Couverture de ETHN_144

Article de revue

À propos d'Osnabrück d'Hélène Cixous. Propositions ethnocritiques

Pages 679 à 688

Notes

  • [1]
    Nous renvoyons ici à la première monographie en matière d’ethnocritique, Bovary/ Charivari. Essai d’ethno-critique [Privat, 1994].
  • [2]
    Je reprends, bien sûr, l’expression à Pierre Bourdieu [1992].
  • [3]
    Je ne reviens pas ici sur certaines analyses à charge auxquelles il a déjà été donné réponse [Privat et Scarpa, 2013].
  • [4]
    Voir par exemple, Jean-Marie Privat, « Ethnocritique et lecture littéraire » [Cnockaert, Privat et Scarpa, 2011 : 27].
  • [5]
    Voir entre autres Jackson [1987], Althabe, Fabre et Lenclud [1992], Ghasarian [2002], Leservoisier et Vidal [2007].
  • [6]
    Hélène Cixous est l’un des principaux représentants, avec Jacques Derrida, de la philosophie de la déconstruction mais, elle, dans son versant littéraire justement.
  • [7]
    Hélène Cixous, grande universitaire, a commencé sa carrière par une agrégation d’anglais, puis poursuivi des recherches sur James Joyce. Sa thèse de doctorat en lettres, publiée chez Grasset en 1968, porte sur l’écrivain irlandais : L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement [Cixous, 1968].
  • [8]
    La notion d’ostranenié théorisée au moins depuis Chklovski, au sein l’école des formalistes russes, regroupe tous ces aspects. Elle est traduite un peu malheureusement par « singularisation » dans l’édition de Tzvetan Todorov [Chklovski, 1965 : 76-97].
  • [9]
    Dont il n’est pourtant plus nécessaire aujourd’hui de démontrer la valeur. Le lecteur de cet article pourra se reporter avec profit au site internet des éditions Galilée, l’éditeur actuel d’Hélène Cixous, pour voir les nombreuses distinctions que l’écrivain a pu recevoir : http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=livAut&auteur_id=1901 Site consulté pour la dernière fois le 13 janvier 2014. À cela, il faudrait rajouter qu’en 2009 Madame Hélène Cixous reçoit la décoration de Commandeur de l’ordre national du Mérite, et qu’en 2010 elle reçoit le Prix du Syndicat de la critique 2009 pour Les Naufragés du Fol Espoir (création du Théâtre du Soleil, 2009).
  • [10]
    Le lecteur pourra se reporter à la version numérisée par la BnF :
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205363w.r=grand+dictionnaire+universel+larousse+11.langFR
  • [11]
    Je reprends ici la notion telle que définie par Jean-Pierre Jaffré : « l’ensemble des activités humaines qui impliquent l’usage de l’écriture, en réception et en production. [La littératie] met un ensemble de compétences de base, linguistiques et graphiques, au service de pratiques, qu’elles soient techniques, cognitives, sociales ou culturelles. » [Jaffré, 2004 : 31] Je respecte la graphie de cet anglicisme telle que fixée par Privat et Kara [2006].
  • [12]
    Voir, pour l’illustration, les séminaires qu’Hélène Cixous tient mensuellement à la Maison Heinrich Heine - Fondation de l’Allemagne, dans le cadre du Collège international de philosophie.
  • [13]
    Voir pour plus de détails sur ce point d’ethnogénétique : Alice Delmotte-Halter, « Le cru de l’écrit ou les archives de la sauvagerie », Flaubert, revue critique et génétique (en ligne), 2013, n° 10, mis en ligne le 19 septembre 2013, consulté le 24 mars 2014. URL : http://flaubert.revues.org/2116
  • [14]
    Hélène Cixous, programme du séminaire 2013-2014 par exemple, disponible en ligne :
    http://www.ciph.org/activites.php?rub=seminairesExt

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« Quand le texte, c’est son avant-propos »
Jeanne Favret-Saada [1985 : 51]

2Depuis maintenant vingt ans [1], l’ethnocritique de la littérature propose une lecture des œuvres littéraires de la « culture légitime [2] », lecture qui croise les acquis des études de lettres (linguistique des textes littéraires, narratologie, poétique, critique génétique) et les problématiques de l’anthropologie sociale et culturelle (ethnographie du proche, anthropologie du symbolique, anthropologie linguistique, anthropologie de l’art). D’un point de vue académique, cette approche pourrait sembler d’abord aventureuse : parce qu’hybride sur le plan institutionnel ; parce que créatrice de concepts qui font souvent polémique [3] ; parce qu’expérimentant de manière heuristique et non fixiste des hypothèses sur les sens hétérodoxes du texte, sur l’inconscient de l’écriture, sur les savoirs multiples et sous-jacents au grand art. À la lumière d’avancées théoriques et d’expérimentations récentes, il convient aujourd’hui de dresser un état des lieux de l’ethnocritique afin de préciser les enjeux théoriques et méthodologiques d’un paradigme encore en voie de constitution, un état des lieux nécessaire tant pour démocratiser la pratique de ce type de lecture « braconnière » [Certeau, 1990 : 239] que pour rendre au lecteur sa part d’imaginaire et de créativité.

3Nous nous appuierons, pour ce faire, sur une étude issue de notre recherche en cours, une ethnocritique d’un récit contemporain au genre incertain (un roman ? une biographie ? des confessions ? – l’éditeur le classe comme « fiction »). Il s’agit d’Osnabrück, petit livre blanc et filigrané, écrit par la femme de lettres Hélène Cixous et publié aux Éditions des Femmes en 1999, maison d’édition phare des luttes féministes dans les années 1970-1980 en France. Ce récit, qui travaille une écriture expérimentale, dialogique et polyphonique, fait partie d’une œuvre développée en rhizomes depuis plus de quarante ans, à cheval entre philosophie et littérature, théorie du texte et poésie, essai et fiction, réalité et imaginaire – deux termes que l’auteure ne sépare pas de toute façon, elle qui a fondé toute sa carrière sur la remise en cause des limites, des frontières et des catégories théoriques.

Présentation d’Osnabrück

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Le livre pourrait donc commencer dans la cuisine, il a déjà pour lieux des places de mairie de petites villes, des provinces sillonnées par des trains, le reste d’un immeuble de plusieurs étages au coin d’une rue marchande allemande, les hangars d’une usine des faubourgs de Strasbourg, plusieurs ports maritimes, mais pour le début il devrait se passer dans la cuisine à sept heures du matin : […] c’est le fief de ma mère.
[Cixous, 1999 : 20]

L’ouvrage tient son titre de la ville natale de la mère de l’écrivaine, mère d’origine allemande, figure à laquelle s’attache Hélène Cixous ici afin d’en dresser le portrait. Une mère vivante, présente voire omniprésente, avec laquelle l’écrivaine – à l’époque – vit au quotidien. C’est pourquoi le sujet représente un défi pour l’écriture qui, parce que système de signes abstraits, parce que, dans la poétique de l’auteure, liée à la mort et à l’élégie, s’attache d’abord, comme la lyre d’Orphée, à appeler les absents et à pleurer. Osnabrück se déploie donc comme la recherche d’un retour à la source, source maternelle également source de l’écriture car corps originaire qui accueillit celui de l’auteure, car corps allaitant. Récit d’un récit en cours de constitution, visant à saisir sur le vif le quotidien de cette femme presque centenaire à l’époque, qui a traversé le siècle et les continents, mais qui parle peu, qui lit peu, une mère « matter of fact » comme dit Hélène [Cixous, 2000], aux antipodes de la personnalité de l’écrivaine, les deux, « personnages » du livre, c’est-à-dire devenues des figures plus ou moins mythifiées. La relation du quotidien alterne avec des réminiscences du passé de l’auteure, du passé de la mère, avec des réflexions philosophiques sur le temps, la mort. Emerge le frère soudain, ou la figure du père. Comme dans la vie, nous ne savons pas où nous allons et nous sommes à la merci de l’événement. Osnabrück interroge les rapports de continuité dans les relations mère-fille, d’une mère nourricière à une fille écrivaine, les rapports de transmission au sein de la famille, et pose donc de manière insistante la question des modalités du passage entre les univers de l’oralité et de la littératie, entre les univers linguistiques aussi, de la langue allemande au français, de la langue populaire à la langue universitaire et lettrée. La cité allemande apparaît donc comme matrice originaire, pays natal à jamais perdu, le cœur absent dont la cuisine, lieu et aliment, serait la métonymie par-delà les nombreux exils et déplacements. Et le livre, à son tour, devient un site, table pour le recueil du divers et le recueillement. Ecrire, parler, manger dessinent alors une constellation recréant la circulation entre des univers séparés. Mais, pour ce, il faut le volume publié.

L’ethnocritique comme paradigme

5Face à la complexité de mon terrain, il m’a fallu réajuster mes outils de recherche. Ainsi, aujourd’hui, de mon point de vue, la notion de paradigme est sans doute la plus propre à désigner l’ethnocritique. Si ce terme n’a pas toujours primé, les premiers textes théoriques lui préférant ceux de « discipline » ou de « méthode critique », il s’est imposé peu à peu, au fur et à mesure que les études et les essais ethnocritiques se multipliaient à propos d’œuvres de différents genres (roman, théâtre, poésie, littérature pour enfants), de différentes époques (de François Villon aux écrivains postmodernes) – leurs auteurs construisant ainsi de manière empirique les principes de cette posture de lecture. À la recherche du terme le plus juste, l’article de Guillaume Drouet, « Les voi(e)x de l’ethnocritique » [Drouet, 2009], représente une étape importante dans l’affirmation de la spécificité théorique de l’ethnocritique. Lui propose le terme de « démarche » comme alternative à celui, trop rigide, de « discipline » :

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L’ethnocritique est avant tout une démarche au sens étymologique du terme : une façon de progresser, une manière d’avancer. Elle ne campe pas sur ses postulats, mais cherche constamment à dépasser ses propres avancées réflexives et à investir de nouveaux domaines d’études.
[Drouet, 2009 : 11]

7L’anthologie de 2011, L’Ethnocritique de la littérature, propose, elle, l’emploi du mot « posture » [Cnockaert, Privat et Scarpa, 2011 : 1]. « Approche [4] », « démarche », « posture » : ce champ sémantique des rapports spatiaux montre qu’il s’agit davantage pour l’ethnocriticien d’un travail du corps du lecteur, d’une position par rapport à l’objet, par rapport au livre, qui lui permet de voir selon une perspective différente. Changer d’angle d’observation impliquerait de voir autrement d’autres lignes de fuite du même livre. Il n’est donc pas question, pour l’ethnocritique, de donner le fin mot de l’histoire ni même d’arrêter un sens ou de déterminer une lecture du texte littéraire qui serait plus pertinente qu’une autre. Simplement un « plaisir » [Barthes, 1975] de découvrir d’autres possibles, de faire jouer autrement le texte, plaisir qui, comme toute esthésie, fait émerger un savoir propre, singulier car sensible et valable en même temps comme épistémologie pour autant qu’il fait appel, chez le sujet, à l’expérience commune d’une langue, d’une culture, d’une existence.

8Si l’ethnocritique est bien ce que Leservoisier et Vidal appellent un « mixte disciplinaire à raison anthropologique » à l’instar de l’ethnobiologie, de l’ethnoécologie, de l’ethnohistoire, etc. [Leservoisier et Vidal, 2007 : 11], en revanche, aujourd’hui, ce mot-valise revendique moins un « statut de discipline » [op.cit.] qu’une perspective, une manière d’appréhender les textes littéraires, la référence à un corpus théorique cohérent et la constitution d’un ensemble de textes critiques tendant à mettre à l’épreuve les concepts et les intuitions de notre communauté de chercheurs. Bref, il s’agit bien là d’un « paradigme » scientifique au sens où Thomas Kuhn l’entend : « l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes à un groupe donné » [Kuhn, 2008 : 238].

9La discipline, en effet, implique un ensemble déterminé de règles de pensée et de principes de conduite institués, invariants, un objet clairement défini sur lequel appliquer une méthode (une « recette », dirait Stanley Fish [2007 : 61]). Le paradigme, lui, guide la recherche même en l’absence de règles formalisées. Il en est la prémisse car, comme le rappelle Thomas Kuhn, la règle découle de l’exercice de la pensée scientifique, de l’expérimentation, de l’empirie, et non l’inverse. Les paradigmes fournissent des modèles, un champ de référence pour une science en voie de constitution (donc de formalisation), « une manière de voir autorisée par le groupe et éprouvée par le temps » [Kuhn, 2008 : 258]. Il s’agit donc, dans le cadre d’un paradigme, de réadapter son regard et ses outils en fonction de chaque nouvelle situation afin de valider, d’invalider ou de préciser des intuitions de recherches qui constituent des hypothèses, réfutables comme telles. L’ethnocritique a donc bien une ambition scientifique et seuls le temps et l’expérimentation sur d’autres corpus (explorer des univers linguistico-littéraires non francophones, par exemple, ou bien d’autres types de symbolisation artistique), la recherche de solutions toujours plus affinées pour résoudre les problèmes théoriques émergents (l’effacement de la portée référentielle de certains textes expérimentaux, par exemple), permettront de dire si elle accédera ou non au statut de science.

L’hétérodoxie disciplinaire et la forme de l’essai

10Qu’entendre alors par ce mot « ethnocritique » ? Non pas donc une discipline (pas d’ensemble constitué de règles ou d’instructions), non plus une « démarche » qui n’est, somme toute, ni plus ni moins qu’un geste perpétuellement vers, perpétuellement esquissé. Ce serait plutôt un mélange. Un hybride. Un métissage entre les disciplines de l’ethnologie et celle de la critique littéraire universitaire, dont l’ambition serait de constituer une communauté interprétative élargie et de renouveler les significations du texte littéraire, donc sa valeur même. Car, comme le rappelle Stanley Fish :

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les significations ne sont la propriété ni de textes stables et fixes ni de lecteurs libres et indépendants, mais de communautés interprétatives qui sont responsables à la fois de la forme des activités d’un lecteur et des textes que cette activité produit.
[Fish, 2007 : 55]

12Dans ce contexte, les ethnocriticiens s’efforcent de fournir un travail à visée interdisciplinaire, toujours à la frontière, à la limite, au croisement entre les traditions du champ des études littéraires et celles de l’anthropologie culturelle, travail de confrontation à un objet énigmatique, le texte littéraire, longtemps sacralisé chez nous (depuis au moins les Lumières [Bénichou, 1973]). Ces chercheurs donnent ainsi pour horizon à l’ethnocritique de redéfinir par exemple, à partir du texte pris à la lettre, les architectures culturelles des œuvres, la délimitation des genres littéraires, les frontières du discours littéraire ou la place de la notion de fiction.

13Aux recherches ethnocritiques ne saurait correspondre alors, selon moi et étant donné mon terrain, que la forme de l’essai, une forme non par défaut mais par nécessité. Une forme ou plutôt une non-forme, comme l’entend Adorno [1984 : 6]. Pour défendre cette idée, je reprendrai à mon compte les caractères de l’essai que le philosophe développe : absence de forme propre, « rangé dans la catégorie des amusettes » [op.cit.] par la culture officielle, l’essai interprète au lieu de classer, il revendique la subjectivité de l’interprétation contre l’objectivité d’une discipline, affirme qu’il n’y a pas de sens certain ni de vérité ultime et que la connaissance ne saurait être que fragmentaire et contingente. En ceci, l’essai « est un défi en douceur à l’idéal de la clara et distinctia perceptio et de la certitude exempte de doute » [Adorno, 1984 : 18], une forme ouverte et dynamique, non totalisante donc non totalitaire. Plus encore, l’essai représente « un déploiement de la lisibilité des choses » [Didi-Huberman, 2010 : 95], une pensée qui jaillit de la matière observée et qui colle au plus près à l’objet. Son seul principe intangible serait la désobéissance, « le contournement systématique des règles orthodoxes de la pensée » [Adorno, 1984 : 29].

14Le paradigme, l’hétérodoxie disciplinaire et l’essai : voilà, au stade où nous en sommes, les caractères principaux de l’ethnocritique. Cette dernière peut donc être considérée comme une « hérésie » [Adorno, 1984 : 29], ce qui explique encore un dernier aspect de cette approche : le corpus étudié, basé sur la littérature française. Non par exclusion a priori des littératures étrangères ni par ethnocentrisme mais, travaillant sur la culture langagière des communautés imaginées et des communautés imaginantes, il a semblé plus pertinent, dans un premier temps, d’en rester au terrain le mieux connu : celui de la langue française. Se posent alors toutes les difficultés inhérentes à l’anthropology at home, à l’ethnologie du proche voire du semblable. Mais, de ce côté, nous pouvons nous référer aux nombreuses études d’anthropologie sur le sujet pour dépasser cette fausse aporie [5].

15Si les premiers essais d’ethnocritique ont été consacrés aux auteurs du xixe siècle [Privat, 1994 ; Scarpa, 2000 ; Drouet, 2011], c’est ainsi moins en vertu d’une plus grande lisibilité de faits dits « folkloriques » dans des romans d’obédience « réaliste » mettant en scène des sociétés « traditionnelles », que pour retrouver, dans le temps, l’éloignement symbolique initial sur lequel travaillait originairement l’ethnographe, afin de conserver le principe du décentrement comme point de vue principal. Car « il n’y a pas à proprement parler de charivari dans Madame Bovary et Le Colonel Chabert ou de carnaval dans Le Ventre de Paris » [Cnockaert, Privat et Scarpa, 2011 : 6], tant la littérature romanesque réélabore elle-même le donné extratextuel et réorganise de manière intrinsèque son univers. C’est sur cette transformation que l’ethnocritique travaille justement, transformation étudiée tout aussi bien dans la poésie (Rimbaud, Mallarmé), que dans le théâtre contemporain (Koltès) ou dans la fiction la plus récente et la plus expérimentale, comme nous l’esquissons ici avec l’exemple d’Osnabrück.

16Il s’agit donc – pour le moment – d’ethnocritique de la littérature française, au sens moderne du terme (depuis Madame de Staël), au sens de la haute culture, de la culture officielle, littérature entendue comme l’ensemble des œuvres publiées qui témoignent d’un usage esthétique du langage et reconnues pour leur caractère patrimonial. La sociologie du langage de Pierre Bourdieu voulait « travailler au retour du refoulé » [Bourdieu, 2001 : 55] ; de même, l’ethnocritique, par l’étude de la stratification multiculturelle interne au texte littéraire et constitutive d’une poétique propre, met en avant le travail d’élaboration du social, d’invention ou de réappropriation des données ethnologiques des pratiques culturelles par sa textualisation esthétisante, et révèle ainsi la polyphonie constitutive des œuvres littéraires les plus autorisées, pour en percer le sens et faire parler les voix oubliées.

Osnabrück : un défi pour l’ethnocritique ?

17Le chercheur est ici une chercheuse, l’ethnocriticien, une ethnocriticienne. Son travail porte sur les relations mère-fille et l’univers de la cuisine domestique – activité largement féminine – dans Osnabrück, récit au genre problématique, écrit lui-même par une femme, Hélène Cixous, en 1999. Cette auteure d’expression française, et de nationalité française, réside en France, à Paris notamment, ville qui intervient souvent dans ses écrits, que la chercheuse connaît bien, bien que le rapport de Cixous à la nationalité et à la langue françaises soit problématique à plusieurs titres et pour plusieurs raisons, tant du fait d’une histoire familiale et d’une autobiographie complexes que parce que son œuvre s’inspire de la déconstruction des appartenances, des assignations et du rapport à la langue. Pas d’exploration dans la brousse ou dans le Grand Nord, donc, à préparer. Nous sommes ici plutôt dans le domaine du trop proche que dans celui du trop lointain. S’il était encore question du « grand partage », nous serions du côté du « nous », non de celui des « autres » [Lenclud in Althabe, Fabre et Lenclud, 1992 : 9-37]. Il ne saurait non plus s’agir d’un relevé d’éléments de folklore (rural par exemple, ou urbain), ni de données culturelles concernant d’autres sociétés (récit de voyage, scènes exotiques, etc.). En effet, outre le fait que le récit soit récent, contemporain en ce sens, il met en scène le quotidien domestique d’une mère âgée et de sa fille adulte, mais de manière à la fois ludique et métaphorique, de sorte que les indices du concret, du prosaïque, soient indiscernables de leur valence métaphorique. Ce quotidien est tissé de réminiscences et de confessions, écrites à la première personne, concernant les premiers jours d’école, les promenades familiales, les scènes de discussion au salon, un quotidien à la fois proche de nous et d’une résonance particulière puisque nous assistons aussi, dans ce texte, à la naissance de la vocation d’écrivaine. Où se situe donc l’étrangeté a priori ? Comment la déceler ? Et sans cette singularité, sans cet exotisme, l’ethnocritique, dans sa composante ethnographique, ne représente-t-elle pas alors un défi ?

18En fait, il convient peut-être alors d’interroger ce qui est le plus lisible, c’est-à-dire la « manière » du récit, cette composition qui déstructure les codes traditionnels de la narration et qui nous pose problème depuis l’ouverture de notre article [6]. Là il y a étrangeté. Ce récit, certes à la première personne, n’est ni autobiographie ni fiction, ou les deux à la fois, texte et métatexte en même temps. Il réfléchit, comme toute l’écriture cixousienne, sur son faire en même temps qu’il s’exerce. Le texte emmêle à la fois des faits datés, sur le mode du journal mais assemblés dans un ordre non-chronologique, de la prose poétique de type onirique (petits poèmes en prose ?), et des propos d’autres actants rapportés ou présentés comme tels. Il mêle les voix, les espaces et les temps. Il mont(r)e ces différents fragments selon les principes de la métaphore, de l’analogie, de l’ellipse ou de l’allitération phonique. Nous sommes ici dans la filiation littéraire de l’Ulysse de James Joyce [7], où le travail sur le dire s’hypertrophie jusqu’à s’engendrer lui-même, sur un mode à la fois sérieux et ludique. Car c’est d’abord la langue employée qui interroge, et non l’univers narré. Les éléments de culture ne restent lisibles, dans l’état achevé du texte, que comme traces ambiguës à décoder car codées volontairement à la base. Ils s’interpénètrent dans une recherche de mélange des cosmologies et d’abolition des frontières. Bref, il s’agit d’une littérature au style postmoderne, pour l’analyse de laquelle les cultural studies ou même la linguistique du texte littéraire seraient peut-être plus adaptées que l’ethno-critique littéraire.

19Alors pourquoi l’ethnocritique ? D’abord parce que le proche n’est jamais aussi proche qu’il ne saurait avoir son étrangeté propre, laquelle n’apparaît pas seulement dans l’écriture, mais aussi dans l’observation des activités de l’écrivaine. Hélène Cixous développe encore aujourd’hui une activité d’auteure et d’universitaire riche en événements (colloques, dédicaces, lectures, anniversaires, séminaires) qu’il est important d’observer pour nourrir l’analyse ethnocritique du texte lui-même, ne serait-ce que du point de vue de sa réception et du discours tenu sur lui près de quinze ans après sa parution. En outre, si la fiction, pour susciter l’émotion du lecteur, use du ressort de l’empathie, elle utilise tout autant l’effet d’étrangéisation, de défamiliarisation [8], pour donner à voir autrement, et donc à penser autrement, le monde dans lequel nous nous trouvons. L’ethnocritique pourra alors creuser dans ce qui éloigne, creuser dans la différence quant à l’auteure et à l’univers développé dans cette (non ?) fiction, creuser également dans ce qui l’éloigne d’une fiction au sens plus convenu du terme.

20L’étude d’Osnabrück constitue ainsi un défi pour l’ethnocritique. Choisir un texte contemporain, voire postmoderne, un texte qui parle du proche tout en réfutant autant l’effet de réel que le discours descriptif, dont l’auteure floute l’ancrage énonciatif mais intervient nommément comme narratrice, un texte où elle refuse la notion de chronotope et travaille théoriquement dans le but de rendre impossible toute catégorisation de ses écrits d’écrivaine et de théoricienne [9]. Choisir ce texte retors est donc, pour l’ethnocriticien, comme un moyen de mettre à l’épreuve la valeur de paradigme critique, une nouvelle manière de lire et d’envisager les rapports de la littérature au social. S’il est possible d’analyser Osnabrück de manière ethnocritique, alors ce paradigme, outre sa valeur scientifique, aura prouvé son apport novateur dans l’explication de textes rétifs à une analyse critique plus classique du récit, que celle-ci soit d’inspiration thématique, structurale, historicisante, psychanalyste, textualiste, etc. Il faudra, en outre, pouvoir mesurer ce que ce type de lecture peut apporter à l’ethnologie et à l’anthropologie en retour, tant en termes de pensée des transferts culturels, que de subjectivation des structures sociales ou d’invention de la culture, d’introjection ou de transformation de l’habitus. Maintenant entrons dans la lecture.

En attendant la lecture : l’ouverture du récit

21Sur une page de dictionnaire : voici où atterrit la chercheuse en ouvrant son livre. « Son » livre car, comme œuvre allographe [Goodman, 1990], le volume acheté lui appartient maintenant et ce, depuis cinq ans. Il est écrit, usé, plié, à mi-chemin entre l’outil de travail, l’objet domestique et l’appendice organique. Un objet approprié, singularisé, marqué et donc passé, moyennant finances, dans la sphère privée. Un marché, comme un pari que l’achat a scellé. La lectrice alléchée, l’objet doit maintenant satisfaire l’attente implicite qu’il a suscitée dans la vitrine du libraire ou dans ses rayonnages (où il est d’ailleurs rangé avec les « fictions françaises contemporaines », contraintes commerciales obligent). De quelle attente s’agit-il ? Le livre Osnabrück prenant matériellement le parti du neutre et de la discrétion inhérent à sa maison d’édition dans les années 1990 (moyen format, couverture blanche et mate), c’est avant tout le titre qui attire le lecteur, ce titre écrit en vert bouteille, en plus grands caractères et en capitales. Puis c’est le nom d’auteur, écrit plus petit avec la majuscule à l’initiale. Éventuellement – pour ceux qui la lisent – c’est enfin la quatrième de couverture, mais ici densément rédigée. Tous ces éléments sont censés engager le pacte de lecture et séduire le client. Également, pour les initiés, le logo et la mention de la maison d’édition pourront signifier encore autrement cet objet : « Éditions des femmes » dénote littéralement, pour tout locuteur français, la moitié non membrée du genre humain. D’autres y reconnaîtront la maison d’édition phare des luttes des femmes deux décennies plus tôt.

22Arrêtons-nous au titre, principal point d’accroche à en juger par la taille et la couleur de ses caractères. Quel horizon d’attente peut générer le mot « Osnabrück » ? D’abord, comme nom propre, quelque chose d’assez mystérieux. Le nom propre ne connote pas mais dénote une singularité. Nous ne pouvons ranger « Osnabrück » dans aucun ensemble a priori si ce n’est, effectivement, celui des noms propres. Les Européens, les germanophiles ou les germanophones reconnaissent néanmoins les sonorités familières à cette langue allemande, ainsi que son Umlaut caractéristique. En outre, à l’image de Sarrebrück, la suffixation laisse deviner qu’il s’agit d’un toponyme, mais un toponyme pour le moins obscur. « Osnabrück », pour la majorité des gens, ne suggère aucune image de ville spécifique. Pour les lecteurs habitués de Cixous cependant, il s’agit d’un nom récurrent de l’œuvre, emblématique du maternel, un nom qui apparaît bien souvent comme un appel, un à-voir ou un à-jamais-disparu dans les affres de l’histoire mondiale. Le nom d’une moyenne ville allemande. S’il ne s’agissait d’un livre rangé au rayon littérature des librairies et des bibliothèques, si l’aspect minimaliste du volume n’était pas comme un appel à l’esprit, alors nous serions en droit d’attendre sous ce titre toutes sortes d’essais, du guide touristique à la monographie historique, en passant par la géographie ou l’ethnographie même. Pourtant, ce que nous propose Cixous tout de suite, dès la première page de texte, c’est un extrait du « Grand Dictionnaire universel par Pierre Larousse » [Cixous, 1999 : 8], plus précisément la reproduction intégrale de l’article « Osnabrück » contenu dans le tome 11 de l’édition de 1874 [Larousse, 1874 : 1540]. L’auteure reprend jusqu’à la graphie même, bien qu’un peu désuète mais tellement signifiante, de locutions d’époque devenues de véritables clichés (le « très-ancienne » notamment).

23Nous voici donc servis, et un peu trop vite, puisque tout est soldé en deux pages. Le sujet semble épuisé avant même d’avoir été entamé par Hélène Cixous. Car, après tout, n’est-ce pas l’ambition de tout dictionnaire, de toute encyclopédie, que de vouloir en lui-même rassembler l’ensemble des savoirs à partir de la mise en ordre – alphabétique – du lexique ? Telle a été en tout cas la visée des Lumières, tel était leur projet le plus révolutionnaire peut-être : rationaliser, à travers la langue, la connaissance humaine. Et non seulement le dictionnaire de Larousse est « grand » mais en plus il a des majuscules, beaucoup de majuscules, il se veut « universel » et le titre en son entier ne pourrait rassembler l’ensemble des matières qu’il entend traiter (en témoignent les nombreux « etc. etc. » imprimés en page-titre [10]). Alors à quoi bon continuer ? En même temps, lisant cette définition historico-géographique, le lecteur ne voit toujours rien et ne peut rien imaginer de ce lieu. Rien n’est atteint du monde ni du sensible.

24Cixous joue ainsi ironiquement sur les genres. Comme ouvrage de littérature, nous attendons une expérience spécifique de lecture qui fasse appel à notre corde sensible. Attente d’autant plus frustrée, incise d’autant plus ironique de la part de l’auteure, que la page « Osnabrück », outre le fait qu’elle interroge les modalités de réception de la littérature et notre accoutumance à la littératie [11], parle d’une ville, Osnabrück, dans son histoire singulière. Latitude, longitude, hydrographie, religion, économie, histoire, monuments, jusqu’au nom des principales personnalités de la ville, rien ne manque au tableau. Le lecteur a même droit à un encart sur la province d’Osnabrück, encart qui fait mention de la superficie et du caractère agricole de ce morceau de terre allemande situé entre d’autres villes, d’autres régions et d’autres fleuves aux noms tout aussi mystérieux. Mais n’avons-nous pas les autres tomes à disposition pour combler nos lacunes dans la connaissance de toute chose en ce monde ? Tout cela dressé dans un présent intemporel, exception faite du deuxième paragraphe, celui retraçant l’histoire de la ville de 1780 à 1811 qui opère un bref passage au système des temps du récit.

Du savoir académique à la mise en scène de soi

25Dans cette ouverture, Cixous se loge non pas lisiblement dans l’écriture mais, en creux, dans le geste de décontextualisation/recontextualisation de ce fragment de dictionnaire placé en tête de son œuvre (de « déterritorialisation » aurait dit Deleuze). Ce décentrement est d’autant plus grand que, si elle fait mention de ses sources comme une bonne élève, elle omet pourtant la date, donnée essentielle pour tout universitaire qui se respecte. Alors la valeur caduque de ce type de savoir, de ce type d’ouvrage, de ce type de littérature au sens large, devient criante et le présent de vérité générale n’emblématise plus que le projet nostalgique et impossible d’un savoir total sur le monde, d’atteindre la vérité vraie, vérité qui est définie par son caractère d’universalité et d’intemporalité dans un système kantien par exemple. La définition du dictionnaire fonctionne comme une ironie de mention qui vise à témoigner, par le procédé de la citation directe (comme on parle de discours direct), de la précarité de la science et de l’historicité de toute chose. Ne reste plus que le verbe, les mots, la logique (l’a-logique) de la langue. On ne « sent » rien.

26Une telle critique du système académique (l’Académie étant la mère des dictionnaires) peut s’inscrire sur le versant féministe de l’œuvre cixousienne : rejet du « phallogocentrisme » [Cixous, 2010], c’est-à-dire du centrement du savoir sur le pôle masculin de l’espèce humaine. En effet, aucune grande figure féminine n’est mentionnée dans l’article. Seule la ville est une femme, et seulement dans le lexique français où le neutre n’existe pas. Cette dénonciation par la citation, peu visible pour qui lira trop vite et n’interrogera pas le montage du livre, opère également, et plus précisément, une déconstruction du système du savoir pseudo-objectif et de la langue française, donc de la littératie savante. Elle propose, en regard, une autre solution à l’aporie de l’écriture du réel, écriture (logos) et réel (le monde prosaïque, concret) étant pensés, par la haute culture française, plutôt comme antagonistes.

27Contre le dictionnaire, il y a le Livre, il y a la Littérature, deux mots qu’Hélène Cixous écrit souvent avec un grand « L », littérature pensée par elle comme une forme de vie, comme sa respiration même [12]. En effet, la science du dictionnaire est mise en regard, dès la page 9 du livre, d’un « Prologue ». Initialement, dans le dossier de genèse, c’est ce prologue qui ouvre les premières pages du texte, tandis que les pages du Larousse n’apparaissent à aucun moment dans les boîtes d’archives déposées à la bnf. Cixous, lors d’un entretien téléphonique, m’a précisé, en effet, que l’idée lui était venue après, à la fin du texte, alors qu’Osnabrück, encore une fois, fuyait [13]. Ce texte est écrit en italique (dont l’une des fonctions, à l’origine, était de reproduire la cursive, donc l’écriture manuscrite), à la première personne, dans le système des temps du récit. Tous les caractères de l’autobiographie sont présents : scène d’enfance, retour sur le souvenir, énonciation commentée d’un moment de crise, rapport à la mère, mention des lieux, des dates, etc. Il s’agit du récit du premier jour d’école de la narratrice, par la narratrice elle-même, que certains devineront (ou liront comme) l’auteure du livre (depuis au moins Photos de racines [Cixous, 1994], beaucoup savent en effet que l’écrivaine est originaire d’Oran). L’hyper-subjectif, l’hyper-personnel, s’oppose donc ici au dictionnaire. À prendre au premier degré, si ce n’était l’italique, à la fonction un peu floue : signale-t-il une langue étrangère – la langue littéraire ? Vise-t-il à l’emphase, à la distanciation ou, au contraire, dénonce-t-il le texte par un effet d’autonymie ?

28Mais Osnabrück n’est toujours pas présente.

« Aérer la chambre du crime »

29Dans le cadre limité de cet article, il ne saurait s’agir que d’une introduction à l’ethnocritique d’Osnabrück. Cette étude a choisi d’aborder son terrain de manière isomorphique, puisque l’introduction de l’analyse passe ici par l’analyse de l’introduction du texte. À ce stade de l’ouvrage, ce choix pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Si Cixous choisit, au cours de ces pages, d’évoluer selon le principe du montage, les thèmes essentiels au livre sont néanmoins présents et le pacte de lecture se noue paradoxalement, chez le lecteur, dans la motivation de ses réflexes littératiens : lecture du dictionnaire, lecture du roman, description du premier jour d’école et de l’apprentissage de l’écriture dans le prologue. Au fil de ces premières pages, l’écart se creuse entre les émotions et la scolarisation. La partie suivante de l’ouvrage, là où commence enfin le récit, est écrite en romain mais use néanmoins du conditionnel modal : « Ce livre devrait commencer dans la cuisine et pas sous la table pensai-je ce matin à sept heures ici même pendant les préparatifs orageux du petit déjeuner » [Cixous, 1999 : 15, je souligne]. Osnabrück n’est toujours pas là. Daniel Ferrer a très bien étudié le problème de ce texte où le commencement n’en finit plus de commencer [Ferrer, 2006]. En revanche, s’immisce, dans le binôme littératie/sensible, le pôle de la cuisine dont nous faisons dès à présent l’hypothèse qu’il agira comme pôle conciliateur.

30Si le problème ici est celui de la description la plus fidèle possible d’un espace habité (une ville), inscrit dans l’histoire de la narratrice (« narratrice » : nous en restons ici au plan de la parole énonciative) comme origine de la mère (la quatrième de couverture nous l’indiquait), c’est aussi d’un espace disparu qu’il s’agit, car la famille s’en est exilée depuis et l’histoire du xxe siècle a reconfiguré en profondeur la géographie du territoire allemand. C’est donc le temps qu’il faut interroger, contre le dictionnaire. C’est le mouvant, le ténu, le fuyant, contre l’ambition de clôture de l’encyclopédie. C’est la connotation, plus que la dénotation, caduque en l’occurrence pour notre article du Larousse. Il faut toujours « aérer la chambre du crime », comme Cixous le dit elle-même [14] et comme là elle le fait. Pour cela, l’auteure part du privé, de l’expérience sensible, du tout-petit et du particulier. Si la ville d’Osnabrück est, du point de vue de l’écrivaine, informée par l’expérience maternelle, c’est à partir d’elle, la mère, qu’il faut démarrer la recherche, pour savoir comment le territoire originaire s’est sédimenté en elle, quels en sont les souvenirs, comme la géographie a constitué son être. La cuisine, comme lieu du foyer, centre de l’habitat domestique et « fief » de la mère [Cixous, 1999 : 20], lieu d’autant plus central qu’il s’agit ici d’histoires de femmes à travers les générations, sera le nouveau point de départ pour l’essai de cette monographie en forme de confessions, de carnet de bord, de rêveries, de notes sur le vif opérant comme autant de recadrages successifs. Le livre tente en quelque sorte un tableau cubiste qui se déploie par superpositions et recompositions au fil de la vie quotidienne, du temps qui passe et de l’écoute de la « parole » de la mère dont l’écrivaine prend note. C’est en effet la seule solution pour s’emparer du contemporain et écrire le foisonnement du vivant, malgré les cadres finis de la langue et ceux, encore plus limités, parce que fixés, de l’imprimé. Les choix narratifs et la recherche littéraire de Cixous, ainsi, retrouvent une problématique d’écriture commune à l’ethnologie, qui, parce qu’elle se confronte à des sociétés, à des subjectivités dont il faut rendre raison dans toute leur complexité, oscille elle aussi, depuis ses débuts, entre les deux livres de l’ethnographe [Debaene, 2010 : 14].

Bibliographie

  • Œuvres d’Hélène Cixous mentionnées

    • Cixous Hélène, 1968, L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement, Paris, Grasset.
    • Cixous Hélène 1994, Photos de racines, Paris, Éditions des femmes.
    • Cixous Hélène 1999, Osnabrück, Paris, Éditions des femmes.
    • Cixous Hélène 2000, Le Jour où je n’étais pas là, Paris, Galilée.
    • Cixous Hélène, 2010, Le Rire de la Méduse et autres ironies, Paris, Galilée.
  • Références bibliographiques

    • Adorno Theodor W., 1984, « L’essai comme forme », Notes sur la littérature, Paris, Flammarion : 5-29.
    • Althabe Gérard, Daniel Fabre et Gérard Lenclud, 1992, Vers une ethnologie du présent, Paris, Éditions de la msh.
    • Barthes Roland, 1975, Roland Barthes, Paris, Le Seuil.
    • Bénichou Paul, 1973, Le Sacre de l’écrivain : 1750-1830, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, José Corti.
    • Bourdieu 1992, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil.
    • Bourdieu Pierre, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil.
    • Certeau Michel de, 1990, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard.
    • Chklovski Viktor, 1965 [1917], « L’Art comme procédé », in Tzvetan Todorov (dir. et trad.), Théorie de la littérature : textes des formalistes russes, Paris, Le Seuil.
    • Cnockaert Véronique, Jean-Marie Privat et Marie Scarpa (dir.), 2011, L’Ethnocritique de la littérature. Une anthologie, Québec, Presses universitaires du Québec, « Approches de l’imaginaire ».
    • Debaene Vincent, 2010, L’Adieu au voyage. L’ethnologie française entre science et littérature, Paris, Gallimard.
    • Didi-Huberman Georges, 2010, Remontages du temps subi. L’Œil de l’histoire 2, Paris, Editions de Minuit.
    • Drouet Guillaume, 2009, « Les voi(e)x de l’ethnocritique », Ethnocritique de la littérature, Romantisme, 145 : 11-23.
    • Drouet Guillaume, 2011, Marier les destins : une ethnocritique des « Misérables », Nancy, Presses universitaires de Nancy.
    • Favret-Saada Jeanne, 1985, Les Mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, « Folio ».
    • Ferrer Daniel, 2006, « Osnabrück : les commencements du commencement », in Mireille Calle-Gruber et Marie-Odile Germain (dir.), Genèses Généalogies Genres. Autour de l’œuvre d’Hélène Cixous, Paris, Galilée : 113-127.
    • Fish Stanley, 2007, Quand lire c’est faire. L’Autorité des communautés interprétatives, Paris, Les Prairies ordinaires.
    • Ghasarian Christian (dir.), 2002, De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Paris, Armand Colin.
    • Goodman Nelson, 1990, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, Nîmes, J. Chambon.
    • Jackson Anthony, 1987, Anthropology at Home, Londres, Tavistock Publications.
    • Jaffré Jean-Pierre, 2004, « La litéracie : histoire d’un mot, effets d’un concept », in Christine Barré-de Miniac, Catherine Brissaud et Marielle Rispail (dir.), La Littéracie : Conceptions théoriques et pratiques d’enseignement de la lecture-écriture, Paris, L’Harmattan : 21-42.
    • Kuhn Thomas S., 2008, La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.
    • Larousse Pierre, 1874, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique, etc., etc., Paris, Administration du Grand Dictionnaire universel, t. 11 « Mémo.-O. ».
    • Leservoisier Olivier et Laurent Vidal (dir.), 2007, L’Anthropologie face à ses objets. Nouveaux contextes ethnographiques, Paris, Éditions des Archives contemporaines.
    • Privat Jean-Marie, 1994, Bovary/Charivari. Essai d’ethno- critique, Paris, cnrs Éditions.
    • Privat Jean-Marie et Mohamed Kara (dir.), 2006, « La littératie. Autour de Jack Goody », Pratiques, 131-132.
    • Privat Jean-Marie et Marie Scarpa, 2013, « Ethnocritique et anthropologie des littératures. Réponse à Daniel Fabre et Jean Jamin », L’Homme, 206 : 183-190.
    • Scarpa Marie, 2000, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris de Zola, Paris, cnrs éditions.

Mots-clés éditeurs : ethnocritique, Osnabrück, littérature, Hélène Cixous, epistémologie

Mise en ligne 25/09/2014

https://doi.org/10.3917/ethn.144.0679

Notes

  • [1]
    Nous renvoyons ici à la première monographie en matière d’ethnocritique, Bovary/ Charivari. Essai d’ethno-critique [Privat, 1994].
  • [2]
    Je reprends, bien sûr, l’expression à Pierre Bourdieu [1992].
  • [3]
    Je ne reviens pas ici sur certaines analyses à charge auxquelles il a déjà été donné réponse [Privat et Scarpa, 2013].
  • [4]
    Voir par exemple, Jean-Marie Privat, « Ethnocritique et lecture littéraire » [Cnockaert, Privat et Scarpa, 2011 : 27].
  • [5]
    Voir entre autres Jackson [1987], Althabe, Fabre et Lenclud [1992], Ghasarian [2002], Leservoisier et Vidal [2007].
  • [6]
    Hélène Cixous est l’un des principaux représentants, avec Jacques Derrida, de la philosophie de la déconstruction mais, elle, dans son versant littéraire justement.
  • [7]
    Hélène Cixous, grande universitaire, a commencé sa carrière par une agrégation d’anglais, puis poursuivi des recherches sur James Joyce. Sa thèse de doctorat en lettres, publiée chez Grasset en 1968, porte sur l’écrivain irlandais : L’Exil de James Joyce ou l’art du remplacement [Cixous, 1968].
  • [8]
    La notion d’ostranenié théorisée au moins depuis Chklovski, au sein l’école des formalistes russes, regroupe tous ces aspects. Elle est traduite un peu malheureusement par « singularisation » dans l’édition de Tzvetan Todorov [Chklovski, 1965 : 76-97].
  • [9]
    Dont il n’est pourtant plus nécessaire aujourd’hui de démontrer la valeur. Le lecteur de cet article pourra se reporter avec profit au site internet des éditions Galilée, l’éditeur actuel d’Hélène Cixous, pour voir les nombreuses distinctions que l’écrivain a pu recevoir : http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=livAut&auteur_id=1901 Site consulté pour la dernière fois le 13 janvier 2014. À cela, il faudrait rajouter qu’en 2009 Madame Hélène Cixous reçoit la décoration de Commandeur de l’ordre national du Mérite, et qu’en 2010 elle reçoit le Prix du Syndicat de la critique 2009 pour Les Naufragés du Fol Espoir (création du Théâtre du Soleil, 2009).
  • [10]
    Le lecteur pourra se reporter à la version numérisée par la BnF :
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k205363w.r=grand+dictionnaire+universel+larousse+11.langFR
  • [11]
    Je reprends ici la notion telle que définie par Jean-Pierre Jaffré : « l’ensemble des activités humaines qui impliquent l’usage de l’écriture, en réception et en production. [La littératie] met un ensemble de compétences de base, linguistiques et graphiques, au service de pratiques, qu’elles soient techniques, cognitives, sociales ou culturelles. » [Jaffré, 2004 : 31] Je respecte la graphie de cet anglicisme telle que fixée par Privat et Kara [2006].
  • [12]
    Voir, pour l’illustration, les séminaires qu’Hélène Cixous tient mensuellement à la Maison Heinrich Heine - Fondation de l’Allemagne, dans le cadre du Collège international de philosophie.
  • [13]
    Voir pour plus de détails sur ce point d’ethnogénétique : Alice Delmotte-Halter, « Le cru de l’écrit ou les archives de la sauvagerie », Flaubert, revue critique et génétique (en ligne), 2013, n° 10, mis en ligne le 19 septembre 2013, consulté le 24 mars 2014. URL : http://flaubert.revues.org/2116
  • [14]
    Hélène Cixous, programme du séminaire 2013-2014 par exemple, disponible en ligne :
    http://www.ciph.org/activites.php?rub=seminairesExt
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