Notes
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[1]
La France récuse que la multipolarité soit destinée en soi à combattre les Etats-Unis. Cela étant, il est évident que Washington voit dans la multipolarité un choix stratégique destiné à les contrer.
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[2]
Cf. Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Cerf, 1996.
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[3]
John Bolton, « Should we take global governance seriously ? », Chicago Journal of International Law, automne 2000.
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[4]
Sur la définition des espaces de sens, cf. Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Desclée de Brouwer, 1998.
1La crise irakienne a ouvert un débat essentiel sur l’avenir du système mondial. En Europe, cette crise a mis en évidence deux conceptions antagonistes de ce système. La première est française, la seconde britannique.
2La thèse française est bien connue. Elle consiste à dire que la stabilité du monde ne saurait être tributaire d’une seule puissance. Et que, à cette fin, il convient d’organiser le système international sur une base multipolaire pour faire contrepoids à la puissance américaine. L’interprétation française renvoie ainsi à une vision volontariste de l’ordre mondial.
3La thèse britannique récuse violemment cette position. Pour Londres, la construction d’un monde multipolaire est à la fois dangereuse et peu souhaitable. La création d’un contrepoids à la puissance américaine ne peut que conduire les Etats-Unis à se détacher davantage de l’Europe et à renforcer, au sein de l’establishment américain, les tenants d’une politique unilatéraliste [1]. C’est pourquoi Tony Blair préconise, au contraire, le renforcement du pôle euro-américain ou transatlantique, afin d’arrimer les Etats-Unis à l’Europe tout en permettant à l’Europe d’influencer la politique américaine. Ce que ne dit pas explicitement Tony Blair, mais qui est implicitement contenu dans ses propos, c’est l’importance qu’il accorde à la Grande-Bretagne dans ce jeu. C’est à elle qu’échoit la responsabilité de jouer le rôle de pivot de cette alliance euro-américaine. En fait, même si la crise irakienne a dramatisé les enjeux, l’opposition franco-anglaise n’a rien d’inédit. La France comme la Grande-Bretagne sont deux nations historiques qui continuent de raisonner en termes de puissance. Ce sont d’ailleurs en Europe les deux seules nations pour qui la position d’Europe-puissance fait sens, même si elles lui attribuent un sens différent, voire opposé.
Grande-Bretagne et France, nations historiques
4Depuis Suez, la Grande-Bretagne voit dans le lien transatlantique la meilleure source de valorisation de sa puissance. C’est pourquoi l’Europe-puissance ne peut, à ses yeux, qu’être une puissance euro-atlantique. Bien que conforme à l’histoire britannique, cette interprétation pose d’emblée qu’aucune contradiction essentielle ne peut exister entre l’Europe et les Etats-Unis. Ainsi, Londres souhaite, par exemple, comme Washington, que les décisions puissent désormais se prendre à la majorité qualifiée au sein de l’OTAN, dans le but, notamment, de contourner une éventuelle opposition française, mais refuse délibérément ce même mode de décision au sein de l’Union européenne.
5La France raisonne différemment. Après avoir longtemps cherché à assumer les responsabilités d’une puissance autonome, elle a, depuis Maastricht, fait le choix d’insérer sa vision dans un cadre européen, même si, comme la Grande-Bretagne, elle se voit en position de leader dans l’Europe-puissance. C’est la raison pour laquelle la France tend à parler d’Europe-puissance, sans dire jusqu’où et dans quelles conditions elle est prête à partager sa souveraineté dans ce domaine. Du coup, elle donne à ses partenaires l’impression de n’envisager d’Europe-puissance qu’au travers une projection de la position française à l’échelle européenne. Cette Europe-puissance aurait vocation à faire contrepoids à une hégémonie américaine de plus en plus mal acceptée à mesure qu’elle se renforce. Le fait, d’ailleurs, que de nombreux alliés des Etats-Unis aient fait défection pendant la crise irakienne (Mexique, Chili, Turquie) tendrait à montrer que cette hégémonie a perdu en légitimité, et que c’est peut-être là que réside l’une de ses faiblesses essentielles. Il est donc improbable que ces visions historiques s’altèrent rapidement. Et il est encore plus improbable que l’on puisse trancher entre elles. C’est pourquoi, pour penser la question d’un monde multipolaire, il faut en fait avoir à l’esprit trois configurations : la première est ce que l’on appellera la multipolarité de fait. Celle-ci s’imposera inexorablement, car la diversité est en marche, quoi qu’on en pense. La seconde est la multipolarité construite « à la française ». Malgré ses avantages apparents, elle soulève de nombreux problèmes, qui peuvent en fait faire reculer l’Europe en tant que construction politique, au profit d’une logique souverainiste. Il y a, enfin, l’idée non pas d’un système multipolaire, mais d’un système mondial pluraliste, dans lequel l’Europe peut jouer un rôle central en développant ce que nous appelons l’habitus de puissance.
La multipolarité de fait
6Nous sommes d’ores et déjà dans un monde où existe une multipolarité de fait, qui tient à ce que les sources de la richesse sont beaucoup plus dispersées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a trente ans. Certes, cette multipolarité n’est pas une multipolarité politique et stratégique, eu égard à la surpuissance politico-militaire des Etats-Unis. Mais on sait d’expérience que, si la richesse économique ne débouche pas nécessairement sur la puissance politique, sans assise économique la puissance politique reste très fragile. Actuellement, la richesse du monde a trois foyers : l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie. Dans cette multipolarité de fait, interviennent trois facteurs essentiels : l’immense potentiel démographique de l’Asie, le rééquilibrage de la puissance économique vers l’Asie (qui représentera bientôt 40 % de la richesse mondiale), la claire volonté politique de la Chine de jouer un rôle politique majeur. Le cas chinois est intéressant, car il cumule les facteurs potentiels de la puissance : la démographie, la productivité du travail, une certaine hégémonie culturelle liée à son histoire et à ses diasporas, et l’ambition politique. Dans vingt ans, le PNB chinois équivaudra à celui du Japon, alors qu’il ne représente, pour le moment, qu’un quart de celui-ci. En adhérant à l’OMC, la Chine a montré qu’elle faisait le pari de la mondialisation. Mais, ce pari, elle le fait non pour se fondre dans un monde interdépendant, mais pour valoriser son statut de puissance dans un monde interdépendant. La Russie n’a naturellement pas les mêmes atouts que la Chine, mais elle a aussi fait le calcul de la puissance. Si donc on tient compte du potentiel de la Chine, des ambitions de la Russie et de celles de l’Inde, on constatera aisément qu’il n’est pas impossible que l’ordre mondial du xxie siècle soit un ordre mondial marqué par le retour des logiques de puissances nationales.
L’ambition américaine
7On a cru — ou pu croire — que la mondialisation érodait de manière mécanique des logiques de puissance. En réalité, celles-ci restent vivaces et nullement incompatibles avec les dynamiques d’interdépendance. La plupart des Etats voient dans la mondialisation un processus d’agrandissement de leur puissance nationale. Cette réalité donne alors crédit à la thèse française, en tout cas en apparence, et ce d’autant plus que, si la Grande-Bretagne combat la thèse d’un monde multipolaire, les Etats-Unis y sont aussi hostiles, mais pour des raisons très différentes. L’ambition américaine, telle qu’elle transparaît dans la National Security Strategy de 2002, est, fondamentalement, d’empêcher l’émergence d’un monde multipolaire, afin de prévenir l’apparition de challengers à la puissance américaine. Quoi qu’il en soit, les Etats-Unis continuent plus que jamais à raisonner en termes de puissance nationale. La National Security Strategy 2002 ne parvient pas, par exemple, à penser l’Union européenne en tant qu’acteur politique. Il y voit avant tout une « institution internationale », susceptible d’aider les Etats-Unis à contribuer à l’ouverture des marchés mondiaux. De manière générale, les Etats-Unis ont d’ailleurs eu du mal à interpréter le projet européen au delà de sa dimension purement économique (marché unique et puissance commerciale), car ils ne parviennent pas à concevoir qu’une force politique puisse réellement émerger de l’Europe sans disposer de tous les attributs classiques de la souveraineté. De surcroît, les Etats-Unis ont du mal à penser la sécurité du monde autrement que sous l’angle de leur propre sécurité. D’où leur propension à négliger systématiquement les besoins de sécurité des autres acteurs, et donc à ne pas admettre d’autres points de vue que le leur. Or cette question est particulièrement aiguë au Proche-Orient, où tous les Etats de la région ont des problèmes de sécurité ; et leur résolution ne s’identifie pas nécessairement à la politique américaine. C’est, par exemple, ce que la Turquie a cherché, en vain, à faire comprendre à Washington. Fondamentalement, les Américains ont une difficulté à penser le monde sur le mode d’une souveraineté partagée. C’est pourquoi ils sont de plus en plus mal à l’aise sur certains dossiers, tels que le Protocole de Kyoto ou la Cour Pénale Internationale. Pour eux, la souveraineté de l’Etat est indispensable.
Pourquoi l’Europe reste-t-elle kantienne ?
8Quoi qu’il en soit, on peut donc dire que l’une des grandes leçons de la crise irakienne, elle-même précédée par le 11 Septembre, est d’avoir réintroduit les enjeux de puissance nationale dans le débat sur la mondialisation. Cet infléchissement n’est, au demeurant, pas très surprenant. La première mondialisation — celle de la fin du xixe siècle — était fondée à la fois sur une interdépendance économique forte et un équilibre des puissances. Pourtant, si cet infléchissement n’est pas surprenant sur le plan historique, il n’est pas sans poser des difficultés à l’Europe, car il révèle le caractère bancal de la puissance européenne. En effet, malgré les caricatures de son propos, la thèse de Kagan, opposant une Amérique « hobbesienne » à une Europe « kantienne », n’est pas dénuée de tout fondement [2]. Il est indéniable, en effet, que l’Europe est et reste une construction d’inspiration kantienne, y compris d’ailleurs dans les contradictions de Kant révélées par Habermas. Ce dernier rappelle qu’il y a une contradiction chez Kant entre le caractère cosmopolitique de son projet de paix perpétuelle et sa difficulté à totalement dépasser la souveraineté des Etats. D’où sa référence à l’idée de fédération d’Etats, reprise d’ailleurs par Jacques Delors pour qualifier le projet européen. Kant envisageait trois tendances susceptibles de déboucher sur une paix perpétuelle : le caractère pacifique des républiques, la force socialisatrice du commerce, le rôle central de l’espace public. Or, il ne fait aucun doute que ces trois principes se retrouvent aussi bien dans le processus endogène de construction politique de l’Europe que dans l’expression par celle-ci de ses préférences collectives.
9« Le caractère pacifiste des républiques » : il est au cœur du projet politique européen, dans la mesure où c’est la volonté de dépasser définitivement les conflits interétatiques européens — et notamment le conflit franco-allemand — qui constitue le socle éthique du projet européen. Mais, à ce point central s’ajoutent d’autres facteurs, non moins importants. L’un d’entre eux tient au fait que l’Europe a épuisé son besoin d’Empire et que toutes les grandes nations guerrières européennes se sont profondément assagies après la décolonisation. S’ajoute à cela, naturellement, la culpabilité historique de l’Allemagne, ainsi qu’un certain « provincialisme scandinave » pour qui le recours à la force doit être soit systématiquement limité, soit laissé aux Etats-Unis. Ainsi l’Europe est-elle globalement rétive à recourir à la force, et ceux qui font exception n’ont pas de vision commune sur ce qu’il convient de faire de cette force. Pour sublimer le recours à la force entre Européens et, par extension, au reste du monde, l’Union européenne a bel et bien inventé un modèle de régulation politique inédit et tout à fait kantien : celui de la souveraineté partagée sur la base d’une gouvernance par les normes. La souveraineté partagée repose sur un double mouvement. Le premier est un mouvement d’évitement, qui consiste à laisser soigneusement de côté la dimension symbolique attachée à la souveraineté, afin de ne retenir de celle-ci que son côté instrumental et opérationnel. C’est la raison pour laquelle, d’ailleurs, la souveraineté partagée est plus pratiquée que théorisée ou valorisée, tant les symboliques sont fortes. Rappelons ici que la France continue formellement à refuser toute idée de transfert de souveraineté. Elle préfère parler de transfert de compétences, puisque la souveraineté est par définition inaliénable. Une fois ce premier mouvement effectué, s’opère une opération plus classique, qui consiste à dire que la souveraineté n’est jamais perdue, car, même si elle est partagée, c’est pour être mieux récupérée par la suite. Le meilleur exemple est celui du commerce. Sans politique commerciale commune, l’Europe ne pèserait que d’un poids marginal face aux Etats-Unis. Avec une politique commune, chaque Etat abdique une partie de sa souveraineté, mais la récupère à travers la prise en compte de ses intérêts particuliers dans les négociations multilatérales. Dans les négociations de l’OMC, on voit bien que l’Europe ne pèse que parce qu’elle est unie. Le modèle de la souveraineté partagée repose donc implicitement sur l’idée selon laquelle le partage de souveraineté est un mode de décentrement de l’honneur des nations qui amoindrit leur orgueil, sans porter atteinte à leurs intérêts matériels.
Deux regards sur le monde
10« La force socialisatrice du commerce ». On voit bien que ce second principe est étroitement lié au premier, puisque c’est au travers du commerce que les intérêts des nations se confrontent. Donc, plus il y aura de commerce entre les nations, plus celles-ci seront tentées par la paix. Empiriquement, cette hypothèse est largement vérifiée, même s’il est impossible d’établir un lien de causalité entre paix et commerce. Les pays qui commercent beaucoup entre eux n’ont guère recours à la guerre pour régler leurs différends. Les guerres sont soit des guerres civiles, soit des guerres entre pays qui commercent peu entre eux. L’Europe a donc fait le pari historique que la mondialisation (synonyme d’interdépendance) renforcerait la paix ; et que le meilleur moyen de renforcer le caractère durable de cette paix consistait donc à développer une logique de gouvernance par les normes. Gouvernance par les normes : il faut entendre ici la mise en place de règles stables et prévisibles, partagées et agréées par le plus grand nombre ; l’application pourrait donc être garantie par des institutions ou des autorités dotées d’un pouvoir de régulation et, le cas échéant, de coercition. Le mécanisme de règlement des différends de l’OMC est l’illustration la plus forte de ce modèle, puisqu’il prévoit un régime de sanctions contre les contrevenants. Il faut cependant bien voir que ce modèle de gouvernance par les normes est défendu par l’Europe, parce que celle-ci y voit avant tout une protection de son propre modèle intérieur. C’est la gouvernance par les normes qui a permis à l’Europe de contourner les obstacles de la souveraineté politique de chacun de ses membres, en définissant dans plusieurs domaines des disciplines collectives stables et prévisibles, considérées parfois comme rigides et dépolitisées.
11Naturellement, ce modèle n’est pas, à l’origine, spécifiquement européen ; il est même très éloigné des modèles de type républicain, tel le modèle français, qui ont toujours placé la loi au-dessus de toute idée de régulation vers le droit. Il n’empêche : ce modèle s’est imposé en Europe (la BCE en est une variante), et c’est l’Europe qui l’a, d’une certaine manière, défendu dans le monde en proposant la création de l’OMC. Depuis cette date, l’Europe a favorisé deux autres initiatives de gouvernance mondiale : le protocole de Kyoto et la Cour Pénale Internationale. L’on constatera d’ailleurs que, dans les deux derniers cas, ce sont des Etats qui se situent dans une logique de puissance classique s’opposant à ces deux traités (Russie, Etats-Unis, Chine, Inde). Il y a donc bel et bien une réelle différence entre la problématique de la gouvernance et celle de la souveraineté classique. La première suppose le principe du partage (de la souveraineté), ainsi que l’opposabilité de la norme globale à la souveraineté nationale, au nom du primat de la responsabilité sur la souveraineté. La seconde ne nie pas l’importance ou la valeur des disciplines internationales, mais elle refuse sa généralisation à des domaines extérieurs au « doux commerce ». Elle récuse la contradiction potentielle entre responsabilité et souveraineté, dès lors que la responsabilité érode la souveraineté. La responsabilité n’est admise que dans le cadre national, et c’est au nom du caractère national de la responsabilité que le rejet des disciplines collectives est justifié. La vraie question est donc de savoir si, dans le monde de demain, la gouvernance l’emportera sur la souveraineté — comme les Européens ont pu le croire — ou si, au contraire, les Européens ont vécu ou vivent sur une illusion politique dont la crise irakienne aurait révélé l’ampleur et la cruauté. Le fait que l’administration Bush récuse très explicitement l’idée de « gouvernance mondiale » renforce l’hypothèse d’une confrontation entre ces deux regards sur le monde [3].
La multipolarité construite et peu stable
12Est-il donc possible de surmonter le problème en faisant en sorte que l’Europe se constitue en puissance, sans naturellement renoncer à sa construction normative ? C’est le sens de la thèse française, qui veut faire de l’Europe un pôle politico-militaire autonome, et qui voit même dans la réalisation de cet objectif la nouvelle frontière de l’Europe.
13En apparence, la thèse française est à la fois séduisante et rationnelle. Séduisante, car le monde va vers une pluralisation croissante. Rationnelle, car la crise irakienne a montré le caractère insupportable de l’hégémonie américaine bien au delà du cercle traditionnel des adversaires classiques de « l’impérialisme américain ». Mais, une fois cela posé, les difficultés sont en fait considérables. Le schéma français suppose un certain volontarisme, qui conduira très rapidement à définir le statut des pôles de puissance et les conditions de leur reconnaissance. La France est-elle prête à voir étendre le nombre des membres permanents du Conseil de Sécurité ? Sommes-nous prêts à jouer le jeu d’une représentation régionale au Conseil de Sécurité, qui passerait par un partage de notre propre siège ? Comment concilier la reconnaissance du statut de puissance à un Etat comme l’Inde, avec une politique de lutte contre la prolifération nucléaire ? Sommes-nous prêts à admettre que nous sommes surreprésentés dans des institutions multilatérales et disposés, de ce fait, à céder une partie de notre pouvoir à des pays en développement ? Qui refermera la porte du club des nouvelles grandes puissances ? Au nom de quoi pourrait-on reconnaître à l’Inde le statut de puissance nucléaire et le dénier au même moment à l’Iran ? Il n’est pas possible de parler d’un monde multipolaire si l’on ne précise pas quels seraient les attributs de la puissance reconnus à chaque pôle, et notamment au regard de la possession des armes nucléaires.
14Tant que ces questions ne seront pas adressées, la thèse d’un monde multipolaire restera nécessairement incantatoire. Il y a un second problème qui découle de cette thèse : celui du caractère plus ou moins stable d’un monde multipolaire. Dans le schéma français, on suppose que les différents pôles ont vocation à faire contrepoids aux Etats-Unis. La question est de savoir si cet intérêt est à la fois stable dans le temps et convergent. Or, rien n’est moins sûr. La Chine veut s’affirmer comme puissance mondiale ; pour y parvenir, elle a avant tout besoin de stabilité intérieure. Elle a également intérêt à maintenir son accès au marché américain, à attirer les investissements étrangers, à geler à son avantage la question taiwanaise, à réduire la pression de Washington sur les droits de l’Homme. De leur côté, les Etats-Unis ne peuvent ignorer le fait que les réserves monétaires massives de la Chine sont placées aux Etats-Unis, contribuant ainsi à combler de manière décisive le déficit de la balance courante américaine. Cela ne signifie pas que la Chine ne cherchera pas à affaiblir les Etats-Unis, mais elle ne le fera que de manière latérale et peu visible, comme cela fut le cas pendant l’affaire irakienne, sauf si les Etats-Unis optaient pour une attitude plus offensive vis-à-vis de Pékin. Il n’est donc pas sûr que les Chinois soient politiquement disposés à investir dans une reconfiguration des rapports mondiaux. En tout cas, le statu quo ne leur est pas défavorable à moyen terme. Par ailleurs, il faut bien voir que l’ascension chinoise inquiétera assez vite la Russie et l’Inde, même si, là encore, les trois pays tentent de normaliser leurs rapports entre eux. Or, si la Russie et l’Inde ont des divergences d’intérêt avec les Etats-Unis, il y a peu de chances qu’ils choisissent de s’allier à la Chine contre les Etats-Unis. La multipolarité, dans ce cas, ne contrariera pas forcément les intérêts des Etats-Unis. D’autant que, jouer le jeu de l’équilibre des puissances suppose que l’on puisse peser sur le jeu de certains acteurs. Or, on imagine mal l’Europe peser sur le jeu de la Chine. On peut même imaginer qu’une bipolarité sino-américaine fondée sur la cogestion conflictuelle verra le jour avant l’avènement d’un monde multipolaire.
15Il y aurait une autre manière de penser la multipolarité : celle qui tablerait sur l’émergence de grands pôles régionaux. Mais cette éventualité apparaît peu probable, en tout cas à moyen terme. En effet, quand on connaît les difficultés de l’Europe à se construire politiquement, on ne peut pas imaginer que les autres régions du monde fassent mieux ou plus vite qu’elle. Certes, il n’est pas impensable que l’Amérique latine ou l’Asie se pensent de plus en plus comme des espaces de sens autonomes [4]. Mais la conversion de ces espaces de sens en espaces géopolitiques est très peu probable, surtout en Asie, où l’on imagine mal la Chine, le Japon et l’Inde entrer aux côtés de la Corée dans une logique d’intégration politique et de partage de souveraineté, en particulier à celle de l’Europe.
Deux options pour la France
16En attendant, deux options s’offrent à la France : soit elle prend acte de la difficulté ou de la lenteur à voir émerger une Europe-puissance et s’appuie sur la mise en place d’un axe Paris-Berlin-Moscou ; soit elle s’attaque au problème de l’Europe- puissance en créant une avant-garde à base franco-allemande. Ces deux hypothèses sont vues du côté de Paris comme complémentaires. Pourtant, elles revêtent un sens différent.
17L’axe Paris-Berlin-Moscou est une fausse bonne idée. D’abord, parce qu’il nous ramènerait à une vision purement souverainiste des relations internationales. Ensuite, parce qu’il conduit à placer un axe essentiel de notre politique étrangère en dehors de l’Union européenne. Enfin, parce qu’il s’agit là du meilleur moyen de renforcer le divorce entre les deux Europe. L’axe Paris-Berlin-Moscou est dans les faits l’axe dont pourrait rêver l’administration Bush. D’une part, parce qu’il écarte la Grande-Bretagne du jeu européen et attise la crainte de l’Europe centrale et orientale. D’autre part, parce que l’on voit mal Moscou chercher à créer un axe stable potentiellement hostile à Washington. La politique russe est guidée par la réhabilitation de son statut de puissance. Même si elle a pu être déçue par la minceur des contreparties obtenues de Washington en échange de son entrée dans la coalition antiterroriste après le 11 Septembre, Moscou n’entrera pas aisément dans une logique d’axe. Les Etats-Unis l’ont d’ailleurs si bien compris qu’ils n’ont nullement cherché à frapper d’ostracisme Moscou, malgré sa défection irakienne.
18Le cas de l’Allemagne est un peu différent. La crise irakienne marque bel et bien un tournant historique de l’Allemagne, quatorze ans après la chute du Mur. Mais, là encore, le refus probablement durable de l’Allemagne d’être vassalisée par les Etats-Unis ne la rend pas spontanément disponible pour une « politique des axes », qui a historiquement détruit l’Europe. Son instinct politique reste malgré tout fédéraliste et européen. Le discours allemand n’évoque d’ailleurs guère cette idée d’axe Paris-Berlin-Moscou.
19En fait, la seule perspective dans laquelle l’axe Paris-Berlin-Moscou ferait sens est une perspective fédéraliste, alors que la perspective d’un axe Paris-Berlin-Moscou est d’essence souverainiste. Mais, si le couple franco-allemand veut apparaître comme attractif et non comme répulsif, il ne le peut qu’en opérant un saut qualitatif vers le fédéralisme politique. Les conditions et le contenu de ce fédéralisme, de même que le moment politique propice à son déclenchement, sont naturellement à définir. Mais il paraît acquis que si la France et l’Allemagne décident de fédéraliser une partie de leurs institutions, elles renforceront la crédibilité politique de l’Europe, tout en montrant que leur alliance n’est pas un axe géopolitique classique, mais bien un pôle de puissance européenne.
Pour un système mondial pluraliste
20Si la vision volontariste d’un monde multipolaire ne paraît ni réaliste, ni souhaitable, il n’en demeure pas moins nécessaire de disposer d’une grille de lecture du monde et d’une grille d’énonciation de ce monde.
21D’un point de vue français et européen, la défense d’un monde pluraliste passe par deux démarches. La première consiste, au niveau européen, à renforcer le socle de valeurs que tous les membres de l’Union européenne partagent, y compris les nouveaux entrants. Ce socle renvoie non seulement au respect des règles de Copenhague, mais également à l’ensemble des accords multilatéraux auxquels les Etats-membres de l’Union européenne ont souscrit (OMC, CPI, Protocole de Kyoto, etc.). De ce point de vue, l’Union européenne doit clairement poser que l’adhésion à ce socle de valeurs fait partie de l’acquis communautaire. Il faut désormais parler de l’acquis politique communautaire, et non plus seulement de l’acquis réglementaire. Ce point est essentiel pour qui connaît la volonté américaine de vider de son sens le Traité de la CPI par le jeu d’accords d’exception bilatéraux signés avec quatre pays, dont de futurs candidats à l’adhésion. Or, manifestement, il y a toujours cette profonde inhibition chez les Européens à dire « non » dès lors que cette position de principe heurte les intérêts des Etats-Unis. Le rapport Solana est révélateur de cette difficulté. On exprime des préférences politiques fortes, mais on se garde de dire jusqu’où on est prêt à agir pour les défendre ou éviter qu’elles soient attaquées.
22Toujours dans cette même perspective, la France doit appuyer tous les dispositifs de l’Europe-puissance (Ariane, A 400 M, Galileo), même si la totalité des membres de l’Union ne donne pas le même sens au terme d’Europe-puissance. Le processus par lequel l’Europe prendra conscience de ses besoins communs et de son autonomie sera nécessairement lent, graduel et parfois ambigu. Le grand soir de l’Europe politique n’aura pas lieu. C’est la raison pour laquelle la question des rapports avec les Etats-Unis ne peut — et ne pourra pas — être tranchée de sitôt. L’Europe entretiendra avec les Etats-Unis des rapports d’indépendance et d’interdépendance croissants qui ne se clarifieront qu’avec le temps.
23Cela ne devrait pas empêcher l’Europe de développer un habitus de la puissance, c’est-à-dire un conditionnement à la puissance qui passe, notamment, par une capacité à produire des idées sur les différents sujets mondiaux, sans être nécessairement dans une position réactive face aux Etats-Unis. De ce point de vue, si le rapport Solana apparaît comme un progrès dans la formulation d’un concept stratégique européen, il paraît nettement insuffisant. Son premier souci semble avoir été d’apaiser les Etats-Unis sans aliéner certains pays européens. Mais on n’y trouve pas d’idée- force propre à l’Europe. Sans doute ce document a-t-il été produit trop tôt pour être capable de fonder une véritable stratégie européenne.
24La seconde démarche de l’Union européenne devrait porter sur l’amélioration de ses performances en tant que soft power (puissance civile). Avant donc d’être une puissance militaire, l’Europe doit veiller à être plus crédible et plus imaginative dans ses rapports avec les pays tiers. Or, pour le moment, cet objectif n’est pas pleinement atteint. Fondamentalement, l’Europe n’a pas d’autre démarche originale à proposer que l’adhésion. Or, à l’évidence, ce schéma ne peut pas être étendu à l’infini. Il faut donc, en matière d’aide et de développement, se montrer plus créatif, plus imaginatif, plus inventif, car, à l’évidence, les performances de l’Europe dans ce domaine sont faibles, comme en témoigne l’échec relatif du « Processus de Barcelone » destiné aux pays méditerranéens.
25* * *
26La thèse de la multipolarité a pour avantage de montrer que les rapports mondiaux contiennent un potentiel de conflictualité inévitable. La mondialisation ne met pas fin à la compétition entre Etats, même si l’interdépendance économique peut amoindrir les risques de cette confrontation. Cette thèse a aussi pour avantage de mettre l’accent sur le fait que l’hégémonie américaine pose plus que jamais question dans un monde qui aspire à davantage de pluralisme. Pourtant, la France n’a aucun avantage à jouer la carte d’un monde multipolaire, si celle-ci revient à réhabiliter un certain souverainisme. On ne répondra pas au souverainisme américain par un souverainisme français. On ne répondra efficacement au souverainisme américain qu’en renforçant l’Europe, dont la nouvelle frontière ne peut être que le fédéralisme politique.
Notes
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[1]
La France récuse que la multipolarité soit destinée en soi à combattre les Etats-Unis. Cela étant, il est évident que Washington voit dans la multipolarité un choix stratégique destiné à les contrer.
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[2]
Cf. Jürgen Habermas, La paix perpétuelle. Le bicentenaire d’une idée kantienne, Cerf, 1996.
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[3]
John Bolton, « Should we take global governance seriously ? », Chicago Journal of International Law, automne 2000.
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[4]
Sur la définition des espaces de sens, cf. Zaki Laïdi (dir.), Géopolitique du sens, Desclée de Brouwer, 1998.