Couverture de ETHN_154

Article de revue

Donner forme à l’incertitude Savoirs médicaux et passage de l’enfance à l’adolescence

Pages 621 à 632

Notes

  • [1]
    www.epa.gov/ocepaterms/eterms.html
  • [2]
    Cf. note 5 page 599. Le terrain réalisé pour la partie médicale de la recherche CorAge a compris : 56 entretiens avec des professionnels de la santé et des services sanitaires, notamment en Italie où l’organisation des soins pour les plus jeunes est différente (endocrinologues, médecins, infirmières scolaires, psychologues, éducateurs et assistantes sociales, sociologues) ; des observations auprès des séances d’éducation à la sexualité ; le dépouillement de 110 articles dans les revues de pédiatrie internationales et nationales (France et Italie); la veille du site Info-ado (Strasbourg) et d’autres sites d’information et divulgation médicale.
  • [3]
    J’ai visité le portale Sanitario pediatrico de l’Ospedale Bambino Gesù di Roma (www.ospedalebambinogesu.it); MediExplorer (www.mediexplorer.it); MammaePapà.it ton ami le pédiatre (www.mammaepapa.it); www.benesseredonna.it ; www.medicitalia.it (qui présente des réponses aux questions des usagers. Tous ces sites ont été consultés plusieurs fois de février 2009 à janvier 2012.
  • [4]
    Bazzi Adriana, « Pubertà precoce per colpa della TV », Corriere della Sera, 17 septembre 2002.
  • [5]
    www.veganitalia.com (consulté le 8 fé­vrier 2009).
  • [6]
    http://politicaonthe.net/forum ayant pour titre Etnonazionalismo Völkisch I (consulté le 11 février 2009).

1 De nombreux travaux questionnent désormais la façon dont les savoirs médicaux contribuent à la construction des différents âges de la vie, dont ils définissent les limites, les caractères spécifiques et ce qu’on peut qualifier de normal ou d’anormal pour chacun d’entre eux. Cette volonté de définition va de pair avec un phénomène de médicalisation, c’est-à-dire, selon Olivier Faure « le recours désormais exclusif aux professionnels et la conversion aux normes de la médecine pour tout ce qui concerne la santé et le corps » [Faure, 1988 : 63]. Avancer en âge, de la naissance à la vieillesse, veut donc dire être confronté à une série de dispositifs médicaux qui modifient le flux continu de l’expérience vécue par les sujets autour de leur corps ainsi que leur perception du temps, en faisant d’un procès continu une série d’événements, ponctuels et discrets. Selon Michel Foucault, cette médicalisation a été possible en raison de l’introduction de dispositifs disciplinaires dans l’espace désordonné de l’hôpital – là où par discipline on entend « une technique d’exercice du pouvoir […] qui implique une surveillance constante et perpétuelle des individus » [1988 : 35 ; 36] –, ce qui s’est produit en unifiant deux univers, celui de l’hôpital et celui de la médecine, séparés jusqu’à la moitié du xviiiesiècle. En 1971, Irving Zola avait affirmé que la médecine et les étiquettes de « sain » et de « malade » étaient devenues désormais pertinentes pour rendre compte d’aspects de plus en plus vastes du vécu [Zola, 1972 : 487]. Ce processus ne dépend pas seulement de la professionnalisation des médecins [Léonard, 1981 ; Goubert, 1982] : la médicalisation et la construction des âges sont, comme l’écrit Didier Fassin, « une transformation culturelle et pas simplement une conquête professionnelle » [Fassin, 1988 : 5].

2 Les patients eux-mêmes participent activement à cette médicalisation en cherchant une réponse à leurs attentes. C’est le cas lorsqu’ils s’adressent à un médecin, mais aussi lorsqu’ils consultent des magazines de santé ou encore des sites web de divulgation médicale sur lesquels ils postent des questions concernant ce qu’il perçoivent et reconnaissent comme un problème qui compromet leur santé. Pierre Aïach [1988] met en évidence un autre aspect lié à la « médicalisation de la vie », celui de l’extension de la notion de santé : celle-ci devient une valeur pouvant légitimer n’importe quelle forme d’intervention. C’est ainsi que sont menées des campagnes et des politiques publiques visant à modifier certains comportements et à faire cesser des pratiques reconnues ou considérées comme néfastes - fumer, consommer un certain type d’aliment ou de boisson, etc.

3 Si pour ces auteurs les processus sociologiques de médicalisation sont les principaux responsables de la construction médicale des âges, Deborah Gordon attribue à la biomédecine elle-même, en tant que système médical, la capacité intrinsèque de construire socialement ses propres domaines d’application. Selon elle, en effet, la biomédecine :

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[It] draws upon and projects cosmology (ways of ordering the world), ontology (assumption about reality and being), epistemology (assumption about knowledge and truth), understanding of personhood, society, morality and religion (what is sacred and profane)
[Gordon, 1988: 19].

5 Considérer la biomédecine comme une construction sociale se nourrissant de l’élaboration continue d’une cosmologie, d’une ontologie et d’une épistémologie, nous permet de comprendre de quelle manière le processus de définition des âges de la vie ainsi que le projet de personne « normale » approprié à chacun d’entre eux demeurent implicites dans la phénoménologie des savoirs médicaux. Ces considérations complètent l’analyse de Michel Foucault sur la façon dont la construction sociale des catégories médicales se traduit d’une part en un dispositif de biopouvoir [Foucault, 1963 ; 1975 ; 1999] et de l’autre en un espace politique de la santé [Fassin, 1996], donc en une arène politique où le poids et la légitimité d’acteurs sociaux différents se mesurent à l’aune des pratiques. Pour ce qui est de la puberté, c’est là que se confrontent l’épidémiologie et la recherche clinique documentées dans les publications médicales internationales, les instances nationales de santé chargées des soins et de la prise en charge de l’enfance et enfin les pratiques – des spécialistes, des médecins généralistes, des professionnels de santé. Et, toujours dans cette arène, ces différents acteurs en croisent d’autres impliqués à des titres divers dans la croissance des enfants : éducateurs et enseignants, parents et familles. Tout cela donne naissance à des formes de discussion et des perspectives d’analyse qui à leur tour soumettent l’idéal d’un universalisme médical à des débats et confrontations.

6 Les sciences sociales ont déjà analysé la convergence entre médicalisation et construction médicale de plusieurs passages physiologiques et sociaux, surtout féminins, tels l’accouchement et la naissance [Gélis, Laget et Morel, 1978 ; Löwy, 2009 ; Neiterman, 2010], la ménopause [Kaufert et Gilbert, 1986 ; Lock, 1993 ; Diasio et Vinel, 2007], en passant par le syndrome prémenstruel [Martin, 1992]. Dans le même ordre d’idées, un passage social et historique extrêmement intéressant concerne la construction de l’enfance [Armstrong, 1995 ; Turmel, 2006 ; 2008] et, depuis la fin des années 1990, la thématisation médicale du passage de l’enfance à l’adolescence, à savoir la puberté.

La construction de l’enfance et le paradigme développementaliste

7 André Turmel [2006 ; 2008] a mené une analyse rigoureuse sur la façon dont la pensée du développement – le « developmental thinking » –, à savoir la conception du développement et de la maturation de l’enfant en termes d’étapes séquentielles, a progressivement occupé une position prédominante dans le domaine de l’enfance. Au point qu’elle est devenue la principale référence dès lors qu’il est question de penser ou d’agir au sujet des enfants et qu’il est virtuellement impossible de penser à une alternative crédible et légitime. L’auteur questionne les racines historiques et sociales de ce cadre de pensée en se basant sur trois axes principaux : les notions de maturation et de développement ; l’âge comme paramètre ; le développement comme succession d’étapes.

8 Ces trois axes articulent une dimension temporelle conçue comme irréversible, marquée par des acquis et des compétences progressifs, évoluant par phases. Turmel remonte au tournant du xxesiècle, période où se posent avec acuité pour les pouvoirs publics les questions relatives à la condition des enfants, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de perturbée : taux sans précédents de mortalité infantile, travail des enfants, troubles comportementaux légers (colère, jalousie, énurésie, etc.) délinquance, vagabondage. C’est dans ce contexte général qu’apparaissent les interrogations liées au développement de l’enfant. L’hygiène publique, la médecine – la pédiatrie –, l’éducation et la psychologie, tant américaine que britannique, française et italienne, sont rappelées à leur devoir sur ce sujet. La pédiatrie modifie en profondeur la définition de l’enfant, et par ricochet celle de la mère. La pensée du développement se conjugue avec la représentation de l’enfant normal qui prend forme à cette époque à partir des grandes enquêtes statistiques empiriques au tournant du xixesiècle. Celles-ci ont fait apparaître, sur une grande échelle, certaines régularités statistiques qui se sont révélées décisives pour cerner avec précision ce qu’on entend par « enfant normal » au plan aussi bien physique que mental, image jusqu’alors inconnue. Ces grandes enquêtes statistiques ouvrent la voie à de nouvelles formes d’encadrement : le relevé du poids et de la taille à échéances régulières, l’enregistrement institutionnel des maladies et des malformations. L’appareil médical avait déjà réussi à assurer une certaine forme d’encadrement de la grossesse et de l’accouchement, de façon à placer les mères et les nouveau-nés sous surveillance médicale. Une multitude de mesures se concentrent sur l’instabilité et la mutabilité du corps de l’enfant en perpétuelle transformation : depuis les normes de construction des bâtiments scolaires jusqu’aux examens médicaux obligatoires, des colonies de vacances à la gymnastique corrective. Au plan culturel, passer du curatif au préventif a donc constitué une mutation fondamentale. Comme l’écrit l’historien de la médecine David Armstrong [1995 : 396-397] :

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No doubt there where nineteenth century manifestations of the idea that a person - or more frequently, a population - hung precariously between health and illness […], but it was the child in the twentieth century that became the first target of the full deployment of the concept. The significance of the child was that it underwent growth and development: there was therefore a constant threat that proper stages might not be negotiated that in its turn justified close medical observation. The establishment and wide provision of antenatal care, birth notification, baby clinics, milk depots, infant welfare clinics, day nurseries, health visiting and nursery schools ensured that the early years of child development could be closely monitored. In parallel with the intensive surveillance of the body of the infant during the early twentieth century, the new medical gaze also turned to focus on the unformed mind of the child.

10 Les autorités publiques, préoccupées surtout par la question des enfants « mésadaptés » ou retardés, étaient en quête d’une méthode objective pour évaluer leur niveau intellectuel afin de les placer dans les groupes de niveau correspondants à ceux du système scolaire. Dans un premier temps, l’échelle de Binet-Simon en 1903, puis celle de Gesell, médecin et psychologue américain, en 1925, permirent de relier intelligence et âge chronologique et devinrent peu à peu les standards du développement mental en fonction des différentes catégories d’âge. Les travaux de Freud, pour qui la psychopathologie adulte avait comme origine les expériences précoces de l’enfance, font partie de cette approche, selon laquelle la croissance psychologique – et physique – de l’enfant est implicitement problématique et précaire. « Le développement se présentait comme une formule qui permettait de mieux stabiliser le champ de l’enfance en quelque sorte » [Turmel, 2006 : 67].

11 L’idée d’un programme développemental devient opérationnelle à partir de graphiques, de tableaux et de chartes qui l’attestent et visualisent la maturation des enfants et leur courbe de croissance. Définie par des normes de conduite, la catégorisation des âges est organisée en un continuum de phases distinctes, sur lesquelles la psychologie de Piaget élaborera l’archétype de la forme cognitive du développement, poussant plus avant la standardisation et la normalisation de l’enfance et de l’enfant. De plus, la « psychologie piagétienne » agence en séquences un modèle téléo­logique où l’âge adulte est conçu comme aboutissement et fin de ce processus.

12 En ce qui concerne le physiologique, Véronique Moulinié [1997] a montré le caractère culturel de certaines pratiques médicales, comme les interventions chirurgicales auxquelles on a soumis plusieurs générations d’enfants depuis le début du xixesiècle jusqu’aux années 1970 : l’ablation des végétations adénoïdes, des amygdales, ou de l’appendice. Ce surplus d’organes était considéré comme inutile, voire nuisible, pour la croissance de l’enfant. Moulinié a qualifié ces interventions de « chirurgie des âges », ayant fonction de produire rituellement des passages entre les différents âges et de façonner le corps. La plasticité physiologique de ces corps était entretenue, corrigée, surveillée par la médecine des enfants. Aujourd’hui, ces pratiques médicales de définition du corps sont pour la plupart abandonnées. Toutefois, il semble que ces pratiques de modelage et le souci de donner une forme à l’incertitude du développement, se soient déplacés vers la préadolescence et la puberté.

L’âge de la puberté aujourd’hui : l’inquiétude d’un temps bouleversé

13 Les trois pivots de la pensée développementaliste (maturation et développement, âge comme paramètre et développement en termes d’étapes et de séquences) sont fortement liés à une notion du temps comme progression ponctuelle et mesurable, objectivement visible dans ses effets à travers le corps et les performances de l’âge mental. Cette conception des rythmes du développement est disloquée, bouleversée par la puberté et son évolution mouvante et floue : depuis l’âge relativement variable de l’apparition des premiers signes – la ménarche n’étant elle-même qu’une étape, quoique la plus visible, du développement sexuel – jusqu’aux fluctuations – sociales, comportementales, dans les changements d’habitudes, de goûts et d’appartenances – entre les deux dimensions de l’enfance et de l’adolescence, historiquement si bien définies, en premier lieu par les savoirs médicaux. Ce souci de la « bonne » temporalité se révèle particulièrement évident lorsque les premiers signes de développement pubertaire apparaissent précocement, vers 8 ans pour les filles et 9 ans pour les garçons, ce qui génère un discours médical d’envergure autour de la puberté précoce et de la puberté anticipée. Il s’agit en effet pour les savoirs médicaux de deux phénomènes différents : la première, à savoir la puberté précoce, est considérée comme particulièrement critique et peut entraîner des maladies très graves [Herman-Giddens, Slora, Wasserman et al., 1997] ; la deuxième, la puberté anticipée, consiste en une avance par rapport à l’âge moyen, statistique, de la puberté [Brauner, Couto-Silva, Chemaitilly et. al. 2005 ; Euling, Giddens, Lee et al., 2008 ; Kaplowitz et Kemp, 2013 ; Sinha et Kemp, 2013]. Mais si l’on compare les statistiques démographiques de différents pays concernant l’apparition de la thélarche – développement précoce des seins – puis de la ménarche [Vinel, 2014], on constate que les données concernant les États-Unis, qui ont connu une résonance planétaire, divergent largement des données européennes. Il s’ensuit qu’il faudrait ramener à de justes proportions les alarmes concernant une puberté qui serait de plus en plus anticipée : “At present, the figures from Europe are not as drastic as those seen in the US, although the most recent studies indicate that approximately 5 % of white girls have onset of breast development before 8 years of age” [Sørensen, Mouritsen, Aksglaede et al., 2012 : 140]. Cela concerne aussi la France [inserm, 2007 ; Parent, Teilmann, Juul et al., 2003] et l’Italie [Gasparini, Di Maio et Greco, 2005 ; Rigon, De Sanctis, Bernasconi et al., 2012], pays pour lesquels nous ne disposons toutefois que des données concernant l’âge moyen d’apparition de la ménarche.

14 Les éléments les plus significatifs issus d’une déconstruction critique de l’épidémiologie et de l’étude clinique de la puberté précoce prennent une forme narrative dont la matrice historique se manifeste sous un triple registre : un registre temporel, où ce qui est physiologiquement prévu, à savoir le début de la puberté, se manifeste de façon décalée, anticipée ; en deuxième lieu, on fait coïncider cette précocité avec le « risque » de développer une série de pathologies à l’âge adulte ; enfin, émerge une configuration particulière du rapport à soi de l’enfant, que l’on conçoit, du point de vue ontologique, comme, faible et incapable de comprendre ce qui arrive à son corps. Dans cette mise en forme du discours sur la puberté anticipée d’autres thèmes se dégagent :

15 a) mis à part la controverse concernant la précocité du développement pubertaire, il faut souligner qu’une partie des mécanismes endocriniens et tissulaires à la base du développement normal ou pathologique reste encore à éclaircir ;

16 b) on invoque une origine génétique possible de ces troubles, mais on ne dispose encore que de très peu de travaux. Dans ce cas, la génétique a pour fonction de supposer un mécanisme causal, plutôt que de le révéler. En effet, les travaux génétiques dont nous disposons résultent d’expériences pratiquées sur des souris, sur la base d’une ressemblance entre mammifères, en tant que classe des vertébrés, remise en cause à plusieurs reprises [Lock and Nguyen, 2010] ;

17 c) les nombreuses causes « environnementales » désignées comme responsables de la précocité de la puberté [Buck Louis et al., 2008] mériteraient un questionnement plus approfondi, à partir de la définition d’environnement comme “the sum of all external conditions that affect life, development, and survival of an organism” [1]. Ce qui renvoie à une cosmologie médicale où l’individu est un atome physique dépourvu de relations dans un milieu potentiellement hostile, contaminé par l’action humaine. Ce qui frappe dans la liste des causes environnementales, c’est qu’elles oscillent entre des catégories tantôt sociales, tantôt sanitaires, qui font penser davantage à un regard normatif de l’adulte mal à l’aise avec le corps en pleine croissance de jeunes filles et garçons plutôt qu’à la logique scientifique : la malbouffe, les shampoings et crèmes solaires contenant des œstrogènes, l’exposition répétée à des émissions de télévision aux contenus violents ou sexuels, l’accès potentiellement libre et autonome à des biens de consommation. Parmi les causes environnementales, seules certaines ont été efficacement explorées – comme l’exposition au cours de la grossesse et de la petite enfance à la dioxine, à des substances chimiques organiques halogénées (dtt/dde) et aux phtalates ;

18 d) enfin, aussi bien de nombreuses sources médicales que leur divulgation sur le web tendent à confondre puberté précoce et puberté anticipée, engendrant la confusion et amplifiant l’alarme sociale concernant un raccourcissement de l’enfance. En fait, la « véritable » puberté précoce, celle qui se développe avant 8 ans, est très rare, bien qu’elle ait capté l’attention des médecins, avec un nombre impressionnant de publications. Du reste, lorsqu’un phénomène clinique assez rare fait l’objet de projections statistiques afin d’en prévoir la diffusion à l’échelle globale (pour améliorer les méthodes de dépistage et les thérapies), il devient tout de suite plus visible ; dans un deuxième temps, cette visibilité est alimentée par la production d’articles qui rendent ce phénomène ou cet événement clinique encore plus « vrai » et diffus ; enfin, cette visibilité finit par présenter des caractéristiques qui désignent toute une catégorie de population comme étant « à risque ». Didier Fassin a illustré cette dynamique à propos du saturnisme, l’intoxication par le plomb : de problème lié à la marginalité économique et à la précarité du logement d’émigrés récents, il est devenu en quelques années une question de santé publique internationale [2015, sous presse]. Cela s’est produit lorsque, à partir de quelques cas relevés en France dans les années 1980, le Center For Disease Control d’Atlanta (cdc) est intervenu pour fixer les normes et les quantités mesurant l’intoxication du sang par le plomb, en abaissant le seuil de 600 mg/l à 150 mg/l. Plus le seuil considéré comme nocif est bas, plus le nombre de cas augmente et plus est modifiée l’interprétation qu’on en donne : ce que l’on étudie aujourd’hui, ce sont les performances cognitives et comportementales des malades atteints de saturnisme et non pas la marginalité sociale.

19 La question de la puberté précoce telle qu’elle est traitée par la médecine a de nombreux points de contact avec cette histoire. Du « cas alléchant » mâtiné d’exotisme – la racialisation et l’ethnicisation affleurant des travaux dans lesquels la puberté précoce serait plus fréquente chez les enfants adoptés et étrangers [Vinel, 2014] – à un risque diffus et universel : « chaque » petit garçon ou petite fille risque de développer une puberté précoce, qui peut influer sur sa vie adulte (en raison de sa petite taille, inserm, 2007 ; Maroteaux, 2008 ; de syndromes métaboliques ; de problèmes de fertilité, de ménopause précoce, d’hirsutisme, d’obésité et de problèmes menstruels) ainsi que sur ses performances cognitives et comportementales.

20 En effet, au cours des dix dernières années, on a vu fleurir une vaste littérature, souvent peu rigoureuse du point de vue de la méthode, qui associe le développement pubertaire précoce au risque de développer des problèmes psycho-sociaux à l’adolescence [Cozzi, 2013]. Parmi ceux-ci : début précoce de l’activité sexuelle, grossesses précoces, diffusion de maladies sexuellement transmissibles, conduites délinquantes précoces ou fréquentation de jeunes délinquants (“Physical maturation was […] their ticket of entry into the delinquent world of boys” [Beaver and Wright, 2005 : 171]). Sans parler d’une fréquence plus élevée de dépressions et de suicides, l’addiction au tabac et l’abus de substances hallucinogènes. Cette liste montre bien à quel point la puberté et le genre féminin sont hyper-représentés dans la littérature en question, aboutissant à une description genrée et sexuée des risques [Vinel, 2014]. Le discours sur la puberté précoce ramène donc un processus physiologique et social complexe – insertion dans un groupe d’âge, dans une identité sexuée et de genre s’accompagnant de la construction d’une subjectivité – aux signes biologiques de son apparition. Par conséquent, ce sont les filles et la ménarche qui vont passer au premier plan [Vinel, 2014 ; Cozzi and Vinel, 2015, sous presse].

21 C’est donc la précocité qui constitue le noyau ontologique autorisant un réajustement du discours médical, dont le point de mire se déplace de l’enfance à la période qui précède l’adolescence [Foucault, 1999 ; Armstrong, 1995]. Le discours sur la puberté précoce et sa prise en charge permet de voir à l’œuvre la radicalité de l’ontologie médicale à travers la manipulation non seulement du corps, mais aussi du temps. Le « maillage du temps » [Diasio, 2012], riche en expériences incorporées, polyphonique, surgissant à l’improviste et construisant le passage à l’âge adulte des garçons et des filles, peut être modifié par la technique. Les thérapies hormonales permettent d’ « arrêter » le déclenchement de la puberté dans l’attente de l’âge physiologique approprié. Stop-and-go, fermare e partire (it.), démarrer (fr.) : les expressions utilisées par les endocrinologues interviewés par l’équipe CorAge [2] en Italie et en France décrivent un mécanisme corporel partiellement autonome par rapport à l’âge physiologique et à la maturation psychologique des enfants. Vincenzina Bruni, une des endocrinologues italiennes qui se consacre depuis longtemps à l’étude de la puberté précoce, déclare :

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Nous expliquons aux enfants que nous devons interrompre leur développement, nous leur demandons de se soumettre à de longs traitements et à de nombreux contrôles – puis, un beau jour, nous leur disons que dorénavant ils sont libres de grandir. Notre message est contradictoire »
[communication personnelle, 26 octobre 2012].

Une précocité déclinée au féminin : l’inquiétude sur la Toile

23 À la prise de conscience de certains cliniciens ne correspond pas celle d’une certaine presse quotidienne, qui se fait l’écho des contenus les plus accrocheurs de la littérature médicale en les associant à la précocité sexuelle des petites filles, comme ces titres de la presse quotidienne française et italienne : « La puberté féminine précoce inquiète » (Agence France-Presse, La Presse,2001); « Les petites Américaines deviennent pubères de plus en plus tôt » (Le Monde,9 août 2010) ; « Petites filles écloses avant l’âge. L’entrée en puberté de plus en plus précoce n’est pas exempte de risques psychologiques » (Le Monde, 21/22 novembre 2010); « Alerte aux pubertés précoces » (Le Point, 9 août 2012) ; « Montpellier : nouvelle alerte à la puberté précoce » (Midi libre,2 mai 2014) ; « Puberté précoce provoquée par la malbouffe » (La Stampa, 5 novembre 2012) ; « Puberté précoce à cause de la télévision. Une recherche révèle que le stress ou la violence de certains programmes avancent l’âge du développement à 6-7 ans » (Corriere della Sera, 17 septembre 2002) ; « Rouge à lèvres, régime et séduction : voilà comment les petites fées deviennent des Lolita » (La Repubblica, 22 janvier 2009). Puberté précoce = temporalité physiologique perturbée = entrée précoce dans la sexualité = sexualité génitale précoce : voilà la progression linéaire par laquelle le début anticipé de la puberté inquiète moralement les sociétés et donc les invite à médicaliser le phénomène.

24 La sexualité de l’enfant et de l’adolescent était déjà pensée comme problème dès le xviiiesiècle, mais « cette sexualité est posée initialement sous sa forme non relationnelle, c’est-à-dire qu’est posé en premier lieu le problème de l’auto-érotisme et de la masturbation » [Foucault, 1999 : 249]. Depuis quelques décennies, c’est désormais la sexualité relationnelle des filles qui inquiète. Il nous faudrait peut-être, au lieu de concentrer toute notre attention de chercheurs en sciences sociales sur le « symptôme », c’est-à-dire sur l’inquiétude morale qui entoure la précocité immature, questionner davantage ce qui sous-tend la performativité de ces discours dans le sens indiqué par Judith Butler [1995]. Selon elle, le genre est considéré comme « le produit d’une répétition ritualisée de conventions […] socialement induit, en partie par la force d’une hétérosexualité obligatoire incontournable » [Butler, 1995: 175]. Il est bon de rappeler que, lorsqu’ils craignent une entrée précoce dans la vie sexuelle, les protagonistes du discours public sur la puberté anticipée – médecine et psychologie, presse périodique et divulgation sur la Toile [Cozzi and Vinel, 2015, sous presse] – la conçoivent inéluctablement comme hétérosexuelle. Elle a de toute évidence pour but la procréation, elle est donc sujette à son tour aux dispositifs de contrôle qui président à cette dernière et en régulent les étapes socialement correctes – ni trop tôt, ni trop tard. En résulte une configuration du sujet féminin au tout début de sa sexualité comme irresponsable, moralement incompétent.

25 Ce que les articles, les interviews, les sites consacrés à la santé de la reproduction nous apprennent, c’est qu’il n’existe aucune corrélation entre début anticipé de la puberté et précocité du comportement sexuel actif. La sexualité précoce existe, c’est certain, mais pas avec la fréquence qu’on serait amené à lui attribuer si on s’en tenait à certains titres racoleurs de la presse. En France, un peu plus d’un adolescent sur dix de plus de 15 ans déclare avoir eu un rapport sexuel complet et plus de la moitié de ceux qui ont entre 15 et 19 ans se déclarent toujours vierges [Alvin, 2006]. Cet élément est resté constant depuis trente ans, alors que ce qui a changé selon l’auteur cité, c’est d’une part la visibilité des « amours d’adolescents » et de l’autre la surexposition des très jeunes à des médias véhiculant des contenus sexuels et pornographiques. Une observation d’un mois réalisée sur le site InfoAdo, service de consultation en ligne pour adolescents coordonné par l’équipe de gynécologues et psychologues d’un hôpital de Strasbourg, révèle que les pré-adolescents sont davantage préoccupés par la forme et les dimensions de leurs organes génitaux qu’ils ne sont activement engagés dans des activités sexuelles. En ce qui concerne ces dernières, on constate aussi la persistance du mythe inébranlable de la virginité associé à la pénétration vaginale et pas à d’autres formes de pénétration, fréquemment pratiquées. Il s’agit toutefois d’une minorité parmi les milliers de demandes de conseils qui parviennent à ce site. Le nombre de grossesses et de naissances chez les mineures a lui aussi diminué : Patrick Alvin [2006], médecin français partisan d’une « médecine de l’adolescence » conçue comme domaine intermédiaire et autonome entre celle de l’enfant et celle de l’adulte, rapporte que, entre 1980 et 1997, les grossesses chez les adolescentes ont diminué de 36 % et les naissances de 60 % en France métropolitaine. Toutefois, c’est justement en France, où la couverture contraceptive est parmi les plus élevées au monde, que fait débat l’échec que constituent environ 11 000 interruptions de grossesse par an chez les jeunes filles mineures. Il faut néanmoins tenir compte de ce que ces interruptions intéressent essentiellement des jeunes entre 16 et 18 ans, dont les comportements, selon Alvin, sont moins adolescents que déjà « adultomorphes ».

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Aujourd’hui, l’adolescente enceinte est d’abord jugée coupable de n’avoir pas su gérer son « devoir contraceptif ». […] On se met à regretter l’absence d’un bon principe moral porteur d’interdits comme le « Je dis non » des campagnes antidrogues ou le « True Love Waits » des tenants de l’abstinence aux États-Unis. À défaut, on pourrait imaginer une contraception de masse, qui permettrait à tous ces jeunes de jouer à la sexualité tout en restant sagement à l’abri de la cour des grands […] Certains discours récents sur l’implant contraceptif pourraient bien préfigurer ce rêve un peu fou d’une « vaccination » de toute une génération de jeunes filles, non telles qu’elles sont mais telles qu’on voudrait qu’elles soient, en anovulation avant même le premier flirt […] Bref, à l’adolescence, ce n’est plus tant la sexualité – pourvu qu’elle reste inoffensive et dans le discours officiel – qui constitue une transgression, que la grossesse et plus encore la maternité, ce d’autant que la prévention existe, à portée de main de tous
[Alvin, 2006 : 330].

27 Il nous faut opérer une brève digression sur les sites Internet qui publient des informations concernant les manifestations normales ou pathologiques de la puberté, en particulier de la puberté anticipée et précoce : ils sont en effet souvent consultés par les parents en quête d’informations, d’éclaircissements et de nouvelles consultations médicales. Cette offre d’information est le fait de nombreux sites, mais elle est souvent passablement succincte, répétitive – on y retrouve souvent les mêmes contenus – et parfois approximative, dans la mesure où elle est incomplète et ne cite pas ses sources. Parmi ces sites [3], mentionnons en premier lieu ceux qui proposent une assistance pédiatrique en ligne : ils présentent les informations essentielles sur la manière de reconnaître les signes de la puberté anticipée et précoce (« avant 7 ans pour les petites filles blanches, 6 ans pour celles de couleur », 9 ans chez les garçons ; dans des cas exceptionnels, la cause est liée à une tumeur). Parfois, ils signalent partiellement les examens à effectuer, en rappelant qu’ils doivent se faire dans des centres spécialisés en endocrinologie pédiatrique. Le site de MediExplorer, par exemple, présente une intéressante construction du discours : à l’entrée « puberté précoce », on trouve vingt-quatre lignes de texte reproduisant l’abstract d’un article publié en 2003 dans la prestigieuse revue Pediatrics. Il concerne 233 petites filles examinées pour « développement pubertaire précoce présumé », mais sans que soit indiqué ni l’âge de l’échantillon examiné ni s’il est question de puberté anticipée ou de puberté précoce. D’autres sites d’information traitent de psychologie : sur l’un d’entre eux, en 23 lignes cette fois-ci, il est question d’une recherche, dont la source n’est pas citée, selon laquelle :

28

sur 58 136 jeunes Milanaises entre 7 et 18 ans, pas moins de 4 769 ont montré des signes de puberté anticipée. Si au début du xxesiècle elles étaient formées à 17 ans et dans les années quatre-vingt autour de 10 ans, de nos jours c’est dès l’âge de 7-9 ans qu’apparaissent chez beaucoup un léger duvet sur les aisselles et le pubis et une amorce de poitrine ; les premières règles se déclenchent quant à elles à 12 ans. Les médecins sont alarmés par cette puberté précoce, en premier lieu pour les fillettes elles-mêmes, qui vivent trop peu leur enfance, puis pour les femmes qu’elles deviendront un jour, car elles sont davantage exposées à certaines maladies. [Parmi les coupables présumés] on peut sans hésitation attribuer un rôle important à la malbouffe (hamburger et frites) riche en hormones de synthèse, aux déséquilibres alimentaires et à l’obésité infantile, mais aussi au bombardement permanent de messages sexuels émanant de la publicité et des mass media dès la petite enfance. Il suffit de penser à certains modèles de poupées ou au contenu de certains jeux vidéo, qui font que de nombreuses fillettes n’acceptent pas d’avoir un corps si différent de celui qu’on leur propose. Les conséquences de cette puberté précoce sont des problèmes de stérilité et de fertilité tant chez l’homme que chez la femme, des problèmes menstruels et gynécologiques et des cancers du sein.

29 En quelques lignes, on retrouve tous les éléments que nous avons analysés jusqu’à présent : la confusion entre puberté anticipée (mais les données enregistrent un âge de la ménarche correspondant actuellement à la normalité) et puberté précoce pathologique ; les facteurs déclencheurs multiples ; les risques pour la santé, qui vont bien au-delà de ceux liés à la précocité physiologique recensés dans la littérature.

30 Cette citation accorde un rôle de premier plan, parmi les causes possibles, à la stimulation visuelle par le biais d’éléments érotiques suggestifs, qui semble avoir le même poids que les xénœstrogènes absorbés à travers l’alimentation et l’environnement. Un titre accrocheur « Puberté précoce : c’est la faute à la télé » présente l’hypothèse d’un endocrinologue de l’hôpital Meyer à Florence :

31

Nous n’arrivons pas à nous expliquer l’augmentation du nombre d’enfants qui commencent à manifester les premiers signes de la puberté dès 6 ou 7 ans pour les filles et 8 ou 9 ans pour les garçons. L’idée, c’est que chez les enfants déjà prédisposés psychologiquement, le stress émotif provoqué par certains programmes de télévision, et je pense surtout à ceux qui contiennent des scènes de violence ou de sexe, pourrait agir sur le cerveau et influencer les aires qui concernent le contrôle du système hormonal, comme l’hypothalamus et l’hypophyse. Une stimulation excessive de ce système pourrait justifier l’apparition d’une puberté précoce [4].

32 Quelque chose évoque ici la vieille théorie psychosomatique de l’irritabilité, que les aliénistes du xixesiècle situaient à la base de la maladie mentale. Il existerait donc une prédisposition au déclenchement du développement pubertaire suite à une stimulation par des images de sexe et de violence. C’est certain, les jeunes enfants sont souvent exposés à des séquences d’images inappropriées à leur âge, que souvent ils ne comprennent pas et qui les perturbent. Mais ce qui frappe davantage, c’est la passivité qu’on leur attribue, au point qu’elle est en mesure d’imprimer une accélération physiologique, allant de pair avec une sensualité aguicheuse, celle de la « génération nombril », en suspens entre la manipulation et l’innocence.

33 Le thème de l’alimentation contaminée apparaît fréquemment dans les sites Internet. Le site des Végans italiens s’y intéresse lui aussi, citant brièvement un article de La Repubblica du 19 mai 2003, « Puberté précoce : mise en cause de la viande aux œstrogènes ». Cet article se réfère à une enquête remontant à quelques années et qui dénonçait la présence d’hormones dans la viande des petits pots pour bébés :

34

Les cas de thélarche (manifestation précoce de caractères typiques de la puberté chez des fillettes de quelques années ou même de quelques mois) enregistrés à Turin et dans son département sont passés de 94 à 132. Le procureur adjoint Raffaele Guariniello, en collaboration avec les autorités sanitaires, collecte les différents relevés en s’appuyant sur la littérature médico-scientifique mettant en relation ce phénomène avec la consommation de viandes traitées aux hormones [5].

35 Toutes ces informations et les recherches dont elles sont tirées font état de données réelles, des dangers réels, des scandales réels et récents : mais les raccourcis, l’omission d’éléments permettant de comprendre le contexte, la référence à une enquête déjà datée associant pouvoir judiciaire et littérature médicale, les déforment et les amplifient.

36 Au cours de mes recherches sur la Toile, j’ai découvert un forum singulier, attirée par le titre « puberté accélérée grâce à la malbouffe ». Ce site m’a frappée non seulement en raison des contenus associés au titre mais aussi parce que le blogueur et ses correspondants, pour se présenter, adoptent, en plus de pseudonymes évocateurs, des photos de militaires en uniforme allemand de la Seconde Guerre mondiale. Voici quelques citations que j’en ai tirées :

37

Le psychologue juif Aric Sigman a expliqué à la bbc que ce phénomène [la puberté précoce] est accentué chez les petites filles de parents divorcés et remariés. Les hormones « parfumées » émises par le beau-père (le nouveau mari de maman) « exciteraient » la réponse hormonale de la fillette, c’est sa théorie. « Si une petite fille sent que son environnement familial est instable, il est possible qu’un mécanisme évolutif entre en jeu, pour garantir que les gènes (de l’enfant) soient transmis plutôt avant qu’après ». L’évolutionnisme, naturellement. Darwin a toujours raison. Les petites filles veulent transmettre leur patrimoine génétique. Les individus ne sont que des instruments à travers lesquels les gènes se transmettent aux générations futures [...] C’est peut-être la nourriture, peut-être les sandwichs de chez McDo, peut-être la viande qui aux États-Unis et en Grande-Bretagne provient de veaux gonflés aux hormones interdites sur le continent européen [6].

38 Le vitalisme de droite s’approprie facilement toutes les inquiétudes catalysées par la puberté féminine anticipée, il les manipule par des citations détournées et des sources incomplètes : la préoccupation pour la nourriture de mauvaise qualité, la dégénérescence physique qui en découle, les dommages psychologiques provoqués par l’influence des mass media, convergent pour faire le portrait d’une société décadente, désordonnée, sans repères moraux et sans personnalités guides. On a là une métaphore polyvalente de la perte de contrôle, surtout sur cette partie de la société qu’il s’agit de construire pédagogiquement et de guider, de surveiller et de soigner, parce que c’est elle qui « transmet nos gènes ».

Questionner le passage d’âge pour affaiblir l’incertitude

39 Sur le versant médical de l’épidémiologie et de la clinique, la diminution relative de l’âge de la puberté et la prise de conscience de pubertés précoces engendrent un questionnement sur les frontières biologiques de l’enfance. Ces questions sont particulièrement sensibles en ce qui concerne le traitement des pubertés dites précoces. Les tranches d’âge proches de la puberté sont aussi présentées comme porteuses de risques en termes de santé. Ces questionnements médicaux, relayés par les médias et Internet, souvent de façon exacerbée, génèrent des inquiétudes chez les parents aussi bien que chez les enfants. Dès l’enfance, le souci de donner une forme à l’incertitude, d’en simplifier la complexité, investit la tranche d’âge de la puberté, que l’on présente comme une temporalité perturbée, sous le signe du risque. Les étapes du développement se court-circuitent, se chevauchent. Cependant, sous le signe de la précocité de ce qui est « normal » mais se présente au mauvais moment – la puberté avancée – le development thinking maintient encore solidement sa position prédominante, car c’est la technique pharmacologique qui « corrige », qui rétablit la bonne temporalité. Les points fondamentaux du paradigme (maturation et développement, âge, succession d’étapes) ne sont pas altérés, aucune pensée n’intervient pour représenter l’avancée dans la vie comme un processus souvent discontinu, fait de temporalités multiples plutôt que d’étapes bien définies. La tentative de donner une forme – médicale – à l’incertitude, en construisant une étape intermédiaire comme la « préadolescence » semble, une fois qu’elle est entrée dans l’arène sociale et publique de la santé, devenir un multiplicateur social d’inquiétude plutôt qu’un rempart érigé pour mieux scander une progression normale et linéaire. ■

40 Traduit de l’italien par Odile Martinez (odimarti@free.fr)

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Mots-clés éditeurs : normalisation, puberté précoce, construction des âges, préadolescence, savoirs médicaux

Date de mise en ligne : 29/10/2015

https://doi.org/10.3917/ethn.154.0621

Notes

  • [1]
    www.epa.gov/ocepaterms/eterms.html
  • [2]
    Cf. note 5 page 599. Le terrain réalisé pour la partie médicale de la recherche CorAge a compris : 56 entretiens avec des professionnels de la santé et des services sanitaires, notamment en Italie où l’organisation des soins pour les plus jeunes est différente (endocrinologues, médecins, infirmières scolaires, psychologues, éducateurs et assistantes sociales, sociologues) ; des observations auprès des séances d’éducation à la sexualité ; le dépouillement de 110 articles dans les revues de pédiatrie internationales et nationales (France et Italie); la veille du site Info-ado (Strasbourg) et d’autres sites d’information et divulgation médicale.
  • [3]
    J’ai visité le portale Sanitario pediatrico de l’Ospedale Bambino Gesù di Roma (www.ospedalebambinogesu.it); MediExplorer (www.mediexplorer.it); MammaePapà.it ton ami le pédiatre (www.mammaepapa.it); www.benesseredonna.it ; www.medicitalia.it (qui présente des réponses aux questions des usagers. Tous ces sites ont été consultés plusieurs fois de février 2009 à janvier 2012.
  • [4]
    Bazzi Adriana, « Pubertà precoce per colpa della TV », Corriere della Sera, 17 septembre 2002.
  • [5]
    www.veganitalia.com (consulté le 8 fé­vrier 2009).
  • [6]
    http://politicaonthe.net/forum ayant pour titre Etnonazionalismo Völkisch I (consulté le 11 février 2009).

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