Études 2005/10 Tome 403

Couverture de ETU_034

Article de revue

Les protestants évangéliques français

La corde raide d'un militantisme sans frontière

Pages 351 à 361

Notes

  • [1]
    Si l’on inclut la mouvance pentecôtiste/charismatique (avec son accent sur l’Esprit Saint, les miracles, les charismes et l’efficacité pratique de la foi), on atteint un demi-milliard de chrétiens. En se limitant à la tendance évangélique de type piétiste-orthodoxe (traditions méthodistes, baptistes, Eglises évangéliques libres, darbystes …), on obtient environ 200 millions.
  • [2]
    Ces trois colloques ont été publiés : Rolland Campiche (éd.), Les Dynamiques européennes de l’évangélisme. Lausanne, Cahier de l’Observatoire des Religions, 2002 ; Sébastien Fath (éd.), Le Protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion, Turnhout, Brépols, 2004 ; Jean-Pierre Bastian (éd.), La Recomposition des protestantismes en Europe latine. Entre émotion et tradition, Genève, Labor et Fides, 2004.
  • [3]
    Voir, par exemple, Les Protestants. Histoire et Patrimoine, 2005, n°1 : dans les reportages et l’interview avec Philippe Joutard, le critère émotionnel domine largement comme facteur d’explication de la poussée évangélique.
  • [4]
    Peter Berger, La Religion dans la conscience moderne, Le Centurion, 1971, p. 87.
  • [5]
    Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, coll. Quadrige, 1996, p. 87. Serge Moscovici oppose ces « minorités nomiques » (type évangélique) aux « minorités anomiques », qui ne possèdent « pas de normes et de réponses propres », se définissant simplement par décalage et référence à la norme sociale dominante.
  • [6]
    Alain Souchon, Ultra-moderne solitude, chanson issue de l’album du même nom, octobre 1988.
  • [7]
    Cf. les premières pages de Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Calmann-Lévy, 1973.
  • [8]
    Cité par David Bjork, « Logiques de conversion individuelle et logiques confessionnelles : les modes d’évangélisation mis en œuvre par les pasteurs anglo-américains actuellement présents en France », Paris, thèse EPHE, 2003, p. 393-394.
  • [9]
    Jean Séguy, Conflit et utopie, ou réformer l’Eglise. Parcours weberiens en douze essais, Cerf, 1999, p. 32.
  • [10]
    Steve Bruce, God is Dead. Secularization in the West, Oxford, Blackwell, 2002, p.170.
  • [11]
    Jean-Paul Willaime, « Le pentecôtisme : contours et paradoxes d’un protestantisme émotionnel », Archives de Sciences Sociales des Religions, janvier-mars 1999, p. 13.
  • [12]
    Bernard Boutter, Le Pentecôtisme à la Réunion, L’Harmattan, coll. de l’AFSR, 2002, p. 218.
  • [13]
    Gabriel Millon, « Le piège de la solidarité », dans La Vie chrétienne. Trois cours, Bibliothèque des études chrétiennes, Mulhouse, Centre d’Études Chrétiennes, 1984 (2e éd.), p. 188.
  • [14]
    Dans un autre cours à destination du public évangélique, le pasteur Robert Farelly souligne plutôt le fait qu’il ne faut pas « fuir » le monde, « sainteté de serre chaude », « fidélité par le refus de combattre », mais qu’il faut « vaincre » le monde. « Le monde, ne le porte-t-on pas en soi ? », souligne-t-il. Robert Farelly, L’Enseignement de Jésus. Manuel de religion chrétienne, s.d., trente-septième leçon « Le chrétien et le monde », p. 114 et 115.
  • [15]
    Issues de la prédication de John-Nelson Darby (1800-1882), les assemblées darbystes sont nées en France au milieu du xixe siècle. Cette dissidence protestante évangélique, qui compte aujourd’hui plus de cent communautés, rejette le pastorat et valorise une piété rigoriste et intégraliste.
  • [16]
    Danièle Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, 1999.
  • [17]
    La « Mission Rolland », qui a œuvré de 1896 jusqu’aux lendemains de la guerre d’Algérie.
  • [18]
    La Mission Biblique en Côte-d’Ivoire a été créée par « l’Église et Mission du Tabernacle » en 1927.
  • [19]
    Une enquête de Charly Marilleau pour le synode libriste de 1989, citée par Claude Baty, révèle qu’à cette date une trentaine de libristes français étaient en mission (missionnaires ou coopérants). Claude Baty, Les Eglises Evangéliques Libres, Valence, LLB, 1999, p. 291.
  • [20]
    La CVA-Mission (initiales de « Christ Vous Appelle »), l’Action Missionnaire des Assemblées de Dieu en France (créée en 1957) et l’Action Evangélique de Pentecôte (à but en partie humanitaire), entre autres, œuvrent ainsi outre-mer au nom des pentecôtistes et charismatiques français. En 2001-2002, la CVA-Mission a contribué au financement et à la logistique d’une station radiophonique d’évangélisation à Tananarive (Madagascar), Christ Vous Appelle, n°131 (trimestriel), octobre 2001, p. 6.
  • [21]
    Bernard Blandre, « France-Mission », Mouvements religieux, bulletin de l’AEIMR, mai 1994, p. 6.
  • [22]
    Cf. Bernard Boutter, 2002, op. cit., p.15. Cet effectif se divise en 22 couples missionnaires (soit 44 personnes) et « une trentaine de célibataires ».
  • [23]
    Paul Le Cossec, « La Mission Tzigane Indienne : le début du réveil », Croire et Servir, février 2005, p. 6.
  • [24]
    L’influence antillaise sur le protestantisme évangélique français est considérable. Voir Jean-Claude Girondin, Ethnicité et religion parmi les protestants antillais de la région parisienne, thèse de doctorat. EPHE (Sorbonne), 2003.
  • [25]
    Bernard Boutter, op. cit., p. 23.
  • [26]
    La CEEF organise des séminaires décentralisés. Elle contribue à former par ce biais des laïcs et pasteurs au Burkina Faso, au Cameroun, au Congo Démocratique, au Rwanda et au Togo.
  • [27]
    Loup Passignat et Claude Walch, « Kabylie : présence ou offensive », mensuel Mission, mars 2005, p.14.
  • [28]
    Pour une étude plus détaillée, voir Sébastien Fath, Le Protestantisme évangélique en France (1800-2005). Du ghetto au réseau, Genève, Labor et Fides, publié à l’automne 2005.
  • [29]
    Slimane Zeghidour, « Les évangéliques, la secte qui veut conquérir le monde », dossier du Nouvel Observateur, n° 2051 du 26 février 2004.
  • [30]
    Guy Lepoutre, cité dans Claire Lesegretain, « L’étonnant succès des évangéliques », La Croix, 5 mars 2003.
  • [31]
    Roland Campiche, Les Dynamiques européennes de l’évangélisme. Lausanne, Cahier de l’Observatoire des Religions, 2002, p. 37.
  • [32]
    Jean Séguy, Les Sectes protestantes dans la France contemporaine, Beauchesne, 1956.
English version

1Les protestants évangéliques occupent aujourd’hui le devant de la scène médiatique. On découvre avec étonnement leur force démographique (de 200 à 500 millions de chrétiens [1]), la souplesse de leurs réseaux, leur aptitude paradoxale à concilier individualisme et discours théocentré. Pour désigner leur essor, les mots « vague », « prolifération », « explosion » sont monnaie courante. Les évangéliques n’ont pourtant pas surgi comme un coup de tonnerre dans un ciel clair. Fruit d’une sédimentation historique qui remonte à la Réforme radicale (xvie siècle), puis au piétisme (xviie siècle) et au méthodisme (xviiie siècle), ces protestants on construit très progressivement leur essor, dans un cadre international aujourd’hui mieux cerné dans le monde francophone grâce à trois colloques scientifiques [2] organisés à Lausanne (2000), Paris (2002) et Strasbourg (2002). Caractérisés par quatre accents majeurs (biblicisme, centralité de la Croix, militantisme et conversion), les protestants évangéliques provoquent le débat, dans un contexte de réaffirmation des identités religieuses qui n’épargne aucun milieu, sur fond d’une diversification des offres de sens qui laisse nombre d’observateurs désemparés. Pour y voir plus clair, nous nous proposons ici, au travers de l’exemple français, d’examiner les atouts sociaux de ce milieu religieux (I), d’évaluer les tensions posées par ce militantisme (II) et de poser la question des réseaux missionnaires francophones (III).

Atouts sociaux des évangéliques français

2Né au début du xixe siècle, le protestantisme évangélique français avoisine actuellement les 350 000 personnes, auxquelles on peut ajouter environ 45 000 fidèles de diverses nationalités étrangères. Depuis le début des années 1950, ses effectifs ont été multipliés par sept et ses structures se sont consolidées. Marqué par la forme sociale de la fraternité élective et de la communauté locale, il est issu du réveil protestant français au xixe siècle et du travail missionnaire suisse, britannique, germanique et états-unien. Trois atouts sociaux le caractérisent.

3« Self religion ». – L’accent sur l’épanouissement individuel, la dimension thérapeutique et l’expression émotionnelle constitue une première clef de l’essor évangélique. Cette veine se retrouve, en particulier, dans la culture pentecôtiste-charismatique ; mais on la repère aussi dans d’autres milieux évangéliques plus anciens, en particulier au travers de l’importance de la musique et des chants. Les protestants évangéliques ont la réputation d’aimer chanter. Ils ont développé, depuis le début du xixe siècle, une hymnologie variée et expressive, adaptée aux demandes des fidèles, permettant à tous une expression musicale où le sensible se mêle au théologique. Une large part de l’essor charismatique tient aussi à la centralité du « vécu » et de « l’émotionnel », en consonance profonde avec la culture contemporaine où l’expérience subjective tend à être valorisée sans cesse davantage. De nombreux récits évangéliques valident la conversion à partir d’une « guérison » de Jésus-Christ. L’essor, depuis vingt ans, des formations en « relation d’aide » participe de cet accent sur le bien-être que la foi est censée procurer au nouveau chrétien. Le discours même de maints pasteurs et responsables authentifie le lien entre salut et bien-être physique, conjugal, professionnel, suivant une veine qui n’est pas sans évoquer parfois la « théologie de la prospérité ». Dans ce type de rhétorique et de culture, le critère de validation passe moins par la raison que par le ressenti et l’émotion directe. Cette dimension émotionnelle et thérapeutique est souvent mise en avant [3], et à juste titre, car elle marque à des degrés divers une majorité des milieux évangéliques français. Elle est cependant loin de résumer à elle seule l’attrait social des Eglises évangéliques actuelles, d’autant plus qu’environ 40 % d’entre elles refusent d’adopter un profil de type charismatique.

4Recadrage normatif. – A côté de la dimension de self religion joue aussi l’attrait de la norme vécue. L’offre de sens évangélique – qui articule une transcendance normative (« Dieu dit ») à une culture de l’altérité (accent sur le service, « l’amour fraternel »), exerce une séduction de nombreux convertis. Les Eglises évangéliques parviennent à proposer ce que Peter Berger nomme des « structures de plausibilité » alternatives. On entend par cette expression un ensemble de moyens de socialisation (les écoles du dimanche, les camps de jeunes, les réunions de prière, les cultes et les repas fraternels) qui rendent toujours plus « crédible » pour le croyant le monde de références symboliques où il a choisi de vivre. Comme le dit autrement Berger, la « réalité du monde chrétien dépend de l’existence de structures sociales à l’intérieur desquelles cette réalité est considérée comme allant de soi et au sein desquelles les générations successives d’individus sont « socialisées » de telle façon que ce monde soit réel pour eux [4] ». Alors que la trajectoire d’accommodement à la modernité a conduit d’autres Eglises à estomper les contours de leurs structures de plausibilité (au risque d’une porosité importante avec la sphère séculière), les Eglises évangéliques semblent être parvenues, par leur accent sur l’engagement et la norme biblique, à maintenir l’existence de cultures propres différenciées, où le converti croit qu’il est possible de vivre et de penser autrement que dans le « monde ». Ces espaces ne sont donc pas seulement réactifs, défensifs ou nihilistes : ils produisent et font vivre des normes différentes, fonctionnant suivant le régime des « minorités nomiques [5] », groupes actifs « qui prennent une position distincte par contraste ou par opposition au système social plus vaste », et entendent défendre et propager autour d’eux cette position. Dans une époque marquée par une exigence croissante d’authenticité, le discours structurant des évangéliques (ce qui est cru doit être vécu) semble faire recette, que ce soit en France, en Afrique ou aux Etats-Unis.

5Groupements volontaires utopiques (Séguy). – Une autre raison majeure invoquée par les convertis à l’appui de leur choix évangélique est l’attrait exercé par une communauté d’espérance. Dans un contexte marqué par « l’ultramoderne solitude [6] » chantée par Alain Souchon, la convivialité évangélique séduit d’autant plus qu’elle s’articule à un « grand récit », rescapé, malgré tout, des déconstructions. La lecture évangélique de l’histoire, fondée sur le triptyque création/chute/rédemption, donne au croyant la conviction qu’il est aimé de Dieu, que ce dernier, venu le sauver au travers du drame de la Croix, a un « plan » pour lui. On rejoint l’idée de la corde tendue chère à Henri Desroche [7], ou du « fil conducteur » développé par un converti de 31 ans, marié, doctorant en sciences physiques. Interrogé par David Bjork sur le sens de sa conversion, il explique :

6

J’ai vraiment un fil conducteur, des principes qui sont solides. […] Parce que Dieu les a faits pour que les hommes vivent en paix et vivent bien. […] Donc, cela, c’est quelque chose qui est à la fois rassurant, reposant, et qui en même temps me donne une certaine force – j’allais dire, pour avancer et faire les choses que je fais. Parce qu’avant, j’avais beaucoup de mal à avancer. Maintenant, je n’ai plus peur parce que je sais qu’après cela il y a d’autres choses qui vont venir, qui seront bonnes[8].

7Le caractère démocratique de la plupart des groupes évangéliques est aussi souligné par certains convertis qui y voient un lieu où leur initiative individuelle trouve un espace de réalisation. Pour reprendre une typologie forgée par Danièle Hervieu-Léger, le régime de « validation mutuelle » cohabite avec un régime de « validation communautaire », en écartant la « validation institutionnelle » verticale dont les fidèles de l’âge démocratique se méfient. En tant que « groupements volontaires utopiques [9] », les Eglises évangéliques constituent souvent pour les convertis la famille qui leur manquait, un lieu de décision commune, de concertation et de solidarité dont la solidité permet de reconfigurer le rapport au temps, sur la base d’une espérance nouvelle.

Les risques du militantisme : la question des dérives sectaires

8L’attraction exercée par les fraternités électives évangéliques revêt, en France comme ailleurs, de nombreux effets sociaux intégrateurs. Mais elle se double aussi de dérives possibles : comme tous les militantismes à forte intensité, le zèle missionnaire des protestants évangéliques peut dans certains cas dépasser les frontières du « socialement acceptable » en posant la question des dérives sectaires. Chez les protestants évangéliques français, ces dernières prennent principalement deux formes.

9Dérives de l’autorité charismatique : « Dieu m’a dit. » – La dérive de l’autorité charismatique constitue un premier axe propice aux scénarios sectaires. Contrairement aux idées reçues, elle ne menace qu’exceptionnellement les milieux fondamentalistes, qui paraissent au contraire bien protégés. Dans l’optique fondamentaliste, c’est en effet la doctrine qui prime : le pasteur-prédicateur est soumis, comme les autres, au respect de la doctrine défendue par le groupe. Face à l’autorité pastorale, les fidèles disposent par conséquent d’une solide marge de manœuvre. Dans une culture pentecôtiste/charismatique où prime l’interface avec un « Dieu des miracles », les choses changent. L’autorité pastorale ne dépend plus autant d’une prédication orthodoxe. Elle s’appuie moins sur la légitimité du pasteur/docteur que sur celle du pasteur/prophète, intermédiaire privilégié entre la divinité et les humains. A l’extrême, l’élément régulateur n’est plus la doctrine, mais le charisme du pasteur – qu’il soit prophète ou guérisseur (souvent les deux). Dans ce scénario, la voix de Dieu peut tendre à s’identifier à celle du pasteur-médiateur. Dès lors, quel recours pour les fidèles ? Contester les compétences du prédicateur ne suffit pas, ici, à desserrer le poids de l’autorité pastorale, dans la mesure où la mise en cause tend à être réinterprétée comme une contestation de l’onction divine. On peut en arriver alors à se rapprocher du profil « secte à gourou » tel que les médias l’ont popularisé, c’est-à-dire d’un groupe dominé par un leader impérieux, dont l’autorité ne dépend ni d’une légitimité institutionnelle, ni d’une légitimité doctrinale : sa seule substance est le charisme du leader, instauré en norme suprême, à la tête d’une « structure pyramidale [10] ». A l’image de ce fils de Président français qui développa ses entreprises en jouant sur sa ligne directe avec l’Elysée – ce qui lui a gagné le surnom de « Papa m’a dit » –, certains prédicateurs authentifient leur autorité par un « Dieu m’a dit » qui ne souffre pas la contestation… quitte à couvrir des abus.

10Ce processus ne s’applique naturellement pas à l’ensemble du milieu pentecôtiste ou charismatique français. La majorité des Eglises qui se réclament de cette mouvance – à commencer par la plupart des Assemblées de Dieu (ADD) – maintiennent, face au charisme du leader, le contrepoids de la doctrine. Il y a bien un « véritable biblicisme [11] » pentecôtiste, souligne Jean-Paul Willaime, rejoint par de nombreux travaux consacrés depuis quelques années à ces milieux [12]. Cette régulation doctrinale, qui autorise à intégrer (en tout cas dans le contexte français) les milieux pentecôtistes et charismatiques au protestantisme évangélique, se traduit par un encodage subtil qui encadre plus qu’il ne paraît le pouvoir charismatique. En revanche, certaines composantes du charismatisme, en particulier dans ses dernières vagues, s’ouvrent plus volontiers vers de nouveaux charismes, dès lors que la Bible ne semble pas les interdire explicitement. Au nom de la supériorité de « l’Esprit » sur « la lettre », l’action miraculeuse de Dieu n’est pas nécessairement normée par le texte biblique, ce qui ouvre grand la porte aux entrepreneurs charismatiques, aux prophètes autoproclamés qui s’estiment en prise directe avec Dieu, le « Maître de l’univers ».

11Dérives insulaires : ghetto, mon cher ghetto… – Les dérives insulaires constituent une autre orientation susceptible d’affecter certaines Eglises évangéliques d’un profil sectaire. Elles conduisent à isoler l’assemblée des fidèles de son contexte social plus large (familles, relations professionnelles, etc.), au risque de multiplier les conflits ou les ruptures. On ne peut pas ignorer la force de la « citadelle » professante représentée par l’Eglise locale. Dans la logique religieuse des évangéliques, cette dimension « citadelle » est nécessaire. Pour ces protestants, on ne pratique pas son christianisme comme on pratique le tennis ou la belote. Refusant de compartimenter la vie, les évangéliques entendent marquer la totalité de leur existence du sceau de leur foi religieuse, ce qui rend d’autant plus nécessaires ces « structures de plausibilité » dont parle Peter Berger. L’effet « citadelle » est généralement équilibré par une dimension « passerelle », qui articule étroitement les évangéliques à la société au sein dans laquelle ils vivent. Cependant, cet effet de balancier peut faire défaut à des degrés divers, débouchant alors sur des ghettos volontaires. Dans un cours de doctrine, le baptiste Gabriel Millon (ancien prêtre catholique) souligne le « piège de la solidarité » quand celle-ci conduit à « l’oubli de la position d’étranger » qui doit être la sienne dans le « monde [13] ». De la même manière, le protestant évangélique est invité à se méfier de la « mode du chrétien engagé » qui « met en sourdine les valeurs spirituelles que le monde refuse » – « point de vue » partagé par « l’œcuménisme » et « Rome ». A l’opposé, il valorise, avec des nuances, la « vie de ghetto », certes difficile, mais qui a pour lui certains avantages : dans le cas des Juifs, il souligne qu’elle les a « protégés et aidés à garder leur culture et leur race ».

12Un accent aussi appuyé sur le ghetto ne se retrouve pas chez tous ses coreligionnaires, loin de là [14]. Mais il illustre une orientation insulaire partagée à des degrés divers par plusieurs cercles évangéliques : certaines assemblées baptistes, de frères (larges ou étroits) ou de pentecôtistes/charismatiques. Lorsque le hiatus avec la société environnante devient trop important, la pente insulaire peut aboutir, dans des cas extrêmes, à des surenchères ascétiques et des conflits locaux qui soulèvent la question des dérives sectaires. L’Institut Théologique de Nîmes (ITN), déménagé depuis à Montpellier sous un autre nom, en est un exemple. « Epinglé » par le rapport parlementaire sur les sectes de 1996, il s’est caractérisé, à l’origine, par un isolement volontaire de tous les réseaux évangéliques français existants, un discours antimondain très prononcé, et par des pratiques quasi autarciques. Dans les milieux darbystes [15], marqués eux aussi par un discours ascétique et antimondain particulièrement fort, la rumeur sectaire a trouvé elle aussi des « aliments », du xixe siècle à nos jours. L’habitude darbyste de réduire au minimum toute relation avec un membre de la famille sorti du groupe (s’il devient catholique ou agnostique, par exemple) peut susciter des remous compréhensibles et des douleurs profondes, dont la meurtrissure est parfois transmise d’une génération à l’autre.

De l’Hexagone à la francophonie : des réseaux internationaux

13Une dernière caractéristique majeure de la culture évangélique telle qu’on peut l’observer à partir du terrain français est sa structuration en réseau. Dépourvue d’institution centralisée, la socialisation évangélique ne se réduit pas pour autant à la communauté locale. Sa focalisation sur la figure du « converti » s’accommode fort bien d’une religiosité pèlerine [16]. Rien d’étonnant, dès lors, si elle tisse des réseaux à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur des frontières, sous le sceau de l’exigence missionnaire.

14Environ 350 missionnaires évangéliques à l’étranger. – Avec prudence, on peut évaluer aujourd’hui à plus de 350 les missionnaires évangéliques français expatriés à court ou moyen terme (toutes dénominations confondues), soit un peu moins de la moitié du nombre des missionnaires évangéliques étrangers alors présents en France. En d’autres termes, environ un protestant évangélique français sur 1 000 est aujourd’hui en mission à l’étranger. Les baptistes français ont fait œuvre de précurseurs dans ce domaine, au travers d’une œuvre missionnaire précoce en Kabylie [17] dès la fin du xixe siècle, et en Côte-d’Ivoire [18] depuis les années 1920. La création de la MBE (Mission Baptiste Européenne), en 1954, a poursuivi cette dynamique missionnaire après la Seconde Guerre mondiale, contribuant à l’envoi régulier de protestants évangéliques français en Afrique noire (Cameroun en particulier). Même les baptistes indépendants, réputés réfractaires aux infrastructures supra-locales, ont mis en place à partir des années 1980 un réseau missionnaire (l’AMEBI) capable de soutenir des missionnaires français… jusqu’en Bulgarie, où Joël Chiron, un jeune pasteur issu de la région parisienne, a implanté, en l’espace de quinze ans, plusieurs Eglises locales bulgares. Réputés pour leur tradition missionnaire, les baptistes ont été rejoints par la plupart des courants évangéliques français d’une certaine importance. C’est le cas des Eglises évangéliques libres [19], mais aussi des Eglises charismatiques ou pentecôtistes [20], qui ont développé des dynamiques missionnaires de plus en plus ambitieuses après la Seconde Guerre mondiale. A partir de 1990, l’organisme France Mission, destiné à évangéliser l’Hexagone, s’est joint au mouvement en envoyant un couple missionnaire à Madagascar [21]. A l’entrée des années 2000, les seules assemblées de Dieu (ADD), qui représentent un cinquième des effectifs évangéliques français, soutiennent un peu plus de soixante-dix missionnaires dans quinze pays ou DOM-TOM [22]. L’un des exemples les plus originaux de l’action missionnaire évangélique française outre-mer est l’entreprise entamée par la Mission Evangélique Tzigane (MET) en Inde. A partir d’un premier voyage du pasteur breton Clément Le Cossec et des « frères » Loret et Yacob en 1966, la MET a développé une action missionnaire dont l’envergure spectaculaire mériterait une enquête spécifique. Après une trentaine de voyages missionnaires et le développement d’infrastructures locales (pensionnats d’enfants, dispensaires), cette initiative française est à l’origine de l’émergence d’un mouvement évangélique tzigane indien qui compterait aujourd’hui 30 000 convertis [23].

15Francophonie évangélique. – Cette dynamique missionnaire a contribué à l’affirmation d’une francophonie évangélique. Les DOM/TOM (Antilles, Guyane, Nouvelle-Calédonie particulièrement) en constituent l’ossature. De nombreuses Eglises évangéliques créoles entretiennent des relations régulières avec la Métropole, dans un échange à double sens [24]. On compterait aujourd’hui une Eglise évangélique pour 6 500 habitants aux Antilles, contre une pour plus de 30 000 habitants en métropole. Sur l’île de La Réunion, l’implantation pentecôtiste, auscultée par Bernard Boutter, est particulièrement significative. Inconnu avant 1966, le pentecôtisme s’est développé au point que, en 2000, les Assemblées de Dieu réunionnaises revendiquent 20 000 fidèles baptisés. Les ADD réunionnaises ont également été à l’origine d’une implantation pentecôtiste à Mayotte, Anjouan, Grande-Comore, Mohéri, Madagascar et au Viêt-nam, tissant la toile d’un « réseau indianocéanique [25] ». En élargissant le cercle, le continent africain apparaît comme la destination privilégiée des flux missionnaires français en raison des héritages coloniaux. Madagascar dès le xixe siècle, le Cameroun et la Côte-d’Ivoire dès les années 1920, comptent aujourd’hui des centaines d’Eglises locales redevables d’une initiative évangélique française. Ces mouvements ont contribué à la structuration d’un réseau francophone, comme en témoigne, par exemple, la présence, chaque année, d’étudiants africains à la Faculté évangélique de Vaux-sur-Seine (FLTE). L’association charismatique « Coef 5 », le développement de la Communion des Eglises de l’Espace Francophone [26] (CEEF) ou la popularité de TOP CHRETIEN, « portail évangélique francophone » sur le World Wide Web, sont d’autres signes de la vitalité croissante de cette francophonie évangélique.

16Le Maghreb, et particulièrement l’Algérie, n’est pas à l’écart de ces réseaux. Plusieurs œuvres travaillent à l’évangélisation des populations maghrébines, aussi bien outre-Méditerranée qu’en France, au sein des populations immigrées. C’est le cas du MENA (Ministère Evangélique parmi les Nations Arabophones), créé en France en 1980. Travaillant avec grande discrétion dans le cadre d’Eglises de maison, ces œuvres rencontrent un impact parfois tangible, marqué par la création d’assemblées évangéliques kabyles et arabes. Le Maroc comme la Tunisie sont aujourd’hui marqués marginalement par ce mouvement, mais c’est en Algérie que les conversions sont les plus nombreuses. Suivant des chiffres très difficiles à vérifier, l’Algérie compterait aujourd’hui environ 20 000 protestants évangéliques issus de l’islam, surtout regroupés en Kabylie, où la seule ville de Tizi-Ouzu rassemblerait quinze assemblées rattachées à ce type de protestantisme [27]. On retrouve enfin une influence évangélique hexagonale en Amérique du Nord, en particulier au Québec, en dépit de la très faible proportion de Québécois évangéliques (moins de 40 000, soit environ 0,5 % de la population). Une Faculté de Théologie évangélique francophone, fondée en 1982 à Montréal, et la nouvelle Alliance Francophone des Protestants Evangéliques du Québec (créée en 1996) entretiennent des relations régulières avec leurs équivalents français. Des liens plus informels sont également tissés avec les protestants évangéliques de Haïti (qui constitueraient jusqu’à plus d’un tiers de la population totale) par le biais des missions et des filières de formation.

17***

18Le survol à gros traits du protestantisme évangélique français [28] dessine les contours d’un militantisme sur la corde raide. D’un côté du précipice, la tension sectaire, dont Slimane Zeghidour a tenté le portrait dans une approche américano-centrée [29] ; de l’autre, la tension intégratrice et missionnaire, mise en avant par le père Guy Lepoutre. Ce dernier voit en eux « un fort amour de Jésus-Christ » et « une manière directe et tonique d’annoncer le Salut [30] ». En jeu entre ces tensions, la corde tendue d’un christianisme de conversion polycentrique qui promeut le modèle des sociétés volontaires de laïcs engagés, l’initiative individuelle, mais aussi un militantisme religieux qui refuse la privatisation de la foi :

19

Les évangéliques, avec une partie des protestants et des catholiques, généralement engagés dans leur Eglise, participent au front de résistance à la tendance à marginaliser socialement, culturellement et politiquement le christianisme, et ce même dans les contextes où l’idée de laïcité de l’État triomphe[31].

20Anecdotique il y a cinquante ans, lorsque Jean Séguy décrivait les « sectes protestantes dans la France contemporaine [32] », ce christianisme de conversion s’inscrit actuellement au cœur des débats sur l’avenir du religieux et défend un modèle avec lequel Rome, Genève et Marianne doivent désormais compter.

Notes

  • [1]
    Si l’on inclut la mouvance pentecôtiste/charismatique (avec son accent sur l’Esprit Saint, les miracles, les charismes et l’efficacité pratique de la foi), on atteint un demi-milliard de chrétiens. En se limitant à la tendance évangélique de type piétiste-orthodoxe (traditions méthodistes, baptistes, Eglises évangéliques libres, darbystes …), on obtient environ 200 millions.
  • [2]
    Ces trois colloques ont été publiés : Rolland Campiche (éd.), Les Dynamiques européennes de l’évangélisme. Lausanne, Cahier de l’Observatoire des Religions, 2002 ; Sébastien Fath (éd.), Le Protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion, Turnhout, Brépols, 2004 ; Jean-Pierre Bastian (éd.), La Recomposition des protestantismes en Europe latine. Entre émotion et tradition, Genève, Labor et Fides, 2004.
  • [3]
    Voir, par exemple, Les Protestants. Histoire et Patrimoine, 2005, n°1 : dans les reportages et l’interview avec Philippe Joutard, le critère émotionnel domine largement comme facteur d’explication de la poussée évangélique.
  • [4]
    Peter Berger, La Religion dans la conscience moderne, Le Centurion, 1971, p. 87.
  • [5]
    Serge Moscovici, Psychologie des minorités actives, PUF, coll. Quadrige, 1996, p. 87. Serge Moscovici oppose ces « minorités nomiques » (type évangélique) aux « minorités anomiques », qui ne possèdent « pas de normes et de réponses propres », se définissant simplement par décalage et référence à la norme sociale dominante.
  • [6]
    Alain Souchon, Ultra-moderne solitude, chanson issue de l’album du même nom, octobre 1988.
  • [7]
    Cf. les premières pages de Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Calmann-Lévy, 1973.
  • [8]
    Cité par David Bjork, « Logiques de conversion individuelle et logiques confessionnelles : les modes d’évangélisation mis en œuvre par les pasteurs anglo-américains actuellement présents en France », Paris, thèse EPHE, 2003, p. 393-394.
  • [9]
    Jean Séguy, Conflit et utopie, ou réformer l’Eglise. Parcours weberiens en douze essais, Cerf, 1999, p. 32.
  • [10]
    Steve Bruce, God is Dead. Secularization in the West, Oxford, Blackwell, 2002, p.170.
  • [11]
    Jean-Paul Willaime, « Le pentecôtisme : contours et paradoxes d’un protestantisme émotionnel », Archives de Sciences Sociales des Religions, janvier-mars 1999, p. 13.
  • [12]
    Bernard Boutter, Le Pentecôtisme à la Réunion, L’Harmattan, coll. de l’AFSR, 2002, p. 218.
  • [13]
    Gabriel Millon, « Le piège de la solidarité », dans La Vie chrétienne. Trois cours, Bibliothèque des études chrétiennes, Mulhouse, Centre d’Études Chrétiennes, 1984 (2e éd.), p. 188.
  • [14]
    Dans un autre cours à destination du public évangélique, le pasteur Robert Farelly souligne plutôt le fait qu’il ne faut pas « fuir » le monde, « sainteté de serre chaude », « fidélité par le refus de combattre », mais qu’il faut « vaincre » le monde. « Le monde, ne le porte-t-on pas en soi ? », souligne-t-il. Robert Farelly, L’Enseignement de Jésus. Manuel de religion chrétienne, s.d., trente-septième leçon « Le chrétien et le monde », p. 114 et 115.
  • [15]
    Issues de la prédication de John-Nelson Darby (1800-1882), les assemblées darbystes sont nées en France au milieu du xixe siècle. Cette dissidence protestante évangélique, qui compte aujourd’hui plus de cent communautés, rejette le pastorat et valorise une piété rigoriste et intégraliste.
  • [16]
    Danièle Hervieu-Léger, Le Pèlerin et le converti. La religion en mouvement, Flammarion, 1999.
  • [17]
    La « Mission Rolland », qui a œuvré de 1896 jusqu’aux lendemains de la guerre d’Algérie.
  • [18]
    La Mission Biblique en Côte-d’Ivoire a été créée par « l’Église et Mission du Tabernacle » en 1927.
  • [19]
    Une enquête de Charly Marilleau pour le synode libriste de 1989, citée par Claude Baty, révèle qu’à cette date une trentaine de libristes français étaient en mission (missionnaires ou coopérants). Claude Baty, Les Eglises Evangéliques Libres, Valence, LLB, 1999, p. 291.
  • [20]
    La CVA-Mission (initiales de « Christ Vous Appelle »), l’Action Missionnaire des Assemblées de Dieu en France (créée en 1957) et l’Action Evangélique de Pentecôte (à but en partie humanitaire), entre autres, œuvrent ainsi outre-mer au nom des pentecôtistes et charismatiques français. En 2001-2002, la CVA-Mission a contribué au financement et à la logistique d’une station radiophonique d’évangélisation à Tananarive (Madagascar), Christ Vous Appelle, n°131 (trimestriel), octobre 2001, p. 6.
  • [21]
    Bernard Blandre, « France-Mission », Mouvements religieux, bulletin de l’AEIMR, mai 1994, p. 6.
  • [22]
    Cf. Bernard Boutter, 2002, op. cit., p.15. Cet effectif se divise en 22 couples missionnaires (soit 44 personnes) et « une trentaine de célibataires ».
  • [23]
    Paul Le Cossec, « La Mission Tzigane Indienne : le début du réveil », Croire et Servir, février 2005, p. 6.
  • [24]
    L’influence antillaise sur le protestantisme évangélique français est considérable. Voir Jean-Claude Girondin, Ethnicité et religion parmi les protestants antillais de la région parisienne, thèse de doctorat. EPHE (Sorbonne), 2003.
  • [25]
    Bernard Boutter, op. cit., p. 23.
  • [26]
    La CEEF organise des séminaires décentralisés. Elle contribue à former par ce biais des laïcs et pasteurs au Burkina Faso, au Cameroun, au Congo Démocratique, au Rwanda et au Togo.
  • [27]
    Loup Passignat et Claude Walch, « Kabylie : présence ou offensive », mensuel Mission, mars 2005, p.14.
  • [28]
    Pour une étude plus détaillée, voir Sébastien Fath, Le Protestantisme évangélique en France (1800-2005). Du ghetto au réseau, Genève, Labor et Fides, publié à l’automne 2005.
  • [29]
    Slimane Zeghidour, « Les évangéliques, la secte qui veut conquérir le monde », dossier du Nouvel Observateur, n° 2051 du 26 février 2004.
  • [30]
    Guy Lepoutre, cité dans Claire Lesegretain, « L’étonnant succès des évangéliques », La Croix, 5 mars 2003.
  • [31]
    Roland Campiche, Les Dynamiques européennes de l’évangélisme. Lausanne, Cahier de l’Observatoire des Religions, 2002, p. 37.
  • [32]
    Jean Séguy, Les Sectes protestantes dans la France contemporaine, Beauchesne, 1956.

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