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Article de revue

Avec sa jambe de boiteuse. Lecture ethnocritique d'À une passante de Baudelaire

Pages 643 à 650

Notes

  • [1]
    Voir sur le lien entre Baudelaire et la ville : Chambers [1985 : 244-259].
  • [2]
    Sur les passages et les passeuses (qui sont « chargées de faire la coutume » et de présider aux passages importants d’une vie), on se reportera aux travaux fondateurs d’Yvonne Verdier [1979, 1995] et à l’article de Daniel Fabre [1980 : 1075-1099]. Sur une autre passante analysée dans une perspective ethnocritique, on pourra consulter le travail de Scarpa [2009 : 159-229 (chapitre V : « La Passante »].
  • [3]
    En 1962, Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson ont publié dans la revue de L’Homme une analyse structurale du poème « Les Chats » de Baudelaire. Sans entrer dans les détails du débat qu’a suscité cette lecture fortement discutée, mentionnons que notre analyse ethnocritique du poème « À une passante », s’appuyant sur une étude de la poétique du texte et de l’ethnologie du symbolique, se focalise non seulement sur la structure textuelle (les phénomènes sémantico-formels), mais sur les savoirs et les motifs culturels qui structurent le poème. Il ne s’agit pas pour nous de comprendre ce poème uniquement comme un matériau linguistique et comme un système clos et autonome, mais plutôt d’analyser l’interdiscursivité et la polyphonie culturelles à l’œuvre dans le texte en faisant l’hypothèse que « la culture est dans la langue » [Privat, 2009 : 79]. Sur les travaux en ethnocritique, on consultera le site internet suivant : <ethnocritique.com/>
  • [4]
    Dans le poème « Les Veuves » des Petits poèmes en prose, « une femme grande, majestueuse » et « noble » est « revêtue » du « grand deuil » [OC : 172]. Nous verrons que la locution « grand deuil » est également dans À une passante un codage vestimentaire.
  • [5]
    Watteyne poursuit dans la même veine psychologisante : « il faut certes être mélancolique pour prêter une douleur si profonde à une femme qui ne fait que passer » [1997 : 157].
  • [6]
    Voir Baudelaire, « Le Beau, la mode et le bonheur » [1980 : 790-792].
  • [7]
    Ordre chronologique des deuils de cour, Paris, Imprimerie de Moreau, 1765 ; cité par Larousse [1870 : 633]. Voir aussi Van Gennep [1998 : 687] ; Le Guennec [2001 : 32].
  • [8]
    Voir également Van Gennep [1988 : 211].
  • [9]
    Rappelons que le « chronotope » est pour Mikhaïl Bakhtine « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels » [1978 : 237]. Pour le critique russe, un des principaux chronotopes de la littérature est précisément celui de la « route », « là [où] peuvent se rencontrer par hasard des gens normalement séparés par une hiérarchie sociale, ou par l’espace » [ibid. : 384-385] et, pourrions-nous ajouter, par des distances culturelles.
  • [10]
    La matrice, comme la définit Michael Riffaterre, est un mot ou une phrase qui détermine la structure du poème : « la matrice est hypothétique, puisqu’elle est seulement l’actualisation grammaticale et lexicale d’une structure latente. […] Elle est toujours actualisée par des variants successifs […]. » [1983 : 33]. Le théoricien affirme que « la véritable signifiance du texte réside dans la cohérence de ses références de forme à forme et dans le fait que le texte répète ce dont il parle, en dépit de variations continues dans la manière de dire » [1979 : 76]. Ainsi, l’ethnocritique ne travaille pas sur les invariants et les archétypes du texte (comme le fait Gilbert Durand, par exemple, dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire), mais s’intéresse plutôt aux variantes qui génèrent des matrices culturelles : ici la boiterie et le grand deuil (les variantes) ont pour trait commun le (rite de) passage (la matrice).
  • [11]
    Et le deuil est expliqué comme un « malheur » évoquant la « notion de tristesse. » [Carlier et Budosclard, 1992 : 114]
  • [12]
    Le motif de la marche ou de la mobilité entravée traverse les Tableaux parisiens où l’expérience de la ville est associée à un problème de circulation (voir « Le Soleil », « Le Cygne », « La Danse macabre », « À une mendiante rousse »). Les poèmes « Les Sept vieillards » et « Les Petites vieilles », notamment, établissent, comme dans « À une passante », une homologie entre le pas saccadé, voire boiteux, et le Grand Passage qu’est la mort à venir.
  • [13]
    Voir Porter [1990 : 145] ou encore Meltzer [2011 : 86].
  • [14]
    Les boiteuses sont reconnues pour leur grande puissance de séduction. Voir Montaigne [1972 : 311-312].
  • [15]
    La séquence descriptive de la passante est une suite d’actions : elle passe dans la rue (horizontalité), elle soulève (verticalité) et balance (alliance de la verticalité et de l’horizontalité) sa robe. On remarque que le poème insiste sur une marche contrariée par un corps tout à la fois mobile (« agile ») et immobile (« jambe de statue »), par des mouvements tout à la fois horizontaux et verticaux.
  • [16]
    Le feston et l’ourlet, s’ils rappellent la mode des grandes robes à crinoline, renforcent également le paradigme de la limite et de la frontière qui structure le poème : l’un est une bordure dentelée et brodée, l’autre évoque le bord d’une étoffe repliée et cousue. Dans les deux cas, ils sont à la lisière de la robe et du corps.
  • [17]
    Mentionnons que ces figures sont habituellement masculines. Les moitiés de femmes, si elles sont rares dans la tradition orale, existent néanmoins dans le langage populaire puisque l’être « fendu », c’est la femme [Belmont, 2005 : 20].
  • [18]
    N’est-ce pas déjà ce qu’écrivait Théophile Gautier dans son célèbre poème « L’Art », quelques années avant Baudelaire : « Point de contraintes fausses !/ Mais que pour marcher droit / Tu chausses, / Muse, un cothurne étroit. // Fi du rythme commode, / Comme un soulier trop grand, / Du mode / Que tout pied quitte et prend ! // Statuaire, repousse / L’argile que pétrit / Le pouce, / Quand flotte ailleurs l’esprit ». Rappelons que ce poème a été publié dans la revue L’Artiste du 13 septembre 1857 et que Les Fleurs du mal sont dédiées à cet auteur.
  • [19]
    Voir Lunier [1805 : 20]. Sans entrer dans les variations sémantiques de ce mot « éclair », mentionnons néanmoins que le poème resémantise les expressions « passer comme l’éclair » qui se réfère à la vitesse de la marche de la passante, « l’éclair d’un instant, le temps d’un éclair » qui évoque l’apparition et la disparition (donc la rupture dans la continuité temporelle), et enfin, « avoir un éclair (de génie) » qui signifie l’illumination.
  • [20]
    « Renvoyant au temps qui passe, au temps humain qui fuit, inexorable, le passage peut être apparenté au deuil », écrit Martin de la Soudière [2000].

1Le poème « À une passante » de Baudelaire, paru en 1860 dans la revue L’Artiste, a été analysé par la critique comme une allégorie de la beauté moderne et une figure de la mélancolie [Leroy, 1999 : 12, 53]. Surgissant de la foule, lieu où « trouve refuge l’amour fuyant le poète » [Benjamin, 1974 : 69], cette femme circulant dans la ville avec sa « jambe de statue » incarnerait, au regard de l’essai Le Peintre de la vie moderne, les deux « moitiés » de l’art – le transitoire et l’éternel –, et symboliserait, parce qu’en grand deuil, le spleen. Poème urbain écrit durant les travaux du baron Haussmann qui transforme Paris sous le Second Empire, ce Tableau parisien évoque une culture de la rue « passante » et de l’urbanité où la solitude se fond dans la multitude, où le « promeneur solitaire et pensif » entre en « communion » avec le monde et où il se donne « à l’imprévu qui se montre, à l’inconnu qui passe » [Baudelaire, « Les Foules », 1980 : 170] [1]. Il fait également écho aux nouveaux passages, cette récente invention du « luxe industriel », qui est « une ville, un monde en miniature » où déambule et se réfugie le flâneur [Benjamin, 2002 : 65]. Certes, mais d’autres lectures du « paradigme du passage » [Soudière, 2000 : 5-31] sont possibles, si l’on entre dans la cosmologie du poème. Relisons-le.

À une passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair... puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

2Suivant notre point de vue ethnocritique, nous comprenons plutôt le deuil comme un rite qui réinscrit cette « passante » dans une dynamique anthropologique du passage [2], précisément, et nous établissons, en ce sens, une équivalence symbolique entre la « jambe de statue » et la boiterie. Nous faisons donc l’hypothèse générale que le poème obéit à des réglages culturels bien particuliers : la clé de voûte de sa structure réside, selon nous, dans ces deux embrayeurs culturels que sont le « grand deuil » et la claudication, qui symbolisent les difficiles gués du destin [3].

Un rite de passage : « Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse »

3On se souvient que la passante est en « grand deuil ». Mais à lire les critiques, on s’aperçoit que son statut, loin de faire l’unanimité, est ambivalent. Plusieurs la considèrent comme une veuve : « this “passante”, of course, is also another widow-figure », écrit Ross Chambers [2008-2009 : 46] ; de même, pour Walter Benjamin, elle porte un « voile de veuve » [1974 : 169] alors que William Thompson affirme que « although a widow, she might still be young, attractive, desirable » [1997 : 151]. Jérôme Thélot l’identifie à « la mère regrettée » et en fait lui aussi une veuve : « il n’y a pas à douter que Baudelaire aimait les veuves en grand deuil pour cette raison souvent invoquée que sa mère, à ses yeux d’éternel exclu des amours enfantines, ne garda pas assez longtemps le deuil après la mort du père » [1993 : 489]. Cette explication psychologique et biographique ne nous semble pas suffisante et doit être appuyée par des éléments discursifs et sémantiques du poème. L’affirmation fait néanmoins sens si on lie le vers « en grand deuil, douleur majestueuse » à celui de cet autre poème des Tableaux parisiens « Le Cygne » : « L’immense majesté de vos douleurs de veuve ». En plus du deuil, les deux poèmes partagent un même réseau lexical : on y retrouve la ville, l’« ouragan », la « foudre », le tonnerre. Enfin, ces deux vers « À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve/ Jamais, jamais ! À ceux qui s’abreuvent de pleurs » convoquent la disparition et le boire comme dans « À une passante ». Mais précisément, la passante, contrairement à l’Andromaque du « Cygne », n’est pas définie comme « veuve [4] ». L’ambiguïté de son statut n’est donc pas résolue. Pour sa part, Laurence M. Porter explique : « Yet now the woman has become sexually available, set free by the death of the rival (“en grand deuil”) and not pregnant with another potential rival (“mince”). » [1990 : 145]. On comprend que, d’un point de vue anthropologique, cette hypothèse est erronée : en effet, le deuil, dans la culture du xixe siècle, ne correspond pas, pour la veuve, au célibat et n’est pas la borne marquant la rupture de l’alliance matrimoniale. Selon Nathalie Watteyne, qui voit en cette femme une « mère endeuillée », « le rêveur pourvoit l’inconnu de singuliers attraits. [...] [Le] deuil est grand, puisque la douleur qui s’y rattache est majestueuse. Mais comment le rêveur pourrait-il le savoir ? » [1997 : 154, 156-157] [5]. Enfin, avec davantage de justesse, Claude Leroy envisage que le « grand deuil » est l’« élément clef du scénario » qui « place la rencontre sous le signe de l’impossible » [1999 : 17]. Nuançons quelque peu ces propos en opérant une resémantisation culturelle du « grand deuil ».

4Le deuil de la passante n’est pas grand, comme le suggère Watteyne, il est plutôt décrypté par le sujet poétique comme un « grand deuil ». Cette locution agit comme un marqueur à la fois iconique, coutumier et temporel, indiquant un état de transition et un moment précis du rite. En d’autres termes, elle se réfère explicitement à une culture de la mort, remotivée ici par la poétique baudelairienne. En effet, le « grand deuil » est une durée programmée et prescrite, s’opposant précisément dans le poème au temps indéfini qui ouvre le dernier tercet : « trop tard ! jamais peut-être ! ». Il se caractérise également par une tenue spécifique, socialement et temporellement codifiée ; codage vestimentaire d’ailleurs réactualisé par la mention au quatrième vers du « feston » et de l’« ourlet ». Selon Pierre Larousse, le « grand deuil » est un « costume de deuil complet, que l’on porte particulièrement pendant les premiers temps qui suivent la mort d’un proche parent » [1870 : 632]. Faut-il rappeler que Baudelaire s’est intéressé à la mode et que sa poésie est fondée sur cette dialectique de l’éternel et du transitoire, du monument et de la mode que le deuil redouble [6] ? En effet, le xixe siècle, notamment à partir des années 1830, voit la multiplication des maisons de deuil, magasins spécialisés, comme La Scabieuse et La Religieuse, dans les usages et les modes liés à ce temps déterminant d’une vie : « chacun [de ces magasins] met à disposition de sa clientèle un petit guide prescrivant quels vêtements porter en cas de deuil, que choisir suivant le lien de parenté et la durée écoulée depuis la mort de l’être cher » [Le Guennec, 2001 : 32]. Dès lors, si le sujet poétique sait avec précision la nature du deuil, c’est que celle-ci est inscrite sur la robe de la passante. Cette dernière révèle le lien de parenté avec le défunt (perte de l’époux ou d’un proche parent) et la proximité temporelle avec le décès (sinon la femme serait dans le demi-deuil qui marque le retour progressif à la vie normale) : « On ne portait les grands deuils que pour père et mère, grand-père et grand-mère, mari et femme, frère et sœur. On appelait grands deuils ceux qui se partageaient en trois temps : la laine, la soie et le petit deuil. Les autres deuils ne se partageaient qu’en deux temps, le noir et le blanc [7]. » En somme, on peut difficilement affirmer, sans autre spécification, que l’inconnue est une veuve ou une mère endeuillée, car le poème, précis sur le type de deuil (le « grand » et non pas le « petit », le « demi » ou le deuil ordinaire), laisse un vide sur la configuration des relations filiales ou des liens d’alliance.

5Cependant, on peut dire de cette femme en grand deuil qu’elle est au cœur d’un rite de passage : elle est une passante, si l’on veut bien donner à ce terme le sens anthropologique d’une traversée rituelle. En effet, la forme tripartite de cette catégorie de rite (phases de séparation, de marge et d’agrégation) modalise la trajectoire de l’endeuillée : la robe de deuil rappelle qu’elle est en train de se séparer d’avec le défunt. Ce rite de séparation est redoublé dans la mesure où le poème raconte une brève rencontre suivie d’une disparition. Unie au mort, la passante est provisoirement retirée de l’univers des vivants. Et, si elle circule dans la ville vivante, elle le fait de façon entravée, affichant sur sa robe l’insigne de sa situation liminaire. Inaccessible, elle est momentanément en dehors de l’amour, dans un état et un temps suspendus, qui sont associés dans les rituels à l’étape de marge : « Les proches parents en effet, parce qu’ils ne font pour ainsi dire qu’un avec le mort participent à son état, sont englobés dans les sentiments qu’il inspire à la communauté et frappés comme lui d’interdit » [Hertz, 1928 : 126] [8]. Son statut en est un de transition, un statut précisément de passante, que Martine Segalen définit ainsi :

6

L’individu en position liminale présente des traits spécifiques : il échappe aux classements sociologiques, puisqu’il est dans une situation d’entre-deux ; il est mort au monde des vivants, et nombre de rituels assimilent ces novices aux esprits ou aux revenants […]. Le plus caractéristique de leur position est qu’ils sont à la fois l’un et l’autre ; à la fois morts et vivants, des créatures humaines et animales, etc.
[Segalen, 1998 : 36]

7Période dangereuse de l’entre-deux, du « ni l’un ni l’autre ou [de] ce qui est à la fois l’un et l’autre » [Belmont, 1986 : 16], la phase de marge, qui entretient un lien homologique avec la mort, est un chronotope du passage que sémiotise et problématise l’idiolecte du poème [9]. Dans cet état particulier du passage, la passante connaît « un brouillage identitaire » [Scarpa, 2009 : 196] : tout à la fois morte et vivante, mobile et immobile, animée et inanimée, faite de chair et de pierre, elle est constitutivement ambivalente, oscillant, voire se balançant, sur les frontières entre l’« ici » et l’« ailleurs », le maintenant et le « jamais ». Caractérisée par une position liminale, elle a un pied simultanément dans le monde des vivants (ici, la rue) et dans celui des morts (« ailleurs », « éternité »). On comprend que le motif du deuil, entendu comme un interstice rituel, donc comme un gué à franchir, fonctionne en relation, dans le poème, avec celui de la « jambe de statue ». Ce dernier est, lui aussi, un variant de la matrice culturelle du passage structurant le texte [10].

La boiterie symbolique : « Avec sa jambe de statue »

8Le « grand deuil » engendre la « jambe de statue », car la statue, ce « fantôme de pierre », est chez Baudelaire une « figure prodigieuse du Deuil » [Salon de 1859, OC : 781]. Les deux locutions sont donc des variantes du Grand Passage. Pour les commentateurs, la « jambe de statue » polarise l’unité de l’œuvre en véhiculant l’image de la beauté moderne, qu’on retrouve, par exemple, dans le célèbre poème La Beauté [Leroy, 1999 : 12] : « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre ». La beauté moderne, alliance de pierre et de chair, s’incarne effectivement dans cette fugitive statue. Ainsi, cette jambe statufiée agirait comme un « complément » caractérisant « la noblesse de la jeune femme » et comme un oxymore définissant « l’agilité de la silhouette fuyante » [Liandrat-Guigues, 2001 : 262]. Pour la vulgate critique, elle est l’aboutissement de « l’idéalisation esthétique » [Carlier et Budosclard, 1992 : 114 [11]].

9Certes, dire qu’une femme a une « jambe de statue », c’est indexer un imaginaire de la beauté statuaire qui renvoie, dans la logique globale de l’œuvre poétique de Baudelaire, à une esthétique de la modernité (les lectures mettent l’accent sur le mot « statue », et la jambe agit comme métonymie de la femme). Mais dire qu’une marcheuse a une « jambe de statue », c’est focaliser l’attention sur la jambe et la démarche. Donc, en déplaçant le sens de l’expression, et en nous concentrant sur la singularité et l’équivoque de l’image d’une passante qui déambule avec une jambe statufiée (et non pas deux jambes), on actualise un symbolisme différent, qui s’avère un variant de la boiterie. La dominante n’est plus la foule, la femme anonyme ou encore la beauté, qui deviennent des subordonnées, elle converge vers un déséquilibre du passage. La boiterie est ici structurelle, problématisant à la fois une opposition entre symétrie et dissymétrie et une ambivalence entre mobilité et immobilité [12]. Comme l’évoque rapidement Suzanne Liandrat-Guigues, la « jambe de statue » crée un « effet de boiterie sémantique autant que prosodique (résultant de la coupe du vers qui accorde une inégale mesure aux deux hémistiches) [qui] attire l’attention sur la marche de la passante » [2001 : 262].

10Renvoyant à une anomalie déambulatoire et à un équilibre rompu, le vers « Agile et noble, avec sa jambe de statue » forme un enjambement strophique : concluant la séquence descriptive de la femme entamée au vers 2, il est en retrait, en décalage, voire en déséquilibre, par rapport à l’unité de la première strophe. Ce groupe nominal (boiteux) rend explicite, formellement et sémantiquement, le sème de la boiterie. En effet, si, d’un point de vue stylistique, l’« enjambement » est l’action de reporter au vers suivant un ensemble de mots qui ont un lien étroit avec le sens du vers précédent, il signifie, d’un point de vue culturel, la traversée à cloche-pied d’une frontière : « L’image du seuil qu’il faut franchir et trépasser, en levant un pied, en interrompant donc la régularité du mouvement ambulatoire, peut à la fois illustrer et expliquer concrètement cette idée du passage et le lien qu’elle possède avec la claudication. » [Uelstchi, 2011 : 230] Ainsi, la boiterie définit le statut ontologique de la passante baudelairienne : cette dernière a un pied qui cloche, signe d’une nature hybride et d’un seuil (mal) franchi. Si on accorde une « extension symbolique » à la claudication en la considérant à la fois comme l’expression métaphorique de « toutes les formes de conduite qui apparaissent déséquilibrées, déviées, ralenties ou bloquées » [Vernant, 1994 : 57] et, dans son versant anthropologique, comme un entre-deux, une liminalité, un état à cheval entre deux univers, on comprend pourquoi cette passante endeuillée est symboliquement boiteuse. En somme, nous croyons que la culture du poème, polarisée sur le passage que mettent en évidence le grand deuil et la boiterie, informe le système de signifiance. Retraçons brièvement les symboliques dont le boiteux est porteur et générateur pour voir ensuite comment l’écriture baudelairienne cristallise un imaginaire particulier du passage.

11Le boiteux, être du passage, en fusionne toutes les formes. Passeur, préposé au passage, médiateur, il fait passer les frontières (agréger, muer, métamorphoser) : n’est-ce pas le regard de la femme qui fait soudainement renaître le sujet poétique ? Passant, il franchit constamment les limites taboues qui séparent le monde et qui fondent l’altérité. La boiterie est en effet « le stigmate de ceux qui se tiennent sur le Seuil entre Vie et Mort, position bancale s’il en est » [Uelstchi, 2011 : 233]. Elle est également la marque d’une prédestination et/ou d’une malédiction (pensons à Œdipe). Liée au franchissement des lieux interdits (l’au-delà, mais aussi l’inceste), elle a des accointances avec le tré-pas : « une pensée mythique […] associ[e] la boiterie ou la démarche asymétrique à l’accès à l’autre monde » [Gaignebet, 1974 : 101]. La claudication instaure alors une « connexion, permanente ou temporaire, avec le monde des morts » : elle est l’indice de « l’acquisition d’un statut nouveau, conséquence d’un contact avec un être de l’autre monde » [Ginzburg, 1992 : 231]. Signe d’un transit dans l’univers des morts et, donc, d’une initiation qui s’est réalisée au prix d’une perte d’équilibre, elle est le sceau visible (comme le deuil) d’un don du passage. Comme l’explique Claude Gaignebet, le « franchissement claudicant d’un gué » est « un des thèmes les plus répandus de la mythologie internationale » [ibid. : 100]. Dans les légendes et contes français, la déformation des pieds révèle des constantes comme « l’origine diabolique, la naissance ou la renaissance incomplète, la rupture d’un tabou » qui sont les « variantes d’un même grand mythe-type : la rencontre (puis le mariage, souvent) d’un être qui appartient au monde des humains avec une fiancée surnaturelle. » [ibid. : 89]. En somme, la boiterie cristallise, pour le dire vite, un ensemble de co-occurrences autour du passage des frontières et de la symbolique de la mobilité. Cet imaginaire de la claudication et ces composantes mythiques de la traversée à cloche-pied des gués, retravaillés et réinventés par l’écriture baudelairienne, organisent la circulation textuelle de traits culturels signalant une perturbation du transit.

12La passante à la jambe de statue est tout entière construite sur le mode du déséquilibre. Rappelons que sa démarche est entravée non seulement par sa jambe de pierre, mais par sa robe qu’elle doit soulever au rythme de son pas saccadé : « Une femme passa, d’une main fastueuse / Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ». La relève-t-elle pour éviter au « feston » et à l’« ourlet » de balayer le sol et d’être salis par la boue [13] ? S’agit-il du geste de dévoilement de la prostituée qui met à nu sa jambe [14] ? À l’image de la claudication, le balancement de la robe fait mouvoir le corps d’une inclinaison alternative d’un côté à l’autre [15]. Ne doit-elle pas dès lors hisser sa robe afin de ne pas trébucher ? On le sait, tout seuil est difficile à franchir et comporte des écueils. Lieu d’une « réunion des contraires », il est un « point de passage et de rencontre obligé entre les deux espaces, définis par rapport à des mouvements du corps et à des trajets socialement qualifiés. » [Bourdieu, 1980 : 459]. Lever la robe, c’est marquer la traversée de cette frontière entre deux univers, et la bercer, au rythme du clopin-clopant, au-dessus de cette démarcation, c’est hésiter entre les deux. Ce redoublement du mouvement de bascule – celui de la claudication et celui de la robe – suggère que le passage est un moment du renversement. S’étant soulevée et balancée pour passer le seuil, la passante provoque un schisme, un avant et un après, un « éclair » et la « nuit », elle laisse derrière elle un être bouleversé, dont le monde a été transformé.

13Comme l’ourlet, qui est une pliure, dont l’un des deux côtés est apparent alors que l’autre est caché [16], la passante est décrite de profil : elle a en effet une « main », « une jambe », un « œil ». Ces éléments descriptifs ne sont pas qu’une « démonstration ostentatoire de la sensualité » où le « regard se focalise sur l’allure et certaines parties du corps (main, jambe et œil), mettant ainsi en valeur les principaux attributs de la belle moderne […] » [Abdelkéfi, 2002 : 237]. Cette affirmation ne peut expliquer pourquoi la passante n’a qu’une seule main, une seule jambe et un seul œil. Caractérisée par l’unique, elle est asymétrique. Présentée d’un seul côté, elle est littéralement, verticalement et textuellement coupée en deux. Ce corps, dont une partie est soustraite au regard, offre une moitié visible, qui se résume à la robe et à son profil. Elle est une femme morcelée, amputée d’une moitié de son corps. Elle s’apparente à ces figures unilatérales qu’on retrouve dans les mythes et les contes. Ces êtres appelés aussi « Un Côté » ou « monosandales » se singularisent, comme le dévoile leur nom, par un corps « dont la partition est opérée » selon une « longue coupure verticale qui fend le corps en deux suivant la ligne du nez et ne laisse voir de l’individu – presque exclusivement masculin – qu’un seul côté, le droit généralement, pourvu d’un unique bras, d’une unique jambe, d’un œil unique. » [Héritier, 2005 : 7 [17]]. Ils incarnent la médiation entre deux mondes (entre la gauche et la droite, le visible et l’invisible). Ils posent la « question de la symétrie, de la partie et du tout, de la complétude » [ibid. : 9], tout en soulevant celle de l’asymétrie, puisqu’on le sait « si les deux côtés sont presque semblables par rapport au plan sagittal, ils ne sont pas interchangeables. De fait, ils ne sont pas superposables si on fait glisser une moitié sur l’autre, de même que les membres n’agissent pas solidairement (les deux jambes propulsées ensemble par exemple), mais alternativement pour la marche ou de manière autonome pour manier des objets » [ibid.]. L’unilatéralité, comme la boiterie à laquelle elle est structurellement liée, est le signe d’« une circulation, [d’]un échange, [d’]un passage » [Gaignebet, 1974 : 101]. Défaut d’équilibre et lacune de symétrie, ce même schème de l’« asymétrie déambulatoire » [Ginzburg, 1992 : 233] traverse tout le poème. Si bien que la passeuse/passante psychopompe faisant le lien entre l’ici-bas et l’ailleurs au-delà apparaît comme un « être-frontière » [Fabre, 1980 : 1095], comme une femme-hémistiche.

14Tout le poème joue sur la frontière entre la mobilité et l’immobilité, sur le passage entre les mondes des morts et des vivants, sur le seuil entre le (trop) proche et le (trop) loin, que la boiteuse unilatérale symbolise dans son essence même. N’est-ce pas à partir de cette bipolarité fondamentale que se constitue la beauté baudelairienne ? Elle est en effet formée d’une boiterie logique et symbolique, qui prend la forme d’un balancement entre deux pôles opposés et d’un va-et-vient entre l’éternel et le passager. La modernité est une césure dans l’être et une bipartie ontologique. Elle est précisément composée, comme la passante, de deux « moitiés » séparées que le poème réunit : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. » [Baudelaire, « Modernité », Le Peintre de la vie moderne, OC : 797]. Ainsi, la modernité ne marche pas droitement, car le pas de la Beauté est un pas boiteux, qui ne cesse d’aller et de revenir dans les lieux interdits au regard des mortels [18].

15En écho à la femme/modernité coupée en deux, l’« éclair » qui déchire le ciel alimente cette logique du passage et de la scission que construit l’écriture baudelairienne. Faisant la médiation spatiale entre l’ici et le là-bas, il est une variante symbolique de la démarche oscillante de la boiteuse. Visuellement asymétrique (rappelons sa forme en zigzag), il existe de surcroît avec son doublet, le tonnerre, mais tous deux sont déphasés par un effet de déséquilibre de la perception (permettant d’ailleurs de déterminer la distance de l’impact de la foudre [19]). Agissant souvent comme un intersigne, il est l’annonce, minimalement, d’une bande sonore. Or, ici, le son (la « rue assourdissante ») précède l’éclair, suggérant un désordre cosmique généralisé. En outre, d’un point de vue stylistique, mentionnons que la séquence « Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté » est un point pivot. À la fois enjambement strophique et marque du début des tercets, elle est ce moment précis où disparaît la passante et où le poème bascule dans l’apostrophe et le tutoiement. Rupture tout autant que continuité, le vers est surtout remarquable par sa surponctuation signifiante : les trois points de suspension incarnent l’instant fugace du coup de foudre et de la révélation, l’entre-deux de la métamorphose, et, enfin, l’ellipse entre l’apparition et la disparition. Ils dessinent graphiquement sur la page le passage, voire les traces de pas laissées derrière celle qui a passé. Et, fermée par le tiret, signe graphique de la ligne « qui produit un espace séparé et délimité » [Bourdieu, 1980 : 348], la structuration du vers souligne qu’une séparation, un avant et un après, a été franchie. L’emploi du tiret, trait opérant le passage à une oralité rythmée qui indique une modification de l’énonciation, est aussi le marqueur d’une incise. Toutefois, employé seul, il a perdu l’autre élément de sa paire, à l’instar du sujet poétique, qui vient de voir disparaître sa « fugitive beauté », et de cette endeuillée, qui a perdu sa moitié. Cette frontière-hémistiche que forme le tiret coupe le sonnet en deux et instaure, comme l’explique Claude Leroy, un « changement de temps, changement de ton, changement d’adresse. » [1999 : 18]. Coupure certes horizontale que le tiret surdétermine, contrairement à la coupe verticale de la passante ou à celle de l’éclair, mais, dans tous les cas, cette construction visuelle du passage que trace la ponctuation dynamique focalise l’attention sur une rupture suivie d’une transformation énonciative – mais également symbolique, la femme faisant précisément « renaître » l’énonciateur.

16En somme, ce poème se caractérise par une esthétique du déséquilibre et une poétique de l’a-symétrique : l’éclair, le balancement, la boiterie et l’unilatéralité retraduisent dans une langue sensible non seulement le passage, mais aussi le dérèglement des sens et de l’ordre du monde, le désordre dans le temps et dans la (bonne) distance que mettent en jeu la traversée des gués du destin. « À une passante » poétise une série de passages protéiformes, qui sont des dérivations du titre : matériel (passer dans la rue, enjamber un seuil), rituel (le deuil), symbolique (la renaissance ; la boiterie), spatio-temporel (le chronotope de la rue), cosmique (le ciel et la terre). Le passage est, suivant Martin de la Soudière [2000 : 8], « successivement et à la fois un avant et un après » (« Un éclair… puis la nuit ! »), « un ici et un là-bas » (« Ailleurs, bien loin d’ici »), une séparation et une réunion (le deuil et la fuite séparent, mais la rencontre relie). On comprend dès lors que le poème surdétermine le processus du passage en accumulant les variations sémiques du mot, dont le « grand deuil [20] » et la claudication en sont les formes hyperboliques. Endeuillée et boiteuse, la femme qui passe est doublement, voire triplement, une passante ; elle est également une passeuse qui préside au passage – vie, mort et renaissance – du sujet poétique. L’extravagant crispé sur le seuil se mue lui aussi en passant, explorant le passage, lieu par excellence où il fait l’expérience de l’altérité. Ne devient-il pas un passeur (de mots), médiatisant et transmettant le savoir du passage du temps, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort ? Revenu d’entre les morts, comme la passante, il est désormais un initié.

Bibliographie

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : ethnocritique, Baudelaire, boiterie, rite de passage, deuil

Mise en ligne 25/09/2014

https://doi.org/10.3917/ethn.144.0643

Notes

  • [1]
    Voir sur le lien entre Baudelaire et la ville : Chambers [1985 : 244-259].
  • [2]
    Sur les passages et les passeuses (qui sont « chargées de faire la coutume » et de présider aux passages importants d’une vie), on se reportera aux travaux fondateurs d’Yvonne Verdier [1979, 1995] et à l’article de Daniel Fabre [1980 : 1075-1099]. Sur une autre passante analysée dans une perspective ethnocritique, on pourra consulter le travail de Scarpa [2009 : 159-229 (chapitre V : « La Passante »].
  • [3]
    En 1962, Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson ont publié dans la revue de L’Homme une analyse structurale du poème « Les Chats » de Baudelaire. Sans entrer dans les détails du débat qu’a suscité cette lecture fortement discutée, mentionnons que notre analyse ethnocritique du poème « À une passante », s’appuyant sur une étude de la poétique du texte et de l’ethnologie du symbolique, se focalise non seulement sur la structure textuelle (les phénomènes sémantico-formels), mais sur les savoirs et les motifs culturels qui structurent le poème. Il ne s’agit pas pour nous de comprendre ce poème uniquement comme un matériau linguistique et comme un système clos et autonome, mais plutôt d’analyser l’interdiscursivité et la polyphonie culturelles à l’œuvre dans le texte en faisant l’hypothèse que « la culture est dans la langue » [Privat, 2009 : 79]. Sur les travaux en ethnocritique, on consultera le site internet suivant : <ethnocritique.com/>
  • [4]
    Dans le poème « Les Veuves » des Petits poèmes en prose, « une femme grande, majestueuse » et « noble » est « revêtue » du « grand deuil » [OC : 172]. Nous verrons que la locution « grand deuil » est également dans À une passante un codage vestimentaire.
  • [5]
    Watteyne poursuit dans la même veine psychologisante : « il faut certes être mélancolique pour prêter une douleur si profonde à une femme qui ne fait que passer » [1997 : 157].
  • [6]
    Voir Baudelaire, « Le Beau, la mode et le bonheur » [1980 : 790-792].
  • [7]
    Ordre chronologique des deuils de cour, Paris, Imprimerie de Moreau, 1765 ; cité par Larousse [1870 : 633]. Voir aussi Van Gennep [1998 : 687] ; Le Guennec [2001 : 32].
  • [8]
    Voir également Van Gennep [1988 : 211].
  • [9]
    Rappelons que le « chronotope » est pour Mikhaïl Bakhtine « la corrélation essentielle des rapports spatio-temporels » [1978 : 237]. Pour le critique russe, un des principaux chronotopes de la littérature est précisément celui de la « route », « là [où] peuvent se rencontrer par hasard des gens normalement séparés par une hiérarchie sociale, ou par l’espace » [ibid. : 384-385] et, pourrions-nous ajouter, par des distances culturelles.
  • [10]
    La matrice, comme la définit Michael Riffaterre, est un mot ou une phrase qui détermine la structure du poème : « la matrice est hypothétique, puisqu’elle est seulement l’actualisation grammaticale et lexicale d’une structure latente. […] Elle est toujours actualisée par des variants successifs […]. » [1983 : 33]. Le théoricien affirme que « la véritable signifiance du texte réside dans la cohérence de ses références de forme à forme et dans le fait que le texte répète ce dont il parle, en dépit de variations continues dans la manière de dire » [1979 : 76]. Ainsi, l’ethnocritique ne travaille pas sur les invariants et les archétypes du texte (comme le fait Gilbert Durand, par exemple, dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire), mais s’intéresse plutôt aux variantes qui génèrent des matrices culturelles : ici la boiterie et le grand deuil (les variantes) ont pour trait commun le (rite de) passage (la matrice).
  • [11]
    Et le deuil est expliqué comme un « malheur » évoquant la « notion de tristesse. » [Carlier et Budosclard, 1992 : 114]
  • [12]
    Le motif de la marche ou de la mobilité entravée traverse les Tableaux parisiens où l’expérience de la ville est associée à un problème de circulation (voir « Le Soleil », « Le Cygne », « La Danse macabre », « À une mendiante rousse »). Les poèmes « Les Sept vieillards » et « Les Petites vieilles », notamment, établissent, comme dans « À une passante », une homologie entre le pas saccadé, voire boiteux, et le Grand Passage qu’est la mort à venir.
  • [13]
    Voir Porter [1990 : 145] ou encore Meltzer [2011 : 86].
  • [14]
    Les boiteuses sont reconnues pour leur grande puissance de séduction. Voir Montaigne [1972 : 311-312].
  • [15]
    La séquence descriptive de la passante est une suite d’actions : elle passe dans la rue (horizontalité), elle soulève (verticalité) et balance (alliance de la verticalité et de l’horizontalité) sa robe. On remarque que le poème insiste sur une marche contrariée par un corps tout à la fois mobile (« agile ») et immobile (« jambe de statue »), par des mouvements tout à la fois horizontaux et verticaux.
  • [16]
    Le feston et l’ourlet, s’ils rappellent la mode des grandes robes à crinoline, renforcent également le paradigme de la limite et de la frontière qui structure le poème : l’un est une bordure dentelée et brodée, l’autre évoque le bord d’une étoffe repliée et cousue. Dans les deux cas, ils sont à la lisière de la robe et du corps.
  • [17]
    Mentionnons que ces figures sont habituellement masculines. Les moitiés de femmes, si elles sont rares dans la tradition orale, existent néanmoins dans le langage populaire puisque l’être « fendu », c’est la femme [Belmont, 2005 : 20].
  • [18]
    N’est-ce pas déjà ce qu’écrivait Théophile Gautier dans son célèbre poème « L’Art », quelques années avant Baudelaire : « Point de contraintes fausses !/ Mais que pour marcher droit / Tu chausses, / Muse, un cothurne étroit. // Fi du rythme commode, / Comme un soulier trop grand, / Du mode / Que tout pied quitte et prend ! // Statuaire, repousse / L’argile que pétrit / Le pouce, / Quand flotte ailleurs l’esprit ». Rappelons que ce poème a été publié dans la revue L’Artiste du 13 septembre 1857 et que Les Fleurs du mal sont dédiées à cet auteur.
  • [19]
    Voir Lunier [1805 : 20]. Sans entrer dans les variations sémantiques de ce mot « éclair », mentionnons néanmoins que le poème resémantise les expressions « passer comme l’éclair » qui se réfère à la vitesse de la marche de la passante, « l’éclair d’un instant, le temps d’un éclair » qui évoque l’apparition et la disparition (donc la rupture dans la continuité temporelle), et enfin, « avoir un éclair (de génie) » qui signifie l’illumination.
  • [20]
    « Renvoyant au temps qui passe, au temps humain qui fuit, inexorable, le passage peut être apparenté au deuil », écrit Martin de la Soudière [2000].
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