1Il n’y a pas si longtemps, notre géographie de l’art était sans équivoque. Elle plongeait ses racines à l’époque de la Renaissance, quand les foyers culturels, les ateliers et les styles étaient rattachés à des cités plus ou moins puissantes. Après l’art des cités est venu celui des royaumes et des empires, puis celui des nations. La première exposition internationale périodique d’art moderne naît à Venise, dans la foulée des expositions universelles qui étaient de grandes confrontations entre nations. Elle est d’abord réservée aux Italiens. Cette orientation est contestée avant son inauguration, en avril 1894. Elle devient alors une biennale ouverte aux étrangers, sous le nom d’Exposition internationale d’art de la cité de Venise. La première édition a lieu en 1895. Les pavillons nationaux apparaissent dès 1907 (celui de la France en 1912). Aujourd’hui, malgré la persistance de ces derniers, la Biennale de Venise consacre l’essentiel de ses espaces à des expositions thématiques confiées à des commissaires prestigieux.
2L’idée d’école nationale domine encore la muséographie des institutions patrimoniales ; mais, depuis un quart de siècle, elle s’efface progressivement dans les expositions et sur le marché de l’art contemporain. Des musées d’envergure ouvrent ou vont ouvrir leurs portes dans des régions ou des pays qui n’en possédaient pas, quelquefois avec l’aide d’institutions de taille mondiale, comme la Fondation Guggenheim ou le Centre Georges-Pompidou. Leur fonds sera en grande partie alimenté par les œuvres d’artistes qui sont déjà présents dans ces institutions leur servant de modèle. De nouvelles places de vente apparaissent, dont les plus importantes offrent de plus en plus d’œuvres du même type que celles qui sont mises à l’encan à New York, Londres ou Paris. L’art contemporain dans sa version mondialisée présente un double visage : celui d’une diversité régionale confinée dans son propre espace, avec des artistes célèbres dans leur région et inconnus en dehors d’elle ; et celui d’une unité croissante dans l’espace international, où sont fêtés les mêmes vedettes et les mêmes genres artistiques.
Des artistes du monde entier dans un marché unique
3Si les prix et les acquisitions ne prouvent pas la valeur des œuvres pour l’éternité, ils font la réputation des artistes. Dans les classements de notoriété, comme celui que publie chaque année la revue allemande Capital (le Kunstkompass), les artistes originaires d’Europe ou des Etats-Unis sont encore l’écrasante majorité parmi les cent premiers. Mais, depuis une vingtaine d’années, outre les Sud-Américains, on a vu arriver des outsiders, d’abord du Japon, puis de Corée, puis de Chine. Les artistes contemporains africains, longtemps maintenus en marge faute d’un marché local leur permettant de développer leur œuvre, sont maintenant présents dans les grandes manifestations comme la Biennale de Venise ou la Documenta de Cassel, qui préparent le commerce de demain. En 2002, la onzième Documenta a été confiée à un Nigérian, Okwui Enwezor. En 2005, le Centre Pompidou présentait une exposition intitulée « Africa Remix ». En 2006-2007, la Fondation Guggenheim de Bilbao a accueilli une collection majeure d’art contemporain africain, celle de Jean Pigozzi. En 2007, la Biennale de Venise consacrera un nouveau pavillon à l’art contemporain d’Afrique.
4Alors que, il y a un quart de siècle, la planète de l’art contemporain n’était accessible qu’aux artistes occidentaux – à quelques exceptions près –, elle est désormais ouverte aux artistes de tous les continents. Cette ouverture est-elle inconditionnelle, ou bien les nouveaux venus ont-ils dû accepter des règles, des formes, des modalités de création et des contraintes matérielles qu’ils ne connaissaient pas quand ils n’opéraient que dans leur espace régional ? L’art des aborigènes d’Australie fait depuis longtemps l’admiration des voyageurs et des ethnologues. Il était autrefois réalisé sur des supports fragiles comme l’écorce, ou fixes et éphémères quand il s’agissait de « peintures » de sable. Depuis quelques années – et surtout depuis qu’ils ont trouvé des amateurs dans le monde entier –, les artistes aborigènes pratiquent la peinture sur toile, qui en permet le transport et la conservation. Plus largement, les artistes de la périphérie ont d’autant plus aisément accédé aux centres de diffusion de l’art contemporain qu’ils en adoptaient les canons techniques (la photo, la vidéo ou l’installation composite).
5Cela signifie-t-il qu’il n’y a plus d’artistes authentiquement africains, japonais, chinois, australiens sur la planète de l’art contemporain ? Lorsque les artistes européens se mettent à collectionner l’art « primitif » au début du xxe siècle, ils accomplissent un retournement de perspective par rapport à la vision des politiques et des scientifiques de l’époque. Ils considèrent ces « primitifs » comme des égaux. Ils les considèrent comme des artistes, c’est-à-dire à la fois comme des autres et des mêmes. Cette tension entre l’altérité et la similitude a traversé le xxe siècle, mais elle concernait un art traditionnel et un art moderne de rupture, entre lesquels il ne pouvait exister de rivalité. Une telle ambivalence ne peut subsister quand il s’agit d’artistes non occidentaux (la plupart vivant en Occident) qui aspirent à être considérés comme des artistes contemporains et à réussir sur le marché international. Ce qui nous paraît naturel quand il s’agit d’un artiste français, allemand ou new-yorkais, ne doit pas nous contrarier quand il s’agit d’un Chinois ou d’un Sénégalais : pour que des œuvres deviennent visibles sur le marché mondial, il faut qu’elles soient produites pour ce marché et qu’elles en adoptent non seulement les contraintes techniques, mais aussi, en partie, le langage et les valeurs.
Les liens artistes-commanditaires à la Renaissance
6A la Renaissance, les Européens partent à la conquête du monde grâce à leurs nouvelles techniques et à leurs connaissances scientifiques. Cette conquête est étroitement liée à un système de représentation qui permet de construire une vision cohérente de l’espace et qui a longtemps été tenu pour le plus élaboré de l’histoire, la perspective.
Une peinture du xve siècle est le produit d’une relation sociale, écrit Michael Baxandall au début d’un livre fameux, « L’Œil du Quattrocento [1] ». Il poursuit : D’un côté, un peintre a réalisé le tableau ou, au moins, en a supervisé l’exécution. De l’autre, quelqu’un lui en a passé commande, lui a fourni des fonds pour le réaliser et a prévu, après l’achèvement de l’œuvre, d’en user d’une façon ou d’une autre. Chacune des deux parties agissait dans le cadre d’institutions et de conventions – commerciales, religieuses, conceptuelles, sociales dans l’acception la plus large du terme [2].
8Plus loin, Michael Baxandall explique pourquoi l’organisation de l’espace pictural de la Renaissance, qui nous paraît si complexe aujourd’hui, reposait sur des dispositions mentales communes aux artistes et à leurs clients. Il évoque la technique de mesure : « Les marchandises n’ont été transportées régulièrement dans des récipients de taille standardisée qu’à partir du xixe siècle. » Il fallait donc être capable de mesurer « en se servant de la géométrie et de ? [3] ». Or, il existait un manuel d’instructions pour mesurer un tonneau dont l’auteur est un peintre, Piero della Francesca. Michael Baxandall donne d’autres exemples, notamment celui des opérations de change, alors que cohabitaient une multitude de monnaies. La conception et l’assimilation de la perspective picturale reposaient sur une disposition intellectuelle et pratique pour le calcul.
9La perspective construit un monde visible calculable. Elle formule aussi une position dans ce monde, celle d’un individu dont le point de vue est déterminant. Celui qui « voit » en perspective est au centre et regarde un centre. La seule place convenable pour voir le monde et pour le représenter est la sienne. Quand le peintre exécute un tableau, il occupe la place qui sera celle de son client quand ce dernier aura acquis l’œuvre. L’artiste et le commanditaire occupent donc le même espace, et ils partagent le point de vue à partir duquel ils construisent une représentation du monde qui satisfait leurs exigences mentales. Cette construction permet de fixer dans l’espace, à la manière d’un organigramme virtuel dont le point de vue et le point de fuite seraient générateurs, le modèle qui régit leurs relations. Le peintre adopte un point de vue, il le fixe par la peinture, et il le cède à son client quand ce dernier acquiert la toile, car il est impossible que les deux occupent la même place en même temps.
Le système des galeries et les conditions de la création
10A l’époque qu’évoque Michael Baxandall, la quasi-totalité des œuvres étaient réalisées à la commande, cette dernière étant associée à des programmes (souvent contractuels) auxquels les artistes ne pouvaient que rarement se soustraire. Ces contraintes venaient du lien direct entre celui qui passait commande et celui qui l’exécutait. A partir du xviiie siècle, avec les Salons, et du xixe, avec les galeries, ce lien est rompu. Les artistes conçoivent et exécutent leurs œuvres en dehors de toute commande et de toute contrainte apparente. Ils les présentent dans un Salon ou dans une exposition en espérant qu’elles trouveront acquéreur.
11Dès lors que le talent de l’artiste s’identifie à sa capacité de produire des objets dont il a fixé lui-même les fins et les moyens, on se trouve dans une situation conflictuelle. L’exigence d’originalité se heurte à l’incapacité du public à reconnaître immédiatement cette originalité. Les artistes novateurs doivent trouver des clients sensibles à l’innovation, et trouver d’autres dispositifs de vente que la commande directe ou les Salons. C’est la naissance du système des galeries, avec des marchands qui servent d’intermédiaires et des critiques d’art qui soutiennent les œuvres et les artistes par leurs écrits – un système ancré localement ou régionalement, car les galeries ont pignon sur rue dans une ville et souvent dans un quartier.
12Dans ce système, une valeur est reconnue par tous les acteurs – artistes, marchands, collectionneurs, critiques, public d’amateurs –, celle de la liberté de création qui décrit un univers dans lequel la capacité d’être soi-même est plus précieuse que toutes les autres, un univers où l’individu dispose des moyens d’être lui-même et d’agir de sa propre initiative. Le modèle s’applique aussi bien à l’artiste qu’à l’entrepreneur, au commerçant, à l’ingénieur, au chercheur, et à tous ceux qui mettent leurs capacités individuelles au service d’un projet ou d’une institution, parce que ce sont leurs capacités et non celles d’un autre. Pour ces artistes et pour ce public, la liberté de création doit être visible, c’est-à-dire que les œuvres doivent exprimer quelque chose qui n’appartient qu’à leur auteur. L’expression individualisée est le signe de la liberté. Elle est l’injonction qui maintient la fiction selon laquelle un artiste peut être à la fois dans et hors des contraintes sociales que lui impose l’exercice de son art.
13Ce système a dominé jusqu’aux années 1970. S’il perdure pour l’art local et régional, il ne cesse de reculer en ce qui concerne l’art international. La plupart des œuvres présentées dans les grandes expositions, comme la Biennale de Venise ou la Documenta de Cassel, sont des commandes passées aux artistes. Elles sont financées soit par les organisateurs, soit par des institutions publiques, soit par des galeristes qui se muent ainsi en commanditaires. Les grands collectionneurs et les institutions se sont mis à acquérir ces œuvres directement et discrètement dans ces manifestations, et les marchands qui servaient d’intermédiaires y trouvaient leur compte ; ils en ont financé de plus en plus. Pour éviter le développement de ce marché parallèle, la plus prestigieuse des foires d’art moderne et contemporain, Art’Basel, a créé en l’an 2000 une section qui accueille des œuvres monumentales, financées par les galeries (Art Unlimited). Il s’agit d’un nouveau mode de production, analogue à celui des industries culturelles.
Qui sont les commanditaires d’aujourd’hui ?
14L’interprétation que propose Michael Baxandall suppose l’existence d’un espace socio-économique dans lequel les artistes et leurs commanditaires peuvent nouer des relations et réaliser des transactions à la satisfaction de tous. Qui sont, actuellement, ceux qui acquièrent les œuvres, les collectionnent et les exposent, parfois dans des fondations ou des établissements qu’ils ont eux-mêmes créés ? Agissent-ils dans un espace socio-économique homogène ? Et, si c’est le cas, à quoi ressemble cet espace ?
15Au mois d’octobre 2006, Lorenzo Rudolf et Pierre Huber annonçaient à Paris la première édition d’une nouvelle foire d’art internationale pour septembre 2007 à Shanghai, SHContemporary, soutenue par les autorités de la métropole économique chinoise. Lorenzo Rudolf a été le directeur de Art’Basel avant de diriger le Salon du livre de Francfort, puis de revenir au marché de l’art. Pierre Huber est un grand marchand suisse ; il a notamment fait connaître de nombreux artistes chinois et contribué, avec Lorenzo Rudolf, à faire de Bâle le centre mondial de l’art, chaque année au mois de juin, durant la semaine de Art’Basel.
16SHContemporary bénéficie du soutien logistique et de l’organisation d’une autre foire européenne, celle de Bologne, dont le président est Luca Cordero di Montezemolo, PDG de Ferrari, personnalité influente au sein de la Cofindustria, l’organisation patronale italienne. Luca di Montezemolo est aussi membre du conseil d’administration de Printemps-Pinault-Redoute (PPR), dont le président est François-Henri Pinault, fils de François Pinault, l’un des plus grands collectionneurs d’art du monde, propriétaire de Christie’s, la première société de ventes aux enchères de la planète.
17François Pinault a nourri le projet d’édifier sur l’île Seguin de Boulogne-Billancourt, ancien siège des usines Renault, une fondation et un musée pour exposer sa collection. En 2005, fâché par les lenteurs politiques et administratives, il a renoncé et s’est rabattu sur Venise. Il a acquis le Palazzo Grassi, dont il a confié la direction à un ancien ministre français de la Culture et ancien président du Centre Pompidou, Jean-Jacques Aillagon. Le Palazzo Grassi étant trop petit pour ses trésors, il songeait s’étendre en occupant les bâtiments de la Dogana, toute proche. Entre-temps, un concurrent a surgi, la Fondation Guggenheim, basée à New York, dont la puissance culturelle se répand, elle aussi, sur le monde, puisqu’elle a des succursales à Bilbao et à Berlin. La Fondation Guggenheim projette de venir en Chine, où le Centre Pompidou est également actif, puisqu’il a signé un accord avec les autorités chinoises pour la création d’un musée d’art moderne et contemporain à Shanghai, après l’échec d’un projet analogue à Hong-Kong.
18A la fin des années 1990, Art’Basel ne pouvait plus grandir, risquant d’étouffer sous son propre succès. Ses organisateurs devaient refuser, chaque année, de nombreuses galeries. Et l’affluence des marchands et acheteurs venus des Etats-Unis prouvait qu’il y avait une place à prendre sur le marché américain, malgré la puissance des galeries new-yorkaises. Pour éviter un affrontement économique direct, les responsables de Art’Basel décidèrent d’ouvrir à Miami une deuxième foire de Bâle nommée Art Basel Miami Beach, dont la première édition a eu lieu en 2002. C’est l’un des plus grands événements culturels des Etats-Unis, selon ses organisateurs (ils confient, dans leur enthousiasme, que les aérodromes de Miami sont au deuxième rang en ce qui concerne le nombre des jets privés accueillis pendant leur foire après le Super-Bowl, la finale du championnat de football américain).
19L’économie de l’art tourne rond ; le montant des ventes d’art moderne et contemporain de l’automne 2006, à New York, a atteint plus de 1,3 milliard de dollars en deux semaines. Aucune crise n’est en vue, parce qu’il y aurait des réserves financières et qu’il existe une clientèle potentielle qui ne s’est pas encore tournée vers le marché de l’art. Désormais, dit-on du côté des bureaux de la foire de Bâle, l’art contemporain est un mode de vie. Et c’est, paraît-il, la raison pour laquelle les expositions de design voisinent avec les expositions d’art plastique pendant la semaine de Art Basel Miami Beach.
20Les principaux acteurs du marché de l’art mondialisé – marchands, collectionneurs, responsables de grandes institutions – se connaissent et se rencontrent à l’occasion des foires et des expositions les plus importantes. Les vendeurs tentent de présenter la « marchandise » qu’ils supposent la plus attractive. Les collectionneurs tentent d’acquérir les œuvres qu’ils supposent devoir faire date avant les autres collectionneurs. Les responsables d’institutions recueillent les miettes, en espérant qu’ils recevront un jour le reste en héritage. Quant aux nouveaux venus, ils se plient à des règles du jeu qui ont été fixées avant leur arrivée. Il s’agit d’un espace social non localisé – avec ses règles, ses coutumes et ses croyances –, qui existe sur les réseaux de communication et se reconstitue matériellement à l’occasion de grands événements.
Du principe de liberté à de nouvelles injonctions
21Nous vivons aujourd’hui sous un régime mixte : d’une part, soutenu par l’idéal de liberté de création que légitime encore l’existence d’un marché pour des œuvres conçues en dehors de toute commande directe ; d’autre part, orienté par les commandes institutionnelles ou privées, que reçoivent directement les artistes et définissent, à cause de leur plus grande visibilité, les courants artistiques dominants du moment.
22Dans le nouveau système de l’art contemporain mondialisé, la valeur d’expression et de liberté n’a plus autant d’attrait – ce qu’indique le fait que les artistes ne parlent plus de leur « œuvre » mais de leur « travail ». Quelle que soit leur origine, ils ont pris l’habitude de résidences provisoires – à New York, Paris, Berlin, Amsterdam, Londres, Dakar, Salvador ou Shanghai –, dont ils changent fréquemment. Etant donné la complexité et la taille des œuvres qu’ils produisent, ils emploient des assistants, et leur activité s’apparente de plus en plus à celle de petites entreprises, où ils sont à la fois concepteurs, patrons, gestionnaires et chargés de relations publiques. Ils se rendent dans les grandes foires et dans les grandes expositions, où ils rencontrent les autres acteurs de l’art international.
23Cette situation, qui remplace progressivement le régime d’autonomie lié au système des galeries, a des traits communs avec celle de la Renaissance – à une différence près, essentielle, qui définit le nouveau régime de l’art : cette activité n’est plus liée à un territoire ; une capitale mondiale de l’art hors-sol, déterritorialisée, est en train de se construire. On s’y déplace en avion. On y communique par Internet et par téléphone portable. On y réalise des œuvres reproductibles dont l’unicité n’est garantie que par un contrat qui en limite le nombre d’exemplaires. On y compare la pesanteur des matériaux bruts à la légèreté des images virtuelles et à la mobilité des réseaux. On y vérifie la possibilité d’être à la fois ici et ailleurs, d’être celui-ci et celui-là, grâce aux nouvelles technologies et aux univers artificiels. On y esthétise les violences et les solitudes – la guerre, les attentats, la jungle urbaine, le sexe… Mais c’est toujours un monde vu d’en haut par ceux qui ne le subissent pas. Les artistes, les marchands, les collectionneurs qui habitent cette capitale de l’art vivent une expérience commune, partagent les valeurs et les modes de représentation d’une existence déterritorialisée.
24Une nouvelle injonction apparaît, que figurent certaines œuvres contemporaines. Ainsi celle du photographe Jeff Wall, qui réalise de grandes diapositives (au format affiche), où un verre ou un plexiglas s’interpose entre le spectateur et l’image. Celle-ci est mise à distance, d’autant que ces photographies sont des compositions qui ont l’apparence d’instantanés pris sur le vif – sans l’être. Le spectateur est maintenu en dehors de ce qu’il voit. Il ne peut pénétrer ni visuellement (comme c’était le cas pour un tableau), ni physiquement (comme c’est le cas pour une installation). C’est un dispositif de séparation (nous dirions sans hésiter que c’est un dispositif d’exclusion, si cela ne prêtait pas à confusion). A l’opposé, de nombreuses installations absorbent littéralement le spectateur, que ce soient des installations-vidéo, avec leurs projections géantes dans des espaces clos et obscurs, ou des ensembles d’objets dans lesquels le spectateur peut pénétrer et voir de plusieurs points de vue, puisqu’il se déplace. Dans ce cas, la vision adéquate implique la fusion du spectateur avec l’objet qu’il regarde (il en fait partie, et fait d’ailleurs partie du spectacle pour ceux qui seraient restés en dehors) ; elle implique son inclusion dans le dispositif.
25Cette opposition entre l’inclusion et l’exclusion décrit la situation du monde globalisé où évoluent ensemble les artistes contemporains et ceux qui acquièrent leurs œuvres. Où l’on doit choisir, quand on le peut, d’être dedans ou dehors, tout en étant capable d’être ici et ailleurs – à Paris, Shanghai et Miami. Où il faut avoir plusieurs visages. Car un dirigeant de multinationale ou un financier résolu peuvent être des amateurs d’art sensibles et attentifs, et attendre des artistes dont ils collectionnent les œuvres qu’ils représentent sans indulgence le monde imparfait qui est à leurs pieds.