Notes
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[1]
À l’occasion d’une communication au Symposium International de la Wenner-Gren Foundation on Anthropology, New York 1952. Texte publié ultérieurement dans Anthropologie structurale [Lévi-Strauss, 1958 : 329-378].
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[2]
Les éléments de la biographie de Cushing sont issus de l’introduction de Jesse Green [Cushing, 1979 : 3-34], des récits et éléments de correspondance de Cushing livrés dans le même volume, et des publications citées en bibliographie de Hinsley [1981] et de Gleach [2007]. Nous avons aussi recueilli quelques détails supplémentaires sur le site suivant : https://soloosos.wordpress.com/2011/01/22/janury-22th-frank-hamilton-cushing-and-the-zuni-pueblos/
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[3]
Pandey [1972 : 322-323]. Je remercie Stanley Brandes de m’avoir signalé cet article important.
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[4]
Vocable zuñi dérivé de « Washington » qui désigne les Blancs étasuniens (voir par exemple Cushing, 1979 : 92).
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[5]
Sur l’écheveau de conflits dans lesquels était directement impliqué Cushing, certains Zuñi qui lui étaient hostiles, les administrateurs et politiciens blancs de la région, et ceux qu’il appelait « my special ennemies », voir Pandey [1972 : 323-326].
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[6]
Je remercie Emmanuel Désveaux d’avoir amicalement commenté dans ce sens le manuscrit du présent article. Sur le thème de l’écriture et des Amérindiens, on pourra se rapporter à son analyse [Désveaux, 2007 : 105-135].
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[7]
Hinsley, [1981 : 199] (ma traduction).
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[8]
Pandey [1972 : 326]. Ce sacrifice explique mieux l’imprécision ethnographique reprochée à Cushing par ses critiques.
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[9]
Cushing a-t-il administré cette mixture aux enfants ? Le texte n’est pas clair sur ce point.
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[10]
Cushing, 179 (ma traduction).
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[11]
Cushing, 1979 : xii, citation dans la préface de Fred Eggan.
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[12]
Sur cette période difficile de la vie de Cushing, sujet de surcroît à d’incessants problèmes de santé, voir Hinsley, 1981 : 200 et suivantes.
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[13]
À propos de Lévy-Bruhl et du regain d’intérêt qu’il suscite aujourd’hui, voir Keck [2008] et Saumade [2015].
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[14]
Voir Durkheim et Mauss [1903], littéralement captivés par l’explication de Cushing, même si leur démarche comparative, qui relie les faits de classification américains et australiens, reste davantage prisonnière des préoccupations d’antériorité caractéristiques de l’évolutionnisme que ne l’est l’analyse de l’anthropologue américain, qui voit bien la structure à travers l’agencement des différentes dimensions de la réalité sociale zuñi.
“The literature on these people, with the exception of one or two recent brief articles, is utterly worthless and if again I turn my face to the field, I shall hardly be faint hearted because an authority tells me he can do more with books than I can with ears and eyes […]. I do not count myself a man of as much ability as those possessed who have preceded me; but my method must succeed. I live among the Indians, I eat their food, and sleep in their houses. Because I will unhesitatingly plunge my hand in common with their dusty ones and dirtier children’s into a great kind of hot, miscellaneous food; will sit close to them having neither vermin nor disease, will fondle and talk sweet Indian to their bright eyed little babies ; will wear the blanket and tie the Pania around my long hair; will look with unfeigned reverence on their beautiful and ancient ceremonies, never laughing at any absurd observance, they love me, and I learn.”
1 Frank Hamilton Cushing (1857-1900) est le véritable père fondateur de l’observation participante. Entre 1879 et 1884, avant même que Malinowski n’ait vu le jour, il vécut quatre années et demie chez les Indiens Pueblos Zuñi (Nouveau-Mexique), quasiment sans interruption. Envoyé sur le terrain par le Bureau of Ethnology de Washington pour une classique enquête de trois mois, il décida de rester, d’aller plus loin que quiconque avant lui, afin de connaître de l’intérieur la « société primitive ». Là, alors qu’il observait avec perspicacité une vie sociale encore imprégnée de violence intertribale et d’ « ambiance Western », garanties par le voisinage des Apaches, Navajos, Mexicains, mormons et tuniques bleues, il fut tellement bien intégré par les Zuñi que, ayant passé toutes les épreuves d’initiation masculine, il devint chef de guerre et membre d’une société secrète, la Confrérie de l’Arc.
2 Ce personnage extraordinaire, sorte d’assemblage improbable entre Thoreau, le hippie des Sixties et l’homme de science est aujourd’hui assez mal connu en France. Jamais traduite, peut-être parce qu’elle est restée éparse sans avoir jamais fait l’objet de la synthèse qu’elle aurait méritée, son œuvre avait pourtant exercé une influence considérable sur les anthropologues qui marquèrent le plus profondément la tradition nationale depuis ses origines, soit Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss et même, nous verrons plus loin dans quelle mesure et pour quel résultat paradoxal, Lévy-Bruhl. Ces maîtres de la pensée anthropologique française prolongeaient sur un plan théorique l’immense prestige qui entourait la figure presque charismatique de Cushing aux États-Unis, « l’homme qui vivait avec les Indiens », parmi les pionniers de l’école américaine, John Wesley Powell, Adolph Bandelier ou Franz Boas. Passée cette renommée qu’il n’aura guère eu le temps de savourer – après avoir risqué sa vie et son scalp sur le terrain, de santé fragile, il mourut à Washington à quarante-deux ans… étouffé par une arête de poisson –, Cushing a fini par être dénigré par nombre d’anthropologues américains, principalement à cause d’un autre paradoxe sur lequel nous aurons à revenir : sa récurrente imprécision ethnographique. Ce défaut justifia les sarcasmes de certains collègues, que lui avait valus son caractère impétueux et solitaire, et même les insultes de Matilda Stevenson, sa rivale sur les terrains des Indiens du Sud-Ouest, qui le traitait d’affabulateur et d’imposteur scientifique, une opinion corroborée plus tard par Alfred Kroeber après qu’il eut lui-même travaillé à Zuñi [Hinsley, 1981 : 192-193].
3 En 1952, devant un parterre de collègues étasuniens, Lévi-Strauss regrettait que l’on affectât désormais de dédaigner Cushing [1], et même si depuis lors quelques auteurs s’y sont intéressés, c’est le plus souvent, nous le verrons, pour souligner son manque de rigueur et regretter que ses brillantes intuitions n’aient pu le conduire à éviter la marginalité scientifique dans laquelle la postérité l’a confiné. Or, à travers les éléments de biographie que nous allons exposer à la suite, il nous semble justement que c’est sa position liminaire, cultivée jusqu’à l’ascèse, moitié saint, moitié fou, qui a fait de Cushing le héraut d’une anthropologie idéale, totale, dont le programme était tout aussi fascinant qu’effrayant : pousser jusqu’à l’extrême l’empathie participative et la connaissance intimiste de l’altérité indigène pour tirer d’une étude de cas unique les éléments fondateurs de l’anthropologie moderne. L’homme devenu Indien était aussi celui qui ouvrait aux sciences humaines les portes de la perception en réduisant à néant la distance entre la participation active sur le terrain et la réflexion théorique, entre l’engagement corporel individuel et la compréhension structurale des faits sociaux, en rompant, en somme, toutes les catégories qui organisent le champ de la discipline. Il y avait certainement là quelque chose de gênant pour la postérité de l’anthropologie académique, d’autant que Cushing était avant tout un autodidacte qui n’avait jamais pris la moindre leçon d’ethnologie à l’Université. Le savoir qu’il accumula sur le terrain, dû à un statut acquis, en partie, grâce à son intégration dans la très prestigieuse famille Zuñi Pino, l’exposa au danger le plus redoutable : celui de divulguer le secret des rites réservés aux initiés. L’histoire de Cushing, à cet égard, a la valeur d’un mythe de fondation anthropologique : instruit des mystères de l’altérité, l’ethnologue doit, pour en rendre compte, s’en remettre à l’ellipse, à la métonymie ou à la métaphore de la figure structurale.
L’anthropologue comme médiateur
4 Jeune aventurier, fils d’un physicien excentrique qui avait l’habitude d’aller pieds nus à travers les rues de New York, Cushing devait l’essentiel de sa formation à son expérience personnelle. Ayant difficilement survécu à une naissance avant terme, il fut dès l’enfance un chétif promeneur solitaire dans la nature, doté d’une formidable intuition animiste révélée par les éléments autobiographiques assez précis qu’il a laissés à la postérité [Gleach, 2007]. Cette spiritualité intimiste l’avait conduit à cultiver une passion monomaniaque pour le recueil de pointes de flèches de silex, ce qui lui inspira l’invention de cérémonies indiennes autour des objets qu’il avait ramassés lors de ses promenades [2]. Comme tous les grands esprits obsessionnels, il travaillait avec méthode et dans les bois, et son sens aigu de l’observation des éléments et de leur structuration fit rapidement de lui un archéologue aussi précoce que génial, capable de repérer la trace d’un ancien campement indien non seulement d’après la configuration topologique des cours d’eau mais aussi suivant les variations de la couleur du sol là où il avait été occupé, là où des sentiers avaient été empruntés régulièrement, et même là où la forêt, à partir de l’époque coloniale, avait laissé place à des cultures [ibid. : 103]. À quatorze ans, le garçon avait lié amitié avec le riche voyageur archéologue amateur George Kennan qui l’accompagnait dans ses campagnes et lui ouvrit les portes de sa bibliothèque où il dévora les grands ouvrages de Tylor, Primitive Culture et Early History of Mankind, mettant ainsi pour la première fois son savoir empirique à l’épreuve de la théorie [ibid. : 107].
Fonds Solo Osos.
5 Si, comme nous l’avons dit, Cushing n’avait jamais étudié l’ethnologie autrement qu’en autodidacte, c’est à peine s’il suivit quelques cours d’archéologie à l’université de Cornell, auprès du campus de laquelle il fit la découverte d’une importante collection d’artefacts indiens. Ses professeurs, impressionnés, le recommandèrent alors à Spencer Baird qui l’introduisit à la Smithsonian Institution où après un bref stage d’apprentissage, il fut engagé comme conservateur des collections ethnologiques du National Museum de Wahington [ibid. : 109-111]. Considéré pour cela comme un spécialiste crédible, repéré par John Wesley Powell, directeur du Bureau of American Ethnology, après qu’il eut publié son premier article à dix-sept ans, Cushing organise une exposition d’objets indiens à dix-neuf ans, à l’occasion de l’Exposition du Centenaire à Philadelphie (1876).
Le grand saut
6 Désormais ethnographe professionnel, Cushing est envoyé à Zuñi en 1879 avec une équipe chargée de collecter des spécimens et d’inaugurer un travail de terrain. Insatisfait par l’administration du programme de recherches, il abandonne très vite, à la consternation générale, la tente de l’équipe et, lorsque celle-ci doit lever le camp pour s’en retourner à Washington, il décide de rester, s’invitant dans la maison du gouverneur du village. Ses chers collègues – parmi lesquels les époux Stevenson, le premier couple d’ethnologues de l’histoire, membres de la Smithsonian Institution et du Bureau of Ethnology, qui le haïssent cordialement – le laissent sans vivres, en négligeant de le saluer, livré à lui-même et aux Indiens au milieu des rigueurs de l’hiver Zuñi. Croyant initialement rester quelques mois supplémentaires, il demeurera plus de quatre années au cours desquelles il ne maintiendra de contact avec le « monde civilisé » que par l’intermédiaire de son correspondant Spencer Braid, le secrétaire de la Smithsonian Institution, ainsi que par les visites occasionnelles de sa femme Emma, de son frère et de deux amis journalistes, Sylvester Baxter et William E. Curtis [3]. Son séjour n’aura eu qu’une brève interruption en 1882, lorsqu’il dirigea une tournée avec des amis zuñi dans quelques villes étasuniennes ; ce fut au cours de cette période qu’il se maria à Washington.
7 Lorsqu’il s’installe à Zuñi, Cushing est tout imprégné de l’idée de devenir Indien et tel est justement le projet que les Indiens ont à son égard, une fois admis qu’il allait s’installer parmi eux : ainsi que son hôte gouverneur le lui stipule, il ne peut rester qu’à la condition d’assumer cette transformation. Pour « durcir sa viande », le gouverneur le nourrit avec du mouton (animal d’élevage hispanique adopté par les Zuñi sous l’influence des missions), il lui donne une petite maison annexe, lui intime de suivre en tout les coutumes zuñi, afin d’être « riche », et en fait son fils adoptif.
8 Ce processus ne se réalisa pas sans mal car, dans les premiers temps de son voyage vers l’indianité, Cushing, écrivant à Baird, son protecteur à la Smithsonian Institution, non seulement se plaignait de la nourriture mais il avouait même que c’était vraiment par souci d’apporter une petite contribution à la science qu’il « consentait » à rester au pueblo [Hinslay, 1981 : 195]. Réciproquement, on peut se demander en quoi le « visage pâle » pouvait intéresser les habitants du village pour qu’ils acceptent ainsi de l’intégrer (ce qui fut d’ailleurs, nous le verrons, loin de susciter l’unanimité). Pour répondre à cette question, quelques précisions historiques sont nécessaires. Formée de six villages, la société zuñi résulte d’un regroupement de populations sur une mesa de refuge, qui eut lieu après la grande rébellion Pueblo de 1680 et la sanglante reconquête espagnole, terminée en 1696. Là, sur la frontière semi- désertique des actuels États du Nouveau-Mexique et de l’Arizona, les Zuñi centralisèrent leur organisation sociale, cérémoniale et guerrière, pour résister aux Espagnols, contenir l’influence des missions catholiques, et conserver leur autonomie tout au long du xviii esiècle, jusqu’à l’époque mexicaine (1821-1848). Avec la Conquête de l’Ouest et la politique délétère de « pacification » menée par les États-Unis, le gouvernement fédéral imposa aux Zuñi le même régime qu’aux autres tribus regroupées en réserves : implantation de missions (ici presbytérienne), école en langue anglaise, tutelle administrative du Bureau of Indian Affairs, encouragement au travail productif et au développement de l’économie de marché. Parallèlement, le même gouvernement fédéral organisait des campagnes ethnographiques auprès des « derniers Indiens » avant leur définitive acculturation, voire leur extermination. Dans ce contexte de bouleversements, les Zuñis avaient besoin de médiateurs ; Cushing, si différent des autres Wa-sin-to-na [4], était l’homme de la situation. Même s’il suscita aussi quelques inimitiés féroces dans le pueblo, il ne décevra pas puisqu’il jouera un grand rôle pour la défense territoriale des Zuñis, participant à des expéditions contre les intrus apaches, navajos, mexicains ou anglo-américains, entretenant des rapports houleux avec les missionnaires, les mormons, les officiers de l’armée et les agents du gouvernement [5]. Difficile pour ces derniers de supporter un tel hurluberlu qui signait sans complexe ses lettres officielles avec l’en-tête :
9 1st War Chief of Zuñi, US Assistant Ethnologist.
Comment devient-on Indien ?
10 Dans ses écrits, Cushing tend à exagérer son acceptation parmi les gens du pueblo, sa présence étant – comme celle de tout ethnographe d’ailleurs, surtout à cette époque où les indigènes n’y étaient guère habitués – un facteur de trouble et de déséquilibre [Hinsley, 1981 : 195]. Mais il sait vraiment gagner en légitimité auprès des Indiens, notamment lorsque survient la famine et qu’une crise s’ensuit. Réputé pour sa « connaissance du monde », son savoir sur la terre et le soleil, il peut être appelé à trancher dans un procès en sorcellerie où il joue d’arguments scientifiques pour expliquer l’origine météorologique de la sécheresse qui était imputée à l’accusé, et ainsi commuer en bannissement la condamnation à mort qui était promise à celui-ci [Cushing, 1979 : 122 sq.]. Deux ans après son arrivée, en 1881, l’ethnologue est intronisé dans la société secrète des Priest of the Bow, qu’il qualifie de Masonry of the North American Indians, après avoir été intégré comme fils du clan du perroquet [op. cit.]. L’épreuve dure quatre jours, le premier passé dans l’immobilité absolue et le silence, suivi de trois nuits complètes à danser dans la hutte cérémonielle, jusqu’à l’épuisement. Il doit ensuite donner une fête assez coûteuse. C’est alors qu’il écrit à Baird afin de lui expliquer que les nouveaux savoirs et privilèges qu’il a acquis l’obligent à rester au moins deux ans de plus à Zuñi pour que sa mission soit vraiment complète ; à ses yeux, l’analyse anthropologique n’a de valeur que dans la mesure où elle s’articule en profondeur avec le savoir pratique et la « pensée sauvage » des Indiens, l’imprégnation ethnographique passant par l’accomplissement intégral des rites qui font la personne zuñi. John Westley Powell et l’administration de Washington y consentiront ; ils soutiendront Cushing jusqu’au bout, malgré les jérémiades et expressions de désespoir que ce dernier adresse assez fréquemment à Baird.
11 Point culminant et décisif de son initiation : Cushing part en expédition avec une petite bande contre les ennemis apaches. Il doit scalper l’un d’entre eux et parachever ainsi son admission dans la société secrète. Il s’exécute bravement, mais comme il a opéré avec un couteau métallique, lorsqu’il retourne au village, on lui signifie que son initiation n’est pas parfaite. Après un long débat entre ses initiateurs, il est gardé toute une nuit par quatre membres de la confrérie puis, quand l’étoile du matin apparaît, les cinq hommes, habillés et peints en guerriers, s’en vont piéger un groupe d’ennemis à coups de fusil et de casse-tête. Notre anthropologue, enfin, peut scalper « son » Apache dans les formes, avec un couteau de silex, suivant l’ordre du rite. Après son retour triomphal au village, il doit encore se laisser attacher nu et tenir toute une journée sur un nid de fourmis, passer plusieurs mois de jeûnes, pèlerinages, sacrifices et autres incantations, jusqu’à son intronisation publique au milieu de la plaza, rite qui avait déjà été célébré dans le secret la nuit précédente.
12 Cependant, au lieu de tirer de l’avalanche de faits importants qu’il vit dans sa chair une manne descriptive, Cushing reconnaît alors les limites de sa capacité rhétorique : « Chaque détail de ce processus est symbolique, poétique, intensément intéressant, et ses résultats dans l’esprit de l’homme qui le subit sont plus fascinants que tout ce que je pourrais relater » [Cushing, 1979 : 156].
13 Tel est le paradoxe de l’ethnographe devenu indigène : à trop s’imprégner de la culture observée, il sait trop de choses, il appréhende la réalité sociale comme un flot torrentiel irrépressible que même la réflexion et l’écriture a posteriori ne sauraient contenir. Et ce n’est pas que la tâche de rédaction rebutât Cushing car, ainsi qu’on peut le voir à travers l’exergue que nous avons choisi, à dessein, de conserver dans le texte, il est un prosateur inspiré, qui sait transmettre la passion qui l’anime.
Impuissance et puissance dangereuse de l’écriture
14 Mais Cushing sait aussi que l’écriture, puissance du Blanc, est un outil dangereux, incompatible avec la culture orale des Zuñi. Bien avant Lévi-Strauss chez les Nambikwara, il relate sa « leçon d’écriture ». Au début de son séjour, tandis qu’il cherche à s’intégrer, il déplore la méfiance que suscitent ses habituelles prises de notes et de croquis. Cette attitude, choquante pour les Indiens, lui vaut d’être surveillé jour et nuit, jusque dans sa chambre, où c’est le gouverneur qui s’en charge. Ce dernier, en offrant à Cushing son premier repas indien, lui dit qu’il n’est pas bien de faire des marques sur le papier ; il essaye de le dissuader d’assister aux danses sacrées en procédant ainsi. Cushing, qui ne tient pas compte de l’avertissement, se fait arrêter par deux chefs qui lui demandent de laisser ses carnets et crayons, faute de quoi ils seront détruits [ibid. : 69 sq.]. Il brandit alors un couteau et menace quiconque s’y risquerait ; mais chaque fois qu’il ressort son matériel pour prendre des notes, la tension remonte, certains arguant que, si on tuait Cushing pour cause de sorcellerie – soupçon corroboré, dans l’esprit des Indiens, par sa manie graphique –, le gouvernement fédéral fermerait les yeux.
15 Au bout du compte les Zuñi, pour se délivrer de leurs perplexités, décident de mettre Cushing à l’épreuve en jouant avec la dramaturgie de leur propre rituel : ils organisent une danse du couteau qui culminera avec la représentation de la « Mort d’un Navajo » [Cushing, 179 : 70]. Le matin en question, le vieux chef lui annonce la célébration d’Homah-tchi, une danse dangereuse au cours de laquelle il vaudrait mieux ne pas prendre de notes. Parce que Cushing s’obstine, le chef essaie de l’assigner à résidence, mais l’ethnologue s’échappe par les toits-terrasses des maisons du pueblo pour rejoindre la plaza, qu’il peut ainsi observer de haut, un point idéal pour prendre des notes et dessiner. Là, il assiste à la danse de personnages masqués, enduits de sang comme les couteaux de pierre qu’ils brandissent vers Cushing. Impassible, celui-ci parvient à exécuter quatre croquis. Des clowns cérémoniels masqués font alors leur apparition, nus, peints avec des cendres, portant des casques surmontés d’écorces de feuilles de maïs, les yeux et les bouches rehaussés de noir, d’apparence féroce, chacun portant une corde et un casse-tête. D’abord accueillis dans l’hilarité, les clowns suscitent soudain un silence absolu, y compris de la part des enfants, lorsqu’ils pointent Cushing de leur casse-tête, l’un criant à son compère : « Tue-le ! » Ce dernier grimpe à l’échelle vers la terrasse où est installé Cushing, qui se retrouve instantanément entouré par une foule d’Indiens. Aucune issue possible. Sans se départir d’un sourire forcé, l’ethnologue sort alors son couteau d’acier, le fait briller au soleil, place sur son livre ouvert une pierre pour que l’on voie bien qu’il exécutait un croquis, et menace son agresseur. Soudain, le clown bat en retraite après qu’il a été alerté par son compère : « Arrête, c’est un hi-he (frère spirituel du Kâ’-kâ, une société secrète), ce n’est pas un Navajo ! » Les masques tombent, le jeu s’arrête, la foule exulte. Les vieux félicitent Cushing pour son courage, et les deux clowns détournent leur ire : déclarant avoir trouvé un Navajo, ils massacrent un chien qui passait par là et l’éviscèrent au milieu de la place [ibid. : 73].
16 Au-delà du pittoresque de l’anecdote, digne d’un film de Sam Peckinpah, il est clair que la confrontation de Cushing avec les Indiens pose le problème anthropologique du rapport de l’écriture aux sociétés sans écriture. Ici, en l’occurrence, l’ethnographe fait l’objet d’une longue procédure d’adoption qui passe par différentes épreuves ; son travail scripturaire, qui relève d’une puissance extérieure inaccessible aux initiateurs, crée le malentendu entre lui et ses hôtes/pairs, ce qui provoque la crise. En outre, lorsqu’il sera initié au sein d’une société secrète, il sera tenu de n’en pas divulguer les rites, ni dans le monde blanc, ni même en dehors du clan concerné. Le poids de l’injonction traditionnelle sur les épaules de Cushing est aussi certainement une raison de son imprécision ethnographique : il ne peut raconter tout ce qu’il sait [6]. Pour l’ethnographe initié, pour le Blanc devenu Indien, la profondeur de l’expérience implique le souci de ne pas violer les secrets ni trahir la culture qu’il avait adoptée et qui l’avait adopté. Ainsi que l’écrit très bien l’historien de l’anthropologie Curtis Hinsley :
C’était un dilemme spécialement douloureux pour des hommes qui éprouvaient l’aridité morale et l’impiété de leur propre civilisation. Désireux d’apporter un savoir régénérateur aux leurs, ils devaient nécessairement violer la confiance que d’autres leur avaient accordée. Le dilemme était insoluble, et il a certainement contribué à la réticence de Cushing à publier [7].
Observation participante ou sorcellerie ?
18 Si Cushing sort renforcé des épreuves qui lui sont imposées, cela ne le met pas à l’abri des accusations de sorcellerie [Cushing, 179 : 157 sq.]. Ces accusations venaient aussi bien de l’intérieur de la tribu, fomentées par des gens hostiles à la famille Pino, mais aussi, et surtout, par les gens de l’extérieur qui trouvaient trop souvent dans l’attitude militante de l’ethnologue un obstacle à leurs propres intérêts. En l’occurrence, selon l’auteur, il s’agirait de rumeurs propagées par les étrangers des alentours, mormons, Mexicains et même Américains « qui n’aimèrent jamais mon expérience indienne ». Il semblerait d’ailleurs que cette hostilité environnante l’eût conduit à détruire des carnets de notes où il rapportait les détails de cérémonies initiatiques dont il ne voulait surtout pas qu’ils tombassent entre de mauvaises mains [8].
19 Appréhendé par deux hommes, Cushing se retrouve dans une pièce devant un tribunal où il n’a pour défenseur que son père adoptif, son « pauvre frère » et le père de ce dernier. Crânement, il jette son paquet de tabac en disant : « Fumez, vous devez avoir sommeil, car vous n’êtes pas des hiboux. » « Tu dois t’y connaître » dit une voix accusatrice, en référence aux plumes de hiboux et charmes de la nuit habituels aux sorciers. Cushing continue de plaisanter, jusqu’à ce que son père lui dise d’arrêter car il s’agit d’une affaire grave. Un homme prestigieux, l’un des chefs de la société secrète de l’Ordre du feu, l’accuse de sorcellerie : à peine arrivé à Zuñi, l’ethnologue avait accompli une transgression en assistant à une réunion de cette société secrète, car il avait volé avec des « couleurs brillantes » (les pastels avec lesquels il dessinait) les ombres de la danse sacrée, contrarié l’âme des dieux, relié deux boîtes de conserve vides à un fil long de plus de trois portées d’arc pour communiquer avec l’extérieur, apporté d’étranges médecines dans la tribu et prédit la mort d’enfants qu’il ne voulait pas soigner : en effet les enfants cessèrent de mourir de la rougeole lorsqu’il eut apporté cette médecine qui paraissait étrange (huile bouillie et térébenthine) avec laquelle il prétendait peindre sa porte [9]. L’accusateur en avait parlé aux Mexicains, aux mormons et aux Américains qui confirmèrent l’accusation.
20 « J’écoutai la longue harangue, écrit Cushing, réunissant mes forces. Cela faisait plus d’un an que j’étais chef dans la tribu, et j’avais appris beaucoup de leurs façons » [ibid : 159]. Puis on lui donne la parole :
Il semblerait que vous ayez tous, hommes, femmes et enfants, été de sacrés idiots de ne pas vous en être rendu compte depuis longtemps. Tout ce que tu as dit est vrai. Pourquoi suis-je venu ici ? N’avez-vous pas remarqué que je laissais mes armes sur le palier de votre porte lorsque j’entrais dans vos maisons ? Vous devriez avoir vu que ce n’était pas par politesse mais parce que je suis un magicien sans peur. Est-ce que je ne porte pas vos habits et n’accepte pas de vous appeler frères et pères ? De manger dans le même plat avec chacun d’entre vous, comme si nous étions nés de la même mère ? Aucun homme qui vous aime ne ferait une telle chose. Pourquoi ai-je lutté pour que les mormons n’envahissent pas vos terres ? Pourquoi ai-je dirigé vos raids pour chasser les Mexicains de vos pâturages ? Aucun homme qui vous aime n’aurait fait une chose pareille. Car les mormons, qui s’habillent de haillons, sont, comme vous le savez, les plus grands et plus sages des Américains. Ils ne mentent jamais. Ils vous aiment tant qu’ils vivent depuis longtemps avec vous et construisent même leurs maisons sur vos terres.
Et quant aux Mexicains, vous devriez savoir que j’étais un sorcier quand j’ai lutté pour les mettre dehors ; car ils vous aiment tellement qu’ils sont venus ici pour vos pâturages, ils ont apporté des milliers de moutons, non pas pour les nourrir sur votre herbe mais dans le but de ne pas avoir à vous quitter. Vous avez un proverbe qui dit que le Mexicain ment même quand il prie, mais pas à vous, ça non ! [10]
22 « Assez », dit l’assemblée, au milieu des pleurs des femmes et des enfants. Et le vieux chef accusateur, tremblant, reconnaît ses torts et vient embrasser rituellement Cushing, que son approche radicale de l’observation participante pouvait ainsi exposer à un danger venu tant de l’extérieur que de l’intérieur de la tribu.
Traversée du désert
23 Au fil de la rude existence du désert du Sud-Ouest étasunien, ce sont surtout les Blancs et leurs préjugés qui font l’objet du ressentiment durable de Cushing. Le 3 décembre 1879, soit six mois après son arrivée, il écrit à Baird une lettre désespérée alors qu’il est encore en train d’essayer de sauver sa peau après avoir entrepris, en compagnie d’un prospecteur d’Albuquerque et d’un cowboy aventurier, une expédition vers les mines de jade et de turquoise qu’on lui avait indiquées, à proximité d’un site pueblo en ruine. La veille de l’écriture de sa lettre, ses deux compagnons l’ont abandonné en lui volant son bon lasso et lui laissant une mauvaise corde avec laquelle il n’a pu attacher correctement sa mule qui s’est enfuie. Il espère la retrouver mais n’en est pas sûr, d’autant que la neige qui est tombée recouvre toute trace, et il se trouve à 70 miles de Zuñi et à 35 miles du premier ranch. Il laisse la lettre au gardien des mines, précisant à Baird que, si l’on n’a pas de nouvelles de lui quand il recevra la lettre, on pourra le déclarer perdu. Dans la lettre suivante, il explique à Baird comment il s’est sorti de ce mauvais pas. Reparti à pied dans la neige, il atteint le premier ranch au bout de deux jours, puis Fort Wingate, où il est reçu avec le plus grand mépris par les Blancs auxquels il doit expliquer qu’il n’est ni le sauvage, ni l’inconscient désœuvré que se représentent les gens de la conservative society of Fort Wingate. Cette humiliation le touche très profondément :
Aurais-je pu anticiper une telle expérience que je m’en serais retourné vers la menaçante frontière (the threatening divide, la frontière de la civilisation) ; car je préfère affronter les tempêtes sur les plus hauts pics de la sierra zuñi que le mépris que j’ai eu à endurer ce jour. L’un refroidit seulement le corps et glace la peau, tandis que l’autre refroidit toute foi en l’humanité et glace le cœur [Cushing, 179 : 141].
25 À son fidèle protecteur, il dit son pressentiment, lorsqu’il retournera à Washington, précédé par les mêmes rumeurs malveillantes sur son compte, d’être ravalé par ses amis au rang des « marins ivrognes et autres soldats engagés » qui hantent les bouges. Et voilà le sommet (ou le fond !) de l’expérience initiatique de l’observation participante et de la « réflexivité » : devenir un Indien jusqu’au point d’éprouver pour soi-même le mépris raciste des Blancs. Il en découle la jouissance que procure, dans l’esprit du chrétien qu’est très profondément Cushing, même s’il ne pratique guère et n’a reçu aucune éducation religieuse [Gleach, 2007 : 101], l’alliance de la souffrance et de la paix de l’âme. Ainsi cette phrase sublime, toujours écrite à Baird six mois plus tard, que je ne résiste pas, comme l’exergue, à citer dans le texte :
I can sum up in one sentence what my life here has been – Physically, so far as the appetites are concerned, paralysis; Socially, exile; Ethically, theoretically, a feast, a peace of mind unapproached in all my previous experiences [ibid. : 145].
Personne et parenté classificatoire
27 Ici transparaît le souci quasi monacal de Cushing de ne pas franchir définitivement la limite en devenant lui-même un « naturel » à part entière, ce qui aurait impliqué de sa part la pratique sexuelle et le mariage à Zuñi. Une telle ascèse témoigne de sa volonté de servir aussi bien les Indiens que la science en résistant aux tentations de la chair, alors que le gouverneur, qui est aussi son père adoptif, et un autre Indien, son frère adoptif, insistent pour le marier et intégrer sa descendance dans la structure parentale du village [ibid. : 110 sq.]. Un beau jour, une prétendante (nommée Iu-itsaih-ti-e-tsa) lui laisse un cadeau, ce qui est une façon de se déclarer. Mais la mère adoptive de Cushing s’efforce de le dissuader. Elle lui dit que la fille le rendrait fou, et lui disant cela, ne l’appelle plus « mon fils » mais par son nom rituel Medecine Flower, alors que son nom courant, donné par les femmes, est Cushi K’ok-shi Ku-shiTihi Nima (« Cushing le bon », « Cushing le doux ») et que ses compagnons de danse l’appellent « the little Capitan Cuzique ». Cushing suit d’autant plus aisément le conseil de sa « mère » qu’il ne veut pas être marié ici. Il invite la fille et lui paye avec du sucre le cadeau qu’elle lui a fait, ce qui est une manière de refus très humiliante pour elle [ibid. : 120]. La tante de cette dernière vient alors essayer de recoller les pots cassés, mais Cushing lui dit : « Sœur (ainsi l’appelle-t-il), Iu-itsaih-ti-e-tsa est une bonne et jolie fille. Je l’aime bien ; mais beaucoup de jours passeront avant que je ne pense à une femme, sauf comme sœurs et mères » [ibid.].
28 Cushing veut se maintenir dans un statut marginal tout en tirant parti des pratiques traditionnelles de l’adoption et de la parenté classificatoire. Grâce à celles-ci, il peut à la fois être et ne pas être : être classifié, donc reconnu comme une personne, mais ne pas être charnellement assimilé par l’alliance et le processus de reproduction sociale. Il vit ainsi dans l’intimité de l’altérité qu’il s’est choisie tout en gardant un certain détachement qui marque l’exceptionnalité de l’ethnologue à l’égard des Indiens, à l’égard des hommes en général. Dans sa mission anthropologique, il voit la synthèse dialectique de la distanciation scientifique et de l’implication personnelle : « Le jour approche où il sera démontré que l’équation personnelle est la chose suprêmement essentielle dans de telles recherches [11] ».
Ethnologue primitif ou premier des ethnologues ?
29 Cushing, on l’a dit, ne laissa personne indifférent ; il suscitait aussi bien l’ire que la fascination de ses collègues contemporains de Washington et de New York, et son retour à la « civilisation », en 1884, fut marqué par de nombreuses polémiques. Incapable, pour les raisons que l’on a dites, de rendre la grande synthèse que l’on attendait de lui, il est tour à tour soupçonné d’être « visionnaire plutôt que scientifique », de projeter sur les Indiens des « idées qui ne sont venues à la conscience des hommes qu’avec les nations modernes », en bref de surinterpréter, comme on le dit aujourd’hui [12]. En 1886, avec le support financier de la riche capitaliste de Boston, Mary Hemenway, il prend la tête d’une nouvelle expédition dans le Sud-Ouest dont il ne tirera que des résultats fragmentaires, après s’être montré piètre organisateur, en dépit des 100 000 dollars qu’a dépensés sa mécène. Il a de plus été soupçonné d’avoir sculpté lui-même une grenouille en pierre présentée comme une précieuse découverte archéologique. Malgré ces polémiques, qui rebondirent à l’occasion d’une dernière expédition archéologique sur les bâtisseurs de tumulus de Floride (1894), où Cushing fut encore accusé de falsification de documents, Powell ne lui refusa jamais son soutien et la mort, aussi pathétique que dérisoire, qui frappa en 1899 l’ethnologue-chef de guerre Zuñi, laissa le milieu académique étasunien partagé entre la tristesse et la consternation. Pour Hinsley, à la fois sévère et sensible devant l’histoire, Cushing n’aura laissé que des promesses et « les déchets de sa recherche dispersés à travers le Sud-Ouest et ailleurs pour que d’autres les ramassent s’ils le pouvaient ». L’historien absout le grand homme en ce qu’il aurait cherché à valoriser, au-delà de la rigueur scientifique, une poiesis marquée par la « communication intuitive » avec les Amérindiens qu’il recherchait depuis ses jeunes années d’explorateur des bois [Hinsley, 1981 : 205, 207].
30 Ce verdict clément sur le bilan d’un génie aussi peu productif – défaut certes majeur pour des Nord-Américains du mainstream – que supérieurement intuitif placerait Cushing sur une posture théorique proche de celle de Lucien Lévy-Bruhl et de sa fameuse notion de « participation », soit la fluidité mystique entre les choses et les êtres qui serait propre à la « mentalité primitive ». Or, ne serait-ce pas là le résultat d’un profond malentendu de la part de Hinsley ? Lévy-Bruhl chercha toute sa vie, sans y parvenir, à formaliser en termes intelligibles la « participation ». Il admettait à cet égard que Cushing avait acquis un savoir que nul autre ethnographe n’aurait pu approcher. Mais cette sincère admiration s’accompagnait, dans l’esprit du philosophe, d’un constat d’échec qui s’adressait, au-delà du cas Cushing, à la discipline anthropologique en général. On le sait bien, Lévy-Bruhl avait lui-même reconnu, dans ses émouvants carnets (1938-1939) publiés post-mortem [1949], que les fondements du système conceptuel qui le rendit célèbre, notamment la notion de « mentalité prélogique », étaient en bonne partie erronés. Mais il maintint jusqu’au bout l’idée que la pensée des primitifs est « foncièrement rebelle à l’intelligibilité », seulement accessible par « participation », incompatible, donc, avec celle des savants occidentaux [Lévy-Bruhl, 1949 : 81]. L’expérience d’intériorisation d’une culture primitive par le biais de l’implication dans l’ensemble de l’activité sociale, rituelle et symbolique, lui semblait être, à lui qui ne l’avait jamais tentée, la seule voie d’accès à une altérité qu’il croyait ineffable. Mais le résultat ne faisait que confirmer à ses yeux l’impuissance d’une intelligence occidentale que la logique aristotélicienne rendait imperméable à la logique primitive de « participation » (une chose peut être une autre qu’elle-même, un homme peut être un animal ou un éclair, la partie peut être le tout etc.). Car pour Lévy-Bruhl, si « Cushing avait acquis une sorte de naturalisation mentale chez les Zuñi », ses articles, loin de résoudre le grand problème posé par l’anthropologie (comprendre et expliquer l’altérité humaine), « nous donnent le sentiment d’une forme d’activité mentale à laquelle notre esprit ne se conformera jamais exactement. Nos habitudes intellectuelles sont trop loin de celles des Zuñis. Notre langage (sans lequel nous ne nous représentons rien et nous ne raisonnons pas) implique des catégories qui ne coïncident pas avec les leurs » [ Lévy-Bruhl, 1910: 50].
31 En réalité, ce jugement pessimiste de Lévy-Bruhl sur ce qui lui paraissait constituer la plus forte expérience jamais tentée en ethnologie révélait, plutôt que les faiblesses de Cushing, les doutes que le savant français, honnête homme, entretenait à l’égard de ses propres certitudes [13]. Car Cushing, « Premier Chef de Guerre de Zuñi », « Ku-shi le bon », « Ku-shi le doux », loin de s’être laissé engluer dans une « forme d’activité mentale » incompatible avec la « nôtre », loin de se limiter à embrasser la prétendue prélogique poétique des Indiens, fit preuve dans ses articles, en dépit du mal que ses critiques ont pu en dire, non seulement de clarté rhétorique mais d’une véritable préscience de ce qui sera, un demi-siècle après lui, la méthode structurale. Lévi-Strauss l’a d’ailleurs reconnu non sans emphase :
L’œuvre de Frank Hamilton Cushing témoigne en effet d’une pénétration et d’une invention sociologiques qui devraient valoir à son auteur une place à la droite de Morgan, parmi les grands précurseurs des recherches structurales. Les lacunes, les inexactitudes relevées dans ses descriptions, le grief même qu’on a pu lui faire d’avoir « surinterprété » ses observations, tout cela est ramené à de plus justes proportions quand on comprend que Cushing cherchait moins à décrire concrètement la société Zuñi qu’à élaborer un modèle (la célèbre division en sept parties) permettant d’expliquer sa structure et le mécanisme de son fonctionnement [Lévi-Strauss, 1958 : 345].
33 Mais en réalité le style pompeux de l’hommage ne masquerait-il pas une certaine ingratitude de la part du maître de l’anthropologie structurale ? Dans Le Totémisme aujourd’hui, en effet, Cushing n’est pas cité une seule fois, en dépit des fulgurances prémonitoires que recèle son analyse du système totémique Zuñi, exposée dans un article bref et cependant séminal, publié en 1896 dans le Report of the Bureau of American Ethnology [Cushing, 1979 : 183-193]. Rappelons qu’à l’époque les Tylor, Lang et Frazer, ayant posé le totémisme comme un paradigme de la société primitive, se disputaient sur la question de savoir s’il existait ou non des relations nécessaires entre totémisme et exogamie, totem et tabou, espèce totémique et sacrifice, autant d’impasses généralistes dans lesquelles Cushing, formé au savoir qu’il acquit par imprégnation progressive auprès de ses pairs indiens, se garda bien de s’égarer. Après avoir énuméré les différents clans Zuñi, associés comme il se doit à une espèce animale ou végétale, un élément ou phénomène naturel, Cushing constate des effets de regroupements et d’associations aux sept points cardinaux (nord, sud, est, ouest, centre, zénith et nadir) dont il donne l’explication, en bonne méthode, à partir de l’exégèse indigène, d’une part, et d’une solide maîtrise de la sociologie locale, d’autre part :
L’explication Zuñi à ce très remarquable et, une fois bien compris, très simple et naturel regroupement des clans et totems est excessivement intéressante […]. Brièvement, les clans du Nord – soit ceux de la Grue, de la Grouse, et du Chêne vert – sont regroupés et associés au nord à cause de la particulière aptitude de ces espèces à vivre dans la région d’où vient le froid, où la saison d’hiver a supposément été créée […]. Ainsi sont-ils les totems et en un sens les divinités du nord et de l’hiver, et les membres du clan se nomment-ils d’après eux et considèrent-ils, au moins sur le plan mythique, que leurs enfants sont regroupés et associés au nord comme le sont leurs totems.
35 Cushing poursuit la démonstration avec les espèces et les clans associés aux autres points cardinaux. Ainsi par exemple :
Le dindon, qui s’éveille à l’aube et aide à s’éveiller dès l’aube par ses gloussements ; l’antilope et le cerf, qui traversent les mesas et vallées éloignées dans les lueurs de l’aube – ceux-là et leurs enfants sont regroupés à l’est. Et il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le soleil, le ciel et l’aigle appartiennent au monde supérieur ; ni pourquoi le crapaud, l’eau et le serpent à sonnettes appartiennent au monde inférieur.
Par le regroupement des totems au sein des divisions ainsi créées, ce n’est pas seulement la vie cérémonielle des gens, mais aussi tous les arrangements politiques qui sont complètement systématisés [Cushing, 1979 : 186-188].
37 Cushing explique ainsi toute l’organisation des sociétés secrètes en fonction d’un modèle organique-météorologique-géographique-sociologique qui s’articule avec les propriétés formelles des êtres et phénomènes naturels selon une parfaite logique mathématique. On est assurément bien loin des spéculations primitivistes de Frazer et des autres, et l’on sait tout le parti que tireront de ce tour de force théorique Durkheim et Mauss pour étayer leur fameux article « De quelques formes primitives de classification » [14]. Mais on est surtout frappé, à lire Cushing, par la découverte du système de corrélations et d’oppositions entre l’ordre du cosmos, l’organisation sociale, les êtres et des choses, qui projette l’interaction de la nature et de la culture au fondement de tout réseau de significations et de toute hiérarchie. Radcliffe-Brown, disciple de Durkheim, puis Lévi-Strauss, les artisans de la transformation de l’illusion totémique en socle sociologique de l’analyse structurale, n’avaient plus qu’à suivre la voie épistémologique tracée par le hardi ethnologue et chef de guerre.
38 Mais il y a plus. Sa position de pionnier de l’observation participante avait permis à Cushing d’expérimenter à quel point le système structural déterminait ce que Mauss allait appeler plus tard la « notion de personne » :
la relation spirituelle, ou la source ou origine totémique de l’enfant est devinée, et il sera nommé, et dans une certaine mesure prédéterminé en fonction de cette divination. […] Lorsqu’à la puberté, le garçon est revêtu avec ses habits d’homme et chargé de ses responsabilités, il doit passer par différentes épreuves, notamment une période de jeûne et de purification (avec prise d’émétiques et purgatifs), et se retirer dans un coin isolé et là rester jour et nuit dans une longue veille qui a pour but de diminuer sa trivialité terrestre, ses intérêts et affections pour forger son cœur et affûter sa perception spirituelle et auditive… Cela afin de trouver le signe émis par l’un des Êtres qui dirige, dans les grands quartiers de l’univers, les forces de la nature, et qui sera par la suite son Tamanawa, ou guide spirituel. C’est aussi pour l’aider à chercher quelque signe objectif par lequel la relation à son génie lui sera prouvée et rendue manifeste à son peuple. Dans l’état d’exaltation où il se trouve – et je peux attester de cette condition absorbante après avoir enduré moi-même une telle épreuve – vous pouvez bien comprendre que ses perceptions deviennent déterminées par les différents signes qu’il voit. Tout cela va lui paraître, et je puis à nouveau vous le certifier, beaucoup plus réel que les choses les plus factuelles qu’il ait jamais eues en main ou expérimentées [Cushing, 1979 : 209].
40 Ainsi, l’anthropologie pré-structurale de Cushing, qui lie la perception objectiviste et l’impression subjective pour percer l’« identité de l’altérité », ouvre-t-elle la voie aux débats contemporains de la discipline. Elle montre la relativité du regard de l’homme de terrain, initialement formé dans le concept « naturaliste » – pour parler comme Descola – de la science occidentale, par rapport à des indigènes qui s’inscrivent, eux, dans un autre cadre cognitif. Ce fossé entre les civilisations moderne et primitive, qui a littéralement obsédé Lévy-Bruhl jusqu’à sa mort, peut être comblé par l’épreuve initiatique, qui serait la méthode pour percevoir la réalité des signes que la rationalité aristotélicienne tend à ramener à la projection d’une « représentation irrationaliste », et tirer de cette réalité une analyse scientifique.
Le génie du clown
41 Pourquoi donc l’histoire a-t-elle fini par reléguer un tel esprit dans le tiroir aux bizarreries de la discipline ? Si Cushing est resté célèbre dans le milieu anthropologique nord-américain, c’est plutôt sous l’angle des reproches que lui ont fait ses successeurs sur le terrain Zuñi, et l’indulgence qu’on veut bien lui accorder par ailleurs tient surtout au puissant romantisme qui enveloppe sa biographie et sa personnalité. On pourrait d’ailleurs s’étonner qu’un producteur hollywoodien n’ait pas encore exploité le filon. En fait, Cushing a été peu disert eu égard à son inégalable expérience ethnographique. Quel paradoxe que de voir celui d’entre nous qui est allé le plus loin dans la connaissance d’une société autre échouer dans ce qui aurait dû lui être le plus facile, la description minutieuse de cette société, et le compte rendu honnêtement exhaustif qu’il devait à ses financeurs et à la nation américaine ! Il s’en excuse d’ailleurs à l’occasion, et l’on peut alors comprendre ce qui a retenu sa main, pourtant si alerte à l’écriture : outre la pudeur dévolue à l’initié par le rite zuñi, dans le contexte politiquement houleux qui entourait le village, un sentiment d’impuissance devant l’interminable déroulement de la pelote de laine ethnographique, dès lors qu’il s’agit de rendre compte de tous les éléments d’un fait observé. Il savait bien que la richesse des détails et des interactions est un puits sans fond.
42 Ainsi Cushing renonce-t-il par avance à décrire de manière exhaustive le rite de la société secrète Kâ’-kâ, auquel il a eu le privilège, exceptionnel pour un Blanc, de participer, car « décrire les différents aspects de ce culte équivaudrait à faire l’histoire de la mythologie complète des Zuni et l’inventaire d’une centaine de remarquables costumes et masques » [Cushing, 179 : 315]. Il se contente de focaliser son analyse sur le rôle qu’y jouent les clowns, ces tricksters en action, à la fois brouilleurs de catégories, transgresseurs de normes, médecins et initiateurs, hautement respectés, des jeunes garçons. Cette focalisation sur les clowns rituels – dont l’ethnographie du Sud-Ouest étasunien et du Nord-Ouest mexicain démontre le rôle de médiateurs entre les vivants et les morts – avait probablement à voir avec le caractère hors normes de Cushing lui-même, et le statut d’Indien blanc, d’être dual et donc fondamentalement sacré, qu’il avait acquis auprès des autres « siens », envers et contre la stigmatisation dont il put faire l’objet chez certains Blancs, savants et moins savants. Le chef de guerre ethnologue avait-il perçu dans le statut du clown le code, la métaphore à valeur structurale qui permettrait de traduire, sans le trahir, le savoir ésotérique de ses frères zuñi en un objet de savoir anthropologique ? ■
Bibliographie
Références bibliographiques
- Cushing Frank Hamilton, 1979, Zuñi. Selected Writings of Frank Hamilton Cushing (J. Green ed.), Lincoln & London, University of Nebraska Press.
- Désveaux Emmanuel, 2007, Spectres de l’anthropologie. Suite nord-américaine, Montreuil, Aux lieux d’être.
- Durkheim Emile et Marcel Mauss, 1968 et 1969 [1903], « De quelques formes primitives de classification », Année sociologique, 6, réédité dans Marcel Mauss, Essais de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit : 162-230.
- Gleach Frederic W., 2007, “Cushing at Cornell. The Early Years of a Pioneer Anthropologist”, Histories of Anthropology Annual, vol. 3: 99-120.
- Hinsley Jr. Curtis M., 1981, Savages and Scientists. The Smithsonian Institution and the Development of American Anthropology 1846-1910, Washington D.C., Smithsonian Institution Press.
- Keck Frédéric, 2008, Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation, Paris, cnrs éditions.
- Lévi-Strauss Claude, 1958, Anthropologie structurale, Paris, Plon.
- Lévy-Bruhl Lucien, 1910, Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, Paris, Alcan.
- 1949, Les Carnets de Lucien Lévy-Bruhl 1938-1939, Paris, Presses universitaires de France.
- Pandey Triloki Nath, 1972, “Anthropologists at Zuni”, Proceedings of the American Philosophical Society, Vol. 116, 4: 321-337.
- Saumade Frédéric, 2015, « Ver el mundo con la mirada del Otro, ser el Otro tal como él ve el mundo. Una pequeña historia regresiva de la antropología cognitiva », Imago Crítica. Revista de Antropología y Comunicación, 5 : 25-43.
Notes
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[1]
À l’occasion d’une communication au Symposium International de la Wenner-Gren Foundation on Anthropology, New York 1952. Texte publié ultérieurement dans Anthropologie structurale [Lévi-Strauss, 1958 : 329-378].
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[2]
Les éléments de la biographie de Cushing sont issus de l’introduction de Jesse Green [Cushing, 1979 : 3-34], des récits et éléments de correspondance de Cushing livrés dans le même volume, et des publications citées en bibliographie de Hinsley [1981] et de Gleach [2007]. Nous avons aussi recueilli quelques détails supplémentaires sur le site suivant : https://soloosos.wordpress.com/2011/01/22/janury-22th-frank-hamilton-cushing-and-the-zuni-pueblos/
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[3]
Pandey [1972 : 322-323]. Je remercie Stanley Brandes de m’avoir signalé cet article important.
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[4]
Vocable zuñi dérivé de « Washington » qui désigne les Blancs étasuniens (voir par exemple Cushing, 1979 : 92).
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[5]
Sur l’écheveau de conflits dans lesquels était directement impliqué Cushing, certains Zuñi qui lui étaient hostiles, les administrateurs et politiciens blancs de la région, et ceux qu’il appelait « my special ennemies », voir Pandey [1972 : 323-326].
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[6]
Je remercie Emmanuel Désveaux d’avoir amicalement commenté dans ce sens le manuscrit du présent article. Sur le thème de l’écriture et des Amérindiens, on pourra se rapporter à son analyse [Désveaux, 2007 : 105-135].
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[7]
Hinsley, [1981 : 199] (ma traduction).
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[8]
Pandey [1972 : 326]. Ce sacrifice explique mieux l’imprécision ethnographique reprochée à Cushing par ses critiques.
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[9]
Cushing a-t-il administré cette mixture aux enfants ? Le texte n’est pas clair sur ce point.
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[10]
Cushing, 179 (ma traduction).
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[11]
Cushing, 1979 : xii, citation dans la préface de Fred Eggan.
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[12]
Sur cette période difficile de la vie de Cushing, sujet de surcroît à d’incessants problèmes de santé, voir Hinsley, 1981 : 200 et suivantes.
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[13]
À propos de Lévy-Bruhl et du regain d’intérêt qu’il suscite aujourd’hui, voir Keck [2008] et Saumade [2015].
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[14]
Voir Durkheim et Mauss [1903], littéralement captivés par l’explication de Cushing, même si leur démarche comparative, qui relie les faits de classification américains et australiens, reste davantage prisonnière des préoccupations d’antériorité caractéristiques de l’évolutionnisme que ne l’est l’analyse de l’anthropologue américain, qui voit bien la structure à travers l’agencement des différentes dimensions de la réalité sociale zuñi.