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Article de revue

La murra en Sardaigne : un duel sans se toucher

Pages 463 à 476

Notes

  • [1]
    Je me base ici sur la définition selon laquelle les jeux traditionnels constituent un ensemble de pratiques ludiques à contenu moteur, faiblement institutionnalisé, transmis de génération en génération et auquel est associé un sentiment d’attachement identitaire sur un territoire donné [https://pci.hypotheses. org/a-propos#identifier_7_2].
  • [2]
    Le zéro n’existe pas dans la variante sarde et semble l’apanage des Niçois.
  • [3]
    À Loceri, village de 1 300 habitants situé au centre de la côte orientale de l’île, à deux heures de voiture de Cagliari.
  • [4]
    Entretien avec Enrico Massidda, 16 mai 2015.
  • [5]
    Chant polyphonique sarde.
  • [6]
    Il existe des centaines de groupes folks en Sardaigne prisés par toutes classes d’âge, constitués principalement autour de la danse et de la musique traditionnelles.
  • [7]
    Entretien avec Piero Frau, 7 novembre 2014.
  • [8]
    Entretien avec Gabriele, murradori de Villagrande, septembre 2015.
  • [9]
    Entretien avec un murradori lors du tournoi de Villagrande, 19 septembre 2015.
  • [10]
    Dans le livre 3 de ses Offices, traduit par Appuhn [1933], Cicéron a utilisé l’expression « Dignus est, quicumque in tenebris mices » (« C’est un homme avec qui vous pourriez jouer la micatio [mourre] dans l’obscurité ») pour désigner une personne au-dessus de tout soupçon.
  • [11]
    Ces interjections vocales sont censées vexer l’adversaire pour le déstabiliser et sont appelées localement « les moqueries » (gli sfotti). Un joueur rythmera la partie en intercalant entre les points des expressions telles que « Sept ! Si je te vois je vomis ! » (Sette ! se ti vedo vomito !) « À l’école ! » (a iscola !), dans le sens de « retourne donc à l’école ! », ou encore « Trois ! Tremble quand tu me vois ! » (Tre ! Trema di me quando mi vedi !).
  • [12]
    Cette loi a été renouvelée en 2008 et s’appuie sur l’article 10 du « Texte unique des lois pour la sécurité publique ».
  • [13]
    Articles 718 à 722.
  • [14]
    Il s’agit ici de l’association culturelle Sa Murra Onieresa, constituée à Oniferi le 20 décembre 2000.
  • [15]
    Voir le site http://www.oniferi.com.
  • [16]
    « Ludème » est l’expression inventée par le créateur de jeux Pierre Berloquin [1970] pour désigner les principes permettant de découper un jeu.
  • [17]
    Les sports modernes sont envisagés selon Norbert Elias et Éric Dunning [1994] comme l’aboutissement de la pacification des mœurs et des coutumes observable au xixe siècle.
  • [18]
    Entretien avec Piero Frau à Cagliari, 10 mai 2012.
  • [19]
    Entretien avec Gabriele, murradori de Villagrande, septembre 2015.
  • [20]
    Voir sur ce point le film sur la kinésique des bergers [Carpitella, 1974-1975].
  • [21]
    Une partie de cette culture s’est fait connaître à l’étranger grâce à deux films importants : Banditi à Ordosolo de Vittorio De Seta, sorti en 1961, et Padre padrone des frères Taviani, sorti en 1977.
  • [22]
    Voir le site http://ricerca.gelocal.it/lanuovasardegna/archivio/lanuovasardegna/200 8/02/06/SN3PO_SN301.html.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    http://lanuovasardegna.gelocal.it/sassar i/cronaca/2015/03/01/news/la-prima-guerra-e-la-riunificazione-concreta-dei-sardi-1.10959 576.
  • [25]
    La domination romaine s’est étendue de 238 avant J.-C. à 456 après J.-C.
  • [26]
    Cette association culturelle, Po su jocu de sa murra “Roberto Mulas”, qui gère le championnat d’Urzulei, naît en 1998 grâce au soutien du Syndicat d’initiative et à la volonté d’un avocat natif d’Urzulei passionné par ce jeu (Fabrizio Vella). Elle s’officialise en 2002 et organise en 2003 la première Rencontre méditerranéenne : « L’Atòbiu de sos murradores de su Mediterraneu ».
  • [27]
    Ce sont en effet les Corses qui découvrent l’association d’Urzulei et l’invitent à son premier tournoi à l’étranger, en 2002. Puis les Corses viendront à leur tour en Sardaigne, rapidement rejoints par les Aragonais et les Trentins.
  • [28]
    Cette force référentielle du jeu est évoquée un peu plus haut par Lageira [2015 : 8].

1La murra en sarde, morra en italien, mourre en français (ou mourra), est un jeu de doigts encore très pratiqué en Méditerranée, en particulier en Sardaigne. Ce jeu traditionnel [1] consiste à deviner la somme des doigts que se montrent simultanément deux joueurs (ou plus) qui s’affrontent à une cadence plus ou moins rapide. Les deux adversaires se tiennent face à face, le poing fermé en avant. À un signal donné, chaque joueur doit ouvrir en même temps sa main et lever autant de doigts qu’il le désire, tout en énonçant un nombre entre 1 et 10 (qui se dit murra en sarde) [2]. Celui qui énonce une somme égale au total des doigts montrés par l’un et par l’autre des deux joueurs marque le point ; celui-ci est nul si la somme a été devinée des deux côtés. Si par exemple le joueur A montre 3 doigts en disant « 5 », pendant que le joueur B montre 2 doigts en énonçant « 6 », c’est le joueur A qui marque le point puisque le nombre des doigts levés est : 3 + 2 = 5. Dans les parties à quatre, celui de l’équipe qui gagne le point défie le partenaire de celle qui vient de perdre. Les chiffres sont toujours prononcés en sarde, généralement en nuorais (de la région de Nuoro, au centre de l’île) : unu ; dus ; tresi ; battero ; chimbe ; sesi ; seti ; ottu ; noghe ; murra (ou deghe).

2Durant le jeu, les adversaires tentent de s’intimider en hurlant et en intercalant des mots plus ou moins vexants entre les points. Cet aspect peut s’accentuer avec la consommation d’alcool durant la partie qui, si elle est en baisse depuis la multiplication des tournois au début des années 2000, demeure une modalité importante de ces compétitions. Comme il est facile de tricher et que les tournois tendent à exacerber la compétitivité, la figure du compteur de points (su contadori) est de plus en plus importante. Placée entre les deux équipes, cette figure proche de l’arbitre compte les points sur ses deux mains (une pour chaque adversaire) qu’il tient derrière le dos pour ne pas déconcentrer les joueurs. Il est censé arrêter le jeu en cas d’irrégularité mais les critiques abondent sur les contadores qui laissent tricher, lesquels se défendent en disant qu’ils ne sont là que pour compter les points et pas pour arbitrer.

3La murra ne fait pas seulement appel aux lois du hasard, mais aussi aux qualités du joueur dont elle exige vivacité, attention, intuition et observation. En effet, si la murra semble simple, elle est au contraire complexe et fatigante : le rythme soutenu et la vitesse à laquelle elle se déroule, le niveau sonore assourdissant, le forcement de la voix pour annoncer les chiffres, la tension du corps et des bras en particulier sont autant de difficultés physiques à gérer. Mentalement, la vitesse de raisonnement et la capacité d’observation sont exceptionnelles chez les grands joueurs et leurs résultats prouvent que le hasard ne représente qu’un facteur parmi d’autres dans leurs victoires. En outre, les stratégies incluent des aspects proches de la triche car la murra joue souvent sur la limite du règlement. Sur ce point, j’ai retrouvé ce que j’ai observé en Sardaigne dans les rares références ethnologiques portant directement sur la mourre : celles de Gianfranco Spitilli [2012] sur la pratique du jeu dans les Abruzzes et d’Oscar De Bertoldi [2005] sur la morra dans le Trentin.

4La passion produite par les tournois, mais aussi par des aspects moins immédiatement visibles – tels que la revendication d’une identité pastorale locale maltraitée par l’histoire et par le pouvoir –, nourrit tout à la fois les dimensions corporelle, sociale et culturelle de la murra. Celle-ci devient alors un duel, au sens propre comme au sens figuré, avec la caractéristique d’une absence de contact physique. L’expression mock battle s’adapte parfaitement au jeu de doigts sarde dans lequel les murradores n’entendent pas se faire de mal physiquement et ne se touchent même pas. En effet, cette expression, véhiculée par l’anthropologie britannique, sert à désigner des combats caractérisés par l’absence d’intention de blesser l’adversaire, privilégiant les aspects symboliques, rituels et théâtraux de l’affrontement ; Victor Turner [1983] et Max Gluckman [1954] recourent notamment à cette notion et ont contribué à sa popularisation pour décrire ce type de « simulation ».

5Cet article s’articulera autour de la question centrale des mock battles et en particulier de celle des limites et des porosités qui existent entre jeu et combat, entre ludicité et violence, entre fiction et réalité. L’éthique et l’esthétique de la murra seront explorées au travers des règles et des tensions sous-jacentes au jeu, ce qui amènera à développer le thème de la balentia (terme d’origine espagnole dérivant du mot « valeur ») comme concept structurant de la société pastorale sarde. Cette qualité à double tranchant oriente le joueur vers un contrôle de soi capable de contenir la violence tout en lui ordonnant de se faire respecter, ce qui le place souvent dans un équilibre précaire où la négociation prévaut malgré l’expression d’une agressivité volontiers mise en scène publiquement, parce que traditionnellement reliée au courage. Ce monde masculin de la balentia aux prises avec l’obligatoire redéfinition des rôles entre hommes et femmes dans la société actuelle, cette culture subalterne cherchant à faire entendre son désespoir économique et social, aggravé par les dynamiques d’une mondialisation qui lui échappe, confèrent au jeu sa véritable voix. Expression d’un conflit social à l’issue incertaine en raison des valeurs culturelles dépassées qu’il met en jeu, la force de la murra s’affirme pourtant grâce à sa capacité de renouvellement et d’adaptation. Au regard de mes recherches en effet, elle est synonyme de regroupement mais aussi de diffusion. Elle devient alors facteur de cohésion, confluence au sens géographique du terme, et s’adapte en développant sa fonction négociatrice avec l’extérieur, comme en témoignent la multiplication des réseaux de joueurs dans le monde et la timide ouverture vers les femmes et les enfants.

6La méthodologie utilisée afin d’étoffer une réflexion sur les combats figurés se basera essentiellement sur une longue expérience de terrain et sur des témoignages directs. Mon parcours de recherche en Sardaigne est marqué par un positionnement original où l’observation participante durant de nombreuses années n’a pas risqué de déraper vers une posture going native : j’étais en effet déjà en situation indigène avant de reprendre mes études en anthropologie puisque j’ai emménagé à Cagliari en 1995 pour des raisons familiales, ce qui m’a amenée à partager durablement le quotidien des îliens. Lorsque je me suis immergée dans le monde des jeux traditionnels pour les besoins de mon master et de mon doctorat (entre 2011 et 2016), je connaissais déjà très bien cet univers et j’appliquais ainsi, sans le vouloir, « la compréhension de l’autre dans le partage d’une condition commune » [Touraine in Foot, (1943) 1995, n. p.]. Élever mes enfants, me marier avec un Sarde d’un petit village de l’Ogliastra et en divorcer, me nourrir, me soigner, travailler (ou chercher du travail, en tant qu’enseignante de français principalement), pratiquer des loisirs et développer une vie sociale m’ont permis de connaitre de l’intérieur certains rouages qui régissent la vie en Sardaigne dans différents types de contextes, aussi bien du centre de l’île que des côtes et de la capitale régionale, Cagliari.

7En particulier, l’observation de mes premières parties de murra s’est ainsi effectuée dans le village de mon ex-mari [3] lors de différents banquets organisés pour des cérémonies (mariages, baptêmes, etc.) ou pour accompagner des travaux agro-pastoraux (tonte des moutons, vendanges, inaugurations de bâtiments agricoles, etc.). La fin des repas était systématiquement ponctuée par la voix forcenée des hommes qui avaient quitté la table pour jouer à la murra quelques mètres plus loin. Ils avaient généralement déjà bien bu et finissaient les bouteilles de vin, pour s’éclaircir la voix disaient-ils, pendant leurs parties qui semblaient interminables. Si le jeu est pratiqué encore spontanément dans les circonstances que je viens de décrire, mes enquêtes de terrain plus récentes ont surtout porté sur de nombreux tournois (régionaux et parfois internationaux), observés essentiellement chaque été entre 2012 et 2015. Ils peuvent être organisés dans différents types de circonstances : fête patronale du village, fête des classes d’âge, mémorial, festival inventé pour la saison touristique ou sans récurrence particulière, initiatives d’un comité spontané, etc. Dans les deux cas (parties spontanées ou tournois), je joue de ma fine connaissance du jeu – qui me rend complice des murradores en m’ouvrant même une brèche dans le monde des hommes – et de ma position extérieure – femme visiblement étrangère. Cette approche « directe par imprégnation lente et continue » [Laplantine, 2001 : 17] m’a permis d’observer de près et pendant vingt ans différentes communautés sardes (joueurs, bergers, enseignants, hommes et femmes, jeunes et âgés, fonctionnaires, artisans, entrepreneurs, politiques, etc.). Je n’ai pas essayé de devenir autochtone ni de m’identifier aux groupes culturels étudiés, conservant au contraire une distance efficace vis-à-vis de ma recherche. Malgré ma longue immersion, je suis ainsi demeurée une étrangère cultivant le recul nécessaire à la coupure indispensable à toute observation participante théorisée par Malinowski [1922].

Quelques aspects ethnographiques de la murra

8La communauté des murradores est nombreuse et bien représentée sur une grande partie de l’île, avec toutefois une forte concentration dans le centre montagneux du territoire, puisque ce jeu trouve son plus grand succès auprès des professions liées au monde pastoral. Si je n’ai trouvé aucune statistique en la matière, le journaliste de Cagliari Enrico Massidda, joueur occasionnel et membre du conseil d’administration de l’association culturelle d’Urzulei – à l’origine du plus grand tournoi –, estime à environ un millier le nombre de joueurs actifs dans les rencontres officielles, nombre auquel il faudrait ajouter quelques milliers d’hommes jouant occasionnellement [4].

9Les murradores qui participent aux tournois forment une communauté occasionnelle dont certains membres entretiennent parfois des liens dans d’autres activités, telles le travail, les études ou la vie associative (en particulier l’appartenance à des groupes folkloriques variés). Si ces murradores jouent aussi de manière spontanée, de nombreux joueurs ne participent jamais aux tournois, même s’il leur arrive de s’y rendre en tant que spectateurs.

10Selon Enrico Massidda, il y a plus de murradores aujourd’hui qu’autrefois en raison de l’appropriation massive du jeu par les très jeunes (les 10-14 ans) au milieu des années 2000. Ils jouent souvent à la belle saison, dans la fraîcheur du soir, sur les petites places des villages, tandis que les filles les regardent distraitement assises sur un muret en parlant d’autres choses. Lors de mes déplacements en Ogliastra et en Barbagia, j’ai en effet eu maintes occasions d’assister à des parties spontanées où la vitesse et l’aplomb dans la manière d’annoncer les points semblaient les meilleurs gages de prestige auprès des filles et garçons du même âge, mais aussi des passants, devenant spectateurs du jeu malgré eux, ne serait-ce qu’en raison du niveau sonore.

11Sur le terrain, l’appropriation de la murra par les enfants semble à la fois la cause et la conséquence de la logique des tournois, lesquels commençant à les considérer puisque certains organisateurs leur dégagent désormais des sessions ou font une entorse au règlement en acceptant des couples de joueurs de moins de seize ans (âge minimum habituellement requis pour participer). Un murradori m’explique néanmoins qu’il juge incongrue cette intégration des tout jeunes parmi les adultes et refuse de jouer contre eux quand l’occasion se présente. En effet, le rapport de force au centre du jeu et le déséquilibre physique évident entre les joueurs déconcentrent certains adultes : ils inhibent selon eux l’agressivité nécessaire au bon déroulement du jeu. Conscients du trouble mêlé de tendresse qu’ils provoquent, ces enfants ne se gênent pas pour en tirer avantage et obtiennent généralement un bon classement. L’intérêt médiatique pour ces figures d’exception explique la visibilité démesurée de ce rajeunissement des murradores dans les tournois ; bien que non représentative, elle est le signe que de potentielles mutations sont à venir.

12La féminisation de la pratique s’inscrit dans la même logique d’exception et les joueuses sont encore aujourd’hui, de fait, absentes de ce jeu. En vingt ans de vie en Sardaigne, je n’ai en effet connu que deux femmes jouant à la murra. La première avait une vingtaine d’années et jouait dans un bar alternatif de Cagliari avec des garçons de son âge. Je l’ai retrouvée lors du championnat régional de 2014 à Urzulei mais, si elle a osé jouer de manière informelle en contrebas de la place, elle m’a confié qu’il lui serait impossible, psychologiquement, de défier les murradores sur les estrades. La seconde court les tournois et est célèbre pour une victoire qui a fait date dans l’histoire locale du jeu : il s’agit de Maria Pala, du village montagneux de Lula, bouchère d’une quarantaine d’années à l’allure masculine et à la personnalité atypique. Jambes écartées ancrées au sol, torse projeté en avant pour plus de véhémence et hurlements tentant d’anéantir l’autre déterminent une posture physique agressive qui décourage les femmes sardes de s’essayer au jeu. Dans la pratique spontanée des fins de banquets, elles sont d’ailleurs le plus souvent reléguées dans les cuisines ou en retrait de l’espace ouvert sur le public. Si l’on peut désormais observer sur Internet quelques jeunes adolescentes jouer, l’insistance avec laquelle on les met en avant démontre l’anomalie qu’elles représentent plus qu’elle ne l’infirme.

13Le tournoi d’Urzulei est organisé entre juillet et septembre pour attirer le plus de monde possible. Il se déroule toujours en soirée et la compétition se termine vers deux heures du matin, mais la fête peut se prolonger plus tard dans la nuit pour certains joueurs et spectateurs. Les murradores arrivent vers vingt heures et pour une trentaine d’euros par couple, ils s’inscrivent directement auprès des organisateurs sur la place du village aménagée pour les parties. Les joueurs bavardent autour de quelques bières ou boissons sucrées (notamment pour les plus jeunes, qui conçoivent la murra comme un sport et ne veulent pas compromettre leur lucidité) tout en commençant à jouer de manière informelle pour s’échauffer. Un dîner préparé par le comité d’organisation est ensuite offert aux joueurs, aux organisateurs et souvent même aux spectateurs qui le désirent, pour peu qu’ils soient informés du repas. De grandes tables en bois, montées sur des tréteaux, accueillent facilement une centaine de personnes, souvent dans un hangar rustique et bruyant, où les plats locaux, à base de charcuteries, pâtes et viande d’agneau, accompagnés de vin rouge, sont servis par les femmes du village. Durant le repas, le comité organise le tirage au sort et décide l’ordre des matchs, qui s’effectuent sur plusieurs tribunes dès lors que les couples inscrits dépassent la trentaine. Les joueurs doivent faire une partie, une revanche et une belle en cas d’égalité. Le gagnant est celui qui arrive au nombre de points préétabli ; en général 16 pour la partie et la revanche, et 21 pour la belle ; des variantes existent, mais ces règles sont toutefois les plus communes lors des tournois.

14La fête de clôture qui suit le tournoi, accompagnée par la musique des groupes folk, de danses sardes et de cantu a tenore[5], se poursuit spontanément jusque tard dans la nuit. En 2015, un rappeur sarde indépendantiste a interprété quelques chansons avec son groupe (Dc Drer), conférant une connotation plus jeune à la soirée. La bière et le vin coulent à flot et accompagnent les danses et les parties spontanées de murra qui continuent à rythmer le silence de la nuit pendant des heures encore.

15Le choix du partenaire se fait avant tout en fonction de l’affinité dans la manière de jouer ainsi que de l’origine des joueurs. Si la règle implicite est encore souvent de choisir un compagnon de son village, il arrive, depuis la mode des tournois, que les partenaires proviennent d’agglomérations différentes. Les jeunes se sont connus soit lors d’un championnat précédent, soit par le lycée référent de leur zone géographique, soit lors des représentations et des rencontres organisées par les nombreux groupes folk institués sur le territoire [6], soit lors des fêtes villageoises, elles aussi sources de déplacements nombreux et réguliers. Les jeunes se choisissent davantage en fonction de la bravoure technique que de la complicité et recherchent la vitesse d’exécution spectaculaire du jeu. Les joueurs provenant de villages limitrophes portent souvent en eux des tensions liées aux frontières naturelles ou administratives de leur périmètre (problèmes de pâturage, de gestion des forêts ou de l’eau par exemple). La murra va alors permettre d’exprimer et de décharger ces tensions, dans toute l’ambiguïté d’un règlement de compte simulé.

16La relation qui lie deux partenaires fait couramment l’objet d’une métaphore musicale sur le juste accord nécessaire. Engagé à Ollolai dans la valorisation de la lutte sarde s’istrumpa, mais aussi murradori, Piero Frau m’explique que les joueurs d’un certain âge sont ainsi capables de reconnaître la provenance d’un murradori grâce au rythme et à la vitesse avec lesquels il joue.

17Le compagnon de jeu idéal doit avant tout ne pas avoir peur de ses adversaires, il doit ensuite avoir de bonnes cordes vocales et enfin, des capacités et une intelligence physiques qui lui permettent de tenir dans la durée (il faut en particulier économiser ses bras). Au cœur de la stratégie, le rythme doit permettre au couple de rentrer en connivence. Aussi, un coup d’œil doit suffire pour faire comprendre au partenaire de ne pas s’acharner pour prendre un point si le compagnon est en train d’en gagner plusieurs d’affilée, tandis qu’il doit au contraire s’insérer lorsqu’il sent son équipier fatiguer [7].

18Dans cette activité où la réputation est en jeu, le public revêt un rôle de premier ordre. Il est avant tout local et familial, et si les jeunes murradores sont de plus en plus nombreux à participer aux tournois, l’ambiance reste très festive, avec des enfants qui courent partout en mangeant des glaces et des pizzas. La dimension du spectacle est essentielle dans cette pratique où les hommes mesurent leur habileté et leur concentration en public, la fonction sociale du jeu étant largement en rapport avec des mécanismes de régulation des tensions au sein du groupe. Le jeune murradori Gabriele, qui participe avec enthousiasme au tournoi de Villagrande en septembre 2015, me dit à propos des spectateurs :

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Dans les tournois on aime qu’il y ait du public, les gens du village viennent sur la place et ça met la pression, on crie haut pour défendre notre identité, notre équipe, notre village, et la Sardaigne, quand on participe aux tournois internationaux. Sur nos tee-shirts tout est écrit en sarde. On est fiers d’être sardes et on veut que ça s’entende [8] !

20Grâce aux tournois publics, en effet, le nombre de spectateurs a augmenté, puisque les occasions spontanées les limitent aux convives invités. Les organisateurs du tournoi d’Urzulei rapportent que la multiplication des tournois et la présence d’un public élargi ont contribué à améliorer le jeu en le débarrassant de ses aspects les plus sombres.

21La gestion des récompenses est un point sensible des tournois puisque l’ordre public tolère la murra à condition qu’elle n’engendre pas d’aspect lucratif, car il rendrait le jeu trop sérieux. Pourtant, certains organisateurs avides de faire venir le plus de participants possibles me confient que les récompenses en argent constituent le meilleur appât (entre 500 et 1 000 euros à Thiesi et à Tamarispa notamment). Cet encouragement à une pratique lucrative pourrait engendrer une nouvelle vague d’interdiction du jeu, même si sa médiatisation croissante l’aide désormais à se placer en tant qu’objet de patrimoine culturel à défendre. Fabrizio Vella, principal organisateur du tournoi d’Urzulei, s’attache quant à lui à préserver l’esprit ludique de la murra en proposant systématiquement des récompenses en nature, qui proviennent généralement du monde pastoral : veaux, cochons, selles de cheval, couteaux de fabrication artisanale, coffres en bois ciselés, jambons produits localement, planches à découper, costumes en velours, etc. D’autres tournois proposent des récompenses plus modernes, comme des tablettes tactiles, des écrans télévisés ou des téléphones portables.

22Les tournois se sont intensifiés, déjà depuis les années 2000 et encore plus dans les années 2010, car les villages les plus actifs en la matière tentent d’avoir chacun le leur et s’invitent les uns les autres, dans une certaine concurrence. Ils concentrent facilement une soixantaine de joueurs à chaque édition et certains jeunes sont connus pour parcourir toute l’île afin de participer au plus de compétitions possible, le sens du défi, le goût du spectacle et l’appât du gain alimentant le phénomène. La multiplication de ces tournois disperse toutefois les murradores et durant l’été 2015, des tournois se déroulaient simultanément dans trois villages différents.

Éthique et esthétique d’un jeu violent et interdit

23Oscar De Bertoldi assimile le jeu à un duel où l’on ne se toucherait pas :

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Beaucoup d’éléments de la morra l’apparentent plus à un duel qu’à n’importe quel autre type de jeu compétitif : la forme de base du jeu, un contre un, est appelé « tête-à-tête », et même dans la version en équipe, à deux contre deux, il s’agit toujours d’un joueur à la fois contre un autre. Les joueurs « dégainent » leur poing et le mettent en position d’ouverture avec une ritualité qui rappelle celle de la boxe et de l’escrime, ils se regardent dans les yeux et procèdent au lancer d’ouverture. Le jeu proprement dit consiste en une série de lancers où la violence gestuelle et verbale constitue l’aspect fondamental. Une fois le point joué, le poing est remis en position de repos, rengainé, plus près du corps, dans l’attente du point suivant. En ce sens, nous pourrions définir la morra comme une lutte sans contact : l’air et la table sont littéralement agressés par les cris et les coups martelant des joueurs [De Bertoldi, 2005 : 114 ; ma traduction].

25La murra est un jeu de représentation et de compétition par excellence, où la tension, au sens où Huizinga l’entend, est particulièrement forte, nourrissant une certaine éthique et esthétique du jeu. L’historien néerlandais, rendu célèbre par son essai sur la fonction sociale du jeu, explique ainsi ce qu’il entend par éthique :

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Dans cette tension, la force du joueur est mise à l’épreuve : sa force physique, sa persévérance, son ingéniosité, son courage, son endurance, et en même temps, sa force spirituelle, pour autant qu’il doive se tenir, malgré toute l’ardeur de son désir de gagner, dans les limites autorisées prescrites par le jeu [Huizinga, (1938) 1995 : 28].

27Tandis que l’éthique renvoie à la valeur du joueur face à l’incertitude qui caractérise le jeu et se trouve derrière la tension, l’esthétique se réfère surtout aux éléments qui servent à définir le rythme et l’harmonie, qualités que le jeu peut acquérir grâce à la tension, mais aussi à l’équilibre, au balancement, au contraste, aux enchaînements et dénouements, etc. [ibid.] Ces aspects sont bien présents dans la murra et la tension caractérise singulièrement ce jeu où l’ardeur de vaincre attise la difficulté à ne pas franchir la règle. À Villagrande en septembre 2015, un murradori me confiait :

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Ce qui est bien dans la murra c’est de gagner ! Tricher c’est amusant même si c’est mieux de ne pas tricher… Parce que ça fait des disputes. On ne se dispute pas entre nous, le problème c’est avec les gens de dehors, parce que dans certains villages ils jouent « sale », ils font exprès de mal présenter le nombre de doigts, ils font des trucs bizarres avec leur main et c’est hyper énervant. Y’en a beaucoup qui jouent comme ça. Et puis ils te disent des interjections vexantes entre deux points, mais nous aussi faut dire… Par exemple on fait « Prrrr » qui est le bruit pour guider le bétail, ou alors on dit « Retourne à l’école ! » J’aime les tournois parce que la murra ça défoule, tu sors toute ta rage mais tu dois rester intelligent, c’est un jeu de tête, très difficile, et c’est fatiguant de tenir le rythme surtout. Faut montrer que tu n’as pas peur, la stratégie consiste à intimider l’autre, c’est comme un combat [9].

29Selon Huizinga, l’élément ludique se caractérise par une alliance de règles indiscutables et de liberté : « Aussitôt que les règles sont violées, l’univers du jeu s’écroule. Il n’y a plus de jeu. Le sifflet de l’arbitre rompt le charme et rétablit pour un temps le mécanisme du “monde habituel”. » [ibid. : 29] Si la murra s’apparente à une lutte où la confiance se révèle être l’un des enjeux essentiels de la relation à l’autre – les dires des joueurs interrogés confirmant ainsi la référence au jeu dans la littérature latine [10] –, il apparaît toutefois que les règles peuvent être discrètement violées, dans une ambivalence donnant toute sa complexité au jeu. Il existe ainsi des techniques de jeu proches de la malhonnêteté mais insuffisamment pour être qualifiées de tricherie. En tant que spectateur, en outre, il faut très bien connaître le jeu pour réussir à déceler ces astuces. C’est à force d’avoir été instruite en ce sens par des joueurs que j’ai pu apprendre à repérer ces subtilités. Par exemple, le murradori peut volontairement zigzaguer avec sa main ou faire des sortes de moulinets avec son bras avant de présenter le résultat de ses doigts, ou bien mal ouvrir sa main afin de pouvoir changer au dernier moment selon ce qu’il voit de son adversaire (scalare), ou encore articuler peu, changer le nombre de doigts au moment même où il jette sa main ou enfin s’arroger le point alors qu’il a perdu, stratagèmes difficilement repérables étant donné la vitesse du jeu et la conviction utilisée pour atteindre l’objectif (gagner). La murra punta désigne la technique qui consiste à jeter sa main alors que le joueur a déjà vu combien de doigts son adversaire a exposés, ce délai lui permettant de présenter le nombre gagnant. Le joueur qui joue « franc » laisse au contraire tomber nettement le nombre de doigts. Aussi la tradition de certains villages impose de jouer au-dessus d’une table pour plus de transparence et afin d’éviter les tentations de « jouer sale » (giocare sporco).

30Sur le terrain, j’ai observé que ce n’est pas la malhonnêteté elle-même qui fera arrêter le jeu mais la réaction facilement violente du joueur qui s’énerve en s’apercevant que l’autre le floue. Lors du tournoi d’Urzulei de septembre 2015, j’ai assisté à une dispute entre deux joueurs qui venaient de terminer une partie. Le ton est monté très vite et la personne accusée d’avoir joué « salement » a sorti son couteau. L’attroupement qui s’est créé était aussi protecteur que dangereux : d’un côté il encourageait à la sagesse et au contrôle de ses émotions, de l’autre, il poussait la personne offensée à réagir pour défendre son honneur. Ce sont les organisateurs qui ont séparé et disqualifié les joueurs, tandis que les commentaires fusaient sur l’impossibilité de la murra à ne pas engendrer cette violence, inhérente au jeu, mais qui devrait être contenue.

31Le tricheur joue ainsi à ne pas se faire découvrir et, paradoxalement, son habileté peut parfois être valorisée. Cela explique que la figure chargée de représenter l’ordre soit appelée contadori et non arbitro (compteur et non arbitre) : implicitement, sa responsabilité concerne le comptage des points et non le respect formel de la manière de jouer, dans un flou que certains organisateurs de tournois cultivent soigneusement. Durant le jeu, en outre, une deuxième ligne imaginaire légitimée par la tradition ne devrait pas être franchie : celle de maintenir les interjections vocales blessantes [11] en deçà d’un niveau de vexation tolérable.

32Si certaines règles du jeu demeurent manifestement ambiguës, il a pourtant fallu les établir par écrit pour faire accepter la murra par les garants de l’ordre public : elle a en effet été interdite en 1931 sous le régime fasciste et la loi actuelle considère encore que sa pratique est illégale dans les lieux publics [12], ceci pour deux raisons principalement. Premièrement, la murra apparaît comme un jeu de hasard qui entraîne parfois des paris en argent, pratique interdite par le code pénal italien [13]. Deuxièmement, elle est traditionnellement associée à une forte consommation d’alcool qui multiplie le risque de bagarre et de règlements de compte entre les joueurs.

33L’existence d’un règlement, la présence officielle d’arbitres et l’absence de prix en argent sont les trois conditions nécessaires pour que les institutions tolèrent l’organisation des tournois de murra. Grâce à ces trois obligations, la multiplication des compétitions organisées a ainsi permis de contenir l’agressivité souvent reprochée aux joueurs, dans un équilibre toutefois précaire. L’extrait suivant d’un texte écrit par un responsable d’une association de murra[14] illustre cette recherche entre d’une part, le désordre que la murra symbolise et qui constitue aussi la fierté des joueurs, et, d’autre part, la règlementation, synonyme de mise en ordre et d’approbation institutionnelle :

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Malgré sa simplicité (l’unique élément nécessaire au jeu est la personne), la partie s’animait souvent avec excès et les participants faisaient valoir leurs raisons de manière agressive et dérèglée. C’était justement le manque de règles qui provoquait ces moments de tension dans le jeu, durant lesquels les joueurs devenaient à la fois juges et jugés, en l’absence d’une figure d’arbitre appropriée. Ajouté aux quelques verres de vin bus pendant les parties, tout cela modifiait négativement la nature récréative et conviviale du jeu. Les hurlements des participants attiraient souvent les critiques et l’émoi de ceux qui ne connaissaient pas la murra, qu’ils étiquetaient alors comme un jeu dangereux pour personnes brutales et querelleuses. Vint enfin le virage : la diffusion des tournois régionaux, des différents règlements et des associations, est parvenue à canaliser les énergies des murradores dans des journées créées exprès pour eux. Chaque compétition y est scrupuleusement contrôlée et le moindre heurt est redimensionné afin de respecter le véritable esprit du défi [15].

35L’oscillation entre les deux principes dominants des jeux institués par le sociologue Roger Caillois se retrouve ici clairement : les différents éléments constitutifs du jeu sont gouvernés, d’une part, par le ludus, symbolisé par la règle, et, d’autre part, par la paidia, synonyme de la liberté fondamentale à la base de tout jeu [Caillois, 1958]. Dans la murra, l’oscillation des ludèmes [16] entre ces deux pôles penche du côté de la paidia. Le contrôle de l’agressivité demeure fragile, créant une incertitude à la base de l’attrait ou de la répulsion pour ce jeu potentiellement dangereux. Une comparaison de ces principes avec l’éthique des sports modernes, symboles de civilisation et de contrôle de l’agressivité [17], place la murra dans un mouvement peu compatible avec la « sportivisation » touchant actuellement bon nombre de pratiques ludiques traditionnelles, y compris des combats figurés comme la lutte s’istrumpa. Jeu potentiellement transformable en sport en raison de la fatigue physique qu’il produit et de son caractère compétitif, la murra est toutefois trop rebelle pour être domestiquée à ce point, trop vraie pour n’être que jouée, trop sérieuse pour n’être que ludique, trop atypique pour être standardisée. Elle renvoie aux propos de Jacinto Lageira sur les notions de réalité et de simulation dans le jeu qui risquent de se superposer :

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Le faire-semblant de la réalité ne peut revendiquer une complète fictionnalité [puisqu’] on ne porte pas sur eux des jugements de valeurs fictionnels mais bel et bien des jugements véridiques. [Lageira, 2015 : 11]

37Nous l’avons vu, l’impressionnante rapidité du jeu sarde amplifie les possibilités de tricher et la tension entre les joueurs. Accentuée par la compétitivité parfois exacerbée lors des tournois, l’augmentation de la rapidité n’influence pas que les aspects éthiques du jeu. Son esthétique est elle aussi concernée, en particulier celle qui touche à la musicalité de la murra. Piero Frau, président de l’association d’Ollolai de lutte s’istrumpa, y est particulièrement sensible. C’est ainsi que dans un article rédigé pour l’encyclopédie du quotidien La Nuova Sardegna (le deuxième journal sarde le plus lu sur l’île), il explique que la vitesse est moins importante que le rythme :

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Pour être belle, la murra doit être cadencée, elle doit suivre un rythme. La murra de notre village n’est pas spécialement rapide mais elle est particulièrement musicale. Nos joueurs n’ont pas de goût à pratiquer une murra sans musicalité [18].

39L’évolution des modalités de la théâtralisation du jeu, les vocalises qu’il génère et la poétique de la murra en général mobilisent ainsi l’anthropologie des esthétiques. La murra cantada (« la mourre chantée ») qui se distingue par sa mélodie, puisqu’elle s’apparente davantage au chant qu’aux hurlements des joueurs que l’on entend aujourd’hui, est en effet souvent regrettée par les anciens qui déplorent que la beauté du jeu perde du terrain face à la technicité et à la rapidité des joueurs. Les propos de Gabriele, le fils de la gérante de mon logement à Villagrande lors du tournoi de septembre 2015, confirment cette évolution :

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Mon père préfère jouer en dehors des tournois, juste comme ça entre amis, parce qu’il dit qu’il n’a pas assez d’entraînement, alors il joue dans les fêtes familiales, à la fin des banquets. Il dit que la façon de jouer est pareille, mais que les jeunes vont trop vite alors que la murra est belle quand elle est cadencée, que c’est le rythme qui fait sa beauté. Mon père boit du vin, nous on boit un peu de bière mais avec les tournois on boit surtout après parce que sinon on n’arrive pas à tenir la vitesse [19].

41Derrière l’évolution de ces aspects éthiques et esthétiques, la variable du prestige social demeure l’enjeu majeur de cette lutte ritualisée sous forme de « défi verbal, sonore et corporel » [Spitilli, 2013 : 118]. La vieille génération reproche parfois aux jeunes murradores de n’avoir retenu de la culture locale de la virilité – qui prend en Sardaigne le nom de balentia – que l’arrogance et la prétention, dans un exhibitionnisme favorisé par les tournois. Cette valeur que le berger sarde doit démontrer dans sa vie de tous les jours représente un principe constitutif de la murra, ce pour quoi le paradigme de la balentia éclaire notre problématique sur les enjeux des combats figurés. Tout comme pour le balente (celui qui s’inscrit culturellement dans la balentia), les postures physiques soulignant la virilité du murradori (agressivité contrôlée) expriment l’incorporation des codes internes partagés par un groupe où la maitrise corporelle est valorisée socialement [20]. Il s’agit de faire comprendre qu’en cas de dispute sur un point par exemple, si l’on pouvait sortir son couteau, on ne le ferait pas, et ceci non par crainte, mais par sagesse et sang-froid. Les correspondances entre les évolutions contemporaines de la murra et les transformations des conceptions de la balentia et de la masculinité dans le centre de la Sardaigne, l’ancrage du jeu dans le monde subalterne et son aspect revendicatif constituent une autre clé de lecture de ce combat figuré.

Un jeu de revendication : subalternité, murradores et balentes

42Lors de mes enquêtes durant les tournois et les fêtes locales où les parties ont lieu spontanément, beaucoup de bergers et d’éleveurs âgés m’ont rapporté que leurs parents leur interdisaient formellement de se mêler aux murradores et de pratiquer « ce jeu juste bon à gâcher les fêtes, ce jeu pour balentes dans le mauvais sens du terme ». Cette association entre les termes de murra et de balentia renseigne sur les enjeux d’une virilité mise à l’épreuve de la modernité.

43Le terme balentia décrit communément un homme sage et respecté pour ses capacités en tant que travailleur notamment ; il contient des représentations aussi bien positives que négatives. Il se rapporte à la valeur que les hommes devraient démontrer (courage, sagesse, habileté, sincérité, honneur et loyauté) selon le code de l’honneur en vigueur dans le centre de l’île, spécialement en Barbagia et en Ogliastra. Ce codice barbaricino a été transposé par écrit en 1959 par le juriste Pigliaru, lequel est parvenu à transmettre l’esprit, jusqu’alors implicite, de la culture traditionnelle agro-pastorale présente en Sardaigne [21]. La mondialisation n’a en effet que peu modifié les représentations d’une virilité dictée par les valeurs de la génération précédente, liées à la balentia. Thèmes centraux de ce code, l’honneur, l’omerta (la loi du silence) et la vendetta imprègnent encore largement la culture locale malgré la circulation croissante des biens, des cultures et des habitants.

44Lors de mes séjours en Ogliastra et en Barbagia (à environ deux heures de route de mon domicile à Cagliari), j’ai souvent mené des débats passionnés sur la distinction formulée spontanément entre la balentia positive et la mauvaise balentia : les points de vue adoptés sont variés à propos de ce trait de caractère typique des habitants du centre de l’île, mais la majorité constate un changement regrettable de l’interprétation de la virilité. Le nombre de sites internet, d’échanges sur les réseaux sociaux et d’articles de journaux locaux abordant la question de la balentia témoigne de l’actualité de cette préoccupation ; un article du quotidien La Nuova Sardegna a par exemple lancé un débat au titre sans équivoque : « Balente : un compliment ou une insulte [22] ? » Les trois prises de positions citées ci-dessous reflètent la labilité de l’opinion sur le sujet :

45– Il existe des balentes, il en existera toujours. Je ne parle pas de ces gens qui se soûlent ou qui utilisent le velours et imitent les bergers, sans authenticité ni noblesse d’âme.

46– Je ne crois pas que ce soit un compliment d’être balente et de toute manière c’est une race en voie d’extinction qui a été remplacée par des ploucs et des délinquants.

47– Une fois fini le travail à la bergerie, au bureau ou au chantier, la vie mondaine du balente commence. Le balente typique fréquente les bars et participe à toutes les fêtes et mariages dans un rayon de 60 km à la ronde, où il anime les interminables parties de murra[23].

48La balentia, qui colle à la peau des représentations sur la murra, apparaît comme un trait identitaire en pleine mutation, tout comme le milieu agro-pastoral où elle s’exprime. Si elle est de plus en plus ressentie comme un attribut culturel dénaturé par la nouvelle génération – qui en aurait conservé les aspects les plus rustres –, l’imaginaire développé autour de la murra se nourrit encore de références nous rappelant que la balentia fut un temps prestigieuse. En 2015, La Nuova Sardegna publiait ce qui suit à propos de la brigade de l’armée de terre créée en 1915 dans le nord de la Sardaigne afin d’aller sur le front. Cet extrait renvoie au courage légendaire de la Brigata Sassari :

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Durant les temps de repos, les mêmes passe-temps qu’au pays, surtout le chant sarde et les concours de poésie, que les officiers organisent et encouragent volontiers. Deux comportements typiques distinguent cette « tribu en armes », particulièrement révélateurs de cette diversité. L’un est la murra, jouée comme un défi, avec rapidité, détermination et cris de guerre, métaphore en quelque sorte du défi plus dramatique et sanguinaire de l’assaut au corps à corps. L’autre, ce sont les « actions hardies » […] [24].

50La suite de l’article cité conforte l’idée d’une culture insulaire à la fois rude, courageuse et prête aux irrégularités pour se faire respecter. Elle éclaire notre sujet dans la mesure où de nombreux Sardes utilisent l’exemple de la Brigata Sassari pour se plaindre de la contradiction entre le rôle primordial joué par les îliens (en l’occurrence, dans l’histoire de la nation) et l’absence de reconnaissance les affectant. Ce sentiment collectif d’exploitation des ressources et des hommes combiné à celui du manque de respect et de reconnaissance des spécificités et des difficultés locales est le fil rouge de la construction de l’identité sarde en général. Construite en opposition aux différents colons de l’île [Caltagirone, 2005], cette identité a été instituée dans une fête régionale à partir du rejet des derniers en date : les Piémontais. Ainsi tous les 28 avril, depuis 1993, un tournoi de murra ne manque pas de clore la « Journée du peuple sarde » qui propose différents concerts et spectacles aux habitants de l’île. Symbolique et communément admise comme un jeu de bergers, la murra est perçue comme une expression culturelle sarde « authentique » menacée par l’hégémonie des classes dirigeantes.

51En amont de la crise qui frappe l’économie agro-pastorale depuis les années 1960, longtemps pilier du développement de la Sardaigne, l’histoire de la succession des colonisations a largement nourri le sentiment de subalternité éprouvé par la population dans son ensemble [Pala, 2015], lequel a été théorisé par différents anthropologues spécialistes de l’île [Cirese, 1973 ; Clemente et Mugnaini, 2001 ; Dei, 2002 ; Caltagirone, 2005 ; Angioni, 2011]. Le statut spécial de Région autonome fut conféré à la Sardaigne en 1948 dans le but de désamorcer les revendications croissantes des mouvements séparatistes – nés en particulier du lourd tribut payé par les Sardes durant les deux guerres mondiales –, mais cette stratégie ne parvint pas à satisfaire les exigences de nombreux îliens. C’est ainsi que le non-respect du droit des peuples à l’autodétermination, la subordination économique de la Sardaigne au continent et la disparition progressive de la langue imprègnent régulièrement les sujets de conversation traités en marge des tournois de murra (comme j’ai pu le constater en particulier à Urzulei, où les organisateurs sont particulièrement politisés). Vue sous l’angle de l’utilisation récente du jeu en tant qu’instrument au service de la défense d’une certaine identité, la force référentielle des jeux analysée par Lageira semble pouvoir s’appliquer à la murra, métaphore et « fiction qui réfère tout en refigurant la réalité » [Lageira, 2015 : 7].

52Par ses aspects d’affirmation de la personnalité individuelle et collective, la murra raconte l’importance d’être reconnu par les communautés locales, nationales ou internationales. Pour répondre à la construction d’une identité en crise, le discours mythique sur l’origine de la murra tenu par les organisateurs des tournois afin d’asseoir leur légitimité préfère insister sur ses liens avec l’Égypte et la Grèce que sur son origine romaine. En effet, la référence aux Romains pose le paradoxe d’un jeu instrumentalisé comme véhicule identitaire alors qu’il se serait diffusé sur l’île grâce aux colons romains, lesquels soumirent la Sardaigne pendant près de sept siècles [25].

53La revitalisation actuelle de certaines traditions, accentuée par les peurs suscitées par la mondialisation, génère et bénéficie d’un véritable engouement pour les pratiques fortement ancrées dans les territoires : chez les jeunes des régions les plus subalternes de l’île au niveau micro (le rajeunissement spectaculaire de l’âge moyen des murradores est en ce sens significatif), chez les populations en mal de reconnaissance qui se structurent, paradoxalement, grâce à Internet et à la mondialisation décriée, au niveau macro. La Rencontre méditerranéenne de la murra organisée depuis 2003 par l’association d’Urzulei [26] s’inscrit dans une optique régionaliste en devenant le lieu de regroupement de peuples de la Méditerranée qui partagent, au-delà du jeu, des revendications autonomistes (notamment la Corse, le Frioul, la vallée d’Aoste, l’Aragon, le comté de Nice). Pour y avoir assisté cinq fois entre 2011 et 2017, j’ai pu constater que s’y mêlent un public familial et bon enfant, venu assister au spectacle et parfois encourager les siens, et des participants arborant des marqueurs identitaires forts – tee-shirts avec des inscriptions explicites, pantalons de velours portés traditionnellement par les bergers alors que leur profession est sans rapport avec le monde pastoral. En 2013, l’organisation exceptionnelle du tournoi annuel de murra dans la capitale régionale de Cagliari privilégiait la visibilité d’un mouvement communautaire généralement cantonné aux zones de montagne et désireux de se faire entendre dans une grande ville.

54Mettant en relation le jeu, le désir de reconnaissance, le rejet de la subalternité et la volonté d’indépendance, la murra constitue une clé de lecture opérative pour l’observation et la compréhension des mutations sociales en cours. L’étude des modalités contestataires et revendicatrices des murradores, leur ancrage culturel dans une balentia mise à mal par la crise de l’économie pastorale et la transformation des marqueurs de la masculinité, révèlent néanmoins une forte capacité du jeu à générer des ouvertures, aussi bien au sein de la communauté qu’envers l’extérieur. Les formes de négociation qui en résultent et s’expriment de différentes manières prévalent alors sur la violence, en raison de la modalité d’expression propre au jeu, aussi sérieux puisse-t-il être et malgré quelques débordements qui salissent encore son image.

Les fonctions négociatrices de la murra

55L’enquête ethnographique montre que la murra est un combat simulé généralement en mesure de contenir une certaine forme de violence physique, surtout grâce à la règlementation des tournois. Elle fournit un exemple illustrant des propos de Gregory Bateson lorsqu’il écrit que « ce qui est propre au jeu, c’est que ce terme désigne des contextes dont les actes constituants ont une pratique et une réalisation différentes de celles qu’ils auraient dans un cadre de non-jeu » [Bateson, 1988 (1979) : 132]. Le cadre d’action créé par le jeu permet en effet aux tensions et à l’agressivité en général de s’exprimer a priori sans danger.

56Pour Lewis Coser [1956], puis pour Ralf Dahrendorf [1976], l’expression du conflit permet la cohésion. Il est par conséquent normal et nécessaire puisqu’il permet de faire évoluer la structure de la société en l’adaptant aux nouvelles contingences et de maintenir l’ordre social. Sans la possibilité que le conflit s’exprime sous des formes non dangereuses, ritualisées notamment, les hostilités exploseraient en antagonismes. Les sociétés instables et menacées peuvent ainsi se renforcer et reconstituer leur lien dans l’opposition conflictuelle à d’autres sociétés ou groupes.

57Cette approche néo-fonctionnaliste fait du conflit un producteur de cohésion indispensable et peut facilement être transférée à la murra, dont la forme de duel symbolise une lutte. En effet, celle-ci se nourrit d’oppositions à plusieurs niveaux : entre chaque équipe, entre chaque village (aussi bien entre joueurs qu’entre organisateurs, les groupes concernés s’opposant sur certains points du règlement et, plus largement, sur leur conception de la mise en patrimoine du jeu lorsqu’ils ont une vision à long terme), entre les joueurs sardes et les autres communautés lors des tournois méditerranéens (accords et tensions sur l’harmonisation des règles par exemple), entre l’ensemble des murradores et le monde hégémonique (conçu comme porteur d’inégalités et profitant d’une globalisation menaçante pour les cultures locales).

58Selon un joueur niçois qui organise des tournois de murra à Ilonse, avec lequel j’ai discuté lors de la rencontre méditerranéenne d’Urzulei en 2012, ce jeu appartient ainsi avant tout aux classes populaires et laborieuses. Dans son ouvrage sur les origines du jeu, il décrit ce dernier comme un cri de douleur au sens propre comme au sens figuré, une parole interdite par le pouvoir central qui se revendique aujourd’hui et se montre dans les lieux publics [Colletta, 2006]. L’organisateur des tournois d’Urzulei qui l’a invité me dit partager cette vision d’un jeu muselé qui exprime la rage populaire des classes sociales qui se le sont approprié. La murra tolère autant qu’elle génère la violence (certes, en principe sans se toucher), la triche et l’intimidation, qui apparaissent comme autant d’armes pour se faire entendre, mais aussi pour conserver la culture de la balentia menacée par la disparition des bergers. Le dynamisme et l’insoumission qui caractérisent les murradores s’inscrivent ainsi dans cette toile de fond sociale, économique et culturelle particulièrement féconde.

59Si pour nombre de publics, le fort caractère de liberté (la paidia) au détriment de la règle (le ludus) compromet l’image fédérative de la murra, nous avons vu que la multiplication des tournois transforme toutefois les représentations populaires négatives liées à l’agressivité. Elle préserve davantage leur aspect figuratif et consolide la fonction de négociation de la murra. La mise en spectacle croissante de la pratique « corrige » en quelque sorte l’agressivité nécessaire au fonctionnement du jeu. Les jeunes joueurs tendent spontanément à accélérer le rythme au maximum de leur possibilité car c’est ce trait qui impressionne le plus les spectateurs et qui consomme le plus d’énergie. L’esthétisation festive des combats prend de fait aujourd’hui l’allure d’une prouesse technique basée sur la rapidité davantage que sur l’entente collective d’un rythme, certes plus lent, mais plus mélodieux. Cette conséquence de la multiplication des tournois et de leur fréquentation par les jeunes s’accompagne d’une approche ouverte à un monde plus vaste que celui d’origine : par sa vitesse spectaculaire et les jeux d’opposition qui mettent les communautés en regard les unes des autres, le joueur veut impressionner aussi bien en Sardaigne, qu’en Aragon, en Corse ou à Nice.

60L’internationalisation du jeu commence en 2003, lorsque la Sardaigne organise la première rencontre méditerranéenne de murra. Elle continuera à se développer pendant une douzaine d’années, jusqu’à ce que d’autres communautés perçoivent la hauteur de l’enjeu symbolique de cette manifestation ainsi que son potentiel politique au service de causes indépendantistes, et revendiquent une organisation tournante. Cette dernière commence en 2014 avec la manifestation Murramundo, proposée par le comté de Nice dans les Alpes-Maritimes (à Ilonse). Devenus les porte-parole de communautés politiquement étouffées, à Nice comme en Sardaigne, en Aragon ou en Corse essentiellement, les murradores gagnent du terrain et se structurent au niveau international. Si les discours de ces communautés ne sont pas toujours explicites, certains acteurs ne dissimulent pas leurs ambitions nationalistes : leur combat est avant tout politique et apparente la murra à un instrument identitaire par lequel ils deviennent audibles et visibles.

61La murra confronte à l’autre d’autant plus aujourd’hui que les réseaux sociaux ont ouvert les frontières et favorisé des confluences permettant un dialogue direct entre des communautés de joueurs qui s’ignoraient jusque-là [27]. La production de nouveaux contextes de rencontre de murradores, favorisée par la globalisation, a ainsi eu comme conséquences sur le jeu de le diffuser, d’une part, et de le transformer, d’autre part. Paradoxalement, et en vertu d’une tendance séparatiste et anti-institutionnelle particulièrement forte [28], cette ouverture et ces rapprochements se sont accompagnés d’une fermeture plus importante envers le reste du monde. Le paradoxe remarqué par Christian Bromberger selon lequel « jamais un Marseillais n’a autant ressemblé, par ses pratiques, à un Breton ou à un Parisien, jamais cependant, à l’échelle de l’époque contemporaine, il ne s’est senti aussi différent » [Bromberger, 1996 : 19], n’épargne pas les Sardes, dont les comportements culturels s’alignent de plus en plus sur ceux des continentaux. Objet de cohésion et de conflit, la murra illustre les propos de Lewis Coser [1956] et Ralf Dahrendorf [1976] sur la capacité des conflits à exprimer les désaccords et à ajuster les dissensions. Analysés en tant qu’objets de régulation, les conflits qui divisent l’intérieur d’un groupe devraient ainsi, dans le même temps, resserrer les liens de la communauté vis-à-vis de l’extérieur et des menaces perçues. La conflictualité (par exemple autour du pouvoir et des ressources permettant l’accès à des statuts sociaux rares) permettrait en effet des ajustements au sein d’un groupe et appellerait ses membres à respecter une ligne de conduite commune permettant de faire front à la partie adverse.

62Sur le terrain, j’ai assisté à des manifestations allant dans le sens d’une médiatisation croissante de la murra hors de son ancrage territorial (dans des écoles par exemple, lieux où elle est historiquement interdite) car celle-ci intéressait les acteurs politiques désireux de retisser une identité culturelle en défaut. Cette instrumentalisation d’une tradition ludique renvoie aux processus de négociation, d’ajustement et de rupture – selon les modalités proposées par Dahrendorf [1976] – et révèle parfois des fins davantage communautaristes que communautaires.

63Les fonctions médiatrices de la murra sont ainsi multiples. Jeu de négociation autant que de revendication (d’un monde subalterne contre le pouvoir), ce combat figuré est avant tout ludique et politique. À les regarder jouer lors des tournois, les murradores étonnent par le sérieux de leur engagement et par la vitalité déployée entièrement tendue vers la victoire. La dimension agonistique est importante en effet, même si elle n’est qu’apparemment primordiale en regard du dialogue symbolique figuré, et ceci à quelques dérapages près, lorsque les acteurs se font déborder dans leur intentionnalité à cause de l’alcool ou d’une compétitivité exacerbée. Prestige individuel et social des hommes (balentia), revendication d’un monde soumis par l’économie globalisée et l’histoire colonisatrice, les enjeux de la murra sont de taille. La modalité ludique constitue ici une véritable ressource expressive, à la croisée des différentes catégories que les enquêtes de terrain ont permis de reconstituer et qui se caractérisent par une certaine perméabilité entre elles.

64Ces réflexions et observations autour de la murra telle qu’elle se pratique actuellement en Sardaigne permettent de documenter une certaine classe homogène de combats plus ou moins figurés et métaphorisés. L’investissement ethnographique ainsi que l’étude de l’éthique et de l’esthétique du jeu l’ont relié à un univers masculin d’origine pastoral régi par la balentia, valeur en crise car issue d’un monde en pleine mutation. Cette dernière est d’autant plus significative qu’elle rend le jeu structurant pour l’identité des joueurs sardes : dans une société bousculée par la mondialisation, cette mutation transforme en effet la murra en enjeu adaptatif, puisque ses évolutions actuelles permettent de transposer les valeurs du passé au contexte présent. En particulier, le temps du jeu, l’expression de ces valeurs modère la crise de la masculinité, conférant au joueur la possibilité de négocier avec la répartition traditionnelle des rôles au sein de la société agro-pastorale, de redéfinir de nouvelles frontières et de s’ouvrir à d’autres modalités à travers l’extension de la murra hors de la Sardaigne. Cette perméabilité concilie un certain durcissement identitaire du jeu (instrumentalisation politique) et un assouplissement envers de nouvelles catégories de joueurs (femmes et enfants) rendu nécessaire par les contingences de la modernité et des tournois.

65Loin de tomber en désuétude et de faire l’objet de politiques actives de patrimonialisation, la murra connaît aujourd’hui un véritable engouement chez les jeunes Sardes de l’intérieur de l’île. Les effets d’entraînement, les limites collectives aux débordements de violence, la possibilité d’exprimer les valeurs dépassées de la balentia et une certaine règlementation du jeu – permettant l’ouverture à d’autres régions – participent à l’intérêt toujours bien vivant que suscite ce combat figuré. Porte-paroles corporellement, vocalement et ludiquement engagés, les murradores peuvent exprimer toute leur rage et oublier, le temps de ces duels sans contacts, l’ordre établi et l’injustice. Leur engagement physique illustre l’ambiguïté d’une posture à la limite entre jeu et combat, entre fiction et réalité, entre duel théâtralisé et rébellion idéologique, entre violence jouée et actée. Le monde des réseaux sociaux et les nouvelles situations sociales et culturelles ont bousculé les contextes dans lesquels le jeu s’inscrit : ils ont rendu davantage présents à leur rôle de lutteurs engagés ces murradores des temps modernes. Les tournois s’avèrent de fait un lieu d’expression de la balentia, où la technicité du jeu et le spectaculaire l’emportent désormais sur la poésie et la convivialité. Pour les fins connaisseurs toutefois, les balentes les plus estimés sont encore ceux qui savent jouer à la murra cantada, maîtrisant un art du rythme et de la mélodie caractéristique d’une authentique capacité d’écoute.

66Comme la balentia, la murra confirme ainsi sa position ambiguë entre des valeurs positives et négatives, entre processus d’intégration et de rupture. La figuration y est d’autant plus forte que le passage à l’acte où le duel passe du jeu à la réalité peut être rapide et violent. Les enjeux figuratifs et fondamentaux se définissent en particulier par le filtre du public. Celui-ci canalise en effet la violence, les spectateurs étant témoins des mauvais agissements des uns et des autres (fixation collective des limites) tout en pouvant la susciter puisque le manque de respect en public aggrave notablement l’outrage (effets d’entraînement). Ainsi, derrière une pratique apparentée au monde des jeux traditionnels, la murra possède des ressorts complexes liés à une représentation ritualisée de la violence qui dépasse l’approche formelle proposée par Simmel [1995]. Au-delà du jeu de compétition, elle peut s’interpréter comme l’expression d’un duel sublimé entre pauvres, comme instrument identitaire de revendication géographique et sociale collective, comme outil d’adaptation face à des valeurs traditionnelles a priori menacées. ■

Bibliographie

  • Références bibliographiques

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    • Bromberger Christian, 1996, « Ethnologie, patrimoine, identités. Y a-t-il une spécificité de la situation française ? », in Daniel Fabre (dir.), L’Europe entre cultures et nations, Paris, Éditions de la MSH.
    • Caillois Roger, 1958, Les Jeux et les Hommes, Paris, Gallimard.
    • Caltagirone Benedetto, 2005, Identità sarde, un’inchiesta etnografica, Cagliari, CUEC.
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    • Lageira Jacinto, 2015, « L’agir du jeu », Revue du Mauss, 45 : 155-167.
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    • Touraine Alain (en commentaire de l’ouvrage de Foot Whyte William), [1943] 1995, Street corner society, la structure sociale d’un quartier italo-américain, Paris, La Découverte, coll. « Textes à l’appui ».
    • Turner Victor, 1983, Play and drama: the horns of a dilemna?, New York, Manning.
  • Références filmographiques

    • Carpitella Diego, 1974-1975, Cinesica 2 : Barbagia, 16/35 mm, couleur, 41mn, Rome, Istituto Luce.
    • De Seta Vittorio, 1961, Banditi à Ordosolo.
    • Taviani Paolo et Franco, 1977, Padre padrone.

Notes

  • [1]
    Je me base ici sur la définition selon laquelle les jeux traditionnels constituent un ensemble de pratiques ludiques à contenu moteur, faiblement institutionnalisé, transmis de génération en génération et auquel est associé un sentiment d’attachement identitaire sur un territoire donné [https://pci.hypotheses. org/a-propos#identifier_7_2].
  • [2]
    Le zéro n’existe pas dans la variante sarde et semble l’apanage des Niçois.
  • [3]
    À Loceri, village de 1 300 habitants situé au centre de la côte orientale de l’île, à deux heures de voiture de Cagliari.
  • [4]
    Entretien avec Enrico Massidda, 16 mai 2015.
  • [5]
    Chant polyphonique sarde.
  • [6]
    Il existe des centaines de groupes folks en Sardaigne prisés par toutes classes d’âge, constitués principalement autour de la danse et de la musique traditionnelles.
  • [7]
    Entretien avec Piero Frau, 7 novembre 2014.
  • [8]
    Entretien avec Gabriele, murradori de Villagrande, septembre 2015.
  • [9]
    Entretien avec un murradori lors du tournoi de Villagrande, 19 septembre 2015.
  • [10]
    Dans le livre 3 de ses Offices, traduit par Appuhn [1933], Cicéron a utilisé l’expression « Dignus est, quicumque in tenebris mices » (« C’est un homme avec qui vous pourriez jouer la micatio [mourre] dans l’obscurité ») pour désigner une personne au-dessus de tout soupçon.
  • [11]
    Ces interjections vocales sont censées vexer l’adversaire pour le déstabiliser et sont appelées localement « les moqueries » (gli sfotti). Un joueur rythmera la partie en intercalant entre les points des expressions telles que « Sept ! Si je te vois je vomis ! » (Sette ! se ti vedo vomito !) « À l’école ! » (a iscola !), dans le sens de « retourne donc à l’école ! », ou encore « Trois ! Tremble quand tu me vois ! » (Tre ! Trema di me quando mi vedi !).
  • [12]
    Cette loi a été renouvelée en 2008 et s’appuie sur l’article 10 du « Texte unique des lois pour la sécurité publique ».
  • [13]
    Articles 718 à 722.
  • [14]
    Il s’agit ici de l’association culturelle Sa Murra Onieresa, constituée à Oniferi le 20 décembre 2000.
  • [15]
    Voir le site http://www.oniferi.com.
  • [16]
    « Ludème » est l’expression inventée par le créateur de jeux Pierre Berloquin [1970] pour désigner les principes permettant de découper un jeu.
  • [17]
    Les sports modernes sont envisagés selon Norbert Elias et Éric Dunning [1994] comme l’aboutissement de la pacification des mœurs et des coutumes observable au xixe siècle.
  • [18]
    Entretien avec Piero Frau à Cagliari, 10 mai 2012.
  • [19]
    Entretien avec Gabriele, murradori de Villagrande, septembre 2015.
  • [20]
    Voir sur ce point le film sur la kinésique des bergers [Carpitella, 1974-1975].
  • [21]
    Une partie de cette culture s’est fait connaître à l’étranger grâce à deux films importants : Banditi à Ordosolo de Vittorio De Seta, sorti en 1961, et Padre padrone des frères Taviani, sorti en 1977.
  • [22]
    Voir le site http://ricerca.gelocal.it/lanuovasardegna/archivio/lanuovasardegna/200 8/02/06/SN3PO_SN301.html.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    http://lanuovasardegna.gelocal.it/sassar i/cronaca/2015/03/01/news/la-prima-guerra-e-la-riunificazione-concreta-dei-sardi-1.10959 576.
  • [25]
    La domination romaine s’est étendue de 238 avant J.-C. à 456 après J.-C.
  • [26]
    Cette association culturelle, Po su jocu de sa murra “Roberto Mulas”, qui gère le championnat d’Urzulei, naît en 1998 grâce au soutien du Syndicat d’initiative et à la volonté d’un avocat natif d’Urzulei passionné par ce jeu (Fabrizio Vella). Elle s’officialise en 2002 et organise en 2003 la première Rencontre méditerranéenne : « L’Atòbiu de sos murradores de su Mediterraneu ».
  • [27]
    Ce sont en effet les Corses qui découvrent l’association d’Urzulei et l’invitent à son premier tournoi à l’étranger, en 2002. Puis les Corses viendront à leur tour en Sardaigne, rapidement rejoints par les Aragonais et les Trentins.
  • [28]
    Cette force référentielle du jeu est évoquée un peu plus haut par Lageira [2015 : 8].
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