Couverture de ETHN_194

Article de revue

Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Paris, Premier Parallèle, 2018, 260 p.

Pages 813 à 819

Notes

  • [1]
    Terme d’Eva Illouz, néologisme produit par une contraction des termes anglais emotions et commodities pour désigner les marchandises émotionnelles coproduites par les individus et le marché.
  • [2]
    Le propos est tiré d’une communication de Loïg Le Sonn « L’invention d’une profession : psychothérapeute. Thérapeutes de la “timidité” et rééducateurs de “l’initiative”. La filiale française de l’Institut Pelman (1924-1941), paravent thérapeutique des nouvelles professions salariées », 2004, Communication au séminaire du laboratoire Printemps, Université Versailles Saint-Quentin] qu’Élise Requilé mobilise dans son article « Entre souci de soi et réenchantement subjectif. Sens et portée du développement personnel », Mouvements, 2008, 54, 2 : 65-77.
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1Difficile d’ignorer la vague d’ouvrages, podcasts et articles consacrés au développement personnel qui semble s’être déversée dans notre vie quotidienne ces dernières années. Dans Happycratie, Edgar Cabanas et Eva Illouz nous proposent de nous intéresser de plus près aux fondements et véritables conséquences de ce nouveau développement de la psychologie qu’est la psychologie positive. Partant du postulat selon lequel nous sommes responsables de nos émotions et de notre bonheur, la psychologie positive a donné lieu au déploiement d’un discours et d’une industrie entière tournés vers l’épanouissement personnel. Outre le fait que la psychologie positive repose sur l’idée que la recherche du bonheur, ou plus exactement la conception qu’elle en a, est universelle, elle parvient habilement à masquer les conséquences de celle-ci lorsqu’elle devient une norme au service de l’économie et du politique. Dans leur ouvrage les auteurs se penchent tout particulièrement sur les accointances entre individualisme, néolibéralisme et développement personnel qui sont exploitées tant dans la mise en place des politiques publiques qu’au sein de la sphère professionnelle.

2La psychologie positive est le produit de la psychologie humaniste des années 1950 et 1960 et des psychologies de l’adaptation des années 1980 et 1990 ainsi que de l’engouement de multiples disciplines pour le « moi ». Elle est officiellement fondée en 1998 au cours du Congrès annuel de l’American Pscyhological Association par Martin E. P. Seligman qui en est alors le président et qui publiera en 2000 un article introductif à cette nouvelle branche de la discipline [Seligman et Csikszentmihalyi, 2000]. Son but affiché est alors de prendre en charge des publics qui jusqu’à présent n’étaient pas considérés par la discipline, c’est-à-dire des personnes jugées mentalement saines et qui chercheraient un mieux-être. D’autres aspects et intérêts de la psychologie positive sont également rapidement envisagés notamment sa fonction de renforcement du mental pour les soldats de l’armée américaine, son introduction dans les écoles et bien sûr son application au domaine politico-économique.

Comment le politique s’est saisi du bonheur

3L’un des premiers grands thèmes abordés par l’ouvrage concerne la prise en charge du bonheur par le politique qui fait de celui-ci un indice de mesure du bien-être de la population. La mesure d’un phénomène social comme le bonheur, ce que Espeland et Stevens [2008] ont qualifié de « commensuration » [62], permet d’en déterminer l’influence sur les individus et d’ainsi le vendre tant comme concept objectif que comme marchandise. L’efficacité attribuée au bonheur en a fait une « emoditie [1] » [22] comme les autres et a contribué à en faire « un vernis humanisant la déshumanisante action des technocrates » [71].

4Ainsi les auteurs pointent la naissance d’un intérêt croissant pour le bonheur comme mesure du bien-être des populations, utilisant des méthodes de mesure et de comparaison qu’ils jugent peu convaincantes. En effet, la conversion du bonheur en données chiffrées présentées comme neutres permet d’établir des comparaisons et des rapports de causalité entre des informations sans lien apparent, ainsi que de hiérarchiser les données pour tenter de déterminer quelles actions ont le plus fort impact sur le bien-être de l’individu ; enfin la comparaison des diverses évaluations faites de leur bonheur par les individus pose des questions sur la compréhension qui doit en être faite au regard des différences de contexte culturel, économique et social de vie. Par ailleurs, l’indice de bonheur présenté comme objectif devient un indice directeur des décisions politiques et économiques, surgissant comme un écran de fumée idéal au moment où la dégradation des conditions socio-économiques se reflète dans tous les indices usuels (taux de chômage, niveau de vie…) : « si, en dépit du déclin continu de la qualité de vie et de l’aggravation des inégalités, les populations pouvaient encore être présentées comme “heureuses” […] c’est qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter » [52-53].

5Outre cette instrumentalisation de la mesure du bonheur, une autre fut proposée et mise en place : utiliser la quantification du niveau de bien-être des citoyens pour élaborer les lois et répondre à des problèmes moraux traités par le politique. La question de l’imposition fiscale est un exemple de la mise en place d’une telle logique ; elle arrête dès lors d’être « affaire de réflexion politique et sociale, affaire de justice sociale : elle devient un pur enjeu technique où la considération qui prévaut avant toutes les autres est la quantité de bonheur produite par la technique choisie » [68]. Si, des chercheurs comme l’économiste Thomas Piketty [2013] insistent sur la nécessaire redistribution d’un minimum de richesses pour assurer aux individus des conditions de vie dignes, ou encore sur la relation négative qu’entretiennent inégalités de revenus et bonheur individuel mise en évidence par Léandre Bouffard et Micheline Dubé [2017], d’autres n’hésitent pas à affirmer, « qu’une inégalité de revenus et une concentration du capital entretiendraient un rapport positif au bonheur et au progrès économique » [69-70] notamment en raison du sentiment d’espoir qu’elles génèrent.

6Un tel constat, nous préviennent les auteurs, ne doit pas nous étonner dans la mesure où l’idéologie du bonheur repose sur des valeurs individualistes et méritocratiques venant occulter complètement les différences de classes. Le modèle ainsi prôné est celui d’une « égalité des conditions de compétition dans un système inégalitaire plutôt que de défendre l’idée d’une réduction des inégalités économiques » [70]. L’espoir devient alors un facteur de motivation « en vertu duquel la réussite du riche serait plutôt perçue par le pauvre comme une incitation » [70]. Dans un tel système, l’espoir et le bonheur deviennent des éléments de motivation poussant les individus à la réussite, tout en invisibilisant les déficiences du système ; l’échec ou la réussite de l’individu reposent sur ses seules épaules. La psychologie positive va ainsi encore plus loin ; procédant à un renversement de la pyramide des besoins de Maslow, elle instille l’idée que le bonheur ne découle pas du succès mais qu’il lui est antérieur et qu’il en est même la cause. Ainsi, c’est parce que les individus sont heureux et épanouis qu’ils rencontrent le succès, une forme de méritocratie où le plus heureux se voit récompensé pour son optimisme résolu. Par ailleurs, certains chercheurs comme Le Sonn [cité par Requilé : 2008] [2] soulignent que les outils du développement personnel sont principalement destinés aux nouvelles catégories du salariat en cours d’ascension sociale en leur permettant d’intégrer « au mieux les codes et normes de leur univers professionnel nécessaires à leur promotion sociale » [ibid : 70].

7Inspirés par ceux qui ont réussi et ignorant les pronostics défavorables, les individus pourraient alors se développer et progresser. Chantal Jaquet, dans son livre sur les « transclasses » [2014] évoque, au-delà de l’espoir, l’importance de l’ignorance dans le cas d’une ascension sociale : « une certaine forme d’ignorance et d’auto-aveuglement serait paradoxalement à l’origine de destins d’exception alors que la lucidité inciterait plutôt à renoncer à entreprendre des études supérieures pour éviter de courir à l’échec. En ce sens un espoir, même vain peut être favorable à la puissance d’agir » [ibid. : 38].

Des sociétés individualistes plus propices au bonheur

8Pour Ed Diener [Diener et al., 2009] les sociétés individualistes généreraient plus de satisfaction que les autres car elles offriraient aux individus « plus de chances de mener leur propre vie, plus de chances de pouvoir s’attribuer aussi leurs propres succès, plus de possibilités de suivre leurs propres objectifs » [80]. Outre le fait que Diener néglige la part de responsabilité qu’endossent alors les individus vis-à-vis de leurs échecs, et les effets négatifs que cela peut avoir sur leur santé mentale, cette citation met en évidence la manière dont le bonheur, érigé comme objectif neutre et naturel de l’existence, vient justifier l’individualisme et en fait une valeur moralement légitime puisque seul celui-ci permettrait d’atteindre pleinement le bonheur personnel.

9Les auteurs mettent en évidence la manière dont l’individualisme peut également constituer un refuge. En effet, en temps de crise économique comme ce fut le cas en 2008, on observe ce qu’Isaiah Berlin [cité par Lasch, 2008] qualifie de retrait « dans la citadelle intérieure » [90]. Lorsque les conditions de vie se détériorent profondément, que l’incertitude règne, les individus sont exhortés à prendre soin d’eux-mêmes, à se tourner vers leur intériorité. Ainsi, face à l’échec visible du système néolibéral à offrir une vie pleine et heureuse à tout un chacun, pour ne pas dire digne et égale, surviennent à nouveau de multiples injonctions, faisant peser sur les individus la responsabilité de leur bonheur en dépit de leurs conditions d’existence. Aussi les individus sont-ils incités à « prendre soin » d’eux-mêmes, une manière de retrouver la sensation d’un peu de contrôle dans un monde chaotique. Le mouvement de refuge dans la citadelle intérieure est particulièrement bien illustré par l’essor du mouvement survivaliste à partir de 2008 qui consiste en la préparation individuelle, tant physique que matérielle, à survivre à une crise majeure, qu’elle soit climatique, terroriste, financière ou autre. En proposant d’augmenter la résilience des individus, la psychologie positive leur promet de les aider à résister à la pression et au stress liés à l’instabilité et l’insécurité d’une période de crise. L’individu doit donc assumer seul les conséquences de la détérioration du système économique et social.

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Si la psychologie positive dit vrai, alors à quoi bon pointer du doigt les structures sociales, les institutions ou les médiocres conditions de vie ? Pourquoi même reconnaître le rôle de conditions de vie privilégiées dans le bien-être subjectif ? Cette vision du monde ne véhiculerait-elle pas, en les justifiant, les postulats méritocratiques voulant que chacun obtienne au bout du compte ce qu’il mérite d’obtenir ? En effet, tout ne repose-t-il pas, dans cette vision du monde, sur le mérite, l’effort et la persévérance des individus ? [86-87].

L’optimisme comme mot d’ordre

11L’optimisme a peu à peu été érigé par la psychologie positive comme un trait psychologique à part entière qui plus est servant de mesure à l’évaluation de la santé mentale des individus. Les émotions positives sont considérées comme bonnes en soi et bonnes pour soi, et auraient plusieurs vertus dont celle de permettre à l’individu de mieux appréhender son environnement tout en lui permettant de fonctionner de manière optimale et de gagner en résilience. Cette approche des émotions, nous disent Cabanas et Illouz, nie tout contexte social et culturel de leur production et de la signification que peuvent prendre ces expériences complexes et diverses bien souvent intriquées les unes avec les autres. De plus, les émotions positives sont présentées comme menant toujours à des conséquences positives et inversement pour les émotions négatives ; les premières seraient donc, selon la logique des apôtres de la psychologie positive, les plus à même de permettre la cohésion sociale. Cette approche revient à nier l’action fédératrice que peuvent avoir des émotions dites négatives dans les luttes sociales notamment menées par des minorités contre l’injustice et les oppressions qu’elles subissent.

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Mais réprimer les émotions et les pensées négatives ne contribue pas seulement à justifier des hiérarchies sociales implicites et à consolider l’hégémonie de certaines idéologies. Ce type de répression délégitime et banalise également la souffrance. Cette volonté obsessionnelle de transformer une négativité jugée improductive en positivité considérée comme forcément productive ne rend pas seulement indésirables des émotions comme la colère, l’angoisse, le chagrin : elle en fait des affects stériles, inutiles – » pour rien », comme le disait Levinas [225].

Des « psytoyens happycondriaques »

13La conséquence de la multiplication des injonctions à nous tourner vers notre intériorité et à chercher constamment à nous améliorer engendre ce que les auteurs nomment des « psytoyens » : des individus consuméristes « qui considèrent que leur valeur dépend de leur capacité à s’optimiser en permanence » [154]. Ces « psytoyens », qui ont fait de la poursuite du bonheur un vrai style de vie, se caractérisent par trois traits : le management émotionnel, l’authenticité et la constante recherche d’amélioration de soi. Ces derniers sont par ailleurs en parfait accord avec les exigences du marché et de l’économie capitaliste. Ainsi le bonheur se voit transformé ; d’émotion il devient norme, instillant au cœur des individus une économie politique masquée en « pratique personnelle, émotionnelle et corporelle » [155].

14L’injonction toujours plus forte au bonheur transforme les individus en ce que Cabanas et Illouz qualifient d’« happycondriaques » : conscients de leur incomplétude fondamentale, ils n’ont de cesse de chercher à s’améliorer, tentant constamment de mieux se gouverner, d’instiller davantage de positivité et de résilience dans leur vie. Cependant, malgré l’artillerie conséquente de techniques, les individus se heurtent à un paradoxe insolvable où l’injonction à l’accomplissement de soi entre en conflit avec l’endémique incomplétude de l’être et l’enfermement dans un processus continuel de développement de soi. L’importance alors donnée à l’intériorité de l’individu comme clé de son bien-être l’amène à se concentrer de manière abusive sur lui-même, invisibilisant par là même les structures économiques, politiques et sociales dans lesquelles il évolue. Cet intérêt démesuré pour soi peut, dans une certaine mesure, nous rappeler l’injonction au contrôle de leur apparence physique faite aux femmes par le complexe « mode-beauté » que dénonce Mona Chollet [2015] dans Beauté fatale. En effet, de la même manière que les diktats pesant sur les femmes les amènent à consacrer une énergie démesurée à leur apparence, les éloignant de l’organisation de la vie de la cité, les injonctions au bonheur consument les individus qui, tournés vers eux-mêmes, en deviennent aveugles à leur environnement. Ainsi l’injonction à la maîtrise des émotions chez les « psytoyens » peut être comparable à celle faite aux femmes pour qui les préoccupations esthétiques visant à les contrôler et les contenir viennent occuper leur temps, gaspiller leur énergie et leur argent, les maintenant dans un « état d’insécurité psychique et de subordination qui les empêche de donner la pleine mesure de leurs capacités et de profiter sans restriction d’une liberté chèrement acquise » [ibid. : 36].

15Par ailleurs, et comme le précisent les auteurs, choisir de s’extraire de cette logique d’amélioration de sa personne provoque immédiatement les soupçons d’une « déficience psychique » [182]. Merton [1949] avait identifié que dans la société états-unienne, la poursuite du rêve américain constituait une norme et l’espoir d’un jour l’atteindre entraînait la motivation des acteurs à ne jamais abandonner ; aussi, à ses yeux, la véritable déviance ne résidait pas dans l’échec tant que celui-ci était suivi de nouvelles tentatives, mais bien dans le fait d’abandonner tout espoir d’atteindre « son rêve américain ». De même, dans l’industrie du bonheur, la déviance n’est pas tant d’être malheureux, puisque les émotions négatives peuvent être positivées et sont l’occasion pour l’individu de gagner en résilience, mais de se contenter de son état actuel, bon ou mauvais, sans chercher activement à améliorer ses dispositions.

L’impératif d’authenticité

16E. Illouz et E. Cabanas s’appuient grandement dans leur ouvrage sur le travail effectué par Luc Boltanski et Ève Chiappello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme. En effet, les auteurs y mettent en évidence que l’extrême longévité du capitalisme tient, entre autres, à sa capacité à intégrer les critiques qui lui sont faites et, dès lors, à les dépasser. Ainsi, ce qu’ils ont défini comme le troisième esprit du capitalisme apparaissait suite aux critiques de mai 68 portant sur l’aspect hiérarchique des relations de travail et la peur d’une déshumanisation des rapports et d’une perte d’authenticité. L’ensemble des modèles psychologiques développés par la psychologie positive et sa culture du self-help répondent parfaitement aux nouvelles exigences organisationnelles de l’économie néolibérale et s’articulent autour de trois termes : authenticité, optimisation et résilience. Nous allons plus particulièrement nous intéresser à l’impératif d’authenticité qui trouve des répercussions particulièrement intéressantes au sein de la sphère professionnelle.

17L’authenticité consiste, selon Rogers [1966], à « être véritablement soi-même » [168] c’est-à-dire pour l’individu, à découvrir les aptitudes et talents qui sont les siens afin qu’une fois identifiés, il les développe et s’y épanouisse. Peterson et Seligman [2004] vont dans la continuité de cette idée : développer une liste de six vertus et vingt-quatre forces estimées universelles et détenues par les individus en quantités variables. La combinaison particulière de ces forces et vertus chez les individus forme ce que les deux apôtres de la psychologie positive définissent comme l’authenticité. Ainsi l’authenticité, tout en permettant aux individus d’agir en accord avec leur nature profonde, serait également « synonyme sur le plan personnel de santé mentale et, sur le plan social, d’autonomie et d’indépendance » [170]. La mise en avant de l’authenticité et donc d’un « vrai » soi pousse les individus à devoir se vendre, notamment dans la sphère professionnelle : c’est le temps d’un personal branding où l’individu devient sa propre marchandise, une parmi d’autres qui doit sans cesse se mettre en valeur, rivaliser, s’améliorer et innover pour ne pas être remplacé. L’automercantilisation oblige l’individu à déterminer ce qui le différencie des autres, ce qui le rend authentique et indispensable. Cette marchandisation de l’individu est également symptomatique d’un processus qui consiste à persuader les salariés et collaborateurs qu’ils sont responsables des difficultés rencontrées par l’entreprise et permet de légitimer un monde professionnel beaucoup plus individualisé qui rend diffus le centre de responsabilité et se trouve en cela parfaitement conforme à l’idéologie néolibérale et à son mythe de la réussite individuelle et individualiste.

18Ainsi, cultiver son authenticité permettrait, notamment dans la sphère professionnelle, de gagner en autonomie et donc d’échapper aux relations hiérarchiques pesantes nées de l’extrême spécialisation du travail. Ce postulat, que les auteurs considèrent erroné, les amène à s’intéresser de plus près à la manière dont le développement personnel et le nouvel esprit du capitalisme façonnent les rapports sociaux au sein de la sphère économique et de l’organisation du travail.

Autonomie et responsabilisation des individus dans la sphère professionnelle

19Le gain d’autonomie de l’individu proclamé par la psychologie positive lorsque celui-ci ose enfin être pleinement lui-même ne semble être qu’une chimère pour Cabanas et Illouz. En effet, l’autonomie gagnée l’est au prix d’un transfert de responsabilités de l’organisation vers l’individu, ce dernier est alors non seulement responsable de ses actions mais également de ses réussites, de ses échecs et de ceux de l’entreprise. Ce basculement des responsabilités vers le salarié ou le collaborateur résulte d’une intériorisation complète des normes, exigences et objectifs de l’entreprise par l’individu qui les fait siennes ; chaque salarié est traité comme une entreprise et sa responsabilité personnelle est engagée : « le salarié n’est plus dirigé de l’extérieur par autrui, il se dirige lui-même » [122]. Cette nouvelle conception de l’employé s’exprime notamment au travers de l’abandon de l’expression « faire carrière » pour celle de « projet professionnel » qui rend compte d’« itinéraires professionnels non structurés, comportant une part de risque considérable » où « les individus, comme d’ailleurs les entreprises, doivent « apprendre à apprendre », c’est-à-dire « être flexibles, autonomes et créatifs » [123]. En effet, les auteurs attirent notre attention sur le fait que le terme de « carrière » a été remplacé par le « projet professionnel » qui représenterait une « autonomie authentique » tandis que la carrière, elle, serait synonyme de « fausse autonomie ». Or, il s’agit en réalité dans le cas du projet professionnel « de faire peser sur les individus bon nombre des contingences et des contradictions que les organisations endossaient auparavant, et de déplacer ainsi sur leurs épaules le fardeau de l’incertitude et de la compétition propres au marché » [123]. Il apparaît très nettement ici que l’autonomie gagnée l’a été au prix d’un gain en responsabilités et d’une perte en sécurité, les nomad-workers ou digital nomads ont d’ailleurs fait de cette insécurité un mode de vie, travaillant en freelance depuis l’étranger ils déménagent d’un pays à l’autre en fonction de leurs envies chaque nouvelle destination les poussant à se réinventer afin de trouver des sources de revenu.

20C’est par ailleurs cette perte en sécurité qui aujourd’hui pousse les salariés et collaborateurs à prendre sur leurs épaules la responsabilité des aléas économiques et leur impose de gagner en résilience et flexibilité. De l’ensemble de ces qualités ressort nettement le tracé de la figure de l’auto-entrepreneur qui ose, prend des risques et doit se montrer créatif et innovant pour se distinguer des autres et savoir rebondir au sein d’une économie sinistrée. L’auto-entrepreneur est également un individu seul et sans support institutionnel, le « self-made man » qui ne réussirait pas n’aurait plus qu’à assumer seul les coûts de son échec. La figure de l’auto-entrepreneur est l’illustration la plus explicite de ce qui est attendu de l’individu. En effet, celui-ci est dépeint comme un individu mû par une vocation qui l’amène à travailler dans le cadre de ses capacités et qui, tout en cherchant constamment à s’améliorer, donne le meilleur de lui-même, sa plus grande forme de rétribution ne serait d’ailleurs pas l’argent qu’il touche mais le sentiment d’épanouissement qu’il tire de son activité.

Vers une redéfinition du contrat de travail et des rapports au sein de l’organisation

21Au sein de l’entreprise, notent les auteurs, le passage d’une répartition verticale à une répartition horizontale de la responsabilité a également opéré une redéfinition des relations de travail entre employeur et employé. On observe effectivement une disparition progressive du contrat de travail : lui qui auparavant incarnait une certaine réciprocité et complémentarité du patron vis-à-vis du salarié ou collaborateur est remplacé par un rapport moral basé sur la confiance et l’implication, où les intérêts de l’entreprise et du salarié ne sont plus complémentaires mais identiques. Cette nouvelle forme de la culture d’entreprise où le lien à l’organisation repose avant tout sur l’affectif et le moral, l’implication et la confiance mutuelle, vient consolider le sentiment d’identification que le salarié éprouve à l’égard de celle-ci. Le lieu de travail devient alors la sphère privilégiée de l’épanouissement personnel où l’individu apprend et s’améliore constamment ; de manière concomitante les frontières entre vie privée et vie professionnelle se brouillent. Cette nouvelle culture du travail est alors « fondée sur l’affaiblissement des régulations étatiques du marché du travail et la normalisation d’un modèle promouvant l’idée de responsabilité individuelle aux dépens de la responsabilité collective et de la solidarité » [139].

22Ce changement conduirait ainsi à un double mouvement de dépolitisation et de psychologisation, l’intervention managériale ne se focalisant plus sur les organisations mais directement sur les salariés et collaborateurs, dédouanant les entreprises et l’État de leurs responsabilités. L’incertitude organisationnelle qui en résulte vient alors renforcer la nécessité pour les salariés d’augmenter leur flexibilité. La conséquence majeure de ce transfert de responsabilités sur les épaules de l’individu est sa responsabilisation des déficiences structurelles du lieu de travail. Ainsi le développement personnel s’impose comme la solution pour les individus puisqu’en travaillant sur eux-mêmes ils seraient alors en mesure de surmonter les difficultés qui leur sont par ailleurs imputées, et réussiraient à s’imposer sur le plan professionnel. Cabanas et Illouz insistent ici sur le fait que la soi-disant « autonomie authentique » acquise par les individus a surtout permis de faire peser sur leurs épaules les contingences et contradictions du système auparavant endossées par les entreprises, ainsi que l’incertitude de la compétition au sein du marché.

23De plus, il apparaît que le bonheur devient un facteur essentiel de la réussite professionnelle et un élément à détenir et valoriser afin d’accéder au monde du travail. On parle par ailleurs de « capital psychologique positif » pour désigner le degré de développement des traits psychologiques censés être liés au bonheur, traits qui doivent permettre à l’individu d’être plus résilient dans l’adversité et de savoir rebondir en cas de difficulté tout en continuant de s’améliorer.

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Le bonheur y fait office de condition sine qua non à la bonne adaptation aux changements économiques ; c’est grâce à lui que le salarié ou le collaborateur de l’entreprise parviendra à une certaine stabilité, améliorera ses résultats et augmentera ses chances de réussite. Le bonheur est donc devenu une sorte de prérequis à une vie professionnelle de qualité, mais il ne se résume pas à cela ; il en vient même à conditionner l’accès au monde du travail, dans la mesure où les émotions et les attitudes positives se sont imposées comme des traits psychologiques essentiels, plus importants que les qualifications techniques ou les aptitudes [128].

25C’est ainsi que Ed Diener [2012] affirmera qu’étant donné que la réussite professionnelle vient du bonheur, alors la satisfaction du salarié à son travail n’a aucun impact sur son bonheur et qu’il est donc vain de chercher à améliorer ses conditions de travail.

26Dans cet ouvrage, Edgar Cabanas et Eva Illouz explicitent de manière exhaustive différents aspects de nos vies où l’idéologie du bonheur s’est mise au service du système néolibéral. Ils détaillent particulièrement l’utilisation qui est en faite dans les sphères politique, économique et professionnelle, dévoilant les ressorts insoupçonnés d’injonctions d’apparence innocente. En effet, c’est cachés derrière la bannière d’un outil non idéologique que le bonheur et le développement personnel s’avèrent les plus redoutables. Loin de profiter aux individus, l’épanouissement personnel crée de la souffrance ; en revanche, son implantation dans les manières d’être des individus, bénéficie grandement aux entreprises et à l’économie ainsi qu’au monde politique. Les individus écrasés sous le poids des responsabilités, enjoints à chercher en eux-mêmes les problèmes comme les solutions, finissent absorbés dans une apathie inoffensive. Ainsi, il apparaît très clairement que la psychologie positive et le développement personnel induisent, sous couvert de neutralité idéologique, au travers de la responsabilisation de l’individu, le dédouanement du système et la dépolitisation des enjeux économiques et politiques. On peut néanmoins regretter que les auteurs ne se soient pas davantage attachés à montrer comment la psychologie positive et le développement personnel ne se concentrent pas uniquement sur la psyché des individus mais mettent également à contribution le corps au travers de nombreux exercices s’y rapportant. Il semblerait en effet intéressant que le large éventail d’outils dévoyés au développement de soi ainsi que les techniques de corps – souvent issues de cultures orientales – qui s’y rattachent, soient davantage questionnés comme éléments à part entière du façonnement, non seulement, du mental, mais également, du corps physique des individus. La mention d’un certain nombre d’exemples d’applications pratiques de la psychologie positive aux domaines politique et économique dans divers pays soulève la question, non résolue, des différences de degré de pénétration de l’idéologie du bonheur selon les contextes culturels.

Références bibliographiques

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Date de mise en ligne : 01/10/2019

https://doi.org/10.3917/ethn.194.0813

Notes

  • [1]
    Terme d’Eva Illouz, néologisme produit par une contraction des termes anglais emotions et commodities pour désigner les marchandises émotionnelles coproduites par les individus et le marché.
  • [2]
    Le propos est tiré d’une communication de Loïg Le Sonn « L’invention d’une profession : psychothérapeute. Thérapeutes de la “timidité” et rééducateurs de “l’initiative”. La filiale française de l’Institut Pelman (1924-1941), paravent thérapeutique des nouvelles professions salariées », 2004, Communication au séminaire du laboratoire Printemps, Université Versailles Saint-Quentin] qu’Élise Requilé mobilise dans son article « Entre souci de soi et réenchantement subjectif. Sens et portée du développement personnel », Mouvements, 2008, 54, 2 : 65-77.

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