Notes
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Tous les acteurs, filles et garçons, sont d’une justesse de jeu et d’un charme délectables : notamment Marie Piton, Christelle Cholet, Anne Charrier, Fanny Herrero, Nicolas Vaude, Henri Courseaux et David Seigneur.
Le Menteur, de Corneille, au Théâtre Hébertot
1Rarement fut mieux communiquée l’espèce de liberté rieuse qui rayonne au fond des comédies de notre vieux Corneille, dont la désinvolture se révèle irrésistible. On se souvient de l’histoire fofolle de ce petit malin de Poitiers, nommé Dorante, simple étudiant en droit, qui veut conquérir Paris par la drague et la tchatche, à force de culot, de baratin et de mensonges sophistiqués. Il se grise d’ailleurs lui-même de ses fanfaronnades militaires, tous ces combats bidons dont les récits l’enchantent, comme les filles et les garçons à qui il jette sa poudre aux yeux. Mais il en fait trop et finit par s’étaler, pris au piège de ses embrouilles.
2La trouvaille de Nicolas Briançon, le metteur en scène, est d’avoir transposé la pièce dans les années 20, sur un fond d’airs de jazz légers, sensuels et lumineux (à peine esquissés), et un délicieux décor de toiles peintes aux couleurs vives, évoquant les jardins d’un Palais-Royal de rêve. Apparaît alors un ravissant quatuor de jeunes filles en fleurs, coquettes et mutines, en robes d’été sous leurs ombrelles. Elles passent et repassent, créant un merveilleux climat de poésie. L’une fait semblant de trébucher, Dorante se précipite, lui fait un compliment sans fin en la nommant d’un autre nom que le sien, par une ruse des filles. La bavarde et la silencieuse vont emberlificoter notre polisson, qui préfère au fond celle qui ne parle pas, conseillé par Cliton, une espèce de clochard peu féministe et raisonneur, lui servant ici de valet à cause de ses relations avec les cochers de maître.
3S’ensuivent scènes de séduction, vantardises militaires redoublées, récits de fêtes pharamineuses concoctées par notre esbroufeur. Dorante s’emmêle les pinceaux, d’autant plus qu’un certain Alcippe, gaillard très baraqué et fiancé de la « bavarde », est d’un naturel fort jaloux. Ce qui vaut à Dorante un duel d’opéra dont il se tire de justesse. Mais Dorante raconte qu’il a embroché Alcippe, déclenchant la colère des filles avant qu’elles ne découvrent cette nouvelle vantardise de l’irrésistible baratineur. Il se fera finalement pardonner, découvrira le vrai nom de la silencieuse qu’il aime et qu’il a séduite, et sera emporté avec elle dans la ronde de l’amour, au milieu des rires de la scène et de la salle, ravie par l’heureuse fin de ce « mensonge vrai » – définition du théâtre, selon Antoine Vitez ! Ce qui gagne ici, c’est la jeunesse et la grâce des cœurs battants [*].
Terminus, de Daniel Keene, Mise en scène Laurent Laffargue, au Théâtre des Abbesses
4Dans un train fantôme (le plateau tourne comme un manège), des personnages silencieux, habillés d’ombre, disparaissent pour revenir, chaque fois moins nombreux. A la fin, ne reste qu’un homme en noir et un petit garçon tenant une boîte. L’homme dit son nom : John, et demande à l’enfant de lui montrer ce qu’il y a dans la boîte. L’enfant refuse, John l’étrangle. De la boîte un oiseau s’envole. Le cauchemar commence. On entend un air d’Elvis Presley : It’s now or never. Nous sommes entrés dans l’univers de la nuit.
5Vingt scènes racontent l’errance de John l’étrangleur, en des petites bulles existentielles de souffrance, d’angoisse, d’horreur, de pitié, où s’agite une multitude de personnages dont les chemins se croisent sans jamais se rejoindre. John tuera plus tard une prostituée, provocante en apparence, mais au fond d’elle-même désespérée. Un policier sadique cherche le criminel. Dans un bar sordide, le Terminus, en face de la gare, des solitaires juxtaposés boivent en silence. De loin en loin, un cri. Le sifflement des trains dans la nuit. Elvis chante Kiss me my darling, be mine to night, tomorrow will be too late. John rencontre dans ce bar Johanna, la sœur de l’enfant qu’il a étranglé. Il semble vide de toute conscience, et pourtant ses crimes l’étouffent, ses victimes le hantent, comme les spectres de Macbeth. Il est avide d’on ne sait quel salut au delà de ce monde. Il parle en phrases brèves, avec des trous, où l’on entend des bouts de Shakespeare, des poèmes de Celan, des psaumes. Il vit avec Johanna une bouleversante parenthèse d’amour, et lui rend le don des larmes qu’elle avait perdu. Un Homme mystérieux apparaît de loin en loin comme une sorte d’Envoyé, se disant protégé par les anges, et voit dans les oiseaux le passage des âmes qui traversent le temps pour aller ailleurs, plus loin que ce monde. Derrière ses paroles brillent des fragments du Tao, du Livre des morts égyptien, de l’Evangile. Un puzzle de sens en morceaux, une immense compassion, une incompréhensible tendresse. Daniel Keene murmure au journaliste obtus qui l’interroge : « On peut trouver de la beauté à l’intérieur même de cette âpre vision. C’est cette mise en résonance de la beauté et de la noirceur qui est explorée dans cette pièce. Si l’on était vide de tout sens et de toute croyance, on se retrouverait tous à la dérive au bar du Terminus ! » L’Homme dit simplement au gros flic sadique qui le torture : « L’oiseau est la forme que l’âme peut revêtir pour pleurer la mort d’un être aimé [...], le symbole de la sainte allégresse qui remplit l’âme des justes. »
6Quelques poètes, en vérité, savent qu’il ne faut pas éteindre la mèche qui fume encore.
Água, de Pina Bausch, Tanztheater Wuppertal, au Théâtre de la Ville (coproduction avec le Brésil-Institut Goethe)
7Cette fois, c’est vraiment la splendeur, un Hymne à l’univers dirait Teilhard, à partir du Brésil semblable à une image de toute la terre, le cœur de l’homme libéré, le dualisme (entre la chair et l’esprit) évacué, les contradictions de la vie mises ensemble, exaltées, transformées, consumées. La vieille danse des belles apparences se métamorphose en d’autres apparences, une autre beauté, le moindre geste devenant rythme, étonnement, et l’être se demandant – avec humour, lyrisme, tendresse – d’où viennent les pulsions intérieures et pourquoi le corps a besoin de danser, transposer ses mouvements, découvrir ce qui l’anime pour accepter avec une souple et sauvage sérénité tout ce qu’il porte en lui.
8Dès le départ, sur le vaste plateau nu, en arc de cercle, l’espace lui-même danse par la magie des couleurs et des formes, d’immenses feuilles de palmier se balancent sur les murs, sur la toile du fond, sur le sol brillant, en des projections filmées, faisant respirer le ciel et la terre autour de deux danseurs immobiles. La femme dévore goulûment une orange, et cette dévoration, amplifiée par le micro, ressemble aux gémissements de deux amants qui s’étreignent au milieu du vent et des feuilles en délire. Le bonheur d’être ne fait plus qu’un avec la beauté du monde. On retrouve une sorte d’extase, l’opulence de l’origine. Les danseuses jouent avec le haut du corps, avec leur torse, leurs bras, leurs poignets, leurs mains, leurs doigts qui ondulent sans cesse, s’agrippent à l’air comme des lianes, des tiges vivantes, refaisant le mouvement des feuilles de palmier toujours agitées sur les toiles éclaboussées de lumière. Les danseurs, au contraire, sont liés à la terre comme des racines. Ils se tordent, rampent, se contorsionnent dans toutes les positions, tombent sans cesse, se relèvent à peine pour s’enfoncer de nouveau dans la matière épaisse et mouvante dont ils sont issus. La scène étincelle. Danseurs et danseuses semblent se mouvoir (en sens inverse) sur un sol fait d’éclats et d’éclairs. Bossa nova jouée au piano. Percussions graves, bouleversantes. Rythmes sauvages, envoûtants, sensuels. Multiplication des énergies. Robes rouges, épaules nues, silhouettes serpentines. Foule de petites séquences inattendues, furtives, inexplicables. Poursuites, agaceries, menaces charmeuses. Frénésie paisible. On ressent que le plaisir, le sentiment de la beauté sont aussi vrais, aussi réels que le deuil, la détresse, la solitude. Pina Bausch, qui a si longtemps habité le pays du malheur, semble découvrir aujourd’hui un espace vierge d’où naît une joie exaltante, libératrice. Une fête mystérieuse est déclarée ouverte, au delà de la révolte et du désespoir. La critique devient jubilatoire au cours d’une séquence où la vulgarité de notre univers est soulignée : toute la troupe, filles et garçons, se couvre de serviettes de bain sur lesquelles sont imprimées des poitrines opulentissimes et des croupes géantes. On rit avant d’être emporté de nouveau par ce somptueux opéra d’images, de musiques, de formes, car les projections-vidéo se remplacent sans cesse, mêlant les scènes de rue avec orchestre à percussions, des vols de flamands roses, des vues aériennes de la jungle brésilienne où forêts et lacs se déroulent à l’infini, et enfin l’envahissement final de l’eau, dans une scène prodigieuse où les corps semblent nager sous un filet brillant qui les recouvre, alors qu’un film projeté parallèlement nous plonge jusqu’à l’ivresse dans les chutes du Niagara, des courants impétueux, irrésistibles, où l’âme tangue à n’en plus finir, les chutes s’écroulant d’une hauteur folle sous tous les angles, préparant la bataille des danseurs et danseuses s’aspergeant d’eau, qu’ils boivent et recrachent les uns sur les autres, à partir d’un canal improvisé où toutes les sources du monde semblent perpétuellement jaillir. Le jeu est sans fin, l’enfance est retrouvée, avec la poésie du monde. « Tant de beauté me force à rire », disait Claudel.
Notes
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Tous les acteurs, filles et garçons, sont d’une justesse de jeu et d’un charme délectables : notamment Marie Piton, Christelle Cholet, Anne Charrier, Fanny Herrero, Nicolas Vaude, Henri Courseaux et David Seigneur.