Études 2005/7 Tome 403

Couverture de ETU_031

Article de revue

Repas

Pages 89 à 101

Notes

  • [*]
    Philosophe. Auteur de On ne choisit pas ses parents. Comment penser la filiation et l’adoption ?, Seuil, 2003.
  • [**]
    La règle la plus officielle de la liturgie catholique ne donne pourtant aucune indication sur la couleur du vin, et c’est probablement aussi pour des raisons pratiques (les taches de vin rouge sur le linge sont plus difficiles à nettoyer) que le vin blanc est devenu la norme.
English version

1Les repas ne rassemblent pas seulement des gourmets et des gourmands, mais d’abord des convives, des compagnons, des invités, des amis. L’art y est service, le rituel y est signe, on y célèbre ce qui rapproche, on y scelle des alliances, on s’y réconforte, on y tente des réconciliations ; parfois, on s’y affronte. Souvent, les surprises sont au rendez-vous : il arrive que les fêtes tournent court et qu’un repas improvisé devienne fête. Le temps est passé où l’immuable rituel des repas de famille sous l’autorité sourcilleuse du pater familias engendrait un ennui sans fond. Mais, quelles qu’en soient les « saveurs », quels que soient les rites et les cultures, et même si la course de la modernité fait qu’on ne « dresse plus la table » tous les jours, le repas est et demeure un acte social hautement symbolique, un temps de métamorphoses en tous genres : le besoin de se nourrir devient occasion de se poser, de sortir de la précipitation, de retrouver le goût, d’inaugurer une rencontre, de tenter une parole. Que ces « Figures Libres » soient, en cette période des vacances, une invitation et une incitation.

Le pain d’Homère et le « fast-food »

2Jean-Philippe Pierron[*]

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3Au temps d’une civilisation des mœurs, le code du repas – « Tiens-toi bien à table » – avait sa liturgie. Le repas compose désormais d’autres partitions : menu solo, repas fractionné, repas d’affaires. Si les manières de table relevaient d’impératifs conventionnels, le mode contemporain relève plutôt d’un impératif fonctionnel. L’organisation et la planification des repas sont devenues des problèmes techniques : cantine scolaire, restaurant d’entreprise, etc.

4Le repas questionne donc la façon qu’a notre gastro-nomie d’articuler le gaster et le nomos, les appels du ventre et les lois culinaires. En effet, tantôt le repas oscille vers le ventre pour ne remplir que les estomacs, tantôt il nourrit de véritables communions. Que se passe-il à table, en plus des plats, si ce n’est une certaine manière d’y être homme ? Que signifie « se mettre à table », si ce n’est dresser sur le plateau un trait-d’union entre le haut du nomos et le bas du gaster ? Car, si les dessous de la table masquent l’ancrage terrestre et vivant des corps mangeant, sur le dessus une cérémonie initie une liturgie de la perception gustative. Il y a l’œil, sollicité par la construction de l’aliment tenu à distance ; l’ouïe, éveillée par les sonorités qui suggèrent des matières métamorphosées ; l’odorat, stimulé par les concentrés d’arômes prophétisant des univers ; la gustation, enfin, qui, dans une saturation papillaire, signale un monde faisant son entrée. Je deviens un instant ce que je goûte. Quant au toucher, il a la retenue que suppose l’instrumentation culinaire, convoqué parfois dans la sensualité du « à mains nues ». Et les repas chics ou fractionnés, rapides ou prolongés, cultiveront cette phénoménologie de la perception dans des élaborations savantes et des échanges sociaux, ou bien la réduiront au rang de prédation.

5Comment manger interroge le pourquoi manger, car la nutrition n’est pas l’alimentation. La nutrition est un fait de constitution (il faut bien manger), là où l’alimentation est un fait d’institution (il faut bien manger). Si l’animal capte la matière qu’il dévore immédiatement, l’homme, au contraire, en fait des manières. L’homme dresse la table quand les besoins sont, eux aussi, « dressés ». C’est dire qu’il cultive l’aliment et le sublime. La nutrition a de prosaïque ce que la cuisine a de poétique. Le repas révèle comment, autour de l’aliment, la culture reprend l’initiative d’une inventivité culinaire, là où la nature imposait une nécessité.

6Mais l’histoire ne repasse jamais deux fois les mêmes plats, et les compositions de nos tablées connaissent leurs contradictions : la plus haute gastronomie, qui tire le repas vers les sommets raffinés des plaisirs gustatifs, cohabite avec le repas ramené à la fonctionnalité de l’en-cas ou du fast-food ; fleurissent les tables d’hôte qui invitent à se poser quand disparaît la table dans le cours des activités ramenant l’alimentaire à l’utilitaire. Le repas se décline sur un éventail allant de sa version minimale, où manger équivaut à s’alimenter, à sa version maximale, où manger c’est déguster. Bref, dans une culture qui reçoit son rythme de la frénésie d’un système technicien, manger prend du temps, trop de temps, perd du temps. En bonne logique technicienne, le repas doit connaître sa phase industrielle de rationalisation. C’est ainsi qu’à l’alchimie des maîtres-queux se substitue la chimie d’assemblages standardisés. Les cuisiniers disparaissent au profit des assembleurs ; les convives se muent en clients pressés. Dans des sociétés de services tertiaires comme les nôtres, on mange comme on travaille : à la chaîne. A la tablée s’est substitué le plateau-repas. Dans les cafétérias ou avec le plateau-télé, individualisme et technicité font donc bon ménage. Le plateau y est l’envers du plat. Si ce dernier suppose un collectif, celui-là requiert un atomisme. Et le repas devient l’objet d’une industrie générale de restauration. Aussi, lorsque le sens du repas disparaît, il ne demeure qu’à l’état de signal. Et l’on vend l’imaginaire du repas, tandis que s’estompe son effectivité. Les publicitaires ne s’y trompent pas. Au point que les imaginaires du repas, si sensibles chez les propriétaires d’animaux domestiques – pour qui un plat est bien plus qu’une platée –, sont convoqués pour que les chats, eux aussi, aient « leur repas ».

7Ces observations, mettant « le pied dans le plat », ne sont pas des lamentations. Elles révèlent que le repas se situe dans un milieu de vie humain, très humain. Dans ses liturgies journalières comme dans ses célébrations d’exception, le repas institue des communions humaines dans des univers partagés. Manger, en plus d’ingérer des protéines, c’est communier à des valeurs. C’est pourquoi penser le repas revient à croquer l’instantané d’une société. Aussi les nouvelles et nombreuses figures contemporaines du repas (pique-nique géant, expansion des cuisiniers à domicile, livres de recettes, sacralisation des grands chefs, repas de quartier, etc.) manifestent-elles une orientation sociale et politique de la poétique alimentaire. Il y a dans le repas une dimension politique – manger durable –, mais s’y développe également une manière de résister à la mécanisation du monde par l’imagination poétique. Au fond, le temps du repas devient parfois la réplique à la normalisation ambiante, instituant et constituant par là-même un type d’homme.

8Certes, depuis toujours, manger c’est s’humaniser. Mais si manger fait « grandir », partager un repas élève. L’homme mangeur du pain d’Homère élabore, par ses plats, des frontières d’humanité entre l’humain et le non-humain. Nos repas sont alors des labyrinthes qui enserrèrent dans leurs pratiques les minotaures de nos appétits. Mais ils sont également une façon de tenir un étiage élevé d’humanité. De sa scène ordinaire à la Cène, le repas est la réponse poétique du symbole, entendu comme signe de reconnaissance, à la réduction fonctionnaliste. Prendre le temps du repas ensemble stimule un travail poétique qui brise les rythmes de l’opérationnel, et explore des possibles sous l’effet d’une imagination culinaire productrice de surprises savoureuses. Le repas inaugure, en effet, un espace transitionnel, un tiers-espace de liberté, mettant du jeu pour que s’échange plus et davantage que des capitaux symboliques consommables. N’est-ce pas ce qui s’invente dans les repas de rue, spontanément initiés par des amitiés de voisinage ? Ce qui se cherche et se trouve dans des pique-niques plus ou moins organisés, tel celui du Pont des Arts à Paris ? Etrangement, les mœurs conviviales du repas inventent une nouvelle façon, libre, de manger là où le droit, l’hygiène et les normes sanitaires enferment le repas dans une normalisation étouffante. Au fond, le repas pris ensemble se révèle être l’augmentation iconique de la nourriture. On peut en faire tout un plat !

Fêtes et festins

9Marianne Groulez

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10Ils sont douze à table, plus un bébé, sous l’œil omniscient et cynique d’un Dieu cruel qui manipule leurs destinées. Douze adultes qui se préparent, à leur façon, à rendre grâces en partageant la traditionnelle dinde de Thanksgiving. Mais, d’emblée, « le fumet se répand telle une douleur dans la maison », « pas à cause de la faim mais à cause de l’idée insinuante, désespérante, sans cesse transmise et retransmise aux tripes, de la dinde en train de dorer lentement dans son jus, faisant perversement miroiter des promesses de chaleur bonté bonheur ». Et, au fil des chapitres – « Préparatifs du repas », « On se sert », « Le temps passe », « On se ressert », « Le dessert », « On s’enivre », « On divague », « On sombre un peu », « On rêve » –, chacun se défait de son costume de fête et, en mangeant, en buvant, dévoile peu à peu failles et souffrances.

11Le repas de fête mis en scène par Nancy Huston, dans son roman Dolce agonia, est bien plus qu’un repas. Mais c’est aussi bien autre chose qu’une fête. Une Cène païenne et moderne, un tableau de vanités vivant ; une célébration de la joie, de l’amitié, de la bonne chère, mais aussi un puissant révélateur des fragilités des convives, des faiblesses et de la mortalité de leurs corps attablés. La fête est irréductible à la nourriture qui la célèbre ; mais le festin, en retour, peut soudain déborder la signification festive dont on a voulu le charger.

12Il est des repas sans fête, mais guère de réunion festive sans repas. C’est dans le repas que la fête s’incarne et s’orchestre. La régulière et nécessaire satisfaction d’un besoin, tout juste organisée par le rituel quotidien, devient la substance même de la célébration. Non que, par une mystérieuse transmutation, le pain quotidien se fasse menu de roi, changeant de nature en même temps que de fonction, ou que le luxe des mets suffise aux réjouissances. Un repas qui comble les sens peut, assurément, être à lui tout seul une fête, une « petite fête » : le mot « festin » le dit littéralement. Mais cette « petite fête », comme on nomme aussi en islam l’aïd el-fitr (fête de rupture du jeûne), évoque une grande fête, plus solennelle, dont la consommation organisée de nourriture ne serait peut-être qu’un élément.

13Ce n’est pas uniquement la quantité ou la qualité des aliments qui distingue le repas festif du repas ordinaire. Serait-ce celle des commensaux ? Le partage est essentiel au festin, banquet de famille ou dîner en tête-à-tête par lequel un couple commémore lui-même son histoire. Qu’un seul convive vienne à manquer, la fête est gâchée – dans le tragique ou dans le grotesque, à l’instar du festin minutieusement préparé, jusqu’au ridicule, pour un supérieur hiérarchique qui ne viendra jamais, condamnant ses hôtes à dîner seuls de somptueux restes ou à recourir à des invités de substitution (Belle du seigneur). Mais partager n’est pas festoyer. Il faut encore au repas de fête ce qui vient, le cas échéant, pallier l’absence de qualité ou d’abondance des mets : la mise en scène et, surtout, la nature symbolique de l’aliment.

14Car le repas que l’on partage à l’occasion d’une fête – banquet de mariage, dîner d’anniversaire – n’est pas le repas qui constitue la fête : celui qui, par son seul menu ou même par sa seule existence, signale la teneur festive du moment. Dans la fête musulmane de rupture du jeûne, qui clôt le ramadan, c’est le fait de manger qui donne en tant que tel le coup d’envoi de la fête, des tables les mieux garnies aux foyers les plus modestes et aux repas collectifs organisés pour les démunis. La nourriture, quelle qu’elle soit, est alors festive, à la différence des repas dont la composition spécifique vient traduire en langage alimentaire la teneur, religieuse ou païenne, de la célébration : agneau pascal ou – plus prosaïques – chocolats, dinde de Thanksgiving ou « treize desserts » provençaux.

15Même alors, pourtant, la fête est ailleurs que dans le repas qui la célèbre. L’aïd el-fitr renvoie non seulement à une autre fête, l’aïd el-kebir, mais aussi au jeûne dont elle signale la fin (et elle n’est, de cette fin, que la manifestation la plus visible). Directement ou indirectement, le repas renvoie à une transcendance. Directement, comme dans le repas totémique où l’animal consommé renvoie au père ou à l’ancêtre dont on absorbe la force ; indirectement : l’aliment signifie alors un référent qui est à son tour un symbole (chaque agneau pascal représente l’agneau qui est symbole du Christ) ou qui appartient à l’époque que l’on commémore – le pain azyme consommé lors de la Pâque juive renvoie au pain non levé des Hébreux que Yahvé fit sortir en toute hâte d’Egypte. De sorte que le repas rituel – que le rite soit religieux ou non – constitue un moyen et non une fin en soi ; et ce moyen est une médiation vers une forme de transcendance. Le repas est alors, de la fête, une condition nécessaire mais non suffisante : on mange pour festoyer, mais le repas de fête consacre l’au-delà du repas. Paradoxale mission que l’on confie ainsi au ventre : celle de célébrer son contraire. Mission grosse de dangers, peut-être.

16Qui ne se souvient, en effet, de repas de famille où la fête tourne mal ? Où, peut-être privé de ses garde-fous coutumiers par la bonne chère, la trompeuse et temporaire intimité, ou encore enhardi par la boisson, l’un ou l’autre trahit soudain hostilité, désespoir, secrets enfouis ? Comme si, par une étrange chimie, l’absorption de la chère festive faisait recracher haines et rancœurs ; comme si le festin était aussi ce moment où, littéralement, on « met tout sur la table ». Dans le film Festen, de Thomas Vinterberg, la famille attablée autour du patriarche voit resurgir, progressivement et par à-coups, comme par hoquets, le secret de l’inceste. Est-ce pour avoir consommé la nourriture servie par ses parents que le héros « déballe » ainsi la consommation par son père de son propre corps, ainsi que de celui de sa sœur ? Comme chez Nancy Huston, tout se passe alors comme si le mécanisme de l’alliance entre repas et fête s’enrayait, ou plutôt comme si, une fois sur la lancée de sa mission symbolique, le rite du repas ne pouvait plus s’arrêter de signifier, et commençait à tout dévoiler, joies et traumatismes confondus : de la consommation collective à l’entre-dévoration ; de la célébration festive de ce qui transcende le repas à la survenue de ce qui se cachait sous la table ou de ce qui restait trop dur à avaler. On ne se réunit pas impunément pour fêter ce que l’on mange et manger ce que l’on fête.

« Prenez et buvez-en tous… »

17Pierre Faure s.j.

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18Quelle incroyable amputation s’est produite dans le repas eucharistique du rite romain pour condamner les fidèles pendant des siècles au régime du pain sec, en écoutant sans broncher et dans la pure désobéissance à l’invitation (l’ordre ?) de Jésus : « Prenez et buvez-en tous… » Comment comprendre ?

19Réalisme du sang évoqué par la couleur rouge du vin, difficile à supporter [**] ? Crainte des réactions imaginaires réactivées par la vue du vin/sang ? Difficultés pratiques de la communion ou/et de la conservation du vin ? Hypertrophie du rôle du prêtre qui communie seul au vin/sang au nom de (à la place de…) tous les fidèles ? Mais, pourtant, toutes les liturgies chrétiennes orientales ont maintenu sans interruption la communion au pain et au vin eucharistiques pour tous les fidèles. Bien sûr, en Occident, sur ce sujet, certains réformateurs ont exagéré, et la lutte catholique contre la Réforme, exagérant à son tour, a bloqué les choses. Et puis, il y a de la discipline dans les rangs catholiques où, à cette époque, on ne lit plus le texte biblique ni même évangélique, et où les fidèles ne comprennent plus les paroles de la liturgie… Car, enfin, les paroles du Livre sont nombreuses, anciennes, fortes et centrales qui, depuis l’Exode jusqu’à l’Apocalypse, valorisent le sang versé, l’image de la vigne, et le signe du vin des repas de noces.

20Mais il faut commencer par les paroles de Jésus lui-même au cours du repas : « Buvez-en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance répandu pour la multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 28). Parler d’alliance, c’est parler de famille, et donc de sang. Et toujours ces alliances sont scellées par un repas au cours duquel on boit du bon vin. Jésus ne peut pas dire en donnant le pain à ses amis : « Ceci est le corps de l’Alliance », et il ne le dit pas. Le pain assure la nourriture quotidienne, mais il ne suffit pas à la fête de l’alliance.

21Le repas de la Pâque que Jésus célèbre ce soir-là avec ses disciples est le mémorial de la sortie de ses ancêtres hébreux hors de l’esclavage où ils vivaient en Egypte, il y a 1 200 ans. En ce temps-là, chaque famille a eu la vie sauve en marquant le linteau de sa maison avec le sang d’un agneau immolé pour célébrer la Pâque (Exode 12, 7-13).

22De plus, lorsque Jésus dit (littéralement) : « Ceci est mon sang de l’alliance », il cite une expression du récit du rite scellant la première conclusion de l’alliance entre Dieu et le peuple par Moïse en Exode 24, 8. Moïse asperge le peuple avec le sang de jeunes taureaux offerts en sacrifice de communion, et dit : « Ceci est le Sang de l’Alliance que Dieu a conclue avec vous. »

23On rapporte rarement les paroles que Jésus ajoute après avoir donné ce soir-là la coupe de vin à ses disciples : « Je vous le dis : désormais je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je boirai un vin nouveau avec vous dans le Royaume de mon Père » (Matthieu 26, 29). Et l’évangile de Marc et celui de Luc rapportent les mêmes paroles. Quelles bonnes nouvelles : Jésus aime le produit de la vigne, il attend de nous accueillir pour boire le vin nouveau avec nous en présence de Dieu même ! Déjà les prophètes bibliques ont annoncé que Dieu prépare pour tous les peuples à la fin du temps un festin de fête, « festin de vins vieux et affinés » (Isaïe 25, 6-7), et cette annonce résonne jusque dans l’Apocalypse : « Heureux les invités au festin des noces de l’Agneau » (Ap. 19, 9).

24Personne n’oublie la présence de Jésus aux noces de Cana, au cours desquelles il change en vin fameux plus de six cents litres d’eau ! Et puis, il y a la vigne. Dans la Bible, c’est le peuple choisi qui est comparé à une vigne que Dieu a plantée. Et souvent Dieu se plaint que cette vigne ne donne pas beaucoup de fruits ou que les vignerons soient incapables ou violents. Dans l’évangile de Jean, la figure s’enrichit et s’accomplit : « Moi je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron… Moi je suis la vigne, vous les sarments » (Jean 15, 1-5).

25Matthieu parle à plusieurs reprises de Dieu comme du maître d’un domaine viticole. Il cherche des ouvriers pour travailler à sa vigne (20, 1-16), et y envoie aussi ses fils (21, 28-31).

26Quel soin, quelle vigilance et quel travail nécessite la vigne à chaque étape de sa croissance, avec la contrainte aussi de jongler avec les variations de la météo ! Mais quel bonheur, ensuite, dans la cave, d’écouter le propriétaire viticulteur présenter ses vins dans une sorte d’émerveillement ! A Champ-sur-Layon en Anjou, comme à Meursault en Bourgogne ou à Martillac dans les Graves, il indique comment, en plus du cépage, c’est le sol d’abord qui fait la différence ; mais aussi l’ensoleillement, la manière de vendanger, puis d’égrapper et de presser le raisin, le mélange des cépages, la conduite de la fermentation, le choix des fûts, etc. Lorsque le prêtre dit en présentant le vin à Dieu : «… fruit de la vigne et du travail des hommes », il concentre et résume beaucoup ! Quant au goût, les œnologues dans les présentations écrites des vins analysent aujourd’hui les saveurs en détail : « Vin nuancé, subtil, d’une grande finesse aromatique. Au nez se mêlent des arômes de fruits à chair blanche (pêche, ananas) et des notes aromatiques florales d’une infinie délicatesse. En bouche il est doux et soyeux, tout en tendresse. » Une musique de goûts !

27Voilà tout ce qui se trouve dans un seul vin et qui arrive jusque sur la table du repas. Une sorte de sang de la terre, de liqueur de la création, de parfum de lumière qui reflète le ciel. Alors, boire le sang du Christ ne consiste pas à s’abstraire des saveurs et du goût du vin, mais au contraire à les éprouver pour recevoir leur chant céleste. Car, si le vin de nos fêtes chante et nous fait chanter, a fortiori celui de notre résurrection. En ce sens, « le pain/corps » parlé par le Christ (« Ceci est mon corps ») parle du Christ et nous parle. Le pain est du côté du Christ : Corps, Parole et pain. Et le vin de l’alliance et de la vie donnée chante la gloire de Dieu et la victoire du Christ, puis devient notre chant. Il est plutôt du côté de l’Esprit : Sang, Esprit et vin. Mais spirituel ne s’oppose pas à corporel : il y a une gloire du sensible. Et c’est par le plus corporel et le plus sensoriel que nous vient le plus spirituel. Mais, bien des fidèles ont du mal à y consentir. Nous l’acceptons pour le pain eucharistique, nous le ressentons pour la musique et les icônes, mais, manifestement, nous nous en méfions pour le vin.

28Jésus dit : « Moi je suis le pain vivant qui est descendu du ciel » (Jean 6, 51). Pourquoi ne dirait-il pas : « Moi je suis le vin vivant qui vous mène au ciel » ? Car c’est bien ce que fait le repas eucharistique.

Piège à tableaux

29Laurent Wolf

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30A la terrasse du Restaurant Fournaise sur l’île de Chatou, près de Paris, autour d’une table encore chargée des restes d’un repas bien arrosé, les jeunes gens d’une classe moyenne heureuse d’être au monde conversent, avec dans les yeux la torpeur euphorique qui précède les siestes méritées. A gauche, au premier plan, une jolie femme en chapeau à fleurs, les yeux mi-clos, semble embrasser un rêve. Deux hommes en canotier – l’un debout, l’autre assis, tous deux en camisole sans manches – ont la posture inclinée qui suit les agapes à l’heure des digestifs. Au fond, une autre femme, accoudée, contemple la scène à distance. Quelques personnages, debout à l’arrière-plan, discutent avec animation. Sur la Seine, qu’on aperçoit à travers les feuillages, passe un petit bateau à voile. Ils ont chaud, et Renoir, qui a peint ce tableau en 1880-1881 (Le Déjeuner des canotiers, Pillips Collection, Washington), nous le dit avec une tranquillité gourmande.

31C’est un repas finissant, dont on devine la fête plutôt qu’on ne la voit. Une scène de genre qui n’en est pas une. Car, en peinture, les scènes de repas sont rares, du moins depuis que les représentations de la classe de loisir ont remplacé les allégories et les récits de la vie du Christ. D’ailleurs, est-ce un repas ? Plutôt un après-repas. Un moment où le rituel de la nourriture s’achève, où commence celui des séductions, des liens qui se nouent et se dénouent, où la parole et l’écoute se partagent, où s’offre au regard un certain héroïsme du plaisir. Ces gens sont bien. Bien ensemble. Bien dans leur peau (au moins à cette heure de l’après-midi). Bien socialement, car ils respirent la conquête et le droit de jouir d’une aisance sans ostentation. Ils n’ont ni la rigueur bourgeoise, ni le regard affamé. Pas de morale. Ils sont là, présents au monde. La table ouverte au premier plan, comme si elle attendait un autre convive : nous, peut-être, ou celui qui s’est reculé d’un pas pour la regarder et pour la représenter.

32Peu de tableaux figurent des moments aussi familiers. Il nous semble que la peinture devrait en être pleine. Des hommes et des femmes réunis, un dimanche d’été, sous une tonnelle pour se rencontrer et manger ensemble, quoi de plus banal ? Et, dans cette peinture qui, depuis la fin du xviiie siècle, s’évertue à saisir la douce banalité de l’existence, il devrait y en avoir beaucoup d’autres. Avant Le Déjeuner des canotiers de Renoir, il y en eut peu. La Noce villageoise (vers 1568) de Bruegel l’ancien, avec ses deux costauds en tablier qui portent des mets simples sur une planche devant la grande tablée. Chez les Hollandais du xviie siècle, ces scènes mi-morales, mi-sensuelles, qui célèbrent la rencontre ambiguë de la frugalité et de la jouissance, comme La Mangeuse d’huîtres (1658-1660) de Jan Steen. Et ces natures mortes, qui racontent les mets venus de près et de loin, précieux et sages. Un genre ancien, que l’on rencontre déjà sur les murs des villas riches de Pompéi ; et qui deviennent partout en Europe, à partir du xviiie siècle, avec les paysages, l’un des nouveaux genres artistiques. Une nature-morte, est-ce un repas ?

33Voyons Chardin (1699-1779) et ce Gobelet d’argent (1755) du musée de Lille : au premier plan, le gobelet que l’on retrouve dans plusieurs de ses tableaux à côté d’une assiette dans laquelle on voit une tranche de jambon ; au deuxième plan, une bouteille de vin et un pain entamé où est planté un couteau. Reste à passer à table. C’est un avant-repas, de la même manière que Le Déjeuner des canotiers est un après-repas. Chez Chardin, on attend. On est hors-repas.

34La nature-morte n’est pas comestible, quoi qu’elle évoque. Même dans la toile de Gauguin intitulée Le Repas (1891, Musée d’Orsay), les trois personnages assis derrière une table sont bouche close et ne touchent ni aux fruits exotiques, ni à la grande soupière. Serait-ce que le repas, ce presque-absent de la peinture profane, joue un autre rôle que le sien, celui d’une trace, d’un signe, d’une promesse ou, à peine clos, d’un souvenir ? La petite nature-morte devant les femmes du Bain turc (1862) d’Ingres, le panier renversé sur un drap blanc du Déjeuner sur l’herbe (1863) de Manet (qui se nommait d’abord Le Bain), le pique-nique posé au sol sur une nappe au milieu des baigneuses nues de Luxe, calme et volupté (1904) de Matisse, ou les fruits sur une table basse devant les terribles Demoiselles d’Avignon (1907) de Picasso, promesse ou souvenir ?

35Mais quelle promesse ou quel souvenir dans le non-temps pictural du repas ? Il y a là quelque chose qui ne se peint pas, qui ne fait pas partie du tableau, qui est le tableau suivant (ou précédent), celui que nous ne verrons pas. En 1635, Rembrandt, qui est heureux, qui est jeune et qui se voit beau, peint un Retour de l’enfant prodigue. Il tient Saskia, son aimée, sur les genoux, et lève à la santé du spectateur un grand verre d’une boisson aussi réjouissante qu’elle. On imagine assez bien la suite – qui ne fait pas partie du tableau. Curieusement, l’angle de vue de cette peinture ressemble à celui du Déjeuner des canotiers. Mais Rembrandt est dans le tableau et s’adresse au spectateur. Renoir est absent ; il occupe entièrement la place du peintre, absent du tableau puisque c’est lui qui voit et peint. Il nous suggère aussi tout ce qu’on a manqué et ce qu’on va manquer – d’une manière moins fraternelle que Rembrandt. Entre-temps, le peintre s’est arrogé la première place. C’est lui le maître du jeu. Un jeu qui nous paraît naturel seulement parce que la photographie a été inventée et qu’elle est entrée dans les mœurs.

36Pour saisir l’instant du Déjeuner des canotiers, Renoir fait un geste qui est devenu courant dans tous les repas de fête. Un convive, qui possède un appareil-photo (ou une caméra), se lève quand la ferveur mangeuse et buveuse fait une pause, repousse sa chaise, recule et immortalise ce moment d’existence – clic-clac – dont il enverra les épreuves à tous les participants. Il est difficile de savoir si Renoir a peint à partir d’un ou de plusieurs croquis, s’il a reconstitué la scène de mémoire, ou s’il disposait d’une photo pour travailler dans son atelier. Quoi qu’il en soit, Le Déjeuner des canotiers est le type idéal de la photographie de fin de repas, un instantané en peinture. Un type, et une exception ; reproduit depuis à l’infini sur la pellicule, mais toujours singulièrement absent de la peinture.

37Il y a dans les mystères de la table un autre mystère, le tableau. On le comprend en observant les innombrables solutions qu’expérimentent les peintres du xiiie au xvie siècle pour situer dans l’espace le plan de la table entre celui du sol et celui, virtuel, des regards des personnages qui sont assis tout autour ; les difficultés qu’ils doivent affronter pour représenter à la fois la table dans un espace cohérent et les objets qui se trouvent dessus (alors que la vision frontale tend à les dissimuler). Tables vues d’en haut, ou légèrement inclinées comme certains praticables de théâtre ; plans fortement rabattus pour ouvrir l’espace, faciliter la représentation et la vision des couverts, des mets et des convives. Le repas se dérobe à la vue telle que la conçoit le système pictural d’Occident, jusqu’à ce que la photographie, qui en est la fille, invente l’instantané souvenir qui n’est plus peinture. Ensuite, bien sûr, il est possible d’y revenir en réinterprétant le cadrage et la profondeur de champ de la photographie ou du cinéma, comme chez Edward Hopper (1882-1967). Mais, quels qu’en soient les sortilèges, ce sont des images mécaniques peintes.

38Au cours des années 1960, Daniel Spoerri, qui est classé parmi les nouveaux réalistes, a l’idée de fixer sur une table ce qui reste à la fin d’un repas, de couper les pieds du meuble et d’accrocher le tout au mur, verticalement. Il appelle ces objets des Tableaux-pièges. Ce n’est pas seulement la plaisanterie d’un artiste qui appartient à une génération iconoclaste. La peinture a tourné autour du repas pendant des siècles, parce qu’elle tournait autour d’une question dont elle ne trouvait pas la réponse. Le repas est un piège à tableaux.

Notes

  • [*]
    Philosophe. Auteur de On ne choisit pas ses parents. Comment penser la filiation et l’adoption ?, Seuil, 2003.
  • [**]
    La règle la plus officielle de la liturgie catholique ne donne pourtant aucune indication sur la couleur du vin, et c’est probablement aussi pour des raisons pratiques (les taches de vin rouge sur le linge sont plus difficiles à nettoyer) que le vin blanc est devenu la norme.
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