talent au service d’une cause dont, à notre sens, un récit donne la clef. Dans La Puissance d’exister. Manifeste hédoniste [1], la préface, « Autoportrait à l’enfant », évoque ses années de collège. Dès le début, le lecteur est ému, prêt à compatir sans réserve à l’enfant de dix ans qui fut placé dans un orphelinat géré par des salésiens ; l’enfant y a souffert. Dans le récit, le portrait de l’institution devient caricature, puis cri de haine ; les pères salésiens sont appelés « curés » avec mépris ; ceux qui sont en charge de l’éducation sont qualifiés de « prêtres pédophiles » ; ses compagnons d’internat constituent une « masse puante et musculeuse ». Ce portrait exprime aussi un ressentiment, car l’enseignement donné par les salésiens oriente vers des formations techniques, ici appelées « travaux manuels », où les goûts littéraires de l’auteur ne sont pas reconnus. Ces évocations permettent de comprendre la source vive de sa haine de la religion, mais aussi sa protestation contre les valeurs de la société, et un itinéraire finalisé par une morale de plaisir dont la maxime, transposant Kant, devient : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà toute morale [2] » ; la justification de cette maxime est puisée dans l’ensemble de la tradition philosophique qu’il élargit hors de ses limites scolaires, en particulier dans une vaste fresque intitulée Contre-histoire de la philosophie, qui entend reconnaître ceux qui ont été écartés par l’establishment. Ces éléments se retrouvent dans le Traité d’athéologie [3] sous la forme d’une réflexion systématique, annoncée par son titre de « traité », sur laquelle nous allons nous pencher [4].
La philosophie de Michel Onfray
2Michel Onfray adhère à l’athéisme matérialiste dont il dit qu’il « rend absolument compte de tout le réel » (p. 115). Quels en sont les fondements ?
31. Le premier est la conception développée par Feuerbach, reprise ensuite dans le marxisme. Puisque Dieu n’est pas, le discours sur Dieu ne saurait être considéré comme apportant quelque information ou pensée objective. Le discours des penseurs et des croyants sur Dieu est vide ; s’il ne dit rien sur un dieu qui n’existe pas, il dit beaucoup sur l’être humain qui le profère. Entendu par un athée, il n’apporte aucune vérité théologique, mais il a une valeur anthropologique. Dans cet esprit, M. Onfray examine les mono- théismes. Une illustration de cette thèse est donnée à propos du « paradis de Mahomet » ; deux pages montrent comment les frustrations des nomades arabes les invitent à rêver des plaisirs auxquels l’austère désert leur interdit d’accéder. M. Onfray considère la religion comme l’expression d’une âme malade. L’homme malade se réfugie dans la religion, qui est l’expression de la peur de la mort. Ces thèmes nietzschéens sont récurrents ; citons simplement deux phrases : « La religion procède de la pulsion de mort » (p. 94) ; « Le refoulement du vivant produit l’amour de la mort » (p. 236).
42. Michel Onfray donne un programme à son travail de philosophe : fonder et promouvoir un matérialisme hédoniste, comme le montrent les titres de ses ouvrages antérieurs [5]. Que signifie « le matérialisme hédoniste » ? Comme son nom l’indique, c’est d’abord l’absence de reconnaissance de la valeur de l’esprit. L’esprit n’est qu’illusion ou fabulation. L’homme n’est que son corps. M. Onfray prend à partie tout ce qui entrave la recherche du plaisir. Le plaisir roi est évidemment le plaisir sexuel, comme le montrent ses propos sur la circoncision initiée par Moïse, qui serait une amputation fondée sur la volonté de détruire la source d’un plaisir sans lequel, selon lui, la virilité ne peut se réaliser pleinement.
53. L’adversaire de Michel Onfray est le croyant monothéiste. Il est qualifié de « naïf et niais », « mineur mental » ; il baigne dans une « imbécile béatitude » ou dans un « perpétuel infantilisme » ; il adhère à une série de « balivernes », « bêtises », « billevesées », « contes », « délires », « extravagances », « fariboles », « facéties », « fables », « fatras », « fictions préhistoriques » et autres « sottises », « vérités grotesques » ou encore « théologies abracadabrantesques ». Bref, la verve de l’auteur est grande, mais on voit tout de suite que ce ton ne saurait être celui du débat philosophique qui use de la raison pour accéder à la vérité. On pensait qu’un traité écrit par un philosophe commencerait par exposer objectivement les positions de ses adversaires… Tel n’est pas le cas !
6Si Michel Onfray cite les trois monothéismes, il vise essentiellement le christianisme qu’il a connu par les personnes rencontrées dans son enfance. Pour cette raison, il faut analyser ses propos sur les sources de la foi, puis sur l’Eglise dans le monde.
Les sources de la foi
71. A propos de Jésus, Michel Onfray reprend sans examen des affirmations non fondées. Il considère d’abord que Jésus n’est pas un personnage historique, et il écrit : « L’existence de Jésus n’est aucunement avérée historiquement » (p. 147). Cette affirmation a été maintes fois réfutée par les travaux scientifiques, si bien que, depuis plus d’un siècle, nul historien n’ose se hasarder à reprendre cette vieille thèse – hélas encore répandue dans le monde laïque – qui considère l’Evangile comme une légende. Au contraire, l’histoire reconnaît aujourd’hui que la vie publique de Jésus est l’une des mieux connue de l’Antiquité [6]. La compréhension des mécanismes de la transmission orale et écrite qui ont présidé à l’écriture du Nouveau Testament confirme la véracité des évangiles canoniques et explique bien les divergences dans l’espace de liberté que suppose et suscite la foi. Jésus n’est pas l’être imaginaire présenté par M. Onfray ; c’est un homme bien réel.
82. Dans ses invectives, Michel Onfray reprend ce que Nietzsche disait de Paul. Il le réduit à une phrase où celui-ci reconnaît avoir une « écharde dans la chair ». M. Onfray ne fait pas dans la nuance ; pour lui, Paul est un malade dont il nomme la maladie : « hystérie » et « impuissance sexuelle » (p. 168) ; il est, dit-il, « incapable de mener une vie sexuelle digne de ce nom » (p. 169). C’est à partir de ce diagnostic, aussi arbitraire que sans appel, que toute la doctrine de Paul est interprétée. A l’école de Nietzsche, M. Onfray oppose Jésus à Paul, celui qui aime la vie et celui qui la hait. Il écrit à ce propos : « Paul de Tarse transforme le silence de Jésus sur ces questions en un vacarme assourdissant, promulguant la haine du corps, des femmes, de la vie » (p. 165).
9M. Onfray écrit que « Paul n’a lu aucun évangile de son vivant » (p. 172). Ce reproche est radical, car si, selon M. Onfray, Paul n’a pas lu les évangiles, c’est qu’il n’était qu’un ignorant : « La culture de Paul. Rien ou si peu […]. Sa formation intellectuelle ? On ne sache pas qu’il ait brillé dans des écoles ou de longues études. » (p. 173). Voilà qui contredit ce que Paul dit de lui-même et de sa formation, et qui manifeste l’ignorance de la richesse intellectuelle du judaïsme de l’époque, et tout particulièrement de la rencontre entre le monothéisme juif et la culture grecque. Cette caricature de Paul est au service d’une thèse : le christianisme est l’ennemi de l’intelligence – thèse reformulée dans le monde rationaliste.
103. L’argumentaire de Michel Onfray est empli d’une ignorance manifeste de la Bible, et tout particulièrement du statut des premiers chapitres de la Genèse. Lorsque M. Onfray évoque les chapitres II et III qui racontent la désobéissance d’Adam et ses conséquences, il note que le précepte divin porte sur « l’arbre de la connaissance du bien et du mal », et il l’interprète comme le mépris de la connaissance. Que l’on puisse entendre le récit dans ce sens est possible, mais cette éventualité est annihilée dès qu’on lit l’ensemble de l’Ancien Testament, et tout particulièrement les textes de sagesse qui font l’éloge de la connaissance. Ainsi l’expression « arbre de la connaissance du bien et du mal », comme celle d’arbre de vie qui la recoupe, désignent le don de Dieu au peuple élu : la Loi qui scelle l’alliance [7]. Les écrits de sagesse de la Bible ne portent aucun mépris de la science ; bien au contraire, ils enseignent que le don de Dieu, source du savoir, doit être vécu comme un appel à bien user de la connaissance ou, selon le terme biblique, à savoir discerner. Or, en mettant la main sur ce qui lui était donné et en faisant comme s’il avait sur lui tout pouvoir, Adam (entendons l’archétype de tout être humain) le détruit en ayant l’illusion d’avoir tout maîtrisé. La crise écologique actuelle ne le confirme-t-elle pas amplement ?
11Dans sa lecture de la Bible, M. Onfray reprend à son compte les principes des fondamentalistes les plus bornés quand il écrit à propos du premier chapitre de la Bible : « La Genèse rapporte que Dieu part de rien et crée le monde en une semaine » (p. 120). Etrange alliance que celle d’un philosophe qui se présente comme héritier des Lumières avec les créationnistes !
L’Eglise dans le monde
12La critique de Michel Onfray porte aussi sur l’Eglise catholique. Sur ce point, ses informations sont fausses ou pour le moins bancales.
131. D’abord, il accuse le christianisme d’être source de violence de manière systématique depuis que Constantin a mis en place un système totalitaire dont le christianisme aurait été l’âme. Il présente l’histoire comme « un fleuve de sang » imputable au raidissement du christianisme sur ses privilèges. Certes, l’histoire de l’Occident, quand le christianisme était religion majoritaire, est fort sanglante. Mais, pour en parler en vérité, il faudrait ne pas se limiter à ce point et dire que le xxe siècle a montré – ce que nul aujourd’hui n’est censé ignorer – que la violence antichrétienne est bien pire [8].
14Sur ce point, relevons la manière dont M. Onfray falsifie les faits. Il écrit à propos des horribles massacres du Rwanda : « Le pape défend activement le massacre de centaines de milliers de Tutsi par les Hutus catholiques du Rwanda » (p. 212). Quoi de plus faux ? Au moment où l’opinion internationale se tait, le 15 mai 1994, Jean Paul II est le premier à parler de génocide quand il déclare : « Les criminels devront répondre de leurs actes devant Dieu […]. Je ressens le besoin aujourd’hui encore d’évoquer les violences dont sont victimes les populations du Rwanda. Il s’agit d’un vrai génocide, dont sont responsables aussi et malheureusement des catholiques […]. Jour après jour, je me sens proche de ce peuple à l’agonie et je voudrais à nouveau m’adresser à la conscience de tous ceux qui planifient les massacres. » Quoi de plus clair ? Hélas, M. Onfray passe ces paroles sous silence pour mieux accuser le christianisme.
152. Michel Onfray n’est pas bien original lorsqu’il reprend avec complaisance les propos de ceux qui accusent l’Eglise catholique de complicité avec Hitler. Il ignore cependant que le nazisme a été fermement condamné par le pape Pie XI dans un texte célèbre de 1939, Mit Brennender Sorge, écrit au temps où Pie XII était secrétaire d’État. Ce texte est une condamnation sans appel du national-socialisme et de l’hitlérisme. L’histoire de l’Allemagne montre que les catholiques ont toujours récusé les thèmes de l’idéologie nazie et résisté à la manipulation des consciences. M. Onfray ose aller plus loin. Il accuse le christianisme de complicité avec le nazisme, quand il écrit que « Hitler était disciple de saint Jean » (p. 201). Ecrivant cela, il fait un amalgame qui repose sur un contresens soigneusement entretenu. En effet, dans l’évangile de Jean, le terme « juif » ne désigne pas tous les juifs de tous les temps ; il désigne souvent les adversaires de Jésus. Comme ces derniers sont les autorités légitimes de Jérusalem (prêtres et docteurs de la Loi), il est conforme à la sémantique de les qualifier de « juifs ». Ces remarques de bon sens, que l’on trouve dans tous les manuels d’études bibliques, n’ont pas effleuré l’esprit de M. Onfray. Celui-ci aurait dû lire dans l’évangile de Jean une phrase où le terme « juif » est entendu dans une perspective plus fondamentale : « Le salut vient des juifs » (Jn 4, 22). Quoi de plus opposé à l’idéologie nazie ?
Quelle anthropologie ?
16Outre ces propos concernant les fondements du christianisme, Michel Onfray aborde des questions qui relèvent de l’anthropologie. On aurait pu imaginer qu’en abordant ce qui n’est pas spécifiquement lié à la Révélation, il aurait pu avoir une information plus sûre. Hélas, il faut constater la même précipitation dans le jugement et les mêmes carences dans la quête d’information. Relevons deux points : la mort et la sexualité.
171. En disciple de Nietzsche, Michel Onfray voit dans la crainte de la mort la racine du sentiment religieux. Cette thèse est habituellement entretenue avec complaisance par les rationalistes en anthropologie culturelle. Mais rien n’a jamais prouvé que ce soit la seule réponse à la question de la naissance des religions. Si tel était le cas, il faudrait se demander si le christianisme correspond à cette définition et voir précisément ce qu’il dit de la mort.
18Or, M. Onfray ne se demande pas ce que le discours chrétien sur la mort a de spécifique ; il ne veut pas voir qu’il est porté par un souci de vérité. Le christianisme ne nie pas la réalité douloureuse de la mort. Plus encore, il reconnaît dans la mort un scandale lorsqu’elle touche des justes – comme c’est le cas dans le livre de Job – et des enfants innocents. La Bible ne fait pas de la mort une illusion, contrairement au bouddhisme ou à l’épicurisme qui discutent abondamment du néant de la mort. Pascal faisait remarquer qu’impuissants à guérir la mort, les hommes préfèrent n’y point penser. Elle constitue pourtant une réalité qu’il nous faut affronter.
19On ne peut reprocher à M. Onfray de rester à l’extérieur de la foi, puisqu’il fait profession d’athéisme. Mais, en tant que philosophe, il aurait dû être attentif à la manière dont les évangiles disent que le Christ a vécu sa mort, dans un double mouvement de lucidité et de refus, puis un abandon dans les mains de Dieu. Cette considération lui aurait montré que le christianisme est fondamentalement habité par l’espérance de la résurrection de tout l’être, corps, cœur, âme et esprit, et donc porté par un mouvement d’élévation vers la joie. Bloqué dès l’enfance par les malheurs de la vie et la figure caricaturale offerte par une institution chrétienne, il ne peut voir, ni même envisager, que le christianisme soit amour de la vie.
202. Le deuxième point concerne le plaisir. Le dossier que Michel Onfray présente à propos de la sexualité intéresse les femmes. Il dénote une conception fort limitée du génie féminin puisque, pour lui, la femme n’existe que pour le plaisir. Il écrit fort crûment : « L’épouse et la mère tuent la femme. » (p. 135) Comment ne pas entendre la nostalgie d’une sexualité vagabonde permettant à l’homme de choisir ses partenaires dans un vaste champ de possibilités ? C’est à partir de cette vision de la femme que M. Onfray fait le procès du christianisme. Ce n’est pas là chose difficile, tant la prédication puritaine ou janséniste sont faciles à critiquer. Ce faisant, apparaît une singulière méconnaissance de ce que porte la tradition chrétienne. Non seulement M. Onfray méconnaît les aspects sociaux de l’équilibre dans le respect de l’autre qui suppose la maîtrise de ses convoitises et de ses regards, mais il ignore tout du développement du christianisme moderne, promouvant la spiritualité conjugale où il n’y a nul mépris de la chair, bien au contraire. Il ignore le lien entre erôs et agapè rappelé par le pape Benoît XVI dans sa première encyclique. Une fois encore, M. Onfray reprend à son compte la lecture fondamentaliste du texte de la Genèse pour y lire qu’Eve est la principale fautive et donc la première à devoir expier la faute originelle. Il ignore tout ce qui est dit par les textes bibliques sur l’humanité créée à l’image de Dieu et sur les dimensions de l’amour, qui est non seulement plaisir sexuel, mais partage d’un idéal, communion des cœurs et des esprits, consentement à la vie. Il ne sait manifestement pas que l’Ancien Testament porte en son cœur le Cantique des cantiques.
213. Le troisième point concerne la morale. Michel Onfray reprend une vieille question : celle qui met en opposition la parole du Sermon sur la Montagne, où Jésus demande de tendre l’autre joue, et l’expulsion des vendeurs du Temple après l’entrée triomphale à Jérusalem. D’une part, il ridiculise l’attitude prescrite par Jésus, au nom d’une prétendue complicité masochiste avec la souffrance qu’elle supposerait ; il ne prend pas la peine de lire le texte [9], ni de le placer dans son contexte. D’autre part, il dramatise un épisode qui n’a été qu’une échauffourée sans dommages pour les marchands [10], ne soupçonnant pas la réelle signification du geste qui instaure une rupture avec le système sacrificiel, attitude qui justement abolit la violence [11]. Ainsi, ni la personne de Jésus ni son message ne sont-ils évoqués avec précision. M. Onfray se contente de reprendre des interprétations courantes.
La proie pour l’ombre
22Cette religion de l’hédonisme est ainsi professée à partir de propos mensongers. Le procès est-il sans fondement aucun ? Afin de ne pas tomber dans les mêmes errances que lui, il nous faut reconnaître que, dans les propos de Michel Onfray, il y a une part de vérité qu’il faut entendre. Laquelle ?
231. Les critiques de Michel Onfray s’adressent à une figure du christianisme qu’il est facile de reconstituer à partir des éléments fondamentaux de sa polémique : antisémitisme, racisme colonialiste, antiféminisme, culpabilisation de la sexualité, fondamentalisme… Ce portrait correspond-il à une part de la réalité ? Au risque de froisser certains, il faut reconnaître humblement que oui. Oui, il y a chez certains Pères – et non des moindres – des textes qui expriment le mépris de la femme. Il y a dans le christianisme – et même au plus haut niveau – des propos anti-juifs [12]. Il y aussi une culpabilisation des consciences… Les éléments cités par Michel Onfray dénoncent un visage du christianisme apparu au cours des âges et marqué par les représentations suivantes.
24La première représentation est l’interprétation culpabilisante du péché originel, qui a développé une considération antiféminine, – Eve étant la première et la principale coupable –, et un grand mépris du corps et de la sexualité. La deuxième est le modèle autoritaire hérité de saint Augustin, selon lequel l’homme, étant mauvais, doit être gouverné de manière autoritaire par un pouvoir fondé sur la Révélation [13]. La troisième est le modèle sacrificiel selon lequel l’être humain ne peut être libéré que par la souffrance rédemptrice, parce que compensatrice du mal. Tel est le christianisme que M. Onfray critique. S’il le fait sans discernement et si sa critique n’est pas recevable, ce qu’il vise mérite d’être dénoncé. Pourquoi ? Par amour de la vérité. Rien, dans les symboles baptismaux, les textes conciliaires ou les propos des docteurs de l’Eglise ne permet de le cautionner. Le concile Vatican II a vivement condamné les déviations mentionnées et a rompu avec un catholicisme fondé sur la peur, la culpabilité, la lecture fondamentaliste des Ecritures, l’apologie du sacrificiel.
25Ainsi, la critique de Michel Onfray est-elle anachronique ou, plus exactement, elle ne vise que ceux qui refusent le Concile. Ses critiques ne concernent pas le christianisme comme tel ; elles portent sur une série de formes dégradées du christianisme – rejetées par le concile Vatican II. M. Onfray lâche sa proie – le christianisme authentique – pour l’ombre que constitue une caricature constituée de fragments disparates. L’antijudaïsme chrétien, le mépris ecclé- siastique de la femme, les guerres où l’appartenance religieuse joue un rôle déterminant, ne sont que déformation et trahison du christianisme jugé à partir de ses propres textes fondateurs. Les actes de repentance du pape Jean Paul II au début du troisième millénaire le démontrent.
262. Face à ces erreurs, il est nécessaire de revenir au principe de la foi chrétienne, aux évangiles qui vont manifestement à l’encontre des points que le Traité dénonce.
27Le Sermon sur la Montagne, qui rassemble l’enseignement moral de Jésus, ne se contente pas de l’appel universel à la charité ; il réclame une mise en œuvre qui est un appel à la justice, à la paix, à la vérité. Jésus demande à ses disciples de ne pas user de la violence, de respecter autrui non seulement en acte, mais aussi en parole, en regard et en pensée, créant ainsi un espace de convivialité heureuse. Il intériorise la loi morale. Jésus condamne avec force ceux qui parlent et n’agissent pas. Il rejette les religieux qui écrasent les humbles croyants et se dispensent de pratiquer le cœur de la Loi. Jésus affirme explicitement que Dieu n’en appelle pas aux sacrifices, mais à l’amour… Dans les paraboles, le Samaritain sait venir au secours de la victime des brigands, le père accueille son fils repentant et invite l’aîné à la miséricorde. Jésus guérit ceux qui sont écrasés par le malheur. Il purifie les lépreux, pacifie les cœurs tourmentés… Il fait ainsi advenir un monde de bonté et de paix. Enfin, Jésus donne sa vie sans faire l’apologie de la mort ; il vit la sienne comme un passage pour inaugurer le monde de la résurrection. Il y a donc plus sévère que Michel Onfray face à la perversion dénoncée : l’initiateur de la foi chrétienne, Jésus lui-même.
28Le Traité d’athéologie de Michel Onfray aurait pu être utile à ceux qui sont légitimement choqués par les abus commis au nom de Dieu. Hélas, ses options le discréditent.
29D’abord, s’il se présente comme faisant œuvre de philosophe, il ne respecte pas les exigences de l’approche philosophique, qui suppose tout un travail de lecture des textes, un effort pour les situer dans leur contexte et une analyse des concepts selon les exigences de la réflexion critique. On ne trouve chez M. Onfray rien de tout cela, mais, au contraire, une apologie qui a tout d’une prise de position religieuse.
30Ensuite, une étude attentive de la tradition chrétienne aurait conduit M. Onfray à reconnaître que celle-ci procède à une distinction entre la foi et la religion. La foi est relation vivante à un Dieu vivant, reconnu comme une personne. Elle se nourrit de prière et de pratique sacramentelle où agit l’Esprit Saint. La religion est une dimension anthropologique fondamentale ; elle n’est pas du même ordre.
31Pourquoi le succès de cette œuvre ? A notre avis, il est dû à ses qualités littéraires. Dans le livre évoqué au début, M. Onfray dit avoir été sauvé, car « il y eut pour moi les livres, puis la musique, enfin les arts et surtout la philosophie. L’écriture a couronné l’ensemble. » (p. 58) Ses ouvrages ont le mérite du charme, d’une écriture pleine de ferveur au service d’une apologie qui fait du plaisir l’horizon ultime de la vie. Ce sont là récits d’initiation et paroles de célébration qui viennent ériger une religion où l’enchantement vient de la chair selon une « érotique solaire ». L’on peut se demander s’il ne s’agit pas plutôt d’une forme de désespérance, faute d’altérité.
Notes
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[1]
Grasset, 2006.
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[2]
La Sagesse tragique. Du bon usage de Nietzsche, Librairie générale d’édition, 2006, p. 100.
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[3]
Grasset, 2005.
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[4]
Pour une critique de ce livre, voir Irène Fernandez, Dieu avec esprit, Philippe Rey, 2005 ; Mathieu Baumier, L’Antitraité d’athéologie, Presses de la Renaissance, 2005 ; et René Rémond, Le Nouvel Anti-christianisme, Desclée de Brouwer, 2005.
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[5]
Le Ventre des philosophes (1989) ; L’Art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste (1991) ; L’Œil nomade (1993), La Raison gourmande. Philosophie du goût (1995) ; Politique du rebelle. Traité de résistance et d’insoumission (1997) ; Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire (2000) ; Pour une esthétique cynique (2003) ; Féeries anatomiques. Généalogie du corps faustien (2003) ; et enfin Journal hédoniste (plusieurs volumes depuis 1991).
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[6]
Sur ce point, on peut lire la monumentale étude de John Meier, Un certain juif. Jésus, Cerf, 2005 (trois volumes sur quatre de l’édition nord-américaine sont traduits à ce jour).
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[7]
La mise en scène autour des arbres est une des clefs d’interprétation du récit. La présence d’un arbre au centre du jardin signifie qu’Adam n’est pas le créateur ni le propriétaire du jardin, mais son gérant ou son gardien. Or cet arbre se dédouble ; il y a l’arbre de vie (source de la sainteté) et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (symbole de la Torah) ; ce dédoublement signifie la conséquence de la désobéissance : l’humanité a accès au savoir, mais elle n’a pas la vie bonne et heureuse.
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[8]
Ce n’est pas en accusant les autres que l’on se justifie ; il est étrange que M. Onfray n’ait pas envisagé que Atatürk, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot et bien d’autres se réclamaient, comme lui, d’une tradition antichrétienne et laïque.
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[9]
Jésus demande de tendre l’autre joue. Mais il y a deux mots pour dire « autre » en grec : le premier dit ce qui fait la paire ; le second ce qui est différent ; Jésus ne demande pas de s’exposer à recevoir des coups et à se faire complice de son agresseur, mais bien à résister intelligemment en « faisant face » ou en « faisant front » – pour employer des expressions qui relèvent du même champ que le mot « joue ». C’est là le courage… qui exclut la fuite et la mise en œuvre du cycle infernal de la violence. M. Onfray a-t-il entendu cette interprétation ? Sans doute pas, dans la mesure où elle reste étrangère au discours commun.
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[10]
Jésus renverse les tables des changeurs et chasse les animaux destinés à être offerts en sacrifice.
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[11]
Le refus du sacrificiel est plus ancien et fort traditionnel dans l’Eglise.
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[12]
Il serait important, une fois encore, de bien distinguer entre antijudaïsme et antisémitisme, entre une rivalité entre frères et une théorie raciste explicitement contraire à la doctrine chrétienne qui affirme à la suite de la parole de Jésus rapportée par l’évangile de Jean que « le salut vient des juifs ».
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[13]
Sur ce point, voir Paul Valadier, Détresse du politique, force du religieux, Seuil, 2007.