Couverture de ETHN_201

Article de revue

Quand agir, c’est penser, Genres de vie et genres de connaissance dans l’anthropologie d’André Varagnac

Pages 193 à 210

Notes

  • [1]
    Nous nous en tiendrons ici à l’œuvre de Varagnac parue en 1948, Civilisation traditionnelle et genres de vie. L’auteur y signale l’existence d’un Diplôme d’études supérieures de philosophie soutenu en 1925 sous la direction du psychologue Georges Dumas [Varagnac, 1948 : 332]. La première publication de Varagnac est un mémoire de 1929 titré Instinct et technique, dont on peut imaginer qu’il reprend certaines des conclusions du Diplôme de 1925 [Varagnac, 1929]. Il faudrait pouvoir suivre l’arc entier de la production de Varagnac à travers ses formulations théoriques successives, de l’« anthropodynamique » des années 1950 [Varagnac, 1954] à l’« énergologie culturelle » des années 1970 [Varagnac, 1972], en tenant compte des cours de l’École des hautes études dont certains ont été publiés dans les années 1960 dans la revue Archéocivilisation.
  • [2]
    « Le point de vue géographique ne s’est développé que dans la seconde moitié du xixe siècle avec Frédéric Ratzel, dont l’Anthropogéographie débute 1882, puis en France avec Vidal de la Blache et Jean Bruhnes, qui fondèrent la géographie humaine. Mais ces points de vue souvent envisagés à une échelle planétaire sur des travaux de seconde main n’ont pas abouti à des recherches aussi approfondies que celles des ethnologues ; on peut d’ailleurs se rendre compte qu’un travail récent comme celui de Max Sorre, les Fondements biologiques de la géographie humaine (1943), est essentiellement une mise au point des travaux de différents spécialistes et non pas de ceux des géographes. » [Haudricourt, 1968 : 736]. Pour une approche un peu plus équilibrée, qui tient autant compte du point de vue des géographes que de celui des ethnologues, voir Robic, 2004.
  • [3]
    Les géographes pourront protester qu’ils n’ont pas attendu les historiens et que le possibilisme était la position défendue par Vidal de la Blache [Jean-Bruhnes Delamarre, 1968 : 1478]. Mais si l’intervention de Febvre mérite d’être signalée ici, c’est qu’elle a vivement marqué Varagnac : il s’y réfère lorsqu’il mentionne la thèse possibiliste et lorsqu’il affirme s’y rallier sans réserve.
  • [4]
    Varagnac ne cesse de polémiquer avec Durkheim dont Douglas, pour sa part, se réclame [Varagnac, 1948 : 304, 313, 330].
  • [5]
    En France, seuls deux penseurs, Albert Burloud et Raymond Ruyer, sont allés aussi loin dans cette reprise inversée des termes du bergsonisme, en repérant l’insertion du mémoriel au cœur du corporel. Le premier, psychologue autant que philosophe, était féru de « géographie psychologique » [Burloud, 1933 et 1942]. Quant au second, il a développé une « psycho-biologie » originale notamment inspirée de Burloud [Ruyer, à paraître].
  • [6]
    Varagnac se réfère aux travaux de Georges Friedmann sur le machinisme [Varagnac, 1948 : 315].
  • [7]
    On est en 1948. Voir la récente mise au point, du point de vue d’une anthropologie historique du Moyen Âge, du livre de Jean-Claude Schmitt sur les rythmes [Schmitt, 2016].
  • [8]
    Tout le paragraphe mérite d’être cité : « Trouver, à côté des camarades et comme eux, l’élan répété qui lie les muscles en une complicité puissante ; souffler l’ahan qui scande les coups lancés avec une sorte de rage, vous libérant d’une force insoupçonnée ; multiplier ainsi l’exploit physique jusqu’à l’ivresse ; attaquer la matière mauvaise et rebelle, qui résiste et se refuse, et pourtant nourrir en sa poitrine la chaleur d’une confiance en soi, en l’équipe, qui doit dominer fatigue, écœurement, découragement ; ne vouloir regarder, pendant ces heures interminables, que le succès final, mirage tenace comme une lueur blanche au bout du tunnel : c’est là une prodigieuse école de fermeté virile en même temps que de fraternité, et nous ne saurions, tant que nous vivrons, oublier les paysans français qui, simplement, nous ont donné cet enseignement-là avant de mourir. » [Varagnac, 1948 : 332].
  • [9]
    Burloud et Ruyer ont sauté le pas d’un tel élargissement panpsychiste à la nature entière [Burloud, 1950 ; Ruyer 2012]. Sur la complexité des positions savantes face à l’occulte dans l’entre-deux-guerres français, période au cours de laquelle Varagnac élabore ses premiers travaux, voir Bensaude-Vincent et Blondel, 2002.
  • [10]
    On retrouve des positions très proches chez la philosophe des sciences Isabelle Stengers. Chaque volume de ses Cosmopolitiques [Stengers, 1996-1997] prend en charge un des sens de l’objectivité scientifique résultant du type d’interaction qui se déploie entre l’homme de science et l’expérience : l’objet classique est autre que l’objet thermodynamique, qui est autre que l’objet quantique, etc.

1 Les travaux d’André Varagnac (1894-1983) sont bien peu lus aujourd’hui. Il est vrai que son parcours, notamment politique, a de quoi détourner les meilleures volontés. Il fut socialiste, puis marxiste dans les années 1930, enthousiasmé par l’invention, sous ses yeux, d’un « folklore ouvrier » pendant les grandes grèves ayant conduit à l’avènement du Front populaire [Gouarné, 2013 : 212-215, 276-277]. Mais il répondit très activement, comme un certain nombre de ses collègues, aux sirènes pétainistes qui, pendant l’Occupation, entendaient mettre le folklore au centre du dispositif de la Révolution nationale [Faure, 1989 : 27-32, 56, 87-88, 138, 202, 217-231 ; Fabre, 1998 : 372-377, 382 ; Weber, 2000 ; Segalen, 2005 : 51-89]. Il eut à rendre compte de ses compromissions à la Libération. Plus ou moins ostracisé dans le milieu de la recherche après la guerre, il n’en continua pas moins d’assumer des postes relativement importants : conservateur du Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain en Laye et enseignant à l’École pratique des hautes études. De ce point de vue, le contraste est grand avec le parcours de l’autre fondateur du « folklore » français, Arnold Van Gennep, dont l’isolement institutionnel s’assortit d’une importante reconnaissance intellectuelle par le milieu de l’ethnographie européaniste [Chiva, 1987 : 20-25 ; Chandivert, 2015 ; Chandivert, 2018].

2 On pourrait estimer que l’œuvre de Varagnac, qui n’a guère été célébrée jusqu’à présent, est justiciable d’une approche d’histoire des sciences et qu’elle ne mérite nullement d’être discutée théoriquement. On arguerait ainsi que la thèse qu’il soutint en 1948, Civilisation traditionnelle et genres de vie, a été critiquée au moment de sa publication, qu’à tout le moins elle n’a pas été réellement reconnue comme novatrice en son temps ni par la suite. On en déduirait que la marginalisation de Varagnac après guerre ne serait pas seulement le fruit de ses errements politiques sous le régime de Vichy, mais qu’elle serait également liée à l’orientation scientifique prise par ses travaux. Pour s’en convaincre, il suffirait de le rapprocher de ceux de ses contemporains qui sont aujourd’hui étudiés comme des classiques : sa compréhension des techniques n’a pas l’appui analytique et empirique d’un André Leroi-Gourhan [Leroi-Gourhan, 1964-1965] ou d’un André-Georges Haudricourt [Haudricourt, 1988] ; son attachement au folklore contraste tristement avec l’hyperempirisme d’ethnographes dignes de ce nom tels que Louis Dumont [Dumont, (1951) 1987] et Marcel Maget [Maget, 1962 et 1989 ; Bourdieu, 2002 : 10]. Comment cependant passer sous silence la mise en place par Varagnac des enquêtes de la « coopérative de travail scientifique » voulue par Lucien Febvre dans le cadre d’une Commission des recherches collectives, qui permirent au folklorisme de s’engager entre les deux guerres dans la voie d’une ethnographie de la France [Müller et Weber, 2003 ; Weber, 2003 : 272-286 ; Müller, 2003 : 280-285 ; Müller, 2006 ; Müller, 2009] ? Le fait est que Varagnac a laissé dans la mémoire de la discipline l’image d’un anti-scientisme refusant toute forme d’intellection logique dans les procédés techniques d’action sur le monde au sein de la « civilisation traditionnelle ». Et l’on ne sait que faire de son étrange « énergologie » qui flirte avec l’occultisme. Cette œuvre ne serait bonne qu’à être réinscrite dans son époque, et encore serait-ce pour y être décrite comme l’œuvre d’un savant mineur. Enfin, mineur de son vivant, Varagnac mériterait de le rester quarante-cinq ans après sa mort, et il ne saurait être question de le relire pour lui-même, encore moins de le rapporter à des propositions théoriques actuelles.

3 Or, nous exprimons d’importantes réserves vis-à-vis d’une approche de l’histoire de la discipline qui présuppose que, si un auteur n’a pas été retenu, c’est qu’il ne méritait pas de l’être. C’est là selon nous confondre fait historique et valeur théorique, situation dans le champ et qualité des concepts produits. Il y a quelque temps déjà que la sociologie des sciences expérimentales nous a enseigné à revenir sur les controverses du passé en vue de symétriser les arguments des protagonistes en présence [Latour, 1991]. Nous avons nous-même proposé d’étendre au devenir des sciences humaines et sociales la méthode de l’anamnèse, procédé de remémoration volontaire des possibles théoriques engagés dans les débats d’un temps, non retenus par les contemporains et pas davantage légués à la postérité, en l’appliquant à l’évolution souterraine, sociologiquement heurtée mais théoriquement puissante, de la psychologie historique, objective, comparée [Stengers, 1996-1997 ; Fruteau de Laclos, 2012]. Nous souhaiterions l’éprouver ici sur le cas Varagnac ressaisi d’abord dans le contexte de l’émergence de l’ethnologie française. Le procédé promet-il de produire des résultats probants sur un tel cas, c’est-à-dire de mettre au jour des conceptions intéressantes, oubliées aussitôt qu’inventées, écartées par les contemporains dans le moment même où elles étaient aperçues par l’ethnologue ? On ne saurait le dire a priori. Le seul impératif consistera à ne pas préjuger qu’il manque quelque chose à Varagnac, ou que Varagnac a manqué l’essentiel. Après avoir rendu compte des situations historiques dans lesquelles il s’est trouvé engagé, et après avoir explicité aussi précisément que possible ses conceptions, nous nous emploierons à orchestrer quelques confrontations théoriques, à l’issue desquelles, nous l’espérons, il apparaîtra, sinon symétrisé, du moins singularisé et rendu à son originalité au regard des penseurs de son temps comme des anthropologues du nôtre.

Situations

La détermination du milieu, entre géographie et ethnologie

4 Varagnac s’intéressa à ce qu’il appelait les « genres de vie » dans les « civilisations traditionnelles » [1]. Il ne cessa de se demander si toutes les pratiques observées et tous les propos relevés dans ces civilisations – les rites d’un côté, les mythes de l’autre – sont aussi dénués de sens qu’il y paraît ou qu’on le dit, survivances superstitieuses que rien ne semble pouvoir justifier ni expliquer. Selon lui, si l’on ne se réfère pas au genre de vie, on n’a aucune chance de comprendre le calendrier des fêtes locales, les rituels auxquels obéit l’organisation de ces fêtes, le rôle que jouent dans cette organisation certaines catégories d’âge, notamment les groupes de jeune promus au rang de gardiens des traditions ; sans cette référence, on ne comprendra rien aux proverbes, contes et comptines, transmis au coin du feu à la veillée ou dispensés en certaines occasions précises de l’existence, à la place qu’y occupent les trépassés, les saints personnages ou les créatures merveilles, des loups garous aux elfes.

5 Qu’est-ce donc qu’un « genre de vie » ? Varagnac reprend l’expression à la géographie, plus particulièrement à un genre de géographie qui a connu un développement exceptionnel en France à partir de Paul Vidal de La Blache, avec Max Sorre et Jean Bruhnes, la géographie humaine. Mais, si l’on en croit André-Georges Haudricourt [2], comme les géographes avaient eux-mêmes trouvé, sinon l’expression, du moins le contenu de leurs thèses, dans les traités d’ethnographie, Varagnac n’a fait que rapatrier le « genre de vie » à la maison. Ce faisant, il participe d’un mouvement plus vaste, qui comprend les entreprises, si différentes les unes des autres, d’Haudricourt, de Leroi-Gourhan et de Charles Parain, dont certaines études ont paru dans la collection « Géographie humaine » dirigée chez Gallimard par Pierre Deffontaines [Haudricourt et Jean-Bruhnes Delamarre, 1955 ; Leroi-Gourhan, (1936) 2019 ; Parain, 1936]. Que disent les géographes, quel enseignement ont-ils tiré de l’ethnographie ? Leur problème est de savoir quel mode de vie, quelles organisations sociales, quel type de répartition spatiale – villes ou campagnes – ont adoptés les populations humaines, en fonction des conditions matérielles d’existence qu’elles ont rencontrées ou recherchées : nature du terrain occupé, présence de cours d’eau ou de mers, proximité de chaînes montagneuses, flore et faune « disponibles » dans l’espace en question et possibilités offertes alors de réaliser des cueillette, de mettre en place des cultures, d’initier des processus de domestication, etc.

6 Ces recherches ont donné lieu à une controverse fameuse sur le « déterminisme géographique ». Oui ou non, les conditions matérielles d’existence déterminent-elles la forme des institutions, la nature des relations qui s’instaurent au sein d’une population ou entre différentes populations, le genre de rapports qu’elles sont amenées à développer à l’égard de leur environnement ? Le tranchant de l’intervention de l’historien Lucien Febvre – proche des géographes Jules Sion et Albert Demangeon [Febvre, (1952) 1992 : 376-386] – a marqué les débats : « Des nécessités, nulle part. Des possibilités, partout », s’exclame-t-il en 1923 [Febvre, (1922) 1970 : 257] [3]. Il est bien vrai que le milieu compte, mais il ne conditionne pas à lui seul le mode d’existence en lequel s’engagent les hommes. Il ne fournit guère que des possibilités de vie, les individus et les collectifs, par le choix qu’ils font en faveur de telles ou telles options, déterminant la forme finalement prise par leur genre de vie. Dans bien des cas, en effet, la nature de l’espace géographique n’oblige pas absolument les populations à choisir l’élevage des vaches plutôt que celui des moutons, la culture du blé au lieu de celle du froment, etc. Il se joue là ce qu’en des termes marxistes pas tout à fait étrangers à l’époque, on pourrait qualifier de « dialectique » de l’homme et de son milieu de vie. Un tel lexique est d’autant moins inapproprié que Varagnac contribua à l’introduction du marxisme en France avec nombre de contemporains aussi « philosoviétiques » que lui, Haudricourt, Parain, ou encore Georges Friedmann. Il se fit le promoteur d’un assouplissement de la dialectique visant à tenir compte des acquis des sciences humaines et sociales, des avancées des historiens des Annales aussi bien que des conclusions de l’école durkheimienne. Il fallait éviter d’établir des correspondances trop « mécaniques » entre faits matériels et faits sociaux, et favoriser une compréhension fine des apports de ces diverses séries de phénomènes au sein de « faits sociaux totaux ». C’est ce qu’il écrivait en 1936 à Haudricourt, que, dans le même temps, il soutenait institutionnellement, et dont il devait louer en 1948 le « remarquable mémoire, encore manuscrit, sur l’histoire de la charrue » [Varagnac, 1948 : 299] :

7

En analysant vos textes, il nous est d’ailleurs apparu ceci. S’il s’agit simplement de renverser les termes des séries causales mécanistes (la technologie déterminant les formes sociales lesquelles déterminent les idéologies), on aboutit à des paradoxes peu défendables (les mythes déterminent des outillages rituéliques qui se trouvent avoir des possibilités d’efficacité pratique). Mais dire que de telles tentatives seraient dialectiques serait un simple abus de langage. Dans l’enseignement de Mauss et dans plusieurs passages de vos textes, il y a beaucoup plus profond. Il y a la conception suivant laquelle les faits mythiques – rituéliques – techniques sont des « phénomènes totaux », autrement dit qu’il faut tenir compte des diverses séries (économiques, juridiques, esthétiques, etc., etc.) pour l’explication des techniques. Ça c’est la dialectique matérialiste. [Varagnac, cité par Gouarné, 2013 : 208]

8 La question que pose l’ethnographe n’est pas : jusqu’à quel point les conditions de vie déterminent-elles le type d’action qu’entreprennent les hommes et le genre d’idée qui leur viennent ? Cela, c’est la problématique autour de laquelle se sont déchirés les déterministes et les anti-déterministes, les possibilistes offrant une voie médiane qui paraît de nature à ménager les uns et les autres. Mais l’ethnographe se demande dans quelle mesure ce que disent et ce que font les individus nous renseigne sur la nature du milieu auquel ils sont confrontés. Sans doute ces deux questionnements se recoupent-ils, mais ils ne sont pas superposables. Il n’est pas totalement inintéressant de savoir si nous sommes déterminés à agir et à penser comme nous le faisons par la nature. Mais la seconde question ne suppose pas ce débat tranché, et en tout cas pas particulièrement tranché en faveur de la thèse déterministe. Il importe seulement de savoir comment, compte tenu de ce qui les détermine ou bien de ce qu’ils choisissent, les hommes se rapportent par leurs actions et leurs représentations à la nature en laquelle il se meuvent, de saisir ce qu’ils conçoivent de cette nature en se frottant à elle et en étant affectés par elle, ce qu’enfin leurs gestes et leurs œuvres nous apprennent de cette nature elle-même. Marcel Mauss ouvrait la voie à des réflexions de cet ordre quand il déclarait que « le domaine du social, c’est le domaine de la modalité » : « Tous les phénomènes sociaux sont, à quelque degré, œuvre de volonté collective, et, qui dit volonté humaine dit choix entre différentes options possibles. » [Mauss, 2012 : 349 ; Dewitte, 2002]. Il est ici relativement indifférent d’arrêter si notre genre de vie est dicté par le réel, si c’est au contraire nous qui imposons notre loi au milieu, ou si enfin nous nous déterminons en prélevant ce qui nous importe sur la panel des possibles offerts par la nature environnante – même si Varagnac, pour sa part, se rallie sans hésitation à la conception maussienne des modalités ou au possibilisme professé par Febvre, dont il est très proche [Varagnac, 1948 : 15, 31-32, 152, 277, 307 et Meyran, 2009 : 196-197].

9 Du côté des géographes, on se demande si le réel commande (ou pas) la genèse des individus ; du côté des ethnologues, comment les individus s’accommodent (ou essaient de s’accommoder) des contraintes du réel, profitent des possibilités que leur ménagent objectivement la matière et le milieu, prennent la mesure, corporelle en même temps qu’intellectuelle, de ce qu’ils ont intérêt à faire et intérêt à éviter. Soit la situation dont rend compte Varagnac : les sociétés paysannes en voie d’extinction au moment où il écrit. Si le savant veut comprendre quelque chose à la vie que mènent le paysan et l’artisan, il doit observer leurs mouvements, comprendre que ces mouvements enveloppent un certain rapport, intelligent, au réel, que les mouvements eux-mêmes se doublent de discours qui n’ont de sens et de portée qu’à être rapportés aux rythmes du corps. Le menuisier et la fermière accompagnent leurs gestes d’histoires ou de chansons et l’ethnologue doit être attentif aux unes comme aux autres, à la relation d’expressivité qui existe entre les actes et la parole, à la relation d’intelligibilité au regard du réel que les actes mêmes manifestent. Du corps au logos et du logos au réel via le corps, à chaque fois la conséquence est bonne.

L’archéocivilisation et la naturalisation du symbolisme

10 Dira-t-on qu’il est légitime d’aller du rite au mythe, et du mythe à la nature ? Si tel est le cas, on est dans le registre d’un « symbolisme naturaliste ». Ce symbolisme est-il impossible à étayer ? C’est ce que croyait pouvoir affirmer Mary Douglas, dans un livre au titre antiphrastique, Natural Symbols [Douglas, (1973) 1996] : il n’y a de symboles que sociaux, jamais de signification naturelle, d’implication gnoséologique, dans l’invention et l’usage humains des symboles [4]. L’objection est difficile à contrer. Il faudrait pouvoir montrer que tout ce qui s’est fait est passé dans le langage, que tout ce qui s’est dit émanait du corps, et qu’au passage les dires dévoilaient un pan du réel. Mais, précisément, comment montrer que les rites traditionnels sont de telles actions, que les mythes leur correspondent comme leur grille interprétative et le schéma d’une intellection de la nature ? Il est actuellement très difficile d’identifier le sous-texte naturel des traditions, d’expliciter la logique épistémologique des mythes en rattachant entre eux les rites et les mythes. Varagnac est dès lors conduit à voir en eux les résidus de très anciennes pratiques en prise avec le réel, la survivance de discours très cohérents et parfaitement connaissants. De là découle l’invention du concept d’« archéocivilisation », l’idée que les rites et les mythes viennent du fond des âges, sans doute au moins du Paléolithique, qu’ils avaient alors une portée naturaliste ou réaliste que nous avons perdue. Sommes-nous incapables désormais de décrire le réel que rites et mythes impliquent ? Ce n’est pas sûr, car on peut, par recueillement d’indices dans le présent et élaboration d’analogies entre gestes quotidiens et pratiques rituelles d’un côté, discours communs et formations mythiques de l’autre, inférer le sens – et la connaissance – dont les uns et les autres sont porteurs. Dira-t-on que le principal problème des positions de Varagnac est qu’il n’historicise pas réellement, en tout cas pas comme l’entendent les historiens, la durée étant pour lui un cadre au sein duquel il pointe l’existence de permanences et positionne des faits qui les manifestent ? Il mobilise cependant explicitement la notion de « longue durée » dont Fernand Braudel fera grand cas. Une comparaison systématique de ces conceptions reste à faire, étant entendu qu’on ne peut se contenter de décréter sans examen que ce « concept-clé » de l’école des Annales « n’a pas le même sens chez Varagnac » [Meyran, 2009 : 199], alors que ce dernier n’hésita pas à se référer à Braudel [Varagnac, 1972 : 165, 172, 189-190]. Mais avant de s’engager dans une telle confrontation, un autre doute surgit, lié au ralliement de Varagnac à la « révolution nationale » voulue par le régime de Vichy. Ne peut-on pas en effet soupçonner chez lui un attachement réactionnaire à la perpétuation des « traditions », comme l’ont fait maints lecteurs ethnographes ? Daniel Fabre l’affirme avec netteté :

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La conception que Varagnac se fait de l’ethnologie facilite ce choix [en faveur de Vichy]. Pour lui les traditions présentes ne sont que survivances fragiles, reliquats des identités enfouies dont les racines sont préhistoriques. C’est pendant l’Occupation qu’il systématise sa théorie de la « civilisation traditionnelle » européenne, largement dominée par l’ordre caché des rites et des cosmologies. Cette perspective a sans doute son autonomie, elle n’est pas exempte de vues éclairantes, mais comment ne pas reconnaître, à l’arrière-plan, la pensée politique qui dominait alors ? […] Varagnac reste attaché à identifier une essence des cultures populaires dont il regrette l’irréparable érosion. [Fabre, 1998 : 374-375]

12 De son côté, Régis Meyran, tout en refusant de « voir un rapport nécessaire entre son pétainisme [de Varagnac] et ses théories folkloriques », estime qu’on peut « recouper ces deux thématiques, mais sans pouvoir les faire parfaitement coïncider » [Meyran, 2009 : 201]. Le souci de Varagnac est-il autant politique qu’épistémologique, et son ethnologie est-elle constitutivement conservatrice ? Incontestablement, le ralliement de Varagnac à Vichy favorise une telle grille de lecture ; le sens de son évolution intellectuelle également, qui témoigne d’un clair entêtement : il n’a cessé par la suite de vouloir démontrer historiquement, archéologiquement, la justesse de l’hypothèse archéocivilisationniste [Varagnac, 1954 ; Varagnac et Chollot-Varagnac, 1978]. Cependant, il n’est pas moins clair qu’à son point de départ, lorsque Varagnac se tournait dans l’entre-deux-guerres vers la Russie bolchevique afin d’en finir avec la conception « bourgeoise » qu’il se faisait de l’intelligence, il dénonçait « l’illusion […] de restaurer l’harmonie primitive en en perpétuant les survivances par la plus artificielle propagande » : « L’antique harmonie naturelle ne peut que s’évanouir avec les derniers exemplaires des techniques d’autrefois. Mais si nous la comprenons avant qu’elle ne soit anéantie, nous pouvons permettre et préparer l’harmonie de demain. » [Varagnac cité par Gouarné, 2013 : 213]. Quoi qu’il en soit des conséquences – ou des présupposés – politiques de ces propos, quoi qu’il en soit également des évolutions ultérieures de Varagnac, une chose est sûre : pour le problème qui nous occupe, l’attachement persistant à l’hypothèse archéocivilisationniste n’est pas dirimant. Il n’est pas dans nos priorités de montrer que rites et mythes traditionnels sont aussi signifiants que le sont pratiques et discours actuels, qu’ils ont simplement ceci de particulier qu’ils représentent des pratiques et des œuvres du passé dont le sens ne s’est pas parfaitement transmis jusqu’à nous.

13 Car ce qui retiendra notre attention, c’est que les mouvements et les pensées des individus en général ont du sens, et même qu’ils sont riches d’un certain genre de connaissance : ils ne sont pas seulement cohérents ou consistants, ils visent le réel et l’atteignent de fait – ils ont dès lors quelque chose à nous apprendre, et par là sont susceptibles de compléter le tableau de nos sciences. L’essentiel, à nos yeux, est que Varagnac ait souligné dans Civilisation traditionnelle et genres de vie l’insertion des sociétés dans certains milieux de vie et le déploiement dans ces milieux de « techniques du corps », au sens de Mauss [Mauss, 2012 : 365-394 et Varagnac, 1948 : 292-293, 315]. Il n’est pas moins essentiel qu’il ait insisté sur la mise en branle de l’imagination à partir de l’exercice concret de ces techniques et sur la formation, à partir des images, de systèmes symboliques originaux.

14 De ce point de vue, on notera l’absence significative, dans les travaux récents, de lecture des ouvrages de Varagnac. On a bien raison de montrer la corrélation qui existe entre survivance des genres de vie, glorification des civilisations archaïques et dénonciation de la dégradante ère du machisme, en se fondant sur les articles des années de guerre qui témoignent d’une adhésion sans équivoque à la Révolution nationale [Varagnac, 1943, cité et analysé par Meyran, 2009 : 197-201]. Mais en délaissant le détail anthropologique et épistémologique des analyses de Civilisation traditionnelle et genres de vie, sans doute se prive-t-on de ce qui, par-delà le passéisme de la démarche archéocivilisationniste, relève d’une dérivation argumentée des genres de savoir par le biais d’une étude précise des techniques du corps. Une telle anthropologie psychologique, qu’on pourrait aussi nommer ethnographie « écouménique », est à l’œuvre chez Varagnac, et elle a des conséquences sur l’idée que nous nous faisons du savoir du milieu : les schèmes pratiques témoignent d’autant d’intelligence que les schèmes conceptuels, le corps pense et la pensée qui prend le relais des mouvements corporels se contente d’expliciter ou de développer le sens impliqué dans ceux-ci. Autrement dit, il y a une pensée implicite, une intelligence du corps, que le corps enveloppe plus que l’intelligence claire et explicite ne le dit, la clarté n’étant jamais que le résultat de l’explicitation d’une pensée implicite première et fondamentale. Pour le comprendre, il nous faut nous livrer à une lecture aussi précise que possible de Civilisation traditionnelle et genres de vie. C’est aux deux premières parties de l’ouvrage que l’on se réfère généralement, comme à un catalogue de faits que l’on recoupe avec ceux relevés par Van Gennep ou par Paul Sébillot. Il arrive qu’on évoque les genres de vie, voire l’hypothèse archéocivilisationniste – mais déjà avec un peu plus de réticence –, et l’on retient alors la mise en correspondance des rites et des catégories d’âge dans les sociétés traditionnelles [Nelli, 1958 : 124, 165-168, 171-172, 185, 197]. Or il faut lire Varagnac jusqu’au bout, ne pas s’en tenir à la description ethnographique des genres de vie, mais pousser jusqu’à la troisième et dernière partie, qui propose une dérivation naturaliste de ces mêmes genres. Cette section fait selon nous toute l’originalité du travail de Varagnac, et tout son prix.

Conceptualisations

L’insertion « écouménique » et la fonction du réel

15 Varagnac s’emploie à dériver le genre de vie traditionnel de l’« oecoumène », selon le terme dont use à l’époque la géographie humaine : « L’homme fait toujours partie d’un agencement local d’espèces vivantes et de ressources physiques, où les vivants – flore et faune – agissent et réagissent les uns sur les autres, et en fonction de ce que leur offre un certain secteur de notre planète. » [Varagnac, 1948 : 277]. Il faut « entrer dans le jeu de la nature », « se choisir des compagnons et se reconnaître des ennemis au sein d’un oecoumène » [ibid. : 279]. Chacune des solutions apportées à ce problème mérite le nom de « genre de vie ».

16 Un artisan n’est pas un copiste, pris entre le modèle et l’image. En face de l’apprenti, « la matière, contre laquelle il s’agit de se battre avec toutes ses ressources personnelles pour lui faire prendre forme, une forme qui n’est pas là, inerte dans un modèle » : « Car le labeur traditionnel consiste moins en opérations qu’en luttes successives. […] L’ouvrage devient une sorte de duel avec la réalité, allant jusqu’au corps-à-corps, et où le mystère de la chose brute semble s’affirmer par des ripostes traîtresses. » [ibid. : 293-294]. Dès lors qu’il s’agit, non de « copier, mais de savoir œuvrer par soi-même », on comprend que le compagnonnage puisse être « formation morale autant que formation professionnelle » [ibid. : 296].

17 Dans l’acquisition, le perfectionnement et la transmission d’un savoir-faire traditionnel, les souvenirs sont essentiels, mais ce sont les souvenirs du corps : non pas des souvenirs automatiques, relevant d’une mémoire-habitude, mais le souvenir d’un mystère auquel la personne s’est d’abord heurtée. On n’est pas confronté à de pures idées à reproduire, mais à des mouvements corporels à intégrer, dont il faut apprendre la maîtrise si l’on veut pouvoir les accomplir puis les enseigner. Cela suppose l’engagement entier, corps et âme compris, de l’individu. La personnalité entière de l’acteur est mobilisée : « Pas de connaissance traditionnelle qui ne retentisse sur toute la personnalité, qui ne procède d’une activité mentale ou physique engageant (au moins virtuellement) toute la personnalité. » [ibid. : 297].

18 Le lexique se fait ici bergsonien, Varagnac opposant l’automatisme de l’habitude, le souvenir chargé de « déclencher certaines opérations utiles », au souvenir « ferment d’activité créatrice » [ibid. : 296]. L’ethnographe distingue, d’autre part, la créativité du souvenir vivant de la « froideur » des projections géométriques auxquelles l’homme de science procède sur l’expérience [ibid. : 294]. Mais il réalise ce faisant une inversion des déterminations bergsoniennes. Bergson rabattait la mémoire-habitude sur l’activité corporelle, tout en déclarant que l’intelligence et les sciences ne sont pas moins pragmatiques que l’instinct et l’habitude, ou pas moins qu’eux issues d’exigences pratiques : les unes comme les autres visent à favoriser les conditions de l’action sur le milieu, et non pas à favoriser les conditions de l’intellection du milieu lui-même. À l’instinct comme à l’intelligence, Bergson préférait l’intuition d’une mémoire pure qui se conserve en soi, indépendamment de la matière. Il n’apparaît pas clairement si Varagnac lie pour sa part l’utilité de la mémoire-habitude et la froide généralité des connaissances scientifiques. Mais il est manifeste qu’il leur oppose à toutes deux la profondeur de la mémoire qu’acquiert l’artisan dans son corps-à-corps avec la matière. Loin d’affirmer que la mémoire se conserve en soi (vérité spiritualiste essentielle au bergsonisme), Varagnac est d’avis que la mémoire se développe en situation, dans la relation singulière que la personne entretient avec la matière. Elle se conserve en chacun de nous ; plus précisément encore, en chacun de nos muscles et de nos membres, en cette intelligence corporelle que nous avons acquise et développée au contact de la matière [5].

19 L’individu est confronté à l’expérience, il en prend même une connaissance intime, dont on peut dire qu’elle est corporelle et personnelle à la fois. Mais le sens de l’expérience est irréductible à l’idée que s’en fait l’expérimentalisme scientifique. On ne fait pas une ou des expériences, mais on a ou on acquiert de l’expérience. En cela consiste l’empirisme foncier des genres de vie – qui sont des genres de pensée – traditionnels :

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Ce que nous réussissons de la sorte ne nous donne que des connaissances d’un ordre très particulier, auxquelles correspond dans notre langue le mot d’expérience. Expérience au singulier, toujours. Non pas une expérience comme celles que constitue l’expérimentation. Mais de l’expérience. C’est-à-dire cette qualité indéfinissable que le sujet acquiert en agissant et en prenant, à travers son action, connaissance d’une portion de la réalité. [Varagnac, 1948 : 297]

21 L’homme est donc, « d’instinct, un empiriste » [ibid. : 303]. Tout l’enjeu pour Varagnac est de montrer comment, à partir du milieu, se déploie l’activité pratique de sujets qui se trouvent engagés en lui, comment surtout des activités psychiques se trouvent impliquées dans les pratiques. Il insiste et ne cesse d’y revenir : toute la personnalité est en jeu dans la moindre pratique, et aussi bien avec elle une attention intense à toute l’expérience. Mais il ajoute aussi que l’expérience individuelle est constamment tenue en laisse ou contrôlée par la tradition : la coutume est « le frein constant de l’empirisme primitif » [ibid. : 306]. Dans et par les genres de vie traditionnels se manifeste un profond empirisme social, résultat de la dialectique qui oppose et articule en même temps empirisme individuel et conservation collective des traditions. L’empirisme social est « empirisme d’individus constituant des groupes fortement cohérents, donc empirisme individuel constamment bridé par la surveillance collective, et dont les conséquences lointaines sont réglées par des traditions. » [ibid. : 309]. Varagnac peut conclure : « Adaptation empirique des comportements fixés par la tradition mais choisis pourtant en fonction des occasions qui se présentent, tel est l’équilibre qui s’établit sans être jamais pur conformisme ni véritable liberté. » [ibid. : 307].

22 Il faut systématiquement « confronter la vie active, les activités pratiques, et la vie mentale, les activités de l’esprit », et se demander « si les modalités de l’action ne réagissent pas sur la vue que le sujet prend du réel » [ibid. : 314]. Subissant l’action de l’homme, le réel est « humanisé » ; mais il ne l’est pas sans agir en retour sur les conditions de formation de la pensée de l’homme, jouant ainsi un rôle déterminant dans le processus d’hominisation. Tel on agit, tel on pense ; la pensée est toujours fonction des modalités de l’action : « la conscience que l’homme prend du réel dépend en grande partie des modalités de son action » ; chacune « oriente nos forces vers tel ou tel but : du même coup certains caractères du réel se trouvent révélés », « accentués », ou au contraire atténués, cachés [ibid. : 322]. Pierre Janet est le premier à avoir envisagé le travail d’une faculté psychologique spéciale d’attention au réel. Il proposait de l’appeler la « fonction du réel » : « une telle fonction se trouv[e] dépendre des tendances que notre activité, notre genre de vie suscitent en nous ». L’analyse d’une telle « fonction du réel », le souci des tendances corporelles mobilisées à travers elle, sont d’autant plus importants que, dans les sociétés d’avant le machinisme – et telles sont les communautés traditionnelles auxquelles s’intéresse Varagnac [6] –, la place des « techniques du corps », selon l’expression de Marcel Mauss, est essentielle : « […] la part de l’homme est alors prépondérante dans toutes les opérations qu’il réalise » et « tout genre de vie, stricto sensu, est un ensemble de techniques » [ibid. : 315, 292]. Si activité technique il y a, elle n’est pas le fait de machines, mais elle est incorporée, elle résulte de l’activité corporelle même : toute technicité est issue de certaines postures ou de certaines dispositions corporelles traditionnellement héritées.

23 Disons un mot de la « fonction du réel » héritée du médecin et philosophe Pierre Janet. C’est important dans la mesure où l’on pourrait être tenté de la rapprocher de la notion d’« affordance » développée ultérieurement en anthropologie par James J. Gibson, et il faut s’en garder [Gibson, (1979) 1986]. En inventant le concept d’affordance, Gibson entendait souligner que le réel offre certaines potentialités objectives, qu’il appartient aux sujets d’exploiter lorsqu’ils se meuvent dans l’espace ou mènent leurs actions. Ce faisant, Gibson prend ses distances à l’égard des perspectives égocentrées du cognitivisme. Or, c’est à de telles perspectives égocentrées qu’en appelle Janet, quoiqu’il se soit progressivement orienté vers un paradigme socio-personnel qui diffère notablement des principes individualistes de la psychologie expérimentale, laquelle annonçait et préparait la révolution cognitiviste [Meyerson, 1987 : 358, 362]. Le problème qu’il pointe à travers la notion de la « fonction du réel » concerne le sujet, et rien que le sujet, aussi étrange que cela paraisse au premier abord : il s’agit de rendre raison de la difficulté, observée dans certains cas pathologiques, à prendre en considération l’objectivité du réel. Janet constate que, chez l’homme normal, le sentiment du réel, le contact avec la réalité et l’adaptation aux conditions habituelles de l’action se fait aisément. Si cela se fait normalement, c’est que nous sommes naturellement dotés d’une fonction spéciale, que Janet appelle la « fonction du réel » [Janet, 1903 : 431-433 ; Janet, 1926 : 214]. Mais si cette fonction vient à manquer, s’il s’avère qu’elle n’a pas été bien formée, mal ou pas constituée, alors le sujet ne parvient pas à s’adapter aux situations que lui offre le milieu. Comme on voit, la question concerne le sujet, ses fonctions ou ses capacités, et non pas l’objet et ses potentialités, lesquelles entreront ou entreraient en jeu si aucune perturbation fonctionnelle ne se manifestait (ce qui n’est malheureusement pas le cas dans les circonstances de trouble psychopathologique qu’a en vue Janet).

24 Qu’en est-il de la reprise de la notion de « fonction du réel » par Varagnac ? A priori, le folkloriste a affaire à des hommes « normaux », les cas pathologiques, s’ils existent dans le monde paysan comme ailleurs, n’étant pas son objet : il n’entend pas œuvrer à une psychologie des pathologies en milieu rural. Or Varagnac en vient à se demander « si les modalités de l’action ne réagissent pas sur la vue que le sujet prend du réel ». Autrement dit, le mouvement complexe qu’il analyse va du sujet à l’objet et, plus précisément encore, du type d’action déployé par le sujet en rapport avec le réel, d’une part, à l’idée que le sujet se fait du réel, d’autre part – et cela quel que soit, objectivement, la conformation ou la configuration du réel, et les potentialités qu’il offre au sujet. La situation est donc bien différente de celle qui conduit Gibson à l’élaboration du concept d’affordance : l’anthropologue va, dans ce cas, de l’objet au sujet, il rend raison de ce que fait le sujet en tenant compte de ce que l’objet signalait au sujet comme faisable. Il n’est pas exclu que, dans le schéma déployé par Varagnac, les potentialités de l’objet soient prises en considération : influant sur les conditions de l’action du sujet, offrant par exemple des résistances à cette action, les potentialités offertes par le milieu peuvent modifier le cours de l’action et déterminer l’idée que le sujet finit par s’en faire. Pour autant, c’est là une complication de la théorie qui, pour être conceptuellement envisageable, n’a pas été envisagée par Varagnac lui-même.

L’action et le labeur, fondements d’une anthropisation différenciée

25 Si à chaque mode d’action correspond un mode de pensée, alors force est d’admettre un processus d’anthropisation différenciée, fondé sur la diversité des espèces d’engagements actifs dans l’expérience : si mon labeur est dur, je concevrai telle espèce d’entité ; si mon action est rapide, telle autre. Des types d’influence différents exercés sur le milieu conditionnent le genre d’idées qui naissent dans l’esprit des acteurs. Varagnac isole ainsi « deux pôles de la praxis archaïque », liés à deux fonctions techniques différentes : diriger l’opération ; lui fournir la force motrice. Autrement dit, il existe deux grands types d’activité, l’action et le labeur.

26 Dans le premier cas, on a affaire à des mouvements rapides, tendus vers un but précis ; dans l’autre, à la répétition des mêmes gestes, à des mouvements rythmés : « Action, travail. Action : mouvements constamment différents, intuition en éveil pour la promptitude des attaques, des parades, des ripostes. Travail : constance de l’effort, lente et progressive mobilisation des réserves d’énergie, lutte contre la fatigue et l’incoordination musculaire qu’elle tend à provoquer. » [Varagnac, 1948 : 316]. Dans le cas de l’action, la grande ennemie est la peur : c’est la peur qui empêche d’agir. Toute société tend dès lors à mettre en place des procédures pour éradiquer la peur. Le but de la formation initiatique ou mystique dans les sociétés traditionnelles est de favoriser la « force morale » des guerriers. Mais l’eau-de-vie distribuée dans les tranchées de la Première Guerre mondiale n’avait pas d’autre fonction. Enfin, l’éducation hitlérienne avait elle-même pour ambition de produire des combattants fanatiques. Le national-socialisme, relève Varagnac, est particulièrement « archaïque » [ibid. : 316-317]. Dans le cas du labeur, la difficulté tient à la faiblesse du moteur musculaire. Elle est compensée, ou vise à être compensée, par le caractère répétitif des opérations. Pourquoi ? « Parce que notre corps est, à divers égards, une machine à mouvements alternatifs, dont les deux moteurs à marche constante sont le cœur et les poumons. » [ibid. : 331]. Dans ce domaine, Varagnac déplore qu’aucune étude du rythme déployé dans les labeurs traditionnels n’ait été systématiquement menée à ce jour [7]. Il faudrait pouvoir dire ce qu’implique, pour l’engagement des forces motrices, le rythme propre à la frappe du fer à cheval ou du battage du fléau ; identifier la fonction assumée par l’association de musiciens aux équipes de travailleurs. L’ethnographe n’hésite pas à mobiliser son expérience personnelle de l’activité laborieuse. Il explique avoir lui-même fait « œuvre de tâcheron » en creusant les tranchées avec des camarades paysans durant la Première Guerre mondiale. Ce fut là, avoue-t-il, « une profonde formation à la fois personnelle et sociale » [ibid. : 332] [8].

27 Il résulte de cette dualité des directions susceptibles d’être développées par l’activité technique du corps une dualité d’orientations prises par l’activité mentale. À l’action proprement dite, à l’élan soudain, à la prise de décision rapide et efficace, répond ou correspond la création d’entités singulières, de réalités individuées. Engagé dans le réel comme s’il devait y mener un combat, l’homme d’action tend à se donner des adversaires – mais ce peut être des alliés – aux contours individuels ou personnels aussi nettement définis que les siens. L’action est une lutte bien proche du duel. La tradition, en faisant appel aux « forces personnelles du sujet, tendait donc à fragmenter le monde en personnes, à combler le mystère du réel – cette lacune impensable – par la présence d’adversaires ou d’alliés. […] Ainsi vivre et agir traditionnellement inclinait constamment à multiplier les êtres surnaturels. » La tradition, en mobilisant « la personne entière de l’acteur, dressait symétriquement devant lui un partenaire particulier, le partenaire traditionnel de cet acte, de cette circonstance, du lieu même où l’on venait renouveler cette expérience émouvante. De là cette prolifération constante de génies et d’esprits que nous montrent les civilisations où les traditions dominent. » [ibid. : 323]. Tel est le « procès de personnification des forces occultes » : « Voici donc l’homme environné d’un monde d’êtres invisibles ; monde confirmé par ses propres actes. » [ibid. : 324].

28 Toute autre est l’orientation de la pensée en régime laborieux. Là, pas de vis-à-vis identifié au dehors qui pourrait jouer le rôle de partenaire particulier de l’action, mais plutôt, sous l’effet de la fatigue, du ressassement et de l’ivresse singulière qui finit par les accompagner, un oubli progressif du dehors, une concentration sur soi ou en soi. Et la « découverte », en soi, de forces qui dépassent le soi. Aussi bien, par moments, en se détachant de soi, l’âme finit par s’arracher au corps pour se laisser entraîner en d’étranges rêveries métaphysiques. D’où, dans ce cas, la formation d’images du supraterrestre, des divagations portées à l’invention d’un au-delà (ou à l’accession à un au-delà), et de représentations de notre devenir en ces dimensions transcendantes. Dans l’action, la conscience est aux aguets, tournée vers le dehors, pour parer à ce qui va se produire. Mais dans le labeur à moteur humain, elle est tournée vers le dedans, toute entière prise par l’« auscultation du rythme », l’« orchestration du jeu multiple des muscles ». Se développe la « confiance en un succès final » ; ce « mirage s’idéalise en rêves supra-terrestres. Le labeur pré-machiniste était donc une école de l’au-delà ». Autant l’action orientait vers des réalités surnaturelles, via rites d’initiation et de communion, autant le travail à moteur musculaire, affaiblissant l’intelligence observatrice et discursive, « concentrait les lueurs rémanentes de pensée en rêveries mystiques, en appels passionnés vers un salut posthume » [ibid. : 333-334]. Varagnac propose in fine une dérivation un peu différente de la doublure métaphysique du monde dans le régime de l’action :

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En regard du labeur, l’action apparaît comme discontinue. Elle est fréquemment traversée par de longues heures de pause, de suspens, où l’être, tout en étant prêt à agir, existe simplement parmi les autres êtres. Ses échanges avec eux ne sont pas, alors, d’interaction, mais de sensibilité. Ces états de pure présence, où agir n’est que virtuel, laissent la conscience ouverte à l’intuition de ces virtualités. Et c’est cette aperception directe et confuse d’une sorte de potentiel actif qui nous paraît être l’école où se forme constamment le sens métaphysique élémentaire, le besoin de poser, par delà ce qui apparaît, ce qui est, c’est-à-dire l’ineffable puisque non encore ouvertement manifeste. [Varagnac, 1948 : 343]

30 On ne croira pas que cette dérivation contredise la précédente. Elle revient au contraire au même. Même quand il n’est pas happé par le feu de l’action, l’individu ne peut manquer d’être attentif au dehors. Il y est d’autant plus attentif qu’à tout instant il peut avoir à agir : la pause peut s’interrompre, les sollicitations du milieu vivant exigeant son intervention immédiate. Durant le suspens de l’action, il ne se figure certes pas ce à quoi il a affaire (et pour cause : rien de spécial ne se manifeste alors), mais ce à quoi il pourrait avoir affaire. Autrement dit, pour n’être pas engagé actuellement dans l’action, il n’en est pas moins pris par la nécessité de concevoir des virtualités de présences individuées. Dès lors, que l’action soit en cours ou qu’elle soit provisoirement suspendue, le résultat est le même : l’homme d’action projette sur le dehors des formes métaphysiques individuées ; il se donne immanquablement (la personne) des dieux – des divinités personnelles, des entités transcendantes individuées.

Confrontations

La participation comme paradigme de surplomb

31 Varagnac s’intéresse à la projection d’idéalités, à la formation d’entités abstraites (les divinités, l’idée d’un arrière-monde, etc.) à partir des conditions concrètes de l’action. Et, à travers cette corrélation des conditions de l’action et des formations idéatives, ce qui continue d’être au centre du propos, c’est bien le genre de vie, non pas certes pour lui-même, mais dans ses relations avec le genre des connaissances qu’il contribue à façonner. On pourrait croire qu’une telle conception est proche de celle de la « projection dans le futur » défendue aujourd’hui par Arjun Appadurai [Appadurai, 2013]. Celui-ci estime, de façon assez pragmatiste, que les cultures sont des projections de groupe en vue d’influer politiquement sur les situations. Or, selon Varagnac, les sujets forment une culture pour rendre raison de leur relation au milieu et pour pouvoir continuer d’agir sur le milieu. Les considérations socio-politiques n’interviennent pas, tout se passant entre la nature et les cultures. L’anthropologie psychologique présupposée par la pratique ethnographique de Varagnac est attentive aux pragmata, c’est-à-dire aux conditions concrètes de l’action humaine. Mais, occasions de projections vers l’au-delà plutôt que vers le futur, les actions enveloppent un rapport au concret qui relève moins de la politique que de la connaissance : on ne peut manquer de se faire une image et une idée de la matière sur laquelle on agit, la forme de la transcendance ainsi conçue ou figurée visant à rendre raison du corps-à-corps avec la nature affrontée.

32 Parmi les anthropologues actuels, Philippe Descola est certainement celui dont les conceptions manifestent le plus d’affinités avec celles de Varagnac. Sa convocation paraîtra sans doute ici très inattendue, beaucoup plus que celle que nous aurions pu proposer, par exemple, de la figure de Claude Lévi-Strauss, dont la propre thèse, Les structures élémentaires de la parenté, est exactement contemporaine de Civilisation traditionnelle et genres de vie [Lévi-Strauss, 1949]. Mais c’est que l’inventeur du structuralisme en anthropologie a souhaité prendre radicalement ses distances avec la doctrine de la mentalité primitive [Lévi-Strauss, 1962] dont Varagnac pour sa part n’a cessé de se réclamer. Or, nos contemporains, notamment Descola, prétendent, par-delà Lévi-Strauss, « restaurer l’animisme » : il est bien vrai que les animistes ne témoignent pas d’une mentalité « prélogique » ou indifférente à la logique, mais l’animisme n’est pas rien, c’est une autre façon d’appliquer les catégories de la logique, d’identifier ressemblances et différences ; en l’occurrence, de voir des continuités entre les intériorités et des discontinutés entre les physicalités, cependant que nous, « naturalistes », repérons des continuités entre les physicalités et des discontinuités entre les intériorités [Descola, 2004 ; 2005 : 176, 183-202]. On objectera qu’il y a bien de la différence entre une ethnologie post-tylorienne et lévy-bruhlienne et les relectures ontologiques contemporaines de l’animisme. Mais l’écart est-il ici logique ou seulement chronologique ? Qu’est-ce qui interdit le rapprochement, sinon cette idée que l’œuvre de Claude Lévi-Strauss marque une telle rupture épistémologique qu’elle renvoie Varagnac, en même temps que Lévy-Bruhl, à la préhistoire de l’anthropologie ? Et cela ne change pas grand-chose que l’on parle de « passage continu » plutôt que de « grands basculements de pensée » dès lors qu’on estime que « Lévi-Strauss opère une véritable rupture de l’anthropologie par rapport à la philosophie » [Keck, 2008 : 256]. Il n’est pas question de nier les formidables avancées d’une anthropologie de la pensée sauvage. Pour autant, nous n’entendons pas accepter la sanction d’une histoire qui décrèterait a priori la nullité des entreprises qui l’ont précédée au motif qu’elles relèvent d’une philosophie préscientifique. Il nous paraît au contraire opportun de revenir sur le jugement qui fait d’une des formes historiques de l’anthropologie le canon absolu de la discipline, de suspendre notre appréciation le temps de l’analyse conceptuelle et d’oser demander si vraiment il y a incommensurabilité entre l’ethnologie varagnacienne des genres de vie, et des genres de connaissance qui leur correspondent, et l’anthropologie descolienne des « schèmes de la pratique ». Il se pourrait non seulement que la première soutienne théoriquement la comparaison avec la seconde mais, bien plus, qu’en son étrangeté même, elle introduise à une singularité de pensée devant laquelle les développements contemporains de la discipline ont jusqu’ici reculé.

33 Descola s’intéresse aux relations qui se tissent entre humains et non-humains, entre culture et nature, et aux modalités de « compositions des mondes » qui s’en dégagent. « Par-delà Nature et Culture », selon le titre de l’ouvrage de l’« anthropologue de la nature », cela ne veut pas dire sans la nature et sans la culture, mais au cœur de la multiplicité des relations à la nature qui se tissent dans ce qu’on nomme les cultures. L’anthropologue en appelle à la pluralisation de blocs de nature-culture, qu’il nomme « ontologies ». Plus que sur la « relativité du vrai », qui s’imposerait si tout devait se dissoudre dans le cours d’un devenir sans polarités ni références, il en appelle à une « vérité de la relation » qui en passe par l’analyse des « schèmes de la pratique », étude détaillée des transactions que les humains négocient avec les non-humains [Descola, 2005 : 135-162]. Mais au moment où il prétend mettre à plat toutes les ontologies, Descola promeut l’une d’elles, l’ontologie « naturaliste » correspondant au matérialisme scientifique, au rang d’ontologie d’arrière-plan ou de surplomb : les sciences cognitives sont en effet chargées de rendre raison de la nature de la relation développée dans chaque ontologie, de la nature de la relation dont le développement est l’ontologie même, dans sa particularité, c’est-à-dire dans sa différence à l’égard de toute autre ontologie. C’est là d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Descola prétend pouvoir échapper au reproche de relativisme : il n’est pas relativiste, puisque son approche de la relation est universaliste – comprendre : conforme au naturalisme dont il prétend qu’il vaut universellement [Descola, 2001 : 27-28]. Pour être de second degré ou de surplomb, sa proclamation d’une validité universelle du naturalisme n’en est pas moins nette.

34 Varagnac, pour sa part, s’essaie dès 1948 à rendre raison de la pluralité des rapports entre nature et culture, genres de vie et genres de connaissance, schèmes de l’activité et thèmes de la pensée. Mais dans sa description de la relation psycho-écologique ou anthropocosmique, il mobilise un autre paradigme de surplomb que celui de nos contemporains. On pourrait dire qu’il est animiste. Cela apparaît clairement lorsque Varagnac propose de faire droit au phénomène de l’action à distance dans les sciences humaines, en expliquant qu’il n’est pas question de le réserver aux seules sciences de la nature. Ce qui interagit dans le milieu, ce sont des puissances ou des forces, ce sont des âmes. On voit bien, lorsque deux adversaires s’affrontent, que les facteurs émotifs jouent autant que les forces musculaires : « Or l’émotion transmise est le type même de l’action à distance, de l’action non mécanique. Entre deux adversaires, le cas le plus frappant de cette action à distance est la lutte de deux regards, lutte qui tend vers l’hypnotisme, l’art du magnétiseur. » [Varagnac, 1948 : 318-319]. Il est bien vrai que Varagnac, dans Civilisation traditionnelle et genres de vie, s’intéresse à la pensée par laquelle les humains attribuent des caractères humains à l’inhumaine ou à la non-humaine nature. Et il est difficile de dire si, à ses yeux, la nature est esprit. Mais une chose est sûre : de son point de vue, les esprits communiquent entre eux. Varagnac manifeste un attachement qui ne se démentira jamais aux idées ou aux pensées, et à leurs effets intersubjectifs, interindividuels. À cet égard, il marquera un intérêt de plus en plus net pour le spiritisme et l’occulte – intérêt pour les transferts psychiques qu’on prendra soin distinguer d’un panpsychisme et d’un spiritualisme, qui étendent au tout de la nature les effets de relations affectant les humains.

35 Dans sa synthèse de 1972, Les Conquêtes énergétiques, Varagnac multipliera les précautions oratoires, évoquant « la suspicion – trop souvent légitime – dans laquelle sont tenus les phénomènes de parapsychologie dans les pays occidentaux » [Varagnac, 1972 : 28], affirmant demeurer « profondément attaché aux méthodes scientifiques de la recherche du vrai » [ibid. : 33]. Il rapportera cependant deux expériences autobiographiques de « prémonitions » et de « symbiose corporelle » par lesquelles il est lui-même passé pendant la Première Guerre mondiale et qu’il a longtemps nommées une « faille dans [s]on rationalisme » [ibid. : 30-31]. Il avouera alors ne professer « aucun scepticisme systématique » à l’égard de la « Parapsychologie » [ibid. : 33] et déclarera qu’« il serait temps de ne plus se contenter d’alléguer la sottise ou la crédulité de telles populations [archaïques] pour rendre compte de ce prestige du chaman et du sorcier » [ibid. : 29] : « Je sais bien que Descartes a fait chacun de nous juge de ce qui est vrai. Mais nous aurons fait un grand pas si nous apprenons à ne pas mépriser ce qui nous semble illusoire. » [ibid. : 39]. Il ne sera pas question pour autant de rester théoriquement démuni face à de tels phénomènes. Le recours à la doctrine lévy-bruhlienne de la participation se présentera comme une tentative de compréhension desdits phénomènes : « cette intuition, étendant mystérieusement le monde sensible au-delà de la portée des sens, n’est pas sans rapport avec tout ce que Lucien Lévy-Bruhl a décrit sous le nom de “participation”. » [ibid. : 34].

36 Pour n’être pas franchement panpsychiste ou spiritualiste [9], une telle anthropologie témoigne donc d’un attachement à une ontologie différente de l’ontologie naturaliste à laquelle Descola se soumet lorsqu’il a recours aux sciences cognitives. Le modèle ou le méta-modèle qui s’approcherait le plus de l’ontologie de Varagnac se trouve dans une théorie de la participation du type de celle de Lévy-Bruhl, mais assumée comme universellement valable et non pas cantonnée aux communautés dites « archaïques » ou à la part affective des existences modernes. L’animisme dérive de cette efficience de l’émotion, de cette force de la fascination, par laquelle l’esprit pénètre directement les âmes : l’expérience quotidienne de « forces occultes » rend compte de la « genèse de l’animisme ». Et l’on aurait tort de croire que la perméabilité à la force de l’esprit dépende d’une mentalité « autrement orientée » que la nôtre, ou d’une « catégorie affective du surnaturel » qui s’imposerait aux « primitifs » et non pas à nous [Varagnac, 1948 : 37, 312-313, 321-322]. Car l’animisme ne vaut pas seulement comme une ontologie parmi d’autres, en étant mise sur le même rang que le naturalisme, le totémisme et l’analogisme – mouvement par lequel Descola restitue la « vérité » des analyses lévy-bruhliennes : l’animisme est un type de relation au même titre que les autres [Descola, 2005 : 183-202] –, mais comme l’ontologie de surplomb, l’ontologie des ontologies, qui est la vérité de toutes les relations humaines.

L’usage cognitif de l’imagination

37 S’étant progressivement élevé jusqu’à l’abstraction des idéations produites dans l’activité pratique, Varagnac doit préciser le mouvement par lequel, à partir du milieu de vie et à travers les différents types d’action sur le milieu, les hommes en sont venus à se faire une image du monde. Pour les individus engagés dans le genre de vie traditionnel, explique Varagnac, il n’y a pas de phénomènes, ni de séries de phénomènes, ni enfin de lois d’enchaînements de phénomènes. On relève à cette occasion que Varagnac se fait une idée très positiviste de l’activité scientifique : l’effort de la raison consiste, et consiste uniquement, dans l’établissement de liaisons régulières, dans l’identification de connexions constantes ou de règles habituelles, entre des manifestations phénoménales ; la science doit soigneusement éviter de s’interroger sur le mode de production des phénomènes. S’il n’y a pas de phénomènes, qu’est-ce qui existe aux yeux de la « mentalité archaïque » ? Des événements, des « filières d’événements » – « les Parques filaient les destinées » [Varagnac, 1948 : 348] –, enfin des histoires en lesquelles le particulier enchaîne sur le particulier : « L’homme a dû imaginer avant de pouvoir comprendre ; il a dû se figurer ce qui se passe, ce qui s’est passé, ce qui se passera, avant de connaître ce qui se produit. » [Varagnac, 1948 : 349]. Pourtant, par-delà l’attention au particulier, dans toutes les histoires d’un grand nombre de sociétés traditionnelles (Varagnac cite à l’appui de ses dires les travaux folkloristes de Pierre Saintyves et Andrew Lang), se retrouvent de semblables protagonistes, les mêmes « partenaires occultes » ; se répètent des thèmes permanents ou presque identiques [Varagnac, 1948 : 351]. La pensée traditionnelle particularise, mais elle cristallise aussi. Des thèmes et des fragments de thèmes voyagent. Le général réside dans la permanence même de ces thèmes.

38 Cet « élément de généralité » des histoires ou des « fables » (comme dit Fontenelle) rend un « service analogue » à celui rendu par les concepts scientifiques et les lois naturelles. L’imagination joue un rôle décisif en ces matières. L’imagination ici n’est pas libre, mais toujours bridée ou contrainte, répondant aux appels de la vie pratique qui sont des « appels d’intelligibilité » [Varagnac, 1948 : 351, 356]. Car il n’est pas question pour les individus de « fuir le réel » en imaginant mais, tout au contraire, de le « recréer pour les besoins de l’action et de la pensée » [Varagnac, 1948 : 366]. En cela réside l’activité constructrice de l’esprit qui conduit à l’invention d’« architectures d’images » [Varagnac, 1948 : 367]. La faculté d’imaginer fait office ou fonction de système d’intellection précédant la compréhension du réel. Varagnac va jusqu’à parler d’un « usage en quelque sorte cognitif de l’imagination » [Varagnac, 1948 : 350]. Il propose d’envisager l’existence d’une fonction mentale spécifique, qu’il nomme « fonction de l’idéal » [Varagnac, 1948 : 367], et qui serait le pendant de la « fonction du réel » chère à Janet évoquée plus haut. Autant la fonction du réel favorise le développement du psychisme en assurant la prise sur le milieu, en facilitant l’insertion de l’action dans le réel, autant la fonction de l’idéal assure à l’esprit le survol des situations, la domination mentale de la complexité et souvent des déconvenues du quotidien.

39 Varagnac a des formules fortes pour définir l’effet produit par l’imagination sur le développement de la civilisation traditionnelle. Il estime ainsi que, thématiques, les traditions sont formelles : ce sont des formes, des « cadres d’action autant que des cadres de pensée et d’expression » [Varagnac, 1948 : 363]. Les images articulent des thèmes, des thèmes s’incarnent dans les images ; des histoires prennent forme, les formes orientent la conduite des récits. Il découle une « sagesse implicite » du genre de vie [Varagnac, 1948 : 353]. Les histoires sont des « échafaudages d’idées » via des « tendances schématisées » [Varagnac, 1948 : 368]. Il ne leur manque que l’élaboration logique, dont se chargera la connaissance scientifique [Varagnac, 1948 : 366]. Un tel thématisme, investissant le particulier, équivaut à la production de formes dépourvues d’explicitation logique.

40 Les vivants exercent une ou des actions sur leur milieu de vie. Les différents types d’actions sont autant de manières de réagir aux sollicitations du milieu ou aux impressions faites sur eux par le milieu. Mais les actions en question ne sont jamais dissociables de la pensée ou des idées. Dira-t-on que l’idéation suit les actions ? Il faut se garder d’une telle logique, car il n’y a pas d’abord des actions, puis la production d’idées, comme si la pensée ne pouvait naître qu’une fois l’action menée à son terme. En vérité, les pensées, si elles suivent l’action, la suivent de très près : elles l’accompagnent, apparaissant dans son sillage immédiat et, une fois nées, l’encouragent en permanence. L’individu mais aussi le collectif auquel il appartient engagent le milieu sur lequel ils agissent dans un profond processus d’anthropisation, transformation physique de l’environnement terrestre sous l’effet des systèmes techniques de l’humanité.

41 Mais parce que cette action est toujours doublée par l’élaboration de systèmes symboliques parfaitement articulés aux gestes techniques, il y a incontestablement humanisation des milieux, à vrai dire définition corrélative de l’humain et du non-humain, voire du supra-humain. Il n’y a pas moyen, en effet, de dissocier nature et surnature : la distinction entre la matière et l’esprit est typiquement moderne occidentale, comme le rappelle Varagnac dans la foulée de Mauss [Varagnac, 1948 : 312, 322]. Les définitions du non-humain, de la nature ou de la surnature, diffèrent selon que le corps est investi dans une action (éventuellement héroïque, en tout cas instantanée) ou dans un labeur dur et répétitif. Dans les premiers cas naissent les dieux, personnification de la matière face à laquelle l’individu est engagé dans un combat duel. Dans le second cas, l’individu est davantage porté à se figurer l’immortalité de son âme et à envisager la question de son salut.

42 L’hominisation ne peut manquer d’être concernée par ce double mouvement d’anthropisation et d’humanisation. Car la transformation de l’animal-humain, l’évolution même de l’humanité, s’en trouvent directement affectées : Varagnac ne cesse d’insister sur l’importance civilisationnelle des traditions. On relèvera en particulier la fonction cognitive impartie à l’imagination. Les images fournissent, selon Varagnac, des connaissances d’un type particulier. On pourrait à juste titre parler d’une véritable « fantastique transcendantale », selon la perspective ultérieurement approfondie par le philosophe Paul Ricœur et l’historien Paul Veyne. Le premier a expliqué que le mythe « exprime une puissance d’imagination et de représentation dont on n’a encore rien dit tant qu’on s’est borné à la qualifier de “maîtresse d’erreur et de fausseté” ». Quand bien même l’espèce d’« imagination ontologique » impliquée par le mythe serait inférieure à la vérité d’ordre conceptuel, il n’en demeure pas moins que, de l’avis des plus grands philosophes, elle appelle une « fantastique transcendantale, dont le mythe serait seulement une émergence », c’est-à-dire une analyse des conditions de possibilité de la production des images [Ricœur, 1971 : 530]. L’intérêt des conclusions de Varagnac vient de ce qu’il ne réfère pas l’analyse des conditions d’émergence du mythe à l’empirée abstrait d’une « nature humaine » ou aux cadres épurés d’une intelligence transhistorique, mais qu’il renvoie toujours aux relations situées et datées des individus et des collectifs avec leur milieu.

43 L’ethnographe, procédant à une historicisation et à une empiricisation du transcendantal des philosophes, réinscrit l’imagination dans la complexité du commerce effectif des hommes avec la nature. Il se révèle bien plus concret que l’historien Paul Veyne qui, de son côté, déclarait vouloir s’attacher à l’imagination, non pas comme à une faculté psychologique, mais comme à une faculté « au sens kantien du mot ; elle est transcendantale ; elle constitue notre monde au lieu d’en être le levain ou le démon », étant entendu – précise l’historien – que « ce transcendantal est historique » [Veyne, 1983 : 12]. Pour avoir entrepris d’historiciser le transcendantal, Veyne est cependant loin d’avoir réussi à l’empiriciser : « l’empirisme et l’expérimentation sont quantités négligeables » au regard des pouvoirs de l’imagination et des « cadres inertes et arbitraires » qu’elle impose historiquement aux sociétés [ibid. : 126-127]. Si l’imagination est « constituante », c’est au sens où elle constitue les objets conçus et acceptés au sein de « programmes de vérité » qui configurent les croyances d’une époque. L’imagination ne dépend pas des faits, mais les faits sont compris et interprétés au regard des images qui exercent leur empire sur les esprits du temps : « le matter of facts n’est connaissable que dans une interprétation » ; « c’est nous qui fabriquons nos vérités et ce n’est pas “la” réalité qui nous fait croire. Car elle est fille de l’imagination constituante de notre tribu. » [ibid. : 117, 123]. Décrire le pouvoir des images, ce n’est donc pas pour Veyne appréhender le sens de nos relations avec des entités naturelles, c’est écrire « l’histoire de la société » ou des sociétés ; non pas inscrire les groupes humains dans l’espace, mais montrer que l’espace est construit et imposé aux groupes : « [nos] palais ne s’élèvent pas dans l’espace ; ils sont le seul espace disponible, ils font surgir un espace, le leur, quand ils s’élèvent […]. Il n’existe donc que ce que l’imagination, qui a fait surgir le palais, a constitué. » [ibid. : 128, 130-131]. Pour Varagnac, cependant, l’espace ne se réduit pas à l’espace de l’imagination ou à l’espace constitué par les images. L’espace fait face à l’esprit, c’est l’espace matériel concret des réalités auxquels la main et le corps des hommes sont confrontés, l’espace que l’esprit en vient à se représenter en fonction de ses engagements corporels.

44 Avec Varagnac, l’imagination retrouve bien le sens transcendantal qu’elle avait chez Emmanuel Kant, elle est l’étrange mais indispensable faculté productrice de « schèmes », ces règles de construction de l’objet dans l’intuition qui donnent une matière aux concepts de l’entendement, qui rendent constructibles dans l’expérience les catégories de la pensée [Kant, (1781) 1986 ; Descola, 2005 : 148]. L’empiricité de la démarche de Varagnac éclaire pour une part le mystère de la médiation offerte par l’imagination à l’interface des intuitions et des concepts, en montrant par quels mouvements, au contact de quelles matières, émergent des thèmes intellectuels qui synthétisent l’élan des schèmes corporels. Son ethnographie inaugure une anthropologie du schématique, qui ancre le symbolique dans les démarches du corps, qui ne dissocie jamais la pensée des mouvements du corps, en l’attachant aux images nées du contact avec la nature. Sa description de l’activité schématique, retrouvée sans qu’ils s’en doutent par des sociologues soucieux d’appréhender les « schèmes de perception et d’appréhension » des agents sociaux en situation [Bourdieu, 1980], aura peut-être été soupçonnée par les ethnographes attachés à articuler logique sociale et champ spatial, à prouver que la logique sociale s’enracine dans un champ spatial « lui-même antérieur à tout dessein rationnel et sans doute aussi à toute espèce de symbolisme » : « Pour que nul ne doute que du geste surgit le sens », que d’une « gestuelle élémentaire émanent des configurations sensibles », une « projection de schèmes appris de notre corps sur le monde qui nous environne », « sur lesquelles s’étayent ensuite les représentations mentales » [Cuisenier, 1989 : 55 et Deloche, 2007 : 41].

45 On a souligné que, dans les années 1970, les ethnographes hexagonaux s’étaient détournés des classifications technologiques promues par Leroi-Gourhan et, stimulés par l’exemple lévi-straussien d’une analyse de la pensée sauvage, avaient eu à cœur de poser les fondements d’une anthropologie moderne du symbolique. Par là était réalisée une mise à niveau de l’ethnologie du soi ou chez soi, qui avait été dépassée par l’écrasante réussite d’une ethnologie de l’Autre – cette distinction ayant pris le relais de celle, désormais obsolète, des ethnographies « métropolitaine » et « exotique » [Segalen, 2005 : 224-228]. Dira-t-on que Varagnac anticipe sur une telle anthropologie du symbolique ? Il est l’exact contemporain de l’ethnographie africaniste de Marcel Griaule, qui propose une anthropologie des systèmes symboliques [Griaule, (1948) 1997 ; Laplantine, 1987 : 107-110]. Ses conclusions sont mentionnées, avec beaucoup de discrétion il est vrai, dans les ouvrages qui signent le renouveau de l’ethnographie européaniste [Verdier, 1979 : 69, 137 et Segalen, 1980 : 49, 102, 132, 140, 159]. Il ne fait pas de doute que Varagnac s’intéresse aux mythes en même temps qu’aux rites, et qu’il entreprend de rendre raison des contes, des proverbes et des comptines en les référant à des pratiques psycho-sociales concrètes. Mais il se préoccupe plus précisément des mouvements corporels que les systèmes symboliques expriment en se développant. Autrement dit, Civilisation traditionnelle et genres de vie ne valorise pas le symbolique au détriment du technologique, mais s’emploie à dériver le symbolique du technologique, en mettant au jour le rôle déterminant des techniques du corps dans la formation des connaissances imaginatives et discursives. À cet égard, on ne dira pas que l’anthropologie française du symbolique est ici préfigurée contre la technologie de Leroi-Gourhan, mais qu’elle l’est à partir d’elle. Du reste, Varagnac ne manque pas de s’expliquer avec les conclusions de Milieu et techniques, « second volume d’un ouvrage remarquable » de Leroi-Gourhan [Varagnac, 1948 : 353-355].

46 Varagnac précise que l’imagination n’est pas pourvoyeuse de connaissances scientifiques et que, à cet égard, l’avènement de la pensée logicienne et de la mentalité scientifique marque un net et peut-être irréversible tournant civilisationnel. Les hommes ne se réunissent plus guère autour du feu pour se raconter des histoires, plus jamais ils n’iront se figurer que la brousse est pleine d’êtres merveilleux, de moins en moins ils se pencheront sur les destinées supraterrestres de leur âme. La faute, non seulement à l’intelligence logique, mais aussi aux formidables progrès technoscientifiques qui ont prolongé son développement, aux avancées du machinisme qui, en désœuvrant l’humanité, la détournent des savoir-faire artisanaux et des savoirs d’imagination afférents à ces savoir-faire. Y a-t-il pour autant lieu de se désoler d’une telle évolution ? Varagnac lui-même le signale : les hommes sont bien loin de pouvoir se passer des images, ils continuent de se raconter des histoires, même si ce n’est pas au coin du feu. Le cinéma, les journaux ou les romans, qu’ils relèvent de la grande littérature ou du Detective Novel, pourvoient aux besoins de figuration et de représentation de nos sociétés [Varagnac, 1948 : 349-350].

47 On aurait envie de demander si la rupture est si nette entre le genre de vie paysan et les modes d’existence contemporains, et même si la science est si appauvrissante et désenchantante que cela. Peut-être Varagnac se fait-il des sciences une conception trop positive, voire positiviste ou scientiste. Plutôt que de se soumettre aux dogmes positivistes, on aurait intérêt à admettre que la science est elle-même pénétrée d’ontologie ou de métaphysique, qu’en elle l’imagination ne joue pas un rôle moins important que dans le sens commun. Il s’agirait de faire valoir l’existence, au cœur de l’activité scientifique, d’un double élan, à la fois « interactionniste » et « fantastique-transcendantal ». Dans et par leurs interactions avec le milieu auquel ils ont affaire, les hommes de science sont conduits à se faire un Weltbild ou « image de monde » [Meyerson, 1933 : 49]. Ils s’emploient, autant que faire se peut, à faire coïncider cette image, à la mettre en adéquation, avec le monde lui-même. Cette voie correspond à la critique du positivisme entreprise par l’épistémologue Émile Meyerson, pour lequel « l’ontologie fait corps avec la science et ne saurait en être séparée » [Meyerson, (1908) 1951 : 439], dans la mesure où « l’homme de science fait de la métaphysique comme il respire » [Meyerson, (1921) 1995 : 23] [10]. En suivant ce philosophe des sciences, on serait amené à réduire franchement l’écart que Varagnac croit devoir marquer entre la tradition, son genre de vie et son imagination foisonnante, d’un côté, et la modernité, ses modes d’existence et le genre « scientifique » de ses connaissances, de l’autre [Fruteau de Laclos, 2014 : 174-182]. Car la cognition imaginative développée dans la civilisation traditionnelle est un premier et authentique genre de connaissance, que la connaissance scientifique prolonge et dépasse à la fois au moyen de ses propres images de monde.

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    • Varagnac André, 1954, De la préhistoire au monde moderne. Essai d’une anthropodynamique, Paris, Plon.
    • Varagnac André, 1972, La Conquête des énergies, Paris, Hachette.
    • Varagnac André, et Marthe Chollot-Varagnac, 1978, Les Traditions populaires, Paris, Puf.
    • Verdier Yvonne, 1979, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard.
    • Veyne Paul, 1983, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Seuil.
    • Weber Florence, 2000, « Le folklore, l’histoire et l’État en France (1937-1945) », Revue de synthèse, 3-4 : 453-467.
    • Weber Florence, 2003, « Politiques du folklore en France (1930-1960) », in Philippe Poirrier et Loïc Vadelorge, Contribution à l’histoire des politiques du patrimoine, 19e-20e siècles, Paris, Comité d’histoire du Ministère de la Culture : 269-300.

Mots-clés éditeurs : Usage cognitif de l’imagination, Genres de vie, André Varagnac, Anthropisation différenciée, Techniques du corps

Mise en ligne 28/02/2020

https://doi.org/10.3917/ethn.201.0193

Notes

  • [1]
    Nous nous en tiendrons ici à l’œuvre de Varagnac parue en 1948, Civilisation traditionnelle et genres de vie. L’auteur y signale l’existence d’un Diplôme d’études supérieures de philosophie soutenu en 1925 sous la direction du psychologue Georges Dumas [Varagnac, 1948 : 332]. La première publication de Varagnac est un mémoire de 1929 titré Instinct et technique, dont on peut imaginer qu’il reprend certaines des conclusions du Diplôme de 1925 [Varagnac, 1929]. Il faudrait pouvoir suivre l’arc entier de la production de Varagnac à travers ses formulations théoriques successives, de l’« anthropodynamique » des années 1950 [Varagnac, 1954] à l’« énergologie culturelle » des années 1970 [Varagnac, 1972], en tenant compte des cours de l’École des hautes études dont certains ont été publiés dans les années 1960 dans la revue Archéocivilisation.
  • [2]
    « Le point de vue géographique ne s’est développé que dans la seconde moitié du xixe siècle avec Frédéric Ratzel, dont l’Anthropogéographie débute 1882, puis en France avec Vidal de la Blache et Jean Bruhnes, qui fondèrent la géographie humaine. Mais ces points de vue souvent envisagés à une échelle planétaire sur des travaux de seconde main n’ont pas abouti à des recherches aussi approfondies que celles des ethnologues ; on peut d’ailleurs se rendre compte qu’un travail récent comme celui de Max Sorre, les Fondements biologiques de la géographie humaine (1943), est essentiellement une mise au point des travaux de différents spécialistes et non pas de ceux des géographes. » [Haudricourt, 1968 : 736]. Pour une approche un peu plus équilibrée, qui tient autant compte du point de vue des géographes que de celui des ethnologues, voir Robic, 2004.
  • [3]
    Les géographes pourront protester qu’ils n’ont pas attendu les historiens et que le possibilisme était la position défendue par Vidal de la Blache [Jean-Bruhnes Delamarre, 1968 : 1478]. Mais si l’intervention de Febvre mérite d’être signalée ici, c’est qu’elle a vivement marqué Varagnac : il s’y réfère lorsqu’il mentionne la thèse possibiliste et lorsqu’il affirme s’y rallier sans réserve.
  • [4]
    Varagnac ne cesse de polémiquer avec Durkheim dont Douglas, pour sa part, se réclame [Varagnac, 1948 : 304, 313, 330].
  • [5]
    En France, seuls deux penseurs, Albert Burloud et Raymond Ruyer, sont allés aussi loin dans cette reprise inversée des termes du bergsonisme, en repérant l’insertion du mémoriel au cœur du corporel. Le premier, psychologue autant que philosophe, était féru de « géographie psychologique » [Burloud, 1933 et 1942]. Quant au second, il a développé une « psycho-biologie » originale notamment inspirée de Burloud [Ruyer, à paraître].
  • [6]
    Varagnac se réfère aux travaux de Georges Friedmann sur le machinisme [Varagnac, 1948 : 315].
  • [7]
    On est en 1948. Voir la récente mise au point, du point de vue d’une anthropologie historique du Moyen Âge, du livre de Jean-Claude Schmitt sur les rythmes [Schmitt, 2016].
  • [8]
    Tout le paragraphe mérite d’être cité : « Trouver, à côté des camarades et comme eux, l’élan répété qui lie les muscles en une complicité puissante ; souffler l’ahan qui scande les coups lancés avec une sorte de rage, vous libérant d’une force insoupçonnée ; multiplier ainsi l’exploit physique jusqu’à l’ivresse ; attaquer la matière mauvaise et rebelle, qui résiste et se refuse, et pourtant nourrir en sa poitrine la chaleur d’une confiance en soi, en l’équipe, qui doit dominer fatigue, écœurement, découragement ; ne vouloir regarder, pendant ces heures interminables, que le succès final, mirage tenace comme une lueur blanche au bout du tunnel : c’est là une prodigieuse école de fermeté virile en même temps que de fraternité, et nous ne saurions, tant que nous vivrons, oublier les paysans français qui, simplement, nous ont donné cet enseignement-là avant de mourir. » [Varagnac, 1948 : 332].
  • [9]
    Burloud et Ruyer ont sauté le pas d’un tel élargissement panpsychiste à la nature entière [Burloud, 1950 ; Ruyer 2012]. Sur la complexité des positions savantes face à l’occulte dans l’entre-deux-guerres français, période au cours de laquelle Varagnac élabore ses premiers travaux, voir Bensaude-Vincent et Blondel, 2002.
  • [10]
    On retrouve des positions très proches chez la philosophe des sciences Isabelle Stengers. Chaque volume de ses Cosmopolitiques [Stengers, 1996-1997] prend en charge un des sens de l’objectivité scientifique résultant du type d’interaction qui se déploie entre l’homme de science et l’expérience : l’objet classique est autre que l’objet thermodynamique, qui est autre que l’objet quantique, etc.
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