Études 2001/9 Tome 395

Couverture de ETU_953

Article de revue

Le discours de Francfort

Pages 235 à 246

Notes

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    Tous droits de reproduction : Assia Djebar. Nous la remercions de nous avoir autorisés à reproduire ce discours dans son intégralité [N.D.L.R.].
English version

1Romancière et cinéaste algérienne, Assia Djebar enseigne la littérature francophone à New York University. En octobre dernier, elle reçut, à Francfort, le Prix des Editeurs et Libraires allemands, Prix de la Paix 2000. Dans le discours qu’elle prononça à cette occasion, elle évoque « l’Algérie tumultueuse et déchirée », son corps-à-corps avec l’Histoire, la « navigation dans la nuit des femmes », la force « transparente ou friable de l’écriture »... Au carrefour de la langue berbère et du français, son écriture est celle de l’enracinement et de l’exil – des exils –, de l’urgence et de la résistance. Parmi les ouvrages des dix dernières années, citons : L’Amour, la Fantasia, rééd. Livre de Poche, octobre 2001 - Loin de Médine, Albin Michel, 1991 (rééd. Livre de Poche) - Vaste est la prison, Albin Michel, 1995 - Le Blanc de l’Algérie, Albin Michel, 1996 - Oran, langue morte, Actes Sud, 1997 (rééd. octobre 2001, coll. Babel) - Les Nuits de Strasbourg, Actes Sud, 1997 - Ces voix qui m’assiègent, Albin Michel, 1999. Et, à paraître : Femmes d’Alger dans leur appartement. Nouvelles, Albin Michel - Mireille Calle-Gruber, Regards... d’Assia Djebar, ou la résistance de l’écriture, Maisonneuve et Larose, octobre 2001.

2En recevant aujourd’hui devant vous, Mesdames et Messieurs, ce Prix des Editeurs et Libraires allemands, Prix de la Paix 2000, j’hésite soudain : je crains qu’une si prestigieuse distinction ne me fasse chanceler sous son poids symbolique ! Je voudrais me présenter devant vous simplement comme une femme-écrivain issue d’un pays, l’Algérie tumultueuse et encore déchirée. J’ai été élevée dans une foi musulmane, celle de mes aïeux depuis des générations, qui m’a façonnée affectivement et spirituellement, mais à laquelle, je l’avoue, je me confronte, à cause de ses interdits, dont je ne me délie pas encore tout à fait.

3J’écris donc, et en français, langue de l’ancien colonisateur, qui est devenue néanmoins et irréversiblement celle de ma pensée, tandis que je continue à aimer, à souffrir, également à prier (quand parfois je prie) en arabe, ma langue maternelle.

4Je crois, en outre, que ma langue de souche, celle de tout le Maghreb, je veux dire la langue berbère, celle d’Antinéa, la reine des Touaregs où le matriarcat fut longtemps de règle, celle de Jugurtha qui a porté au plus haut l’esprit de résistance contre l’impérialisme romain, cette langue donc que je ne peux oublier, dont la scansion m’est toujours présente et que pourtant je ne parle pas, est la forme même où, malgré moi et en moi, je dis « non » : comme femme, et surtout, me semble-t-il, dans mon effort durable d’écrivain.

5Langue, dirais-je, de l’irréductibilité. Et plutôt que d’évoquer, sur ce point, un désir d’enracinement ou de réenracinement, pour ainsi dire de généalogie, je voudrais préciser que si j’avais été celte ou basque ou kurde, il en aurait été de même pour moi : dire « non » à certaines étapes essentielles de mon parcours — et le dire quand la langue de la première origine se cabre et vibre en vous, en des circonstances où le pouvoir trop lourd d’un Etat, d’une religion ou d’une évidente oppression a tout fait pour l’effacer, elle, cette première langue —, dire « non » ainsi, qui peut paraître un « non » d’entêtement, de silence, de refus de participation à une poussée collective de séduction — ou de mode —, cet instinct pas seulement de préservation individuelle, mais qui serait un « non » quelquefois apparemment gratuit, ou de pur orgueil de l’ombre, en somme, cette intégrité du moi intellectuel et moral, ce recul ni prudent ni raisonné, bref, ce « non » de résistance qui surgit en vous quelquefois avant même que votre esprit n’ait réussi à le justifier, eh bien, c’est cette permanence du « non » intérieur que j’entends en moi, dans une forme et un son berbères, et qui m’apparaît comme le socle même de ma personnalité ou de ma durée littéraire.

6Certes, les Berbères de l’histoire écrite — écrite en particulier en latin par un Salluste, politicien corrompu et historien redoutable, auteur du classique La Guerre de Jugurtha, un siècle avant l’ère chrétienne —, ces Berbères, donc, de l’histoire occidentale furent souvent présentés comme de perfides ennemis.

7Mais il a suffi qu’un Jugurtha non domestiqué soit allé jusqu’au bout de son défi contre une Rome alors invincible — cela cinquante ans avant Jules César — pour qu’en Afrique du Nord chaque résistance contre les invasions ultérieures (contre les Arabes, les Espagnols, les Turcs, puis les Français) invoquât le fantôme de cet ancêtre héroïque.

8* * *

9J’ai parlé de ma durée littéraire, et cette notion temporelle pourrait prêter à équivoque. J’écris, je publie depuis quatre décennies au moins. Tout compte fait, je devrais plutôt me présenter devant vous avec mes absences, mes silences, mes réticences, mes refus anciens ou récents que je ne comprends pas toujours, du moins sur le moment, j’ajouterais même mes fuites (car il me faut vraiment de l’espace pour écrire) ; je dirais donc plutôt : mes exils !

10Je ne sais qu’une règle, apprise et éclaircie certes peu à peu, dans la solitude et loin des chapelles littéraires : ne pratiquer qu’une écriture de nécessité. Une écriture de creusement, de poussée dans le noir et l’obscur ! Une écriture « contre » : le « contre » de l’opposition, de la révolte, quelquefois muette, qui vous ébranle et traverse votre être tout entier. Contre, mais aussi tout contre, c’est-à-dire une écriture du rapprochement, de l’écoute, le besoin d’être auprès de… de cerner une chaleur humaine, une solidarité, besoin sans doute utopique, car je viens d’une société où les rapports entre hommes et femmes, hors les liens familiaux, sont d’une dureté, d’une âpreté qui vous laissent sans voix !

11Au départ, avant le jaillissement premier et précoce de mon activité d’écrivain, il y eut l’espace donné, un horizon soudain ouvert, une chance inattendue. Il est clair, en effet, que je n’aurais jamais été écrivain si, à 10 ou 11 ans, je n’avais pu continuer mes études secondaires ; or ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon père, instituteur, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l’enfermement des fillettes nubiles.

12De même, cinq ou six années plus tard, je ne serais pas entrée en littérature avec ardeur si (et cela peut surprendre) je n’avais pas aimé marcher dans les rues des villes en anonyme, en passante, en voyeuse, en garçon manqué, et encore maintenant en simple promeneuse. C’est pour moi la première des libertés, celle du mouvement, du déplacement, la surprenante possibilité de disposer de soi pour aller et venir, du dedans au dehors, du lieu privé aux lieux publics et vice versa. Cela paraît tout simple ici, aujourd’hui, en Europe pour des adolescentes. Cela fut, pour moi, au début des années 50, un luxe incroyable.

13Qu’a à voir la marche au dehors, direz-vous, avec les mots des romans, avec l’élan propre à l’imagination et à toute fiction ? Mais il s’agit ici du mouvement du corps féminin : là se place la ligne la plus acérée de la transgression quand une société, au nom d’une tradition trahie et plombée, tente et réussit parfois, même aujourd’hui, à incarcérer ses femmes, c’est-à-dire la moitié d’elle-même. Ecrire, pour moi, gardant à l’esprit cet horizon noir, c’est d’abord recréer dans la langue que j’habite le mouvement irrépressible du « corps au dehors », je dirais presque son envol.

14* * *

15A l’époque du Maghreb colonial — plus conservateur alors que la société citadine de l’Egypte et du Moyen-Orient —, mes cousines, mes parentes proches se retrouvaient recluses de l’âge de la nubilité jusqu’au début de la vieillesse. Cacher ses femmes de l’œil, du contact et de l’emprise des étrangers (parce que non-musulmans), ce qui avait pu sembler une stratégie de sauvegarde identitaire dans l’Algérie du xixe siècle était devenu une oppression presque sans faille sur la gent féminine. Chez moi, donc, le désir des mots à écrire, à lancer aux autres ou simplement au ciel, naît de mes pieds, de mes jambes, ainsi que de mon regard libre, posé sur les autres… C’est là sans doute la revanche, en ma personne, de toute la lignée derrière moi, des aïeules cloîtrées à l’âge 12 ans, puis mariées, qui ont étouffé de langueur, de rancœur dans l’ombre des patios, jusqu’à la cinquantaine ou la soixantaine respectable.

16Puis, dans mon trajet d’écrivain, il y a eu un tangage, une interrogation profonde qui m’a fait me taire longtemps : dix années de non-publication, mais pendant lesquelles j’ai pu arpenter mon pays — pour des reportages, des enquêtes, des repérages de cinéma —, envahie que j’étais par un besoin de dialoguer avec des paysannes, des villageoises de régions aux traditions diverses, besoin aussi de revenir à ma tribu maternelle, cela douze ans après l’indépendance.

17« Assise au bord de la route, dans la poussière », ainsi ai-je intitulé dans mon essai Ces voix qui m’assiègent cette période de ma vie où, à travers une chronique visuelle de ce quotidien aux mutations visibles, je réalisai un film au rythme de la mémoire féminine — retours en arrière quand ma grand-mère me racontait la résistance des ancêtres guerriers, souvenirs récents de la lutte d’hier…

18Ce fut seulement à cette époque que j’ai pu travailler et créer en osmose avec les miens : écriture de l’espace et de l’écoute, dans les paysages de l’enfance, l’oreille immergée dans l’arabe dialectal des dialogues, retour du berbère dans tel éclat de souffrance d’une femme du « Mont Chenoua », monologue en français, enfin, de celle qui déambule dans un territoire où passé et présent se répondent.

19Ce furent les deux ou trois années les plus heureuses de ma vie : chercher vraiment à connaître ses lieux de mémoire, cela devient se re-connaître, se retrouver !

201978/79. Mon long-métrage fut vilipendé par presque tous les cinéphiles d’Alger (puisqu’on n’y retrouvait pas l’optimisme du « réalisme socialiste ») ; il fut honoré ensuite d’un Prix de la Critique internationale à la Biennale de Venise. Au tournant de la quarantaine, je retournai à Paris, la ville de mes études. De là, je décidai d’écrire à distance pour viser désormais au cœur même de l’Algérie — son tréfonds, sa mémoire la plus obscure — dans un nœud algéro-français complexe ; mais encore me fallait-il trouver une forme et une structure narratives à la hauteur de ce questionnement, de cette ambition.

21Walter Benjamin, qui connaissait si bien Paris, qu’il avait découvert dès 1913 et où il vécut les années 30 en réfugié politique, disait qu’« à Paris un étranger se sent chez lui parce qu’on peut habiter cette ville comme on habite ailleurs ses quatre murs »… Lui, le « flâneur de Paris » dans le sens le plus plein et qui écrivit le premier sur les « passages » parisiens, il entretenait en fait des relations rares et superficielles avec les Français : c’est Hannah Arendt, son amie jusqu’à la fin, qui témoigne.

22Pour ma part, installée désormais au cœur de l’ancien « Empire », je me mettais, moi aussi, à distance de la société française, dont je ne gardais que la langue ! Cette langue d’écriture devenue mon seul territoire, même si je campais plutôt sur ses marges. Comme si, repartie nue de chez moi, je m’enveloppais seulement de cette langue ! Elle, mon unique manteau ! Jusque-là, l’écriture française avait été pour moi une sorte de voile, du moins dans mes premiers romans, fictions qui, évitant l’autobiographie, ne hantaient vraiment que des lieux d’enfance, s’éblouissant de leur soleil ou s’approchant de la pénombre des maisons traditionnelles.

23Dorénavant, résolue avec détermination à écrire « devant » et « dedans » mon pays, dans une sorte de proche éloignement, j’avais besoin, comme le photographe qui recule pour ne pas écraser son sujet, d’une perspective plus vaste.

24Avec, ou malgré, la langue dite « étrangère », j’avais à poser sur mon pays toutes les questions, décidai-je ! Sur son histoire, sur son identité, sur ses plaies, sur ses tabous, sur ses richesses cachées et sur la dépossession coloniale de tout un siècle — et il ne s’agissait ni de protestations ni de réquisitoires. L’indépendance, nous l’avions, et payée au prix fort ! Il ne s’agissait que de mémoire, que de tatouages de la révolte et du combat, rendus ineffaçables dans nos cœurs et jusque dans l’éclat de notre regard, à devoir inscrire, à conserver, même en lettres françaises et alphabet latin !

25* * *

26Revenir au début des années 80 à Paris et écrire dans cette pulsion mémorielle, cela certes ne paraîtrait pas de brûlante actualité — si l’on se référait du moins aux « saisons littéraires » des cénacles parisiens.

27Face à une critique française, je dirais traditionnelle — qui ne cherchait dans les textes des écrivains « ex-colonisés » que des clefs pour interprétation sociologique immédiate —, moi, qu’est-ce qui m’animait donc ? Un nationalisme à retardement ? Non, bien sûr, seulement la langue. Uniquement la langue française dans laquelle je m’immergeais la nuit, le jour. Mais, pour mieux dire ma spécificité algérienne (par l’autobiographie, que j’abordai enfin), il me fallait en quelque sorte alléger cette langue d’écriture de son poids d’ombre, de son passé équivoque et trouble en Algérie, elle au bénéfice de laquelle avaient été exclus autrefois des écoles et des lieux publics l’arabe et le berbère.

28Si je voulais faire sentir le trop lourd mutisme des femmes algériennes, l’invisibilité de leurs corps, revenue avec le retour d’une tradition rétrograde et plombée, j’avais d’abord — en tant qu’écrivain (le devoir de tout écrivain étant un devoir de langue) —, j’avais, pardonnez-moi cette métaphore, à me saisir de cette langue française entrée en Algérie avec les envahisseurs de 1830 et à l’essorer, à la secouer devant moi de toute sa poussière compromettante. Pendant les quarante ans violents de la conquête — que j’appelle « la première guerre d’Algérie » —, cette langue s’était avancée autrefois sur des chemins de sang, de carnage et de viol. Il fallait, par elle et avec ses propres mots, la renverser en quelque sorte sur elle-même !

29Puis, dans la soumission apparente qui suivit, ce qu’on appelait « l’Algérie pacifiée » des années 1920 et 1930, les mots, les figures, le rythme et toutes les diaprures de la langue, de la belle langue — la transparente de Descartes, la pure et acérée de Racine, la virevoltante de Diderot et la somptueuse de Victor Hugo —, tous ces joyaux se mirent à pénétrer et à briller un peu dans les écoles, parmi lesquelles un petit nombre était réservé aux enfants dits « indigènes », dont la classe de mon père, instituteur dans un village de la Mitidja.

30L’Amour, la Fantasia est ainsi une double autobiographie, où la langue française devient le personnage principal, prosopopée inattendue dont je me rendis compte a posteriori. Je réveillais les scènes d’affrontement algéro-français oubliées, tout en livrant des éclats de mon enfance où les mots français se glissaient jusque dans les harems, tels des rais de lumière et de révolte. Avais-je fait sentir l’étouffement présent des femmes, plus lent, plus pernicieux que l’asphyxie, autrefois, des tribus rebelles décidée par les conquérants, dans les montagnes proches de ma ville ?

31« Répondre, répétais-je, à toutes les questions ! » Sinon, en faire sentir l’urgence : pour moi, pour celles comme moi qui avaient dû partir, seulement pour l’oxygène de leur vie — mais aussi pour les autres femmes, les silencieuses, les humiliées qui étaient mortes, le cœur brûlé, parce que conscientes de tous les dénis.

32Ce fut dans ce corps-à-corps avec l’Histoire que j’écrivis L’Amour, la Fantasia, puis Ombre sultane et la suite d’un quatuor romanesque d’Alger.

33Je n’avais pas prévu que, vivant ainsi comme une émigrée en banlieue parisienne, j’allais, les années suivantes, me confronter avec les sursauts, les fureurs, les délires, puis… puis à la violence et aux meurtres, au jour le jour, que nous avons vu s’inscrire sur les pages des quotidiens et défigurer l’image de mon pays.

34Quête solitaire et impuissance dans mes livres ; mes questions devenaient de plus en plus béantes.

35Langue de l’autre à écrire et qu’on respire ; mais mon oreille restait, reste toujours hors champ, hors la lettre. Comment, d’ailleurs, aurais-je pu infléchir le français, dans son rythme et son souffle premiers, si je ne gardais pas, même dans l’exil le plus distendu, l’ancrage dans des voix familières, voix de fureur et de douceur, barbares et gutturales, intimes, celles des lieux féminins de l’enfance, celles vociférantes et improvisées des visiteuses de sanctuaires, celles des lyriques ou des désespérées ?

36Toujours naturellement hors français, donc semblant ensauvagées, en tout cas rebelles : « analphabètes », disait-on des inconnues autour de moi, fillette, parce que sans même l’alphabet arabe, excepté pour des amulettes qu’elles me pendaient au cou, sous ma chemise et avec des caresses, « pour me protéger à l’école », soufflaient-elles. Entendez, à l’école des Français.

37C’est ainsi que j’ai cru longtemps que toute navigation dans la nuit des femmes me ferait retrouver la force, l’énergie, la foi des aïeules, inébranlables. Je rêvais qu’elles me transmettraient, elles, leur secret de survie, pour peu que je tente cet effort de remonter le courant, les eaux du reflux, disons la dispersion dans l’oralité.

38* * *

39On l’oublie souvent : Cervantes vécut esclave durant cinq ans à Alger, à partir de 1575. Pas encore romancier, mais guerrier intrépide, ayant perdu un bras à la bataille de Lépante, il se fait capturer par des corsaires en Méditerranée. Il vivra longtemps chez moi, dans un monde fonctionnant à l’exact opposé de l’univers chrétien. La « fugitive » qu’il imaginera plus tard dans son Don Quichotte pourrait être la première image littéraire d’Algérienne : elle que son père comblait de toutes les richesses, sauf de la liberté, elle fuit et fait fuir l’esclave chrétien qui raconte leur aventure dans une auberge, en Espagne…

40A la suite de cette Zoraidé du chef-d’œuvre espagnol, j’ai osé faire entrer ma mère dans mon roman Vaste est la prison. J’ai rappelé la trajectoire maternelle : elle vivant en citadine traditionnelle (une ville justement repeuplée d’Andalous expulsés en 1610), et ce jusqu’à près de 40 ans, elle trouva assez d’énergie, peu avant 1960, pour traverser la Méditerranée et sillonner la France, rendre visite, de prison en prison, à son fils, jeune détenu politique… L’audace de ces voyages, ce qu’ils impliquaient de courage silencieux, de secrète pudeur, pour une Musulmane, il me semblait qu’ils méritaient cette aura du personnage de Cervantes !

41La transmission féminine s’est alors rééclairée, pour moi, plus en arrière ; l’anamnèse s’est remise en mouvement. Ma grand-mère, que je ne voyais jusque-là qu’en aïeule conteuse de la geste tribale, a ressuscité sous ma plume, mais en adolescente descendant de la montagne pour être « donnée », à l’âge de 13 ans, à un riche notable de la cité. Veuve peu après, elle retournera à la zaouia première, se mariera deux autres fois, pour demander, en 1920, au juge-cadi la séparation conjugale, avec la gestion de ses biens, ce que l’Islam permet aux femmes depuis des siècles. A partir de là, dans la cité au passé andalou où elle s’installe, elle va régenter, conseiller, servir d’arbitre pour les autres femmes, tout en élevant ses cinq enfants.

42A cette même période, entre 1880 et 1920 environ, voici l’une de ses contemporaines, mais en Egypte : il s’agit de la grande Hoda Sha’rawi, issue de la haute bourgeoisie, qui va devenir la première féministe du monde arabe, plus exemplaire pour les Egyptiennes que, plus tard, Simone de Beauvoir pour les Françaises.

43Elle naît fille d’un très riche et influent personnage. Elle a passé son enfance dans un véritable harem, avec des eunuques (esclaves soudanais castrés). Mais elle reçoit, à domicile, en même temps que son jeune frère, une instruction de qualité. Elle apprend, outre l’arabe, le turc, langue de sa mère circassienne, et le français ; elle joue du piano. Mais, pour conserver dans la famille l’important patrimoine dont elle a hérité, on la marie à 13 ans à son cousin germain, bien plus âgé. Dix mois après, elle fuit son mari, reprend son adolescence interrompue. Elle a soif de connaissances.

44En 1922, Hoda Sha’rawi, qui s’est déjà affranchie du voile en public, créera la première Union des Femmes Egyptiennes et fondera la première revue de femmes. Jusqu’en 1947, à sa mort, le mouvement des femmes, dans des manifestations politiques et culturelles, se groupera toujours autour d’elle… Au Maghreb, ma mère, dans les années 30, rêvait avec ses amies de cette effervescence des Egyptiennes, des Syriennes, des Turques et des Iraniennes. Amnésie pourtant, aujourd’hui, sur cette dynamique de la première moitié du siècle ? Ne surnage de cet oubli que le souvenir de la cantatrice Oum Kalsoum et ses émules. Parole, chant et écriture : que serait notre « inspiration » si elle n’allait pas à la recherche de cette bouche obscure, si elle n’allait pas boire au flux souterrain de la mémoire anonyme, des paroles invisibles, fondues, imperceptibles parfois ? Cris étouffés, soudain fixés, parole et silence se mêlent, tout au bord de la dilution !

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46Octobre 1988 à Alger. Une semaine d’insurrections dans la capitale par une jeunesse trop longtemps désoccupée, encadrée partiellement ou infiltrée par des islamistes. Après plusieurs jours de désordre, le Président algérien affaibli laisse l’armée tirer sur les manifestants désarmés. Le bilan est de plusieurs centaines de morts ! Tragédie dont le glas annonce un avenir sombre.

47Dès les premiers jours, je m’étais précipitée à Alger pour être auprès de ma fille, jeune étudiante. Bloquée dans un appartement des hauteurs d’une terrasse, j’ai contemplé durant plusieurs nuits d’insomnie les tanks sillonnant la capitale placée sous couvre-feu.

48Sans m’imaginer en Cassandre, il m’était aisé de prévoir que, dans l’année qui suivrait, les intégristes reviendraient au centre de la sphère politique ; eux, certes auréolés par ces morts d’innocents, mais résolus à imposer leur vision caricaturale d’un Islam des origines. En attendant, les conséquences premières du terrible drame furent la fin du parti unique — « Front de libération » qui ne libérait plus rien depuis vingt-six ans —, mais aussi la légalisation d’un parti politique religieux, mesure en contradiction avec la Constitution, qui garantissait un minimum de laïcité.

49Je rentrai à Paris et, pour ne pas être brisée, décidai de me confronter, armée de ma seule expérience d’historienne, à cet Islam des origines… Je me mis, d’un coup, à vivre en 632 après J.-C. à Médine, au moment où le Prophète Mohammed va mourir : problèmes de la succession politique, germes déjà de la division, rôle des épouses et des filles du Messager, des Compagnons, du premier Calife et, surtout, irruption sur l’avant-scène de Fatima, fille du Prophète, en véritable Antigone, avec sa voix de la douleur, de la colère lucide et amère, de la protestation. De la protestation véhémente de toutes les femmes à travers elle !

50Je me plongeai dans le déchiffrement, mot après mot, chapitre après chapitre, des chroniqueurs arabes Ibn Saad et Tabari. J’avais besoin d’entendre ainsi ma langue maternelle, dans son grain, son rythme et sa sobriété ; dans ses trous aussi. Comme l’écrivait le grand Michelet pour sa vision de l’Histoire de France : « Il y eut un étrange dialogue entre lui et moi, entre moi, son ressusciteur, et le vieux temps remis debout. »

51J’écrivis donc Loin de Médine pour me rapprocher de ce « vieux temps remis debout », mais aussi des passions, de la parole libre et multiple des femmes de Médine, humbles ou connues, mais transmettrices et actrices de cette histoire islamique.

52Après presque deux ans d’écriture, je me souviens : dans la maison paternelle, à la mi-juin 90, tandis que j’inscrivais le mot fin sur mon manuscrit, je me réveillai d’un coup au présent d’Alger ; trois jours après, en effet, les intégristes du F.I.S. remportaient les élections municipales.

53Mon rêve d’un Islam ouvert et égalitaire s’était construit, me semblait-il, dans mes mots comme un château de sable !… Mon livre fut publié à Alger en même temps qu’à Paris (l’édition, elle aussi, commençant à se libérer de la tutelle d’Etat) ; j’allai le défendre dans plusieurs villes et universités algériennes.

54Comment, dès lors, vais-je parler de ces huit dernières années de transes algériennes qui ont suivi, et, en écho, de mes livres écrits alors, de ma vie désormais vouée à l’exil — même s’il s’agit d’un exil mouvant ?

55Pourrais-je résumer cette partie de mon parcours par le titre de ma postface au recueil de nouvelles Oran, langue morte, qui se veut chronique d’attentats, de peurs et d’alarmes rapportés par certains de mes proches, de mes amis perdus ou retrouvés ?

56J’y avais déposé — ou transmué ? —, en ce printemps et cet été 1996, les paroles brèves de ceux-ci, rencontrés souvent au hasard des rues parisiennes : comptes rendus haletants parfois sur la mort violente, ou l’angoisse, ou la sauvagerie (telle cette institutrice décapitée devant ses élèves, des enfants) — et en revivant, à mon tour, ces épisodes, j’ai soupiré d’impuissance, peut-être aussi d’étonnement devant ma persistance à fixer, à garder trace.

57Car je m’impatientais, en effet : « Pourquoi toujours la mort ? Pourquoi toujours écrire sur la mort ? »

58« Le sang, constatai-je donc, ne sèche pas dans la langue ! » Et j’ai tourné et retourné cette métaphore, peut-être en vain. Pour sortir, à ma façon, du piège : non, décidément, l’écriture — je veux dire l’écriture de toute littérature, ainsi que la parole illuminante — n’est pas un faire-part de deuil, ou de crime ; non, elle n’est pas une plaque funéraire bavarde, simplement projetée dans l’espace vide, le temps que circulent quelques milliers d’exemplaires de vos pattes de mouche tracées sur papier, lancées comme un paquet-cadeau à la mort.

59L’écriture à laquelle je me vouais dans ce malheur algérien, est-ce l’alarme, est-ce l’appel au secours (au secours de vous-même) ? Elle est le dialogue suspendu avec l’ami sur lequel est tombée la hache, dans la tête de qui a sonné la balle, tandis que vous, vous survivez, tandis que vous, vous questionnez sur les tout petits détails, juste avant que celui ou celle que vous avez connu soit pétrifié en victime, en cadavre, en silence !

60Votre écriture, donc, danse avec des fantômes, et, tant que vous vivez encore, cette nécessité de la narration court en vous comme votre seule électricité. Ce n’est même plus la langue, celle-ci pourrait devenir informe ou, pourquoi pas, langue des signes pour sourds-muets ; simplement vous soutient le fil de la continuité, de la volonté de dire ou du désir sauvage de ne pas oublier… Certains parleraient de l’acier de la résistance.

61Edmond Jabès, arraché à son Egypte natale au milieu de son âge, remarquait : « … les chemins d’encre sont des chemins de sang ». Il l’écrivait à Paris, et je dirais, presque à voix basse.

62Vais-je pour autant me présenter devant vous avec les mains vides et le stylo glissant de mes doigts ? Femme-écrivain, je me revendique du Tiers-Monde.

63C’est cette force-là, si peu visible, si impalpable, si peu propice aux projecteurs, me semble-t-il, qui devrait me redresser : la seule force, transparente ou friable, de l’écriture. Ou, dans mon cas, le poids, encore insoupçonné, du silence des Musulmanes en amont de cette écriture.

64* * *

65Finalement, j’appellerai décidément ces dernières années de mon pays « les années de Joseph » ! Rappelez-vous : Joseph, injustement calomnié, est enfermé dans la prison du Pharaon, de longues années. On s’aperçoit qu’il sait interpréter les songes. C’est ce don de prescience — ou d’interprétation — qui intéresse le Pharaon. Celui-ci envoie un messager pour le libérer et l’amener à lui. Alors (et c’est la version coranique que j’ai éclairée dans la nouvelle La Beauté de Joseph), Joseph refuse de sortir, par scrupule. « Allez d’abord, dit-il, demander aux femmes qu’elles m’innocentent ! »

66Ce suspens de l’histoire — Joseph, sur le seuil de la prison et qui attend —, je l’aime particulièrement, car le texte de la sourate 12 est d’une beauté littéraire troublante. Dans cette version, c’est le verdict des femmes (elles qui étaient dans le désir d’amour de Joseph et dans l’interdit de cet amour) qui rend à Joseph sa liberté et lui permet son ascension extraordinaire en Egypte, lui, l’étranger !

67Contrairement à la Genèse, la sourate coranique ne nous rapporte pas une épouse de Putiphar calomniatrice et mauvaise. Au contraire, celle-ci, ainsi que ses compagnes, en innocentant Joseph et en invoquant « la miséricorde de Dieu » par leur parole de vérité, libèrent véritablement Joseph (Youssef en arabe).

68Ainsi, j’en ai l’espoir tenace : dans le sillage de cette sourate coranique, les femmes en Algérie, par leurs souffrances et leur parole de vérité, nous libéreront de l’étau de ces années terribles.

69Aujourd’hui, pour que la paix revienne bientôt, mais avec la justice et sans l’oubli, je dédie ce Prix de la Paix 2000 que je reçois aux écrivains algériens disparus : le romancier Tahar Diaout, le poète Youssef Sebti et le dramaturge Abdelkader Alloula, tous les trois assassinés en 1993 et 1994. Je le dédie aussi au premier d’entre nous — nous, de la littérature du Maghreb d’aujourd’hui —, Kateb Yacine, poète, romancier et dramaturge, mort en 1989, peu avant nos « années de Joseph » qu’il avait, je le sais, pressenties.

Notes

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    Tous droits de reproduction : Assia Djebar. Nous la remercions de nous avoir autorisés à reproduire ce discours dans son intégralité [N.D.L.R.].
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