Notes
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[1]
Entretien réalisé par Céline Bessière et Hélène Steinmetz le 24 juin 2009. En raison de l’anonymat promis aux enquêté‑e‑s, les noms des lieux et de toutes les personnes mentionnées dans l’article ont été modifiés.
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[2]
C’est le cas notamment de la justice correctionnelle, pour une enquête pionnière en France sur ce sujet, voir [Herpin, 1977].
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[3]
En matière pénale, les femmes représentaient seulement 15,5 % des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie et 3,9 % des personnes incarcérées en 2004 [Cardi, 2009].
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[4]
Plusieurs travaux sur la justice des mineurs [Terrio, 2009] et la justice pénale [Fassin, 2015 [2011] ; Jobard et Névanen, 2007] documentent la surreprésentation des prévenus de classes populaires appartenant aux minorités ethno‑raciales.
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[5]
Pour une analyse critique des usages de ce concept qui a connu un grand succès dans les sciences sociales en Grande‑Bretagne et aux États‑Unis, voir Murji et Solomos, 2005.
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[6]
Retranscription d’une discussion informelle entre Céline Bessière et Claude Frey‑Muller dans son bureau à la cour d’appel le 19 janvier 2015.
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[7]
Plusieurs dizaines d’étudiant‑e‑s et d’enseignant‑e‑s ont participé à cette recherche. Certain‑e‑s n’étaient pas de nationalité française et ont peut‑être été perçu‑e‑s comme étrangèr‑e‑s, du fait de leur nom ou de leur manière de parler (accent étranger), ou racisé‑e‑s du fait de leur couleur de peau ou de leur hexis corporelle (l’une d’entre nous portait le voile). Mais il‑elle‑s constituaient une minorité numérique au sein de l’équipe et n’étaient pas impliqué‑e‑s dans les échanges mentionnés.
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[8]
Contrairement à elle, nous n’avons pas interrogé directement les professionnel‑le‑s « sur leur façon de traiter les situations marquées par une dimension culturelle ». Nos entretiens portaient sur les trajectoires et pratiques professionnelles en lien avec les affaires observées. Ce n’est donc pas en réponse à des questions orientées vers cet enjeu que les propos ont été tenus ; on peut considérer que leur mobilisation de ces catégories intervient sans imposition de problématique de notre part.
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[9]
Pour une présentation d’ensemble de l’approche intersectionnelle, en langue française, voir notamment Bilge, 2010 ; Jaunait et Chauvin, 2012.
-
[10]
Nous nous attelons actuellement à construire et exploiter une base de données de 4 000 dossiers, en première instance et en appel, dans laquelle nous avons intégré plusieurs variables portant sur la consonance des prénoms et des patronymes, afin de mener une analyse systématique de ces décisions.
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[11]
Entretien réalisé par Céline Bessière, Aurore Koechlin et Camille Phé le 26 novembre 2014 à son cabinet.
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[12]
Entretien réalisé le 18 mai 2009 par Jérémy Mandin au tgi de Carly.
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[13]
Observation réalisée le 2 mars 2010 par Muriel Mille et Julie Minoc.
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[14]
L’aide juridictionnelle consiste en la prise en charge totale ou partielle par l’État des honoraires et frais de justice, sous condition de ressources.
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[15]
Observation réalisée par Hélène Steinmetz le 1er mars 2010.
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[16]
Entretien réalisé par Émilie Biland et Hélène Steinmetz avec la juge Brigitte Cigliano le 30 juin 2016.
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[17]
Entretien réalisé par Julie Minoc le 27 janvier 2012. Tobie Nathan est l’une des principales figures françaises de l’ethnopsychiatrie. Il a fondé en 1993 (et dirigé jusqu’en 1999) le Centre Georges‑Devereux (du nom du son directeur de thèse, principal fondateur de l’ethnopsychiatrie contemporaine), spécialisé dans l’ethnopsychiatrie clinique.
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[18]
Voir la présentation faite de cette formation dans l’exposition « Paroles d’Afrique » du musée d’ethnographie de l’université Bordeaux‑Segalen, disponible sur la vidéothèque en ligne du cnrs [videotheque.cnrs.fr, notice n°3739, 2012] et le catalogue en ligne des formations de l’enm [formation.enm.justice.fr].
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[19]
Propos tenus en marge d’une audience au tgi de Carly par la juge Catherine Blanchard qui s’adresse à sa greffière et aux sociologues, observation de Céline Bessière et Sabrina Nouiri‑Mangold, 3 décembre 2009.
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[20]
Propos tenus en marge d’une audience au tgi de Valin par la juge Bénedicte Le Fur, observation de Benjamin Faure et Julie Minoc, 4 mars 2010.
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[21]
Le « devoir de secours » entre époux reste effectif jusqu’au prononcé du divorce. À ce titre, une pension alimentaire peut donc être versée par un conjoint à l’autre pendant la procédure.
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[22]
Entretien avec le juge Étienne Paletot au tgi de Marjac réalisé par Céline Bessière et Aurélie Fillod‑Chabaud, le 19 février 2009.
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[23]
Observation réalisée par Sibylle Gollac et Raphaëlle Salem.
-
[24]
Entretien avec Étienne Paletot réalisé au tgi de Marjac par Céline Bessière et Aurélie Fillod‑Chabaud, le 19 février 2009.
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[25]
Propos tenus en marge d’une audience au tgi de Belles, observation de Céline Bessière et Jérémie Mandin, 13 mars 2009.
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[26]
Observation réalisée le 2 juin 2009 par Céline Bessière et Aurélie Fillod‑Chabaud.
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[27]
Observation réalisée le 3 décembre 2009 par Céline Bessière et Sabrina Nouri‑Mangold au tgi de Carly.
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[28]
Observations réalisées le 20 mars 2009 par Marion Azuelos et Hélène Steinmetz, le 3 avril par Céline Bessière et Jérémy Mandin.
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[29]
Observation réalisée le 22 janvier 2010 par Alexandra Oeser et Hélène Steinmetz au tgi de Carly.
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[30]
Cette vision antagoniste des cultures est également présente chez les professionnel‑le‑s de la justice des mineurs [Belkacem, 2013 : 83].
1 « Souvent on n’y comprend rien, c’est bizarre ! », il y a de « grandes différences d’âge », « des cousins et des cousines », « parfois il n’y a ni sentiment, ni même de respect l’un pour l’autre », « et souvent on ne connaît même pas leur adresse ! » C’est par ces mots que Jean Brunetti, président de la chambre de la famille de Valin [1], désigne les familles immigrées, ou supposées telles, auxquelles il a affaire dans son activité de juge aux affaires familiales (JAF). Lorsqu’il nous reçoit pour la première fois dans sa juridiction, ce magistrat expérimenté d’une cinquantaine d’années, issu d’une famille ouvrière italienne, souligne ainsi les « problèmes spécifiques » que posent souvent les dossiers des « époux d’origine étrangère » et des « couples mixtes ». Jean Brunetti aimerait savoir si nous allons traiter ces « questions culturelles » dans notre étude. Mal à l’aise, nous bottons en touche et il conclut l’échange, un peu déçu : « C’est sans doute trop délicat, trop compliqué à aborder… »
2 Contrairement aux attentes du juge Brunetti, le propos de cet article n’est pas d’étudier les comportements familiaux réels ou supposés des minorités ethno‑raciales, mais plutôt d’examiner comment la perception différentialiste exprimée ici par ce magistrat – et par bien d’autres professionnel‑le‑s du droit rencontré‑e‑s au cours de notre enquête (encadré) – oriente les pratiques judiciaires à l’égard des populations qui posent, selon ses termes, des « questions culturelles ».
Méthodologie et terrain
3 Pour ce faire, nous utilisons le concept de « racialisation » [5] dont l’usage mérite d’être explicité tant il comporte des bénéfices, mais aussi des coûts [Fassin, 2010]. Si l’on suit l’analyse de Didier Fassin, ce concept n’implique nullement qu’il y ait des races : « C’est précisément parce que les races n’existent pas qu’il faut s’intéresser à ce qui conduit nos sociétés à les faire exister dans le langage commun » [ibid. : 158]. De plus, les processus qu’il décrit ne sont pas nécessairement portés par une intentionnalité raciste. Il arrive aux juges, comme à d’autres acteurs sociaux, de mettre à distance des personnes d’origine étrangère, au nom de pratiques ou de valeurs qui les éloigneraient de la population majoritaire. Une magistrate en charge des affaires familiales à la cour d’appel de Paris, Claude Frey‑Muller, dit par exemple à une sociologue de l’équipe [6] :
Les Portugais, ils refusent le divorce et ils veulent établir des fautes, c’est toujours une faute morale de divorcer, les femmes ne veulent pas divorcer. Toutes les populations où il y a un poids fort de la religion. Vous notez que les Maghrébins acceptent plus facilement les naissances hors mariage, comme la bigamie est autorisée en droit musulman. Mais les femmes maghrébines refusent d’être répudiées en France.
5 Ce faisant, elle utilise une « pragmatique ethno‑raciale » [Fassin, 2015 [2011] : 250‑252] pour se repérer parmi les différentes affaires qui se présentent à elle. Dans certains cas (mais pas systématiquement), ce discours différentialiste se fait effectivement raciste, quand il débouche sur des « représentations disqualifiantes » [ibid.], établissant une hiérarchie évolutionniste entre la population majoritaire et les minorités. Claude Frey‑Muller poursuit ainsi en estimant : « Je ne peux que constater que les populations du Sud, portugaises, maghrébines ou encore juives, ont une conception du divorce d’il y a trente ans ! ». L’objectif de cet article est bien de repérer dans quelles conditions, et à propos de quelles populations, ces deux formes de racialisation apparaissent, voire se cumulent.
6 La situation sociale dans laquelle ces représentations sont explicitées est essentielle. Les étiquetages ethno‑raciaux et a fortiori l’expression de préjugés racistes sont peu fréquents face aux justiciables. Le rythme soutenu des audiences (d’une durée moyenne de 18 minutes) contribue à ce que dans nombre de cas, ni la couleur de peau, ni l’accent, ni des pratiques perçues comme déviantes (enfants confiés à la famille élargie, par exemple) ne soient commentés lors des audiences. De surcroît, certain‑e‑s jaf, se rapprochant de la figure de la « main gauche de l’État » décrite par Pierre Bourdieu [1993], tiennent à se distinguer des administrations chargées de l’immigration et refusent de se mettre à leur service ; tandis que d’autres s’attachent à la norme de neutralité bureaucratique, notamment pour garder à distance l’intimité des justiciables, qui les met mal à l’aise. En revanche, de la même façon que la racialisation des publics s’exprime davantage dans l’entre‑soi professionnel [Waddington, 1999 au sujet de la police], elle se donne particulièrement à entendre dans le cadre d’entretiens, lorsque les sociologues sont perçus par les juristes comme socialement proches et appartenant à la population majoritaire [7]. Plus précisément, Anne Wyvekens, interrogeant des juges sur la « diversité culturelle » [8], conclut que les jaf abordent plus fréquemment ces « questions et problèmes culturels » que les autres magistat‑e‑s [Wyvekens, 2015].
7 Nous chercherons donc à comprendre pourquoi le droit de la famille est le terrain privilégié de l’expression de ce souci « culturaliste » et quels sont les effets, dans la pratique, de ces processus de racialisation des publics sur le traitement des justiciables appartenant aux minorités ethno‑raciales par rapport à la population majoritaire. Pour ce faire, il faut cependant se garder de réduire ces minorités aux assignations culturelles ou raciales dont elles sont l’objet. Depuis une vingtaine d’années, de nombreux travaux, initialement issus de la recherche féministe, ont analysé les intersections entre les systèmes de domination (principalement la classe sociale, le genre et la race) et ont montré que ceux‑ci ne sont ni isolés, ni mécaniquement cumulatifs, mais bien interdépendants et co‑construits [9]. Comprendre les processus de racialisation des justiciables implique une analyse attentive aux positions sociales et au sexe des juges eux‑mêmes, ainsi qu’aux manières dont la classe, le genre et la race se combinent au sein des représentations et des pratiques des magistrat‑e‑s.
8 Nous commencerons ainsi par montrer que les savoirs, juridiques ou psychiatriques, que mobilisent les professionnel‑le‑s du droit pour différencier les publics varient fortement selon la position socio‑ économique des « étrangers » concernés. Cependant, du fait de la masse des dossiers traités, les formes savantes d’altérisation sont finalement peu employées en tant que telles. Ce sont plutôt des catégories ethno‑raciales profanes qui sont utilisées au quotidien pour saisir rapidement les dossiers, lesquelles véhiculent les préjugés des professionnel‑le‑s du droit quant aux rapports de genre et de générations au sein de ces familles. Le concept de « racialisation » permet d’adopter une posture analytique face à des propos et des pratiques qui peuvent, lors de l’enquête, choquer les sociologues. Il les place moins dans une posture de juge que dans une posture d’observatrice des effets de la différenciation des publics des affaires familiales. À ce jour, notre enquête ne nous permet pas d’analyser quantitativement les effets de ces processus sur les décisions de justice [10]. Plus modestement, notre propos croise des données d’entretiens et d’observations afin de montrer que la catégorisation différentielle des conflits familiaux en fonction de l’apparence des justiciables ou de leur origine supposée reproduit des préjugés à l’encontre des minorités ethno‑raciales.
Approches savantes de l’altérité : droit au sommet, psychiatrie au bas de l’échelle
9 Parmi les approches savantes utilisées par les juristes pour caractériser les dossiers impliquant des justiciables issus de ces minorités, deux savoirs occupent la place principale. Ensemble de normes qui organisent les relations juridiques entre des personnes soumises à des droits nationaux différents, le droit international privé (DIP) met l’accent sur la complexité juridique de ces cas. L’ethnopsychiatrie vise quant à elle à prendre en charge les difficultés psychologiques des personnes migrantes et insiste sur leur distance culturelle à l’égard de la société majoritaire, au risque de faire de « l’appartenance originelle une dimension irréductible et immuable de la personne » [Fassin, 1999 : 152]. On observe une homologie entre la position sociale des professionnel‑le‑s qui utilisent chacun de ces savoirs et celle des justiciables auxquels ils et elles les appliquent. En effet, le dip est un savoir distinctif, surtout mobilisé par les magistrat-e-s en cour d’appel et les avocat‑e‑s les plus haut placé‑e‑s dans la hiérarchie de leurs professions, afin de traiter les affaires impliquant des élites, soit les Français‑es expatrié‑e‑s et les étranger‑e‑s fortuné‑e‑s. « Un Français marié à une Grecque, première résidence de la famille : New York et domicile actuel : Pékin » est ainsi le cas‑type présenté [11] par une avocate associée dans un cabinet parisien situé à une adresse prestigieuse. Par contraste, l’ethnopsychiatrie imprègne plutôt les discours de certain‑e‑s juges de première instance, notamment celles et ceux qui sont les plus investi‑e‑s dans les affaires familiales et ont une expérience antérieure en tant que juge des enfants, qui y cherchent des outils pour comprendre les situations de justiciables appartenant cette fois massivement aux classes populaires.
10 Le recours au dip s’explique par le fait que certains couples ne sont pas soumis au seul droit national, parce qu’ils sont de nationalité étrangère, parce qu’ils se sont mariés ou ont résidé à l’étranger, ou parce qu’ils y possèdent du patrimoine. Dans de tels cas, avocat‑e‑s et juges doivent se demander quelles sont les règles applicables, y compris en étudiant les conventions internationales qui régissent l’articulation entre les différents droits nationaux en matière familiale. Dans trois des quatre tgi où nous avons enquêté, ces situations sont fréquentes, ainsi que le souligne une jeune magistrate, jaf depuis quelques mois en région parisienne [12] : « On se penche beaucoup sur le droit international privé car on a beaucoup d’étrangers dans la juridiction. » Cependant, les conditions de travail en première instance, ainsi que les faibles ressources mobilisables par la plupart des justiciables minorisés rendent dans les faits peu fréquent l’usage régulier et approfondi de ce savoir. Facteur d’allongement et de complexification des procédures, le dip entre en fait en contradiction avec les injonctions à l’efficacité pesant sur les magistrat‑e‑s, et l’évitement de ce type de litige prédomine. Lors d’une matinée d’audience de la juge Coline Bouilly à Valin [13], une des affaires conduit à un renvoi 6 mois pour convoquer une ex‑épouse résidant en Algérie. Un peu plus tard, une avocate se présente seule pour fixer la date de l’audience retardée par le délai de traduction des documents. Dans un troisième cas, la magistrate explique en parlant lentement à une jeune femme noire d’environ 25 ans, un peu perdue, qu’elle doit faire citer à ses frais son ex‑conjoint au Congo, et que cela correspond à un délai de 6 mois, avec 2 mois de plus si elle demande l’aide juridictionnelle [14], retardant d’autant le traitement de son dossier par la caf. À la fin de la matinée, n’ayant entendu que 4 affaires sur les 10 prévues dont 3 renvois, la juge s’exclame : « Peu productif, cette audience. »
11 Dans le même tribunal, lors d’une audience présidée par Jean Brunetti [15], une femme échoue à contester la validité d’un divorce prononcé hors de sa présence selon le droit algérien : elle est représentée par une avocate rémunérée à l’aide juridictionnelle qui reconnaît avoir déposé des conclusions incomplètes, n’ayant pas soulevé les dispositions pertinentes du droit international privé pour faire invalider le divorce par le jaf. Sous couvert de la technicité administrative des échanges, se cache une forme courante de racisme institutionnel [Carmichael et Hamilton, 1967] : parce qu’elle est originaire d’Algérie et n’a pas les moyens de rémunérer directement un‑e avocat‑e spécialisé‑e pour la défendre, la situation de cette femme est perçue par les professionnel‑le‑s du droit comme « compliquée » plutôt que juridiquement intéressante ; elle devra renoncer à ses droits en France (demander une prestation compensatoire ou encore des indemnités dans le cadre d’un divorce pour faute). Elle subit une discrimination aux effets sonnants et trébuchants sans qu’aucun propos ni intention raciste ne soit exprimé par qui que ce soit. Ainsi, les usages du dip sont‑ils relativement rares et plutôt réservés à des dossiers impliquant, outre la dimension internationale et la complexité juridique, d’importants enjeux financiers. Le dip permet en fait à la haute magistrature (siégeant en cour d’appel ou à la cour de cassation) et à des avocat‑e‑s spécialisé‑e‑s à la clientèle aisée de se distinguer de leurs collègues traitant le « tout venant » des affaires familiales. Cette segmentation selon la hiérarchie des tribunaux et le type de clientèle se double de différences territoriales. C’est sans surprise à la cour d’appel de Paris que nous avons pu observer des affaires où le droit international était vraiment mobilisé. Et c’est en référence à une affaire impliquant un dignitaire du Moyen‑Orient, ayant engagé des procédures dans deux pays européens, qu’une magistrate [16] nous l’a présenté avec le plus de détails.
12 Dans les tgi, ces subtilités juridiques semblent bien moins opératoires que les différences « culturelles », lesquelles visent, précisons‑le, principalement les personnes d’origine extra‑européenne. Celles‑ci font l’objet de catégorisations profanes, mais aussi parfois d’appropriations de savoirs constitués, comme l’illustrent ces propos de Catherine Blanchard, présidente du pôle famille du tgi de Carly, en Île‑de‑France :
Je dirais : chaque couple a sa propre histoire. Donc, déjà, un couple franco‑français, blanco‑blanc donc a une histoire, par définition, un couple nigériano‑nigérian a une histoire, enfin bon. Et donc, autant ça nous est facile – entre guillemets – de comprendre, je dis entre guillemets, de comprendre l’histoire d’un couple franco‑ français parce que ça peut correspondre à mon histoire à moi. Autant comprendre l’histoire d’un couple nigérian‑nigérian ou congolais‑congolais ou hindou‑hindou, ça demande quand même d’avoir un certain nombre de connaissances qu’on n’a pas forcément, sur la place du père, de la mère, bon. J’en ai vu passer un couple ce matin, ils étaient Congolais tous les deux, et donc le papa m’a dit donc : « Oui j’suis d’accord pour que les enfants restent chez la maman tant qu’ils sont petits. » Donc, bon, si on n’a pas fait un tout petit peu d’ethnopsychiatrie, si, on ne sait pas effectivement qu’il y a des cultures africaines dans lesquelles à un certain âge l’enfant passe automatiquement – entre guillemets – sous la tutelle du père… Après bon, il vaut mieux le savoir, mais on ne peut pas non plus tout savoir ! Moi, je le sais parce que j’ai été juge des enfants avant, parce que j’ai beaucoup travaillé dans deux ou trois situations avec le centre de Tobie Nathan [17].
14 Cette appétence pour l’ethnopsychiatrie est à rapporter à la trajectoire et aux pratiques professionnelles de cette magistrate. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle est vice‑présidente à Carly depuis plus de 15 ans. Elle a accédé à cette fonction après avoir occupé plusieurs postes comme juge des enfants. Or l’approche culturaliste de la psychiatrie promue depuis les années 1990 s’est institutionnalisée au sein d’établissements sanitaires et sociaux, en contact avec un public d’immigré‑e‑s ou de descendant‑e‑s d’immigré‑e‑s (hôpitaux, services sociaux), mais aussi au sein de la justice des mineurs [Fassin, 2011 ; Sallée, 2016 : 128]. Le passage par un poste de juge des enfants, dans lequel les magistrat‑e‑s sont au contact de nombreux intervenant‑e‑s susceptibles d’avoir été formé‑e‑s à l’ethnopsychiatrie (éduquateurs et éducatrices, assistants et assistantes sociaux, pédopsychiatres), a contribué à l’intérêt de Catherine Blanchard pour cette démarche, qu’elle réinvestit dans son poste de jaf. Du reste, l’institution judiciaire contribue à diffuser cette approche à travers des formations dispensées à l’école nationale de la magistrature (ENM). Une session existe ainsi depuis 2001 dans le catalogue de formation continue de l’enm sur le thème « Familles originaires du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et de Turquie et pratiques judiciaires » [18]. Présentée par ses animateurs comme un module visant tout particulièrement les juges des enfants, elle est classée dans une rubrique consacrée aux « approches pluridisciplinaires des mineurs et de la famille » et entend « présenter notamment le mode de fonctionnement traditionnel de ces sociétés (imbrication du sacré et du profane, structures familiales, modes de résolution des conflits…), les grandes étapes de l’immigration, les conflits familiaux dans le contexte de l’immigration et à comprendre comment l’intervention judiciaire peut devenir le lieu du conflit de culture. »
15 Si Catherine Blanchard est la seule de nos enquêté‑e‑s à faire explicitement référence à ce registre savant, son parcours d’ancienne juge des enfants mobilisant des savoirs et une conception interventionniste de son métier issue de cette précédente fonction n’est pas rare parmi les magistrats et surtout les magistrates aux affaires familiales [Bessière et Mille, 2013]. Plus souvent que le rapport virtuose au droit associé au dip, c’est ce présupposé culturaliste qui affleure dans la pragmatique ethno‑raciale par laquelle les magistrat‑e‑s catégorisent les conflits familiaux.
La racialisation pèse sur les audiences
« Là ça va être chaud parce que c’est des Romano tous les deux. » [19]
« Après, elle, elle paraît très intégrée… Elle fait pas “ africaine ” telle que je les imagine. Non, mais elle s’exprime très bien ! » [20]
« Cet homme, je le mets aussi dans une culture, une culture maghrébine, dont il faut tenir compte. Lui sera disposé à faire un effort pour les enfants. Donc… j’ai accédé au maximum de ce qu’elle demandait [une pension alimentaire de 150 € par enfant]. Et ça je pense que, pour lui, ça ne posera jamais de problème, il n’ira pas faire de recours. Par contre, donner à sa femme [une pension alimentaire au titre du devoir de secours [21]], culturellement ça ne serait pas passé. Elle n’en a pas besoin vu les allocations qu’elle a. » [22]
17 Ces quelques exemples donnent la mesure des catégorisations ethno‑raciales, fréquemment utilisées par les magistrat‑e‑s face aux sociologues pour décrire les dossiers auxquels ils et elles ont affaire. Le troisième illustre également la façon dont ces catégorisations s’articulent au genre, puisqu’elles sont associées à des présupposés sur les rôles féminins et masculins au sein des minorités racialisées. Le cas ci‑dessous illustre quant à lui le recours, plus rare, à ce type de catégorisation face aux justiciables eux‑mêmes.
10 heures 35‑10 heures 45. 19 février 2009, audience des instances modificatives (hors et après divorce) du juge Étienne Paletot, au tgi de Marjac [23].
Zineb Aouina, une femme d’environ 60 ans, d’origine algérienne se présente vêtue d’une longue tunique noire et coiffée d’un foulard à motifs colorés. Dès le début de l’audience, Étienne Paletot lui demande : « Vous comprenez le français ? ». Elle répond « oui » avec un fort accent, ce qui amène le magistrat à répéter sa question : « Non, mais vous le parlez ? ». La femme acquiesce à nouveau. Elle est venue sans avocat à l’audience, alors que son ex‑conjoint, Khaled Meimoun, un ouvrier du bâtiment à la retraite, souhaite cesser de verser une pension alimentaire pour leur fils majeur, Yacine. L’homme absent à l’audience est représenté par une jeune avocate blonde, rémunérée par l’aide juridictionnelle. La plaidoirie de l’avocate révèle que, depuis leur divorce en 2006, Zineb Aouina a la charge des trois enfants du couple et perçoit une pension alimentaire de 50 euros pour chacun. Selon l’avocate, « Yacine travaille en intérim. Il n’est plus à charge. Il ne fait plus d’études. Il peut subvenir à ses besoins. » Zineb Aouina réagit vivement à ces propos et essaie d’intervenir, mais le juge l’interrompt brusquement : « C’est moi qui décide qui parle, et combien de temps. » Il finit par lui demander : « Qu’est‑ce qu’il fait Yacine ? ». Zineb Aouina répond qu’il poursuit des études de comptabilité en lycée professionnel. Le juge l’interrompt à nouveau pour lui demander si elle a apporté des justificatifs. Elle : « Oui, mais pas ici, je savais pas, la prochaine fois, je viens avec tous les papiers. » Le juge rétorque froidement : « Il n’y aura pas de prochaine fois, c’est dommage pour vous. » Il se tourne alors vers la greffière et lance : « Je ne suis pas le premier abruti qu’on vient voir ! ». Il poursuit : « Apparemment, il travaille Yacine. » Maladroitement, Zineb Aouini répond : « Non il travaille pas, il continue les études. Moi j’te jure Monsieur le président, mon fils il est à l’école. J’sais pas pourquoi il a dit ça. Yacine, il travaille pas. Pourquoi son papa, il dit qu’il travaille ? ». Le juge semble amusé : « Pourquoi il aurait dit ça ? ». Il demande s’il y a des relevés de notes, l’interroge sur les études de Yacine. Un peu perdue, elle répond : « Il fait de la comptabilité, de la commerce, j’ai pas bien compris. » Le juge : « Il va travailler. Un homme, ça travaille… C’est fait pour ça un homme… [Se tournant vers la greffière]. Une femme aussi au demeurant. De manière générale, un être humain, c’est fait pour travailler, c’est pas fait pour vivre aux crochets des autres. » Après une discussion de quelques minutes sur l’utilité ou non d’acheter un portable aux enfants, la femme dit : « Moi aussi, je touche pas beaucoup. Je travaille quelques heures. » Elle répète qu’elle n’avait pas compris qu’elle devait apporter des justificatifs. Elle propose à nouveau d’apporter des documents attestant la situation de Yacine pour la « prochaine fois ». Étienne Paletot répond sèchement : « Vous ne comprenez rien, mais les gens comprennent quand il faut faire des démarches pour des allocations. C’est facile de dire qu’on ne comprend pas. Y aura pas de prochaine fois. » Puis il cède : « Vous me déposez les documents d’ici demain au greffe. » Zineb Aouina lui demande quel document elle doit fournir. Le juge répond : « Un certificat de scolarité. Mais si je ne l’ai pas aujourd’hui, attention… ». L’avocate ajoute de façon sèche : « Vous m’en adresserez une copie ! ». Le juge s’adresse alors à l’avocate : « On va pas lui faire faire deux copies, tout de même. » L’avocate répond de manière obséquieuse : « Normalement, c’est obligatoire, c’est le principe du contradictoire. » Étienne Paletot : « Faut s’adapter aux cultures, maître ! ». L’avocate éclate de rire.
19 Au cours de cette audience, cette femme d’origine algérienne, visiblement peu à l’aise, se trouve dans une situation impressionnante et asymétrique, puisqu’elle est la seule profane confrontée à trois professionnel‑le‑s du droit (un juge, une avocate et une greffière) et deux sociologues. Durant les dix minutes de l’audience, le juge Paletot s’adresse à elle brusquement, lui coupe la parole à plusieurs reprises et souvent de façon soupçonneuse (« Apparemment, il travaille Yacine »). Sans jamais mentionner les origines de la justiciable, il énonce plusieurs remarques désagréables, sous la forme d’expressions que nous avons pu percevoir en tant qu’observatrices comme racistes (et que les justiciables perçoivent sans doute aussi ainsi) : « Un être humain, c’est fait pour travailler, c’est pas fait pour vivre aux crochets des autres », « Vous ne comprenez rien, mais les gens comprennent quand il faut faire des démarches pour des allocations ! » Le sous‑entendu raciste de ces propos nous paraît d’autant plus fondé que le même magistrat explicite des préjugés à l’encontre des femmes maghrébines, lors d’un entretien réalisé le soir même de cette audience avec deux autres sociologues de l’équipe : « Je tiens compte aussi des familles, des familles maghrébines en particulier, je sais bien comment ça se passe ! Je me méfie du discours des femmes maghrébines, qui ne sont pas aussi victimes, pas autant victimes qu’elles veulent bien le dire et qui savent très bien jouer les femmes battues » [24]. Pourtant à la toute fin de cette audience, c’est du fait des mêmes catégorisations « racialisantes » que ce juge accepte de façon bienveillante de relâcher la norme en acceptant que Zineb Aouini apporte le certificat de scolarité de son fils, dont il a besoin pour fixer la pension alimentaire, sans en fournir copie à la partie adverse, et justifie cette dérogation à la procédure usuelle par la nécessité de « s’adapter aux cultures ». Ainsi, les effets de ce processus d’altérisation sur les pratiques professionnelles ne sont pas univoques, participant à certains moments au relâchement de la norme procédurale, quand à d’autres moments il contribue à son durcissement.
20 Pour comprendre ces variations, il faut avoir en tête que la racialisation n’opère pas seule : s’articulant à des stéréotypes de genre, elle renforce de surcroît la distance de classe entre ce magistrat, appartenant aux fractions bureaucratiques des classes supérieures, et cette femme de classe populaire. Le doute jeté sur les études supérieures du fils n’aurait pas été concevable pour un enfant de justiciables diplômés appartenant aux classes moyennes ou supérieures. De la même façon, mais avec des conséquences plus positives pour la justiciable, le juge a été d’autant plus compréhensif quant au dépôt des pièces que la femme n’a pas les moyens d'être représentée par un-e avocat-e (une situation fréquente dans les affaires hors divorce impliquant des classes populaires). C’est donc bien au croisement des caractéristiques de classe, de genre et de « race » que se déploie la domination institutionnelle, tendanciellement plus marquée lorsque la distance entre professionnel‑le‑s et profanes, au regard de ces trois supports d’identification, est importante. Ici, la « tolérance » procédurale manifestée par ce magistrat à la toute fin de l’audience ne peut faire oublier la violence discursive qui a structuré l’ensemble de l’interaction.
21 Rares sont toutefois les juges qui s’autorisent des écarts aussi importants à la norme de neutralité que ceux manifestés par Étienne Paletot face aux justiciables. Ces écarts peuvent du reste paraître illégitimes aux yeux des autres professionnel‑le‑s, signe d’un manque de professionnalisme.
Lorsqu’un vieil avocat habitué de la chambre de la famille du tribunal de Belles, en Île‑de‑France, présente sa jeune cliente d’origine indienne, titulaire d’un master en mathématiques mais actuellement au chômage, en plaidant longuement sur le fait que « l’Inde est le réservoir en matière grise de la Chine », le juge Yves Defert se moque de lui après l’audience, en lançant à sa greffière en riant : « Il est toujours égal à lui‑même Maître Dupont ! » [25]
23 Mais, même si les juges n’y ont pas recours en audience, les catégories racialisantes exprimées hors‑audience influent, intentionnellement ou non, sur leurs interactions avec les justiciables. Que l’intention des professionne‑le‑s soit bienveillante, disqualifiante ou neutre, qu’ils et elles assument leurs préjugés ou non, nous avons pu observer plusieurs différences de traitement à l’audience entre la population majoritaire et les publics étiquetés comme appartenant aux minorités ethno‑raciales. Une magistrate du tribunal de Belles, Delphine Chaumette, ralentit ainsi systématiquement son débit verbal, parle plus fort et emploie des formules plus simples lorsqu’elle anticipe que des justiciables auront des difficultés de compréhension et d’expression en français [26] – des difficultés d’autant plus problématiques que les interprètes sont absents dans les chambres de la famille des tgi. Parfois, l’ordre de passage des affaires est établi en tenant compte de ces catégorisations a priori.
Une affaire impliquant des justiciables étiquetés comme des « gens du voyage », observée dans le cadre d’une procédure en référé (i.e. d’urgence), a été placée en fin d’audience, se tenant un soir de 19 heures 45 à 21 heures 05, ce qui est exceptionnellement long (une heure vingt) et tard [27]. Cette programmation est le résultat des prédictions négatives des professionnelles présentes, anticipant une affaire longue et complexe, à commencer par la juge Catherine Blanchard et sa greffière Martine Leroux qui craignaient l’intervention des familles élargies dans la dispute conjugale sous la forme d’une « guerre des clans », mais aussi l’avocate de l’homme qui a entamé sa plaidoirie par ce propos liminaire : « En général, les gens du voyage s’arrangent entre eux pour régler ce genre de conflits, mais quand ils passent devant la justice, c’est qu’ils n’ont pas réussi à s’entendre. »
25 Ce sont aussi les questions posées aux parties à l’audience qui peuvent différer selon l’origine présumée et l’apparence des justiciables. La juge Anna de Mattéi – qui a eu une double carrière d’avocate et de magistrate en Argentine, dont elle est originaire, et en France – pose régulièrement une question « piège » à certains justiciables au tribunal de Belles : « Qu’est‑ce que l’autorité parentale conjointe ? ». Du point de vue de la magistrate, cette question vise à vérifier la connaissance par les parents de la norme juridique de coparentalité, mais en pratique, cette question place les justiciables dans l’embarras : ils et elles bafouillent, hésitent, se trompent, se font rabrouer par la juge qui constate leur ignorance en la matière avant d’énoncer le droit. Or, sur deux demi‑journées d’audience observées [28], Anna De Mattéi a posé cette question à quatre reprises. Parmi les quatre couples visés, on recense un couple originaire du Mali et deux couples de nationalité congolaise (soit trois des quatre couples d’origine africaine qu’elle a auditionnés), ainsi qu’un couple appartenant à la population majoritaire (sur les 11 qu’elle a entendus). Dans ce dernier cas, la magistrate se justifie auprès du père, en disant qu’elle lui pose cette question parce qu’il n’a pas d’avocat et qu’elle veut s’assurer qu’il a bien été informé du droit. Dans les trois autres cas, elle ne se justifie pas et, dans l’affaire d’un des couples congolais, deux avocats sont pourtant bel et bien présents.
26 Si l’on restreint le comptage aux six affaires dans lesquelles les justiciables se présentaient sans avocat – puisque la magistrate justifie cette pratique par ce critère –, on remarque qu’un seul couple appartenant à la population majoritaire sur quatre a été interrogé sur sa connaissance de l’autorité parentale, tandis que les deux couples d’origine africaine sans avocat l’ont été. La différence de traitement entre les justiciables, selon leur origine nationale, est ici manifeste.
27 On doit toutefois se garder d’imputer aux seul‑e‑s professionnel‑le‑s du droit l’usage des catégorisations ethno‑raciales durant les audiences. Les justiciables mentionnent parfois l’origine de leur conjoint‑e dans le cadre de conflits sur l’éducation ou la résidence des enfants, comme par exemple lorsqu’un père critique la propension de son ex‑conjointe à confier ses enfants à des membres de sa famille élargie en assimilant cette pratique à une éducation « à l’africaine » [29]. Ces étiquetages produits par les justiciables eux‑mêmes sont d’autant plus probables que le couple est hétérogame d’un point de vue ou d’un autre : avoir ou non la nationalité française (y compris quand on est né‑e à l’étranger) ou bien des « papiers », pratiquer des religions différentes, avoir de la famille là‑bas ou ici sont autant d’arguments mobilisés par les parties adverses. Les professionnel‑le‑s opèrent un tri face à ces étiquetages introduits par les justiciables : selon les cas, ils et elles récusent, reprennent, ou reformulent ce type d’arguments, contribuant à orienter le rapport de force entre les ex‑conjoint‑e‑s. Ainsi, ce n’est pas seulement « entre » les couples (nationaux versus étrangers) que la racialisation constitue un opérateur de différenciation ; à l’instar du genre, elle intervient au sein même de certains couples (entre le conjoint qui est le plus racisé et celui qui l’est moins).
Conclusion
28 Le concept de racialisation, plus large que celui de racisme, permet de suspendre, ne serait‑ce que provisoirement, la dénonciation et permet de spécifier, si racisme il y a, à quel type de racisme on a affaire et en quelles circonstances. À cet égard, notre recherche montre qu’à de rares exceptions près, ces professionnel‑le‑s n’expriment pas d’idéologie explicitement raciste ni face aux justiciables, ni dans les dossiers judiciaires, pas plus qu’entre professionnel‑le‑s ou lors d’entretiens avec les sociologues. En revanche, les catégorisations particularistes produites par ces juristes au sujet des justiciables et de leurs histoires familiales peuvent conduire, au quotidien, à une articulation subtile entre racisme institutionnel et racisme individuel [Essed, 1991]. La différenciation des publics en des termes culturalistes constitue un moyen pour les professionnel‑le‑s de la justice familiale de dire et de penser la distance qui les sépare de certains justiciables, en particulier celles et ceux appartenant aux classes populaires. Dans un contexte de justice de masse, c’est un moyen rapide de distinguer les affaires, en appréhendant des situations familiales perçues comme « complexes » dans une opposition binaire et évolutionniste : culture « traditionnelle » et « patriarcale » des minorités ethno‑raciales versus culture « moderne » et « émancipatrice » de la population majoritaire [30]. Les catégorisations ethno‑raciales qu’opèrent explicitement ou implicitement les professionnel‑le‑es de la justice familiale durcissent ainsi des stéréotypes de genre et de classe présents de manière plus générale aux affaires familiales. L’allusion d’Étienne Paletot aux « allocations familiales » renvoie à des soupçons qui peuvent peser sur l’ensemble des franges les plus précarisées des classes populaires. Lorsqu’il accuse les « femmes maghrébines » d’être « moins victimes qu’elles veulent bien le dire », il racialise un soupçon qui vise classiquement les mères, celui d’être manipulatrices et d’émettre de fausses accusations pour obtenir ce qu’elles veulent. Lorsqu’Anna de Mattéi s’inquiète qu’un père congolais « n’assume pas les enfants eus dans une première vie », elle renvoie à la figure paternelle stéréotypique du père absent. Si ces types de soupçons ne sont pas réservés aux pères et aux mères appartenant à des minorités ethno‑raciales [Biland et Schütz, 2014], ils sont nourris par les catégorisations raciales et exprimés sous une forme spécifique lorsqu’ils sont adressés à ces justiciables, qui facilitent finalement leur expression et les rendent d’autant plus opérationnels. Race, classe et genre s’articulent alors pour signifier des rapports de pouvoir et les exercer [Scott, 1988]. ■
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Wyvekens Anne, 2015, Justice familiale et « diversité culturelle », rapport pour la Mission de Recherche Droit et Justice.
Notes
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[1]
Entretien réalisé par Céline Bessière et Hélène Steinmetz le 24 juin 2009. En raison de l’anonymat promis aux enquêté‑e‑s, les noms des lieux et de toutes les personnes mentionnées dans l’article ont été modifiés.
-
[2]
C’est le cas notamment de la justice correctionnelle, pour une enquête pionnière en France sur ce sujet, voir [Herpin, 1977].
-
[3]
En matière pénale, les femmes représentaient seulement 15,5 % des personnes mises en cause par la police et la gendarmerie et 3,9 % des personnes incarcérées en 2004 [Cardi, 2009].
-
[4]
Plusieurs travaux sur la justice des mineurs [Terrio, 2009] et la justice pénale [Fassin, 2015 [2011] ; Jobard et Névanen, 2007] documentent la surreprésentation des prévenus de classes populaires appartenant aux minorités ethno‑raciales.
-
[5]
Pour une analyse critique des usages de ce concept qui a connu un grand succès dans les sciences sociales en Grande‑Bretagne et aux États‑Unis, voir Murji et Solomos, 2005.
-
[6]
Retranscription d’une discussion informelle entre Céline Bessière et Claude Frey‑Muller dans son bureau à la cour d’appel le 19 janvier 2015.
-
[7]
Plusieurs dizaines d’étudiant‑e‑s et d’enseignant‑e‑s ont participé à cette recherche. Certain‑e‑s n’étaient pas de nationalité française et ont peut‑être été perçu‑e‑s comme étrangèr‑e‑s, du fait de leur nom ou de leur manière de parler (accent étranger), ou racisé‑e‑s du fait de leur couleur de peau ou de leur hexis corporelle (l’une d’entre nous portait le voile). Mais il‑elle‑s constituaient une minorité numérique au sein de l’équipe et n’étaient pas impliqué‑e‑s dans les échanges mentionnés.
-
[8]
Contrairement à elle, nous n’avons pas interrogé directement les professionnel‑le‑s « sur leur façon de traiter les situations marquées par une dimension culturelle ». Nos entretiens portaient sur les trajectoires et pratiques professionnelles en lien avec les affaires observées. Ce n’est donc pas en réponse à des questions orientées vers cet enjeu que les propos ont été tenus ; on peut considérer que leur mobilisation de ces catégories intervient sans imposition de problématique de notre part.
-
[9]
Pour une présentation d’ensemble de l’approche intersectionnelle, en langue française, voir notamment Bilge, 2010 ; Jaunait et Chauvin, 2012.
-
[10]
Nous nous attelons actuellement à construire et exploiter une base de données de 4 000 dossiers, en première instance et en appel, dans laquelle nous avons intégré plusieurs variables portant sur la consonance des prénoms et des patronymes, afin de mener une analyse systématique de ces décisions.
-
[11]
Entretien réalisé par Céline Bessière, Aurore Koechlin et Camille Phé le 26 novembre 2014 à son cabinet.
-
[12]
Entretien réalisé le 18 mai 2009 par Jérémy Mandin au tgi de Carly.
-
[13]
Observation réalisée le 2 mars 2010 par Muriel Mille et Julie Minoc.
-
[14]
L’aide juridictionnelle consiste en la prise en charge totale ou partielle par l’État des honoraires et frais de justice, sous condition de ressources.
-
[15]
Observation réalisée par Hélène Steinmetz le 1er mars 2010.
-
[16]
Entretien réalisé par Émilie Biland et Hélène Steinmetz avec la juge Brigitte Cigliano le 30 juin 2016.
-
[17]
Entretien réalisé par Julie Minoc le 27 janvier 2012. Tobie Nathan est l’une des principales figures françaises de l’ethnopsychiatrie. Il a fondé en 1993 (et dirigé jusqu’en 1999) le Centre Georges‑Devereux (du nom du son directeur de thèse, principal fondateur de l’ethnopsychiatrie contemporaine), spécialisé dans l’ethnopsychiatrie clinique.
-
[18]
Voir la présentation faite de cette formation dans l’exposition « Paroles d’Afrique » du musée d’ethnographie de l’université Bordeaux‑Segalen, disponible sur la vidéothèque en ligne du cnrs [videotheque.cnrs.fr, notice n°3739, 2012] et le catalogue en ligne des formations de l’enm [formation.enm.justice.fr].
-
[19]
Propos tenus en marge d’une audience au tgi de Carly par la juge Catherine Blanchard qui s’adresse à sa greffière et aux sociologues, observation de Céline Bessière et Sabrina Nouiri‑Mangold, 3 décembre 2009.
-
[20]
Propos tenus en marge d’une audience au tgi de Valin par la juge Bénedicte Le Fur, observation de Benjamin Faure et Julie Minoc, 4 mars 2010.
-
[21]
Le « devoir de secours » entre époux reste effectif jusqu’au prononcé du divorce. À ce titre, une pension alimentaire peut donc être versée par un conjoint à l’autre pendant la procédure.
-
[22]
Entretien avec le juge Étienne Paletot au tgi de Marjac réalisé par Céline Bessière et Aurélie Fillod‑Chabaud, le 19 février 2009.
-
[23]
Observation réalisée par Sibylle Gollac et Raphaëlle Salem.
-
[24]
Entretien avec Étienne Paletot réalisé au tgi de Marjac par Céline Bessière et Aurélie Fillod‑Chabaud, le 19 février 2009.
-
[25]
Propos tenus en marge d’une audience au tgi de Belles, observation de Céline Bessière et Jérémie Mandin, 13 mars 2009.
-
[26]
Observation réalisée le 2 juin 2009 par Céline Bessière et Aurélie Fillod‑Chabaud.
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[27]
Observation réalisée le 3 décembre 2009 par Céline Bessière et Sabrina Nouri‑Mangold au tgi de Carly.
-
[28]
Observations réalisées le 20 mars 2009 par Marion Azuelos et Hélène Steinmetz, le 3 avril par Céline Bessière et Jérémy Mandin.
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[29]
Observation réalisée le 22 janvier 2010 par Alexandra Oeser et Hélène Steinmetz au tgi de Carly.
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[30]
Cette vision antagoniste des cultures est également présente chez les professionnel‑le‑s de la justice des mineurs [Belkacem, 2013 : 83].