Études 2001/12 Tome 395

Couverture de ETU_956

Article de revue

Hors partage

en marge de « Vie Secrète », de Pascal Quignard

Pages 653 à 660

Notes

  • [*]
    Les chiffres entre parenthèses renvoient à cet ouvrage, paru chez Gallimard en 1998.
  • [1]
    A ce sujet, on lira les pages que Chantal Lapeyre-Desmaison lui consacre dans sa thèse parue en 2001 chez Les Flohic, Mémoires de l’origine.
  • [2]
    Publié dans un rare recueil paru en 2000, chez Champ Vallon, Pascal Quignard, la mise au silence.
  • [3]
    Rhétorique spéculative, p. 42-43.
  • [4]
    Pascal Quignard le solitaire, éditions Les Flohic, 2001.
  • [5]
    Petits Traités, 38.
  • [6]
    La Parole de la Délie, p. 170.
  • [7]
    La Parole de la Délie est le troisième livre du jeune Pascal Quignard, paru en 1974.
English version
« Un beau texte s’entend avant de sonner. C’est la littérature. »

1Point d’orgue éclaté d’une œuvre déjà longue et dense, Vie secrète, de Pascal Quignard, noue, brouillant les genres littéraires, les thèmes qui obsèdent une écriture toujours au plus près d’un silence dont elle scrute les moindres nuances. Une passion du détail souvent insolite, incongru, de ces « sortes de détritus indicibles et presque inconscients » (54) qui reviennent d’un passé que nous n’avons plus souvenir d’avoir vécu, nourrit ces pages fiévreuses, sombres, exaspérées, ressassantes parfois, revenant sans cesse sur un point obscur, enfoui au plus profond et qu’elles cherchent à exhumer. « Les poules adorent errer parmi les orties. J’éprouve de la joie à dire le paradis qui se tait en nous et que si peu exhument » (53). Cette sortie hors de terre, cette mise au jour qui ne fait rien pour cacher la violence et les douleurs qui lui sont propres, s’expose de façon souvent déconcertante : travail sur le souvenir à la limite de la confession, exercices paradoxaux de formulations théoriques, « petits traités », érudition mélancolique, travail sur les langues, recours à l’étymologie, libres associations afin de faire surgir le sens de la mise en rapport insolite des mots... Il y a dans ce livre, plus encore que dans la quarantaine de ceux qui l’ont précédé, quelque chose d’angoissant, d’abrupt, qui se refuse au commentaire, s’isole au moment même de l’abandon le plus singulier, le plus violemment soustrait aux jugements des communautés. Ce sera donc à quelques exercices d’accompagnement que l’on risquera de se livrer, entre fascination et « dé-sidération », écrits dans les marges, tentant de faire écho à des pages dont le retentir ne peut cesser d’obséder celui qui a entrepris de les lire.

L’avant sans annonce

« Ma façon de méditer sans concepts, mon désir de ne porter mon attention que sur les relations polarisées, angoissantes, intenses qui animent les rêves et vivent sous les mots, plus contradictoires même qu’ambivalentes, renvoient aux temps qui ont précédé l’histoire et les premières cités » (204).

2Sous le vacarme des paroles, le vêtement des systèmes, le fatras des langues et des figures convoquées par Pascal Quignard, couve une soif jamais étanchée de silence, une passion sans cesse renaissante et inextinguible de solitude incrustée dans les chairs meurtries et mortelles de ceux à qui parler fut imparti, imposé au commencement même de leur vie terrestre, à défaut de pouvoir vivre en verboyant simplement leurs besoins, tels des oiseaux. Les langues donnent le ton et la cadence, partagent le monde, laissant à son orée, dans son avant, les interstices spectraux et désolés où grouille une vie à jamais perdue, qui nous fera rêvant, écrivant, aimant, blessés. Nostalgiques d’un autre monde, que l’on n’aura jamais connu et ne connaîtra jamais au présent. Désolation sans consolation, arrachement sans espoir de retour qui hantent nos nuits, traversent nos jours, obsèdent nos désirs. Toucher ce point où le plus ancien, jamais vécu en propre ou à la première personne, et le plus extrême du présent se rencontrent, s’abordent, débordent l’un sur l’autre dans un choc dont aucun compromis ne pourra résulter, tel est le secret partagé dans l’ignorance par ceux qui forment ces communautés singulières, asociales, dans les marges de l’Histoire, qui aiment ou qui lisent. « Ceux qui aiment ardemment les livres constituent, sans qu’ils le sachent, la seule société secrète exceptionnellement individualisée » (213). Contre tout ce qui agrège, conforte dans l’illusion, lie dans le donné facile à échanger, à monnayer sans risque de perte, fait irruption comme le rappel assourdissant d’un lointain auquel nous n’avons nulle part au présent. Cet avant constitue le secret en plein jour de nos vies. Secret qui est le plein du jour, d’un jour plein de lui-même débordant de toutes parts ses limites, allant jusqu’à abolir les partages entre lui-même et son autre. Présent perpétuel, hémorragique, s’absentant de lui-même, et qui ne laisse rien indemne, rapporte toute installation à sa précarité. « Profondeur sans surface, non espace, dimension une, continue, unio, [...] épreuve de l’absence sans fin, de l’absence sans même de visage de qui s’absente en elle » (274).

« La joie de l’adieu »

« Ce qui m’anime est la joie de l’adieu. [...] Je voudrais que chaque livre qui serait écrit donnât la marque de l’abîme qui le menace. Chaque œuvre authentique non seulement n’est pas attendue, mais est anxieuse de son arbitraire au point d’en être touchée. Chaque homme, chaque femme de même. Nous tenons à un rien » (438).

3Associer la joie et l’adieu peut sembler paradoxal, voire contradictoire, aussi longtemps que l’on accepte de vivre dans le confort illusoire que confèrent à nos vies les solidarités héritées. Hors d’elles, nous touchons au plus profond secret dont les situations inéchangeables de la naissance, de l’amour, de la souffrance et de la mort nous auront laissé pressentir l’abyssale issue. Situations qui disent une sortie, la joie d’un départ, non la nostalgie d’un retour. « Partir est le fond de l’univers. La métaphysique préférait rentrer. Rentrer chez soi était le fond de l’être. [...] rentrer, c’est renouer tous les faisceaux de la fascination. Issir, c’est laisser le dé de la désidération » (11). Sortie sans issue, sans remède, irrémédiable. La sortie est elle-même le remède, elle est « triomphe sur la séparation ». Et alors elle est joie. Moment extatique où la rencontre de l’autre coïncide avec la maîtrise de soi. « Pour être maître de soi il faut ne pas être asservi à soi » (410).

4A l’orée des mondes partagés, aux lisières de ce que les langues découpent pour nous qui croyons, parce que nous en faisons usage, en avoir la maîtrise, se découvrent — spectraux, désolés — les interstices (dérisoires chambres d’échos) où parler résiste à l’entropie du non-sens. Méditer sur l’amour, « la vie secrète », est comme une ascèse, une anachorèse, qui cherche à rompre les fils à nous-mêmes le plus souvent invisibles qui nous lient à la trame commune d’un monde qui serait comme notre lieu propre, notre ici familier. « A l’enseigne du sens » ne règne, bien souvent, que le leurre supportable que nous offrent les signes échangés dans l’illusion qu’ils nous protégeraient contre l’irruption d’un autre. « Vivre comme avant que l’on tombe dans la domination de telle ou telle langue. Avant que le sens se dételle de la chose entendue qui fonce sur nous dans la nuit » (411). Nocturne, tout ce qui nous arrive, nocturne car inenvisageable, surgissant d’un fond aussi obscur que celui dont nous sommes issus et que jamais nous ne pourrons regarder en face. Notre naissance fut un départ, déjà un adieu ; jamais nous n’aurons cessé de quitter ces rives qui nous ont vu naître ; et toujours nous serons ces rêveurs mélancoliques, nostalgiques souvent, d’une plénitude toujours déjà absente. Toutes nos émotions, nos joies sont frappées par cet incessible sentiment de perte. Et cependant, l’adieu est « émerveillant ». Avec lui nous sommes confiés au rien qu’il définit à l’instar de Lacan (et de Heidegger) comme irreprésentable. « Tout est semblant, mais rien ne ressemble », dit un personnage de Carus (1979) [1]. On ne peut frayer avec le rien ; en ce sens il est effrayant, mais cet effroi est tout aussi bien joie, passion, étonnement. Qui ne sait dire adieu est condamné à vivre l’enfer d’un ressassement indifférencié, voué à répéter les « mots de la tribu », à rassoter sans fin, tel un perroquet qui ne peut redire que les mots qu’il a déjà entendus. Le monde n’est pas une vitrine pleine de denrées à convoiter. Il s’absente, s’offre comme ce à quoi il nous faudra renoncer, ce que l’on devra quitter. Et rien ne donne plus de joie que de se savoir en partance. Sur le point de partir sans retour. L’adieu, la trame de nos jours.

« Les deux à table », 2000

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« Les deux à table », 2000

Abraham Hadad, né en 1937 en Irak, vit et travaille à Paris. Sa peinture unit la qualité poétique du rêve à la présence secrète des êtres. Il a participé à de nombreuses expositions et biennales internationales.

« Abandonner tous les genres »

« Il me fallait mettre au point une forme intensifiante, inhérente, omnigénérique, scissipare, court-circuitante, ekstatikos, intrépide, furchtlos » (403).

5Comme Valéry et Paulhan, Pascal Quignard voit dans la rhétorique un instrument de lucidité qui lève les illusions, dételle les faux accords, pulvérise les agrégats dont la conscience se repaît si facilement. La syncope, comme dans certains Trios de Haydn, certaines Pièces de Schubert ou les dernières Symphonies de Bruckner, fait corps avec l’écriture, la travaille de l’intérieur. Ecriture tout entière transie par « l’instant de l’adieu », là où le réel fait irruption et vient mordre à même la chair. Dans un essai, « L’écriture sidérante » [2], Michel Deguy, travaillant l’opposition philosophie/rhétorique, écrit : « Les ingrédients de l’écriture sidérante sont l’assertion, l’érudition, la néologisation, l’énumération, l’asyndète, la transgression, la fabulation. » Rien de ce qui assure la continuité du sens n’est garanti ; l’écriture, par ses effets rhétoriques, vient corroder la tranquille continuité du discours qui se meut sans peine dans les leçons du sens appris et transmis. Citant une critique de Fronton à l’égard de Cicéron, P. Quignard note : « J’appelle inattendu, inespéré, le mot dont l’apparition frappe le lecteur ou l’auditeur au delà de son espoir (praeter spem), le mot dont le retranchement laisserait abandonné, le mot qui vient comme un visage d’ancêtre, le mot qui se dresse comme une imago au cours du sommeil [3]. » Les mots qui dénuderaient, au lieu de venir faire écran, sont ceux dont sont faits les récits, les contes, la littérature. Ils ne font pas la part des choses, comme les concepts qui découpent et croient agripper le réel, alors qu’ils n’en saisissent que l’ombre illusoire. Ils sont là, et leur présence atteste une absence qu’ils simulent sans la dissimuler. Simulation non dissimulante, tel est le langage lorsqu’il transcende tous les genres et fait fonds vers cet impossible à dire qu’il faut tenter de dire et dont nous ne pouvons que témoigner, au bord de l’aphasie. Misosophe autant que doxophobe, P. Quignard est aussi misologue, à sa façon. Il écrit, dans le livre d’entretiens avec Chantal Lapeyre-Desmaison [4] : « Comment se dénuder du langage avec du langage ? Mais dans le même temps, comment se guérir du langage sans lui ? Comment effacer un à un les mots terribles de la langue acquise sans les inscrire une dernière fois sur l’ardoise magique où le passage de la petite languette sous la feuille grise va les dissoudre ? Ce qui est difficile et forcément contradictoire, c’est de rendre l’instrument torturant apaisant. » Parler est une fatalité à laquelle nous ne pouvons échapper ; la meilleure façon dont nous pouvons user pour nous soustraire à l’emprise du langage est encore d’en connaître les rouages les plus retors. Comme la passion à laquelle on ne peut échapper, paradoxalement, qu’en s’y livrant. Corps et biens. Comme celle dont souffrit Guy Le Fèvre de la Boderie, qui, pour échapper aux prestiges d’une langue, voulut les connaître toutes pour enfin se risquer à parler « en langues ». Non pas celle, adamique, originaire, mais une sorte de post-babélien impossible, fasciné et chaotique, obscur et emporté. Langue d’après le partage des langues et qui ne communique plus rien qu’elle-même. « Petit morceau nu de voix qui ne cachait plus l’indécence de “rien” [5]. »

Le secret (du dire) d’aimer

« Je rêve que je vous dis que je vous aime [6]. »

6Cette phrase — « cette plus belle expression d’amour » —, écrite par la « toute jeune » Manon Balletti à Casanova, et qui donne lieu à d’admirables variations sur les rapports entre le Je et le Vous, entre le rêve et l’amour, entre le dire et l’aimer, recèle en germe [7] tout ce que Vie secrète cherchera à dire. La passion amoureuse transporte dans des régions à nous inconnues et qui ne cessent de nous hanter. « Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n’est point d’image qui nous choque qu’elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent. » C’est sur ces phrases abruptes que débute Le Sexe et l’effroi (1994), c’est ce trouble qui constitue le secret qui nous fera toujours en quête, inquiets, meurtris. Fascinés. « Saisir ce qui nous saisit. Retourner le monde à la terre. Mettre la main sur ce qui nous avale. Tenir à la gorge ce qui nous avale. C’est l’art » (391). Mais l’art, tout comme l’amour, est dépossession, abandon, errance dans un hors-soi. « Trois définitions. Le circuit, tel est le social. Court-circuit la folie. Hors circuit l’amour » (374). A-social par essence, l’amour est aussi « allergique au langage » du groupe, étranger aux travaux des jours. S’il a élu la nuit, c’est celle, « blanche », désœuvrée, « insomnie à l’intérieur du sommeil », où l’entente « n’habite pas la sphère d’un partage préalable » (297). Entente prélangagière pensée comme « connivence », « entente tacite » (310), qu’il faut distinguer de la confidence postérieure aux partages instaurés par la langue. Confier un secret, c’est déjà supposer ce secret connaissable, comme s’il était en notre possession, comme si nous en disposions en toute discrétion. Le secret : « à la fois quelque chose qui n’est pas aux deux et quelque chose qui n’est ni à l’un ni à l’autre » (306-307). C’est cela que cherchait à dire, en l’écrivant, sans savoir ce qu’elle disait, Marion Balletti à Casanova. Elle appartenait au secret. Dire le secret, c’est s’abandonner à lui, entrer en connivence, « fermer les yeux » : « c’est le pardon d’avance » (310).

7Le silence obsède l’œuvre de Pascal Quignard. C’est lui qui est à l’œuvre dans l’écriture, dans l’amour. « Le vestige de l’infantia dans l’homme : l’ancien régime de silence. Voilà ce qui vient s’ébrouer dans le chuchotage des amants comme dans l’intonation silencieuse propre à la littérature » (278). Chercher à le rejoindre, tout en sachant que cette coïncidence sera impossible (si ce n’est dans la mort, peut-être), hante celui qui écrit, qui aime, qui lit. Ecrire, lire, aimer : « chanter le chant du silence » (229).

Notes

  • [*]
    Les chiffres entre parenthèses renvoient à cet ouvrage, paru chez Gallimard en 1998.
  • [1]
    A ce sujet, on lira les pages que Chantal Lapeyre-Desmaison lui consacre dans sa thèse parue en 2001 chez Les Flohic, Mémoires de l’origine.
  • [2]
    Publié dans un rare recueil paru en 2000, chez Champ Vallon, Pascal Quignard, la mise au silence.
  • [3]
    Rhétorique spéculative, p. 42-43.
  • [4]
    Pascal Quignard le solitaire, éditions Les Flohic, 2001.
  • [5]
    Petits Traités, 38.
  • [6]
    La Parole de la Délie, p. 170.
  • [7]
    La Parole de la Délie est le troisième livre du jeune Pascal Quignard, paru en 1974.
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