Couverture de ETHN_144

Article de revue

Maria Chapdelaine, les vies d'un roman

Pages 587 à 597

Notes

  • [1]
    En épisodes dans Le Temps (1914), chez Joseph-Alphonse Lefebvre (1916), chez Grasset dans la collection des Cahiers verts (1921).
  • [2]
    Cinq-Mars Alonzo et Damase Potvin, 1919, Maria Chapdelaine, pièce en cinq actes.
  • [3]
    Maurice Ravel et Gabriel Fauré sont approchés, mais les démarches n’aboutissent pas.
  • [4]
    Le film de Jean Duvivier (1934) obtient le Grand Prix du Cinéma français, quasiment créé pour l’occasion.
  • [5]
    Faute de financement, Denys Arcand n’a pu mettre à l’écran le scénario rédigé en 1980.
  • [6]
    Cette sortie a été programmée de manière à coïncider avec le 400e anniversaire de la découverte du Canada par les Français.
  • [7]
    Le premier, Louvigny de Montigny, dans son « essai d’initiation à un chef d’œuvre » publié en 1937, s’adonne à l’exercice, non sans prendre parti, convaincu de la « supériorité de Maria Chapdelaine ».
  • [8]
    Bien-être social, aide financière équivalent au rmi ou au rsa en France.
  • [9]
    Germaine Guèvremont a imposé le personnage qui ne fait que passer dans la vie de ceux qui l’accueillent, dans son roman paru en 1945 à Montréal chez Beauchemin : Le Survenant.
  • [10]
    Né en 1875, cet illustrateur québécois est passé à la postérité, grâce à ses scènes de la vie traditionnelle québécoise, telles le retour de la messe de minuit ou la bénédiction du jour de l’an. Gilles Carle lui reproche la tonalité folklorisante et exagérément passéiste de ses mises en scène.
  • [11]
    « La cuisson du pain », illustration de Clarence Gagnon pour l’édition de 1933 chez Mornay, figure sur ce timbre.
  • [12]
    Opération consistant, au moment du dégel, à transporter les bois coupés pendant l’hiver, en tirant parti du courant des rivières.
  • [13]
    Récolte de la sève d’érable.
  • [14]
    Jamais, jusqu’alors ni depuis, la demande sociale ne s’est en effet avérée si importante. Au cours de cette période, la recherche ne se distingue cependant pas fondamentalement de l’ethnographie de sauvetage et d’urgence des décennies précédentes, génératrice d’archives, d’inventaires, de répertoires, de typologies, etc. La seule évolution notable tient au développement des enquêtes sur la littérature orale et la culture matérielle. Entre autres, Jacques Lacourcière, Madeleine Doyon et Jean du Berger participent de ce boum ethnographique.

1Mi-août 1980, province de Québec, au nord du lac Saint-Jean. Le village de Péribonka célèbre le centenaire de la naissance, à Brest, d’un écrivain français, mort percuté par un train, dans sa trente-troisième année, à Chapleau, en Ontario : Louis Hémon. Le nom de cet auteur est moins connu aujourd’hui que celui de son roman posthume, Maria Chapdelaine, sous-titré Récit du Canada français. Péribonka est doublement concerné par cet anniversaire, puisqu’avant d’en faire le cadre de l’action de Maria Chapdelaine, Louis Hémon a séjourné six mois dans ce village. Mais alors qu’un peu partout dans la province l’on commémore cette naissance, le Landerneau de la critique littéraire québécoise s’agite. Ghislaine Legendre publie cette année-là une version de Maria Chapdelaine conforme au manuscrit initial. La comparaison entre cette version originelle et les premières éditions [1]a en effet donné lieu à nombre d’interventions (multiplication des paragraphes, subdivision des phrases, suppression de points de suspension, etc.) visant à normaliser le texte, ainsi qu’à d’autres modifications, comme la substitution de termes, (canayen par canadien, toué par toi, etc.) ou l’ajout de guillemets aux canadianismes, aux archaïsmes et anglicismes, que Louis Hémon, visiblement, avait intégrés à sa manière d’écrire. Non content de relever et de corriger les transformations subies par le texte avant sa diffusion massive, la redresseuse de torts accuse : « en elles s’inscrit déjà l’histoire d’une subtile dépossession qui est d’abord celle d’une parole d’écrivain » [Deschamps, Héroux et Villeneuve, 1980 : 41]. L’on va jusqu’à parler de « censure » et de « colonisation du roman » [Ouellet, 1981 : 46], conclusions que les gardiens du temple, tel Aurélien Boivin, taxent d’ « exagération » et mettent sur le compte d’une perverse inclinaison au « sensationnel », caractéristique de « critiques en mal de scandale » [Boivin, 1980 : 63]. Paru la même année, Le Mythe de Maria Chapdelaine redessine les contours de la polémique : sont épinglés non plus seulement les éditeurs, mais tous ceux qui, depuis la parution du texte, ont pris voix au chapitre. Affirmant sans détour que « Maria Chapdelaine est d’abord l’œuvre de ses lecteurs qui, à leur insu, l’inventent à leur façon » [Deschamps et al., 1980 : 9], les auteurs le disent clairement : « oui, nous sommes contre l’usage qui a été fait du récit de Louis Hémon » [ibid. : 11]. De quoi retourne-t-il exactement ? Quels sont les tenants de cette polémique autour d’un simple roman régionaliste et de ses lectures ?

Le premier des best-sellers français

2Et d’abord ce roman, quel est-il ? L’action se situe au début du xxe siècle, à l’heure où Péribonka est un territoire de colonisation. Là, une petite communauté œuvre à transformer la forêt en terres agricoles. Déployé sur quatre saisons, le récit met en scène la jeune Maria qui se découvre amoureuse de l’intrépide François Paradis, coureur des bois. Dans un champ de bleuets (myrtilles), par une chaude journée d’été, François lui promet qu’à son retour du chantier, au printemps suivant, il l’épousera. Maria patiente, mais François ne reviendra pas. Alors que la belle adresse au ciel, la veille de Noël, mille Ave pour que Ciel exauce ses vœux, le coureur des bois, pressé de revoir Maria, quitte le chantier. La tempête met fin à sa course. La disparition de François laisse le champ libre à deux autres prétendants : Lorenzo Surprenant, émigré aux États et revenu à Péribonka pour vendre la terre de son père, et Eutrope Gagnon, l’unique voisin des Chapdelaine. Le premier fait miroiter à Maria la vie facile des grandes villes, tandis que le second lui promet une belle terre sur laquelle ils vivront ainsi qu’ont vécu avant eux leurs parents. Maria n’est pas loin de succomber aux séductions de l’émigration et de la ville. Ajoutée au sort de François, l’agonie de sa mère lui fait apparaître dans toute leur ampleur la dureté et la précarité de la vie des défricheurs. Mais l’éloge que prononce le père à la mort de sa femme « dépareillée » ébranle ses nouvelles convictions, qu’elle renie définitivement, une fois entendues les trois voix, celles de la terre, de la langue et du Québec. Maria leur obéit et promet à Eutrope de l’épouser au printemps prochain.

3Ce récit, qui présente plus d’une parenté avec Mireille [Kirsch, 2000], est l’œuvre d’un écrivain singulier qui n’a de cesse de se soustraire à la carrière de fonctionnaire dont son père rêve pour lui. Après son service militaire, en 1902, il s’exile à Londres où il occupe des emplois de secrétaire qui lui laissent le temps de s’adonner à l’écriture. S’il parvient assez facilement à publier ses premières nouvelles à Paris dans la revue Vélo et le journal Le Temps, il n’en va pas de même de ses romans qui laissent les éditeurs indifférents. Il s’embarque pour le Canada en 1911, passe l’hiver à Montréal avant de gagner, à pied, le lac Saint-Jean. À Péribonka, Samuel Bédard l’embauche comme aide-fermier. Là, ses très faibles exigences salariales, ses baignades dans la glaciale rivière Péribonka, ses méditations solitaires, sa manie de prendre des notes lui valent le surnom de « fou à Bédard ». Fin décembre, il quitte Péribonka pour Saint-Gédéon où il compose Maria Chapdelaine. De retour à Montréal au printemps, il cherche un emploi de secrétaire pour disposer d’une machine à écrire nécessaire à la mise en forme de son roman. Il en expédie deux copies à Paris, une au Temps, l’autre à sa sœur, avant de reprendre la route de l’Ouest, pour les moissons. Mais un train le percute mortellement à Chapleau en Ontario.

4Le Temps fait paraître Maria Chapdelaine en feuilleton, à partir de février 1914. Le récit ne retient alors guère l’attention, sinon de quelques hommes de lettres. Parmi eux, Louvigny de Montigny s’évertue à faire paraître, en volume, ce texte au Canada. L’éditeur Le Febvre, à Montréal, y consent. En 1916, le livre paraît illustré par Suzor-Côté mais passe inaperçu au-delà d’un petit cercle de « défenseurs passionnés » [Boillat, 1974 : 225]. C’est la découverte du texte par Daniel Halévy qui va décider de l’avenir de Maria Chapdelaine. Jeune recrue des éditions Grasset, il soumet le roman à son patron qui, enthousiaste, décide, en 1921, de le choisir comme fer de lance d’une nouvelle collection, les Cahiers verts. Gabriel Boillat [1974] montre ce que ce succès de librairie, alors sans précédent, doit à l’éditeur. N’économisant ni son temps, ni son argent, ni son énergie, Grasset use de tous les moyens pour relancer les ventes, édition après édition. Il sollicite les plumes des critiques et personnalités les plus en vue, consent d’importantes remises aux libraires, encourage les adaptations au théâtre [2], à l’opéra [3] et au cinéma [4], s’allie le clergé et l’instruction publique. Ses efforts se voient couronnés de succès. Jamais jusqu’alors l’on n’a vendu autant d’exemplaires d’un même titre en si peu de temps et en autant de pays.

5Mais les records de vente ne tiennent pas qu’au ciblage et au mitraillage publicitaire. En France, s’en mêlent tout à la fois l’émotion que suscitent les retrouvailles avec nos « cousins d’Amérique », la nostalgie d’un âge d’or français et l’orgueil de notre rayonnement outre-Atlantique. L’Église n’a de cesse d’encourager la lecture d’un texte occupé, selon elle, à promouvoir l’idéal moral du christianisme traditionnel, fait d’ordre, d’autorité, de courage, de travail et de femmes au foyer. De même, l’extrême droite, convaincue d’y lire l’apologie de la France de l’Ancien Régime, pousse à la roue. Au Québec, le triomphe orchestré par Grasset élargit considérablement le cercle des premiers admirateurs. Pour l’élite bourgeoise et catholique de la province, le roman s’impose comme une « planche de salut » [Deschamps et al., 1980 : 141], comme l’instrument inespéré de la défense et de l’illustration de la permanence française, menacée de toute part, à l’orée de ce siècle, à la fois par l’industrialisation, l’urbanisation, l’exode rural, l’émigration aux États, l’« anglification », l’immoralité et la poussée du communisme. Désireux d’imposer « le principe de la réserve québécoise » [ibid. : 183], les tenants de la survivance font oublier la noirceur du texte et l’« agriculturisent » pour en faire un roman de la possession du sol, et donc du pays. Ils le « catholicisent » aussi, érigeant Maria en idéal de la femme québécoise, épouse de la Cause, et mère d’un peuple de paysans francophones. Catéchisme du miracle canadien-français, le texte d’Hémon participe alors de l’endoctrinement de la province.

6C’est cette instrumentalisation qui est dénoncée, en 1980, pour substituer au mythe une autre vérité du roman. Il semble désormais évident que la terre à apprivoiser mise en scène par Hémon n’a rien d’un jardin d’Eden, mais forme plutôt un « tableau de mort » [ibid. : 102]. De même voit-on sous un jour différent la pratique religieuse des personnages qui relèverait plus de la routine que de la ferveur. La fidélité au passé, elle aussi réévaluée, ouvrirait, non pas sur l’avenir, mais sur un absurde et tragique enlisement dans la misère. L’époque se prête à pareil travail de déconstruction et de réinterprétation. Toute « tranquille » soit-elle, la révolution que vit le Québec à partir des années 1960, n’en est pas moins ample et profonde. Elle voit tout à la fois l’avènement d’un autre nationalisme, la sécularisation de la société, la séparation des pouvoirs religieux et politiques, le rejet de la religion, la montée du féminisme et, comme partout ailleurs, l’affirmation de l’individualisme.

7Roman de la défaite de l’individu face à l’ordre social, le texte d’Hémon semble dès lors disposé, sinon à sombrer dans un irrémédiable oubli, du moins à échouer au musée de la littérature et à rejoindre, sur les rayonnages des classiques, Jane Eyre, Tess d’Urberville, Madame Bovary, etc. Affaire classée. Certes, mais au Québec, le mythe court encore, sinon le mythe, ses avatars. Maria et son univers continuent d’inspirer les plasticiens, sculpteurs et peintres [Fortin, 1985]. De leur côté, les réalisateurs (Denys Arcand [5] et Gilles Carle) travaillent à de nouvelles adaptations au cinéma et à la télévision, tandis que les écrivains [Gourdeau, 1992 ; Porée-Kurrer, 1993, 2000 ; Laberge 2011] reprennent le récit là où l’a laissé Hémon ou s’emparent, pour les romancer, de la « vraie » vie de l’écrivain [Sauve, 2000] et de ses supposés modèles [Racine, 2004]. À Péribonka, la célébration de l’écrivain et de son roman prend la forme d’un nouveau monument et d’un musée, inaugurés en 1986. L’originalité du terrain chapdelainien tient à cette métabolisation qui, loin de se manifester un temps, se renouvelle sans cesse au long des décennies. Ainsi, comme indifférentes aux contextes historiques, les vies et revies de Maria Chapdelaine se succèdent-elles, ne laissant de nous interroger. Quels en sont les ressorts ? S’agit-il des répliques, prévisibles, du séisme qu’a constitué la parution de ce que d’aucuns considèrent comme le premier roman québécois ? L’on peut en douter. Pour autant, le champ laissé libre par la disparition de l’écrivain suffit-il à rendre compte de cette appropriation créatrice ? L’idée paraît tout aussi peu admissible quand l’on sait que Flaubert, aux prises avec les « lectures mimétiques » de ses œuvres [Privat, 2004], ne s’est jamais récrié qu’en vain. Ne faut-il pas plutôt imputer le phénomène à la portée universelle des thèmes du roman, laquelle aurait été mésestimée et éclipsée par la problématique, circonstancielle, de la survivance ? Traduite en une quarantaine de langues, l’œuvre a conquis pays et continents, et l’on conçoit qu’elle puisse de même traverser le temps et se faire « long-seller » pour parler à toutes les époques. Si cette hypothèse se vérifiait, comment alors comprendre que la fortune du texte s’avère si différente au Québec ?

En contrepoint du succès de libraire, la controverse

8Aussi bien ne faut-il pas oblitérer le défaut d’unanimité qui préside, au Québec, à la réception du roman dans l’entre-deux-guerres. Alors que les ténors de la survivance font entendre leur triple credo (terre, foi, francité), d’autres voix s’élèvent pour faire entendre leurs dissonances. Certaines d’entre elles, considérant que tout le Québec ne saurait être assimilé à ce coin perdu de la région du lac Saint-Jean, mettent en cause la représentativité du roman. Car le Québec, argue-t-on, ce sont aussi des villes (et notamment Montréal), des usines, des écoles, des universités, une législation avancée, une somme de progrès qui ne sauraient concorder avec la vision d’un peuple arriéré sinon fossilisé et, qui plus est, heureux de l’être. Au premier rang de ces lecteurs contestataires, les habitants de Péribonka apprécient d’autant moins le roman et ses gloses qu’un journaliste, Damase Potvin s’est ingénié à identifier sur place les personnes qui auraient inspiré ses personnages à Louis Hémon. La stèle, inaugurée en 1919, fait les frais de cette protestation anonyme et silencieuse. Renversée à deux reprises, badigeonnée de boue et d’excréments, elle subit « maintes autres petites avanies et insultes » [Potvin 1950 : 137].

figure im1
Photo dédicacée d’Eva Bouchard. Division de la gestion de documents et des archives, Université de Montréal. Fonds Louis-Hémon (P0109).

9À l’inverse, d’autres reprochent à Hémon d’avoir mis en scène des personnages trop ordinaires, au service d’un héroïsme mou et d’un triomphe sans éclat. Les mêmes s’émeuvent de la langue prêtée aux personnages, à savoir un français déformé, dégénéré, pollué, qui n’a rien à voir avec celui qu’ils réclament par ailleurs pour la province, à savoir un parler propre, capable de rendre l’âme canadienne française. Emmenée par l’abbé Lionel Groulx, cette branche dure des tenants de la survivance est mue tout autant par la gallophobie que par la volonté d’en finir avec le colonialisme culturel de la France [Hayward, 1993]. De fait, la nationalité d’Hémon n’est pas, à leurs yeux, le moindre des défauts de Maria Chapdelaine.

10La controverse reflue dans le sillage de toutes les initiatives afférentes à la diffusion du roman. Ainsi à la sortie, en 1934 [6], du film de Julien Duvivier, les critiques ne peuvent s’empêcher de pointer un certain nombre de défauts témoignant d’une méconnaissance manifeste de la culture québécoise. Duvivier donne à voir des rondes d’enfants sur une place publique, une fanfare menée par un magnifique tambour-major, des embrassades et des poignées de main qui ne correspondent en rien aux us et coutumes québécois. L’on va jusqu’à trouver trop rutilantes les casseroles et trop blanc le bonnet du cuisinier du chantier. Sans parler des robes et de la coiffure de Maria, dont on déplore la sophistication exagérée, moins, ce faisant, que la scène de la cueillette des bleuets en plein champ de marguerites.

11L’entrée en scène d’Éva Bouchard, la « vraie » Maria Chapdelaine selon Damase Potvin, relance également le débat. Institutrice de son état, au moment où Louis Hémon séjourne à Péribonka, Éva est alors en passe de finir vieille fille et pour échapper à ce destin peu enviable, elle entre au couvent. Mais elle rompt son noviciat et retourne auprès des siens. Son retour coïncide avec la parution du roman et les enquêtes de Potvin à Péribonka. Son beau-frère et sa sœur, Samuel et Laura Bédard, qui ont employé et hébergé l’écrivain, jouent d’emblée le jeu et acceptent l’identification. Éva s’y refuse d’abord avant de céder. Sa décision n’est pas étrangère au legs, par son père, de la petite maison où Hémon a séjourné. Elle l’aménage et la fait visiter à la belle saison. Consacrant sa vie à entretenir la mémoire du romancier, elle occupe ses hivers à donner des conférences un peu partout dans la province, à répondre aux lettres que les lecteurs lui adressent et à dédicacer des photographies. Elle les paraphe d’abord d’un « Éva Bouchard (Maria Chapdelaine) », puis d’un « Maria Chapdelaine (Éva Bouchard) ». La première formule a été gravée pour l’éternité sur la pierre tombale de sa sépulture, au cimetière de Péribonka. Il semblerait donc que l’intéressée se soit finalement convaincue de sa qualité de modèle. Elle en a en tout cas persuadé ses visiteurs, puisqu’aujourd’hui témoigne la directrice du musée Louis-Hémon :

12

Y a des gens, moi, qui m’appellent encore, des personnes âgées qui me disent :
“Vous savez, moi, j’ai connu Maria Chapdelaine et j’ai une photo !
— Mais, Madame, […] c’est un personnage de roman !
— Je l’ai rencontrée, j’ai la photo, je vais vous l’envoyer”.

13Il est aussi certain qu’Éva Bouchard a su tirer parti de la ferveur chapdelainienne et a été suffisamment avisée pour en tirer une source de revenus. Mais lorsqu’elle se décide, en 1925-1926, à endosser le rôle du « modèle », Potvin a déjà remis en cause, la concernant, les conclusions de son enquête. Il la qualifie d’« usurpatrice », terme que reprend en chœur une bonne partie de la presse. En fait, il semblerait bien qu’Éva Bouchard n’ait jamais mieux incarné Maria qu’enfermée dans son silence obstiné et sa modestie de vierge effarouchée. Plus encore que les arguments que l’on oppose ensuite à son identification à l’héroïne (son instruction, la rareté de ses contacts avec le romancier, la méfiance, voire le mépris, qu’elle aurait nourrie à son égard), son sens des affaires et son indépendance de femme célibataire sont en cause. Ils dérogent trop au type de la femme québécoise, mère de famille et épouse soumise, pour convenir aux apologistes du roman.

14De toute évidence, l’unanimité paraît difficile à réaliser par qui écrit, met en images, incarne l’identité québécoise. Car, quoi qu’il en soit des dérives interprétatives auxquelles donne lieu le roman, et avant même leur mise à l’index en 1980, cette identité fait terriblement débat. Ayant touché ce point sensible, le texte d’Hémon, comme aspiré, ne s’appartient plus, en somme. Ouvert à toutes les exégèses, à toutes les reformulations, il n’en finit pas de se répéter, quoique jamais identique à lui-même, ni dans le fond ni dans la forme. Pris dans la spirale, le paratexte se démultiplie à son tour, jusqu’à donner lieu à des chroniques rétrospectives, « roman[s] d’un roman » [Potvin, 1950] récapitulant la biographie d’Hémon, la genèse du texte, les étapes de sa diffusion et l’exposé des controverses [7]

Maria, François, Louis et Éva revisités

15À l’heure du néonationalisme, le retour de la question québécoise réamorce en quelque façon la mécanique. Maria reprend ainsi du service. Marchant du même pas que les démystificateurs, ceux qui en usent recourent à la référence pour prendre le contre-pied du « mythe » et condamner le passé et son apologie. Maria Chapdelaine ou le Paradis retrouvé [Gourdeau, 1992] propose de suivre la destinée de Maria, après ses fiançailles avec Eutrope, en 1910. La noirceur est à son paroxysme en ces pages que hante la mort, décimant les uns après les autres les personnages secondaires. Gabrielle Gourdeau fait ainsi de Maria moins une survivante qu’une rescapée d’un univers terriblement hostile. Quittant le bois pour Montréal en 1925, l’héroïne ne jouit pas d’une vie plus facile. En quête du juste milieu, « entre le cirque dément de la grande ville et [son] ancienne prison d’arbres » [ibid. : 139], elle se réfugie en 1936 à Québec. Mais le bonheur s’avère éminemment fragile. La modernité aussi a ses maux que personnifient les membres du nouveau clan de Maria. Anticonformistes et/ou bohêmes, ils vivent tous, en 1970, « sur le BS » [8] Mais ils changent. « [Entourée] de Québécois complaisants et abrutis par leur nouvelle prospérité », « acheteurs, mangeurs, buveurs, jouisseurs hystériques » [ibid. : 187], Maria, sur ses vieux jours, se sent plus seule que jamais. Elle ne saurait pour autant se couler dans le moule. Insoumise, elle fait montre, sous la plume de Gabrielle Gourdeau, d’un caractère de plus en déterminé au fil des pages. Déjà, à Montréal, à la veille de démissionner de son emploi de domestique, elle réglait ses comptes avec ses patrons anglais, en assaisonnant de laxatif le punch du New Year’s Dinner. Plus sérieusement, elle s’était fait tête forte, dans les années 1930, en militant dans les rangs de la Ligue d’unité ouvrière. À l’Arsenal de Valcartier où elle fabriquait des munitions, elle combattait le nazisme à sa façon. Désormais, elle ajoute sa voix à celle des néonationalistes pour réclamer la souveraineté du Québec. À noter également qu’à force de prières non exaucées elle verse dans l’athéisme.

16Comme cette Maria, celles qui prennent vie sous les plumes de Philippe Porée-Kurrer et de Rosette Laberge ou devant la caméra de Gilles Carle vivent au présent, voire déjà au futur de leur engagement. Elles sont aussi, forcément, des femmes ouvertes sur le monde. À l’analphabétisme de la Maria d’Hémon, elles opposent leur insatiable goût d’apprendre. Les leçons de lecture et d’écriture forment, dans les trois suites, le préalable au revirement du destin de l’héroïne. Seuls l’identité du maître et le cadre varient : une professeure itinérante dans un cours du soir [ibid.], une religieuse à l’Hôtel-Dieu de Chicoutimi [Porée- Kurrer, 1993], Eutrope dans la maison des Chapdelaine au fond des bois [Laberge, 2011]. Gabrielle Gourdeau développe tout particulièrement cet aspect du personnage. À travers les morceaux choisis de son journal intime, elle s’emploie à nous montrer les progrès de cette élève appliquée. Elle s’amuse par ailleurs à alterner les styles et à jouer des contrastes entre la langue soignée dont use Maria dans le secret bien gardé de ses petits carnets et celle, autrement plus gouailleuse, du quotidien, truffée de joual, d’anglicismes et de sacres. Bien qu’il s’évertue à rester au plus près du roman, le réalisateur Gilles Carle ne peut non plus se résoudre à cantonner Maria dans son inculture. Aussi Carole Laure qui l’incarne apparaît-elle dans les premiers plans du film montant à bord d’un bateau à vapeur, chargée d’un gramophone dont le pavillon déverse ensuite, de manière incongrument poétique, des airs d’opéra sur le lac Saint-Jean.

17Pour s’accorder tout à fait aux valeurs du siècle, les nouvelles Maria sont des femmes amoureuses, vivant librement et pleinement leur passion, voire même des actrices de la révolution sexuelle. Philippe Porée- Kurrer, qui comme Gabrielle Gourdeau, reprend là où il s’achève le récit hémonien, fait tout de suite revenir Maria sur la parole donnée à Eutrope, avant de la mettre en présence du beau Charlemagne Saint-Pierre auquel elle lie sa destinée. Mais le couple peine à tenir la distance : Maria trompe son mari et, par cet écart, retrouve le chemin de la sincérité. Elle revient à Charlemagne aux yeux de qui elle espère désormais incarner autre chose qu’une « vénérable image pieuse » [Porée-Kurrer, 2000 : 410]. Gilles Carle pousse quant à lui « sa » Marie aux limites, morales et psychologiques de cette licence nouvelle donnée à la sensualité et à l’érotisme. Dans La Mort d’un bûcheron qu’il réalise en 1973 avant d’adapter stricto sensu le roman hémonien pour les petit et grand écrans, Marie Chapdelaine se laisse transformer, pour vivre, en chanteuse topless et cède à François Paradis qui la fait poser nue pour des photographes et l’entraîne lentement, mais sûrement, sur les chemins de la prostitution. Mais Marie finit par réagir. Elle cesse la danse animale qu’elle exécute pour le vieux lubrique auquel on l’exhibe : « les larmes surgissent des yeux de Marie. Elle n’en peut plus. Elle se lève, s’approche du vieil homme et se met à le frapper à pleine force, sauvagement » [Carle, 2005 : 170]. De même, à l’issue du film, elle s’affranchit de François Paradis, chassé par des « va-t’en ! » « qui ne souffre[nt] pas de réplique » [ibid. : 208]. Se complaisant à son tour, mais tout autrement, dans l’ambiguïté, Ronald Thibert conçoit en 1986, pour Péribonka, un monument à la gloire commune de la terre et de la femme. La sculpture mêle au granit l’aluminium dont les plis et replis s’avèrent fort subjectifs. Les uns évoquent des sillons de labour, les autres une vulve, dont la crudité confère à l’hommage une dimension érotique à tout le moins inédite.

18Tous les nouveaux venus dans le cœur et/ou le lit de nos nouvelles Maria n’effacent cependant pas François Paradis. Sa présence dans les suites et les adaptations du roman, quoiqu’en filigrane, mérite que l’on s’y attarde. Dans l’objectif de Gilles Carle, les cartes d’identité se brouillent. Le « vrai » François Paradis n’est pas le proxénète qui débauche Marie, mais celui du roman, que Tancrède Chapdelaine, le père de Marie, s’était donné pour modèle à l’heure de défier l’autorité et la vénalité du patron du chantier, et qu’il incarne à son tour, à l’instar de ses trois camarades bûcherons, comme lui assassinés. Cette montée en puissance du personnage n’a rien de très surprenant au regard des représentations attachées au coureur des bois qu’analyse finement Michèle Lavoie [1970]. Il a en effet tout pour plaire : doté d’un physique avantageux et beau-parleur, il séduit par son assurance et son insolence. Toujours disponible pour l’aventure, ne possédant rien en propre, il n’hésite pas à opposer le cœur à la raison et à contester l’ordre établi, notamment la religion. Polyvalent, il arbore quantité de talents cachés qui lui permettent d’être tour à tour bûcheron, colon, chasseur, pêcheur, guide, commerçant, interprète, etc. Michèle Lavoie note en outre que la liberté de mouvement du coureur des bois n’est pas incompatible avec un ancrage, le plus souvent à sa paroisse d’origine. À l’heure où le sentiment de soi ne saurait s’accommoder d’identités assignées et définitives, dans un monde globalisé où les hommes circulent et migrent comme jamais tout en cherchant à se relocaliser, le personnage ne peut que faire sens.

figure im2
Monument Femme et terre de Ronald Thibert, Musée Louis-Hémon, Péribonka.

19Après Marie, François Paradis n’est cependant pas la seule figure au diapason de la modernité. Hier cantonné au paratexte, Louis Hémon fait son entrée dans la fiction, où il occupe plus ou moins la même place que François. Voyageur sans but bien précis, il se rapproche cependant davantage de la figure du survenant [9] que de celle du coureur des bois. Dans La Fiancée du lac, il vit quelques jours sous le même toit que sa future héroïne, chez la tante maternelle de cette dernière où, pensionnaire, il occupe une chambre. Sa présence est loin d’être aussi fugace dans Le Fou du lac [Sauve, 2000], dont il est le protagoniste, comme l’est Éva Bouchard dans le « roman-document » qui porte son nom. Marcelle Racine [2004] y fait sienne la thèse initiale de Potvin : Éva est bien Maria et pour parfaire la ressemblance, l’auteur lui prête de platoniques amours avec Albert Roy, clone de François Paradis, « un insoumis notoire qui n’admet d’autres compromis que ceux dictés par sa propre culture » [ibid. : 48]. Faisant d’une pierre deux coups, Marcelle Racine ramène son personnage dans une normalité romanesque dont son éternel célibat l’exclut a priori.

20L’attention portée aux éléments du paratexte n’est pas nouvelle. L’est davantage le passage du « roman du roman » de la simple mise en abîme à une véritable fictionnalisation. L’on peut se demander si la manœuvre peut être rapprochée de la manie des commentateurs canadiens anglais qui, pour esquiver la problématique nationale, s’intéressent davantage à la genèse de l’œuvre qu’à l’œuvre elle-même [Paré 1976]. Ceux-ci en effet, outre qu’ils présentent Maria Chapdelaine soit comme une tragédie universelle soit comme l’illustration de la spécificité d’un tout petit coin du lac Saint-Jean, privilégient « l’étude de l’inoffensif » [ibid. : 267], au premier rang duquel la vie d’Hémon. L’hypothèse de l’évitement s’avère en réalité difficilement transposable aux textes français qui nous occupent et qui, loin de botter en touche, traitent aussi de la québécité. L’on s’en convaincra à se reporter à la page au long de laquelle Porée-Kurrer [1993 : 76] imagine un vif échange de propos entre Hémon et le père Chapdelaine. Le passage reprend, en les amplifiant, les lignes dans lesquelles Hémon [2005 : 71-72] souligne l’ethnocentrisme des Canadiens français, enclins à considérer comme étrangers tous ceux arrivés au Canada après eux.

21Les romans du roman sont à l’unisson des suites et adaptations s’agissant de défendre une vision neuve de l’identité québécoise. Gabrielle Gourdeau se fait ainsi très explicitement l’interprète des chantres du nationalisme promu par René Lévesque et le Parti québécois. De son côté Gilles Carle se dit soucieux de défolkloriser Maria Chapdelaine, victime des illustrateurs et des peintres, en particulier de « l’affreux Edmond Massicotte [10] ». Adoptant la ligne de conduite d’Hémon qui, « lui, ne folklorise pas [et] donne plutôt dans l’hyper-réalisme » [Bonneville, 1983 : 25], Carle fait une place dans son film aux Indiens, à leur magie et leurs croyances. La fidélité au roman s’adosse à l’air du temps, au changement d’attitude à l’égard des autochtones dont les revendications d’autonomie s’accordent au désir de souveraineté des Québécois. La référence et son traitement font aussi sens au regard du nationalisme québécois des années 1970 et 1980, et notamment de l’option interculturaliste censée régir la cohabitation des minorités, autochtones et immigrées, au sein d’une société québécoise de plus en plus bigarrée.

Identité rémanente

22Engagées dans le débat idéologique, adaptations, suites, transpositions et fictionnalisations, peuvent difficilement échapper à la critique et ne pas, à leur tour, engendrer la polémique. Ainsi, par exemple, reproche-t-on à l’adaptation de Gilles Carle, comme en son temps à celle de Duvivier, certaines libertés. Carole Laure est jugée bien trop raffinée pour ce rôle de paysanne et d’aucuns lui auraient préféré une jeune première qui aurait évité le travers impardonnable d’une caméra au service de la distribution plutôt que du film. Le regret englobe Nick Mancuso, d’origine italienne, dont on a dû doubler les répliques, et Claude Rich, dont le personnage, celui du curé, a dû être ajusté à l’accent parisien de l’acteur, quitte à trahir le roman. De son côté, Maria Chapdelaine ou le paradis retrouvé de Gabrielle Gourdeau [1992] a certes valu à son auteur le prix Robert-Cliche du premier roman, « le plus prestigieux de la relève du roman québécois ». Mais Jacques Lanctôt, l’éditeur chargé de publier les lauréats, ne partage pas l’appréciation du jury et demande des modifications et d’importantes coupures à l’auteur qui ne se plie qu’en partie à ses exigences. Lanctôt ne se résout à publier le texte qu’après l’intervention des membres du jury et du Salon du Livre de Québec. N’en démordant pas, il fait de son mieux pour saborder le lancement de l’ouvrage, manœuvre à laquelle coopère une bonne partie de la machine médiatique et de la critique littéraire. Défraie également la chronique la sculpture Femme et Terre, installée en 1986 à Périnbonka. En 1987, le maire de Péribonka et le conseil municipal considèrent que cette œuvre, rebaptisée « l’hymen à Maria » par les habitants, est un affront à la chasteté du personnage et qu’elle ridiculise le village. Un protocole est alors signé avec le conseil d’administration du musée en vue de recouvrir l’œuvre et de la soustraire aux regards. Le musée, toutefois, ne le respecte qu’un temps.

23Que comprendre de ces accusations de sacrilège, sinon que quelque chose de la première Maria, indissoluble dans la modernité, résiste au temps ? S’agirait-il, comme l’avancent certains, du caractère « sacré » de Maria ? « Maria n’apparaît plus que comme un personnage folklorique inoffensif qui commande un respect presque divin », estime Marie-Renée Lavoie [1999 : 5], convaincue que rien ne saurait mieux exciter la nostalgie que les valeurs de simplicité et de pureté que personnifie la Maria du mythe. Certes. Mais, au-delà, c’est aussi toute une imagerie du Québec qui entre en résistance, comme le suggèrent les hommages au roman rendus par les peintres à l’initiative de Clément Fortin. Tout commence en 1975. Cette année-là, le ministère des Postes émet un timbre en hommage à Louis Hémon [11]. La Société philatélique d’Alma met en circulation deux cents enveloppes affranchies et ornées du cachet de la poste de Péribonka. Clément Fortin s’en réserve une partie avec l’intention de demander à des artistes d’utiliser ce support. La collection qui démarre alors est publiée en 1985 [Fortin, 1985]. S’y donne à voir un Québec comme « éternel », saisi dans l’immuable succession des saisons. « Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver », chante Vigneault ; c’est aussi le dégel, les étés très courts, et l’automne des érables chatoyants. Outre les saisons, les peintres déclinent le bois et ses gens : le coureur des bois, les engagés des chantiers et de la drave [12], le défricheur dont on représente à l’envi la cabane et le labeur. Le travail de la terre (les labours, l’arrosage, les moissons) et la vie domestique sont également évoqués, ainsi que différentes formes de sociabilité (les veillées, la messe dominicale). Ce Québec esquissé à la gouache et au fusain intègre même les « sucres » [13]que ne mentionne pas le roman. Les Indiens et, avec eux, la réalité d’un Québec métissé ne sont quant à eux que très marginalement représentés. De fait, il semble bien que, si le credo de la survivance passe, son alibi, le folklore, reste.

24Il s’agit d’un folklore certes de carte postale, mais que l’on tient pour vrai, si bien que les louanges adressées depuis les années 1920 à Hémon pour la qualité de ses observations, sont alors rehaussées par l’argument de la valeur scientifique de l’œuvre [Pagé, 1969]. Elle fait suffisamment référence pour se voir mobiliser à l’heure où l’ethnographie québécoise connaît son âge d’or [14]. Le suggère en tout cas la constitution, en 1967, à Dolbeau-Mistassini, de la collection François-Paradis, comprenant quelques huit cents objets, livres, photos et images en provenance de plusieurs villes et villages autour du lac Saint-Jean.

figure im3
Sans titre, Pierre Tougas, 1984 (Opération Cent peintres rendent hommage à Maria Chapdelaine).

25À considérer le devenir de cette collection, l’on est tenté de penser que la sacralité ou la charge nostalgique prêtées à ce folklore sont susceptibles d’une certaine usure. Le musée du Lac-Saint-Jean ferme en effet ses portes en 2000. Il faut dire que depuis l’époque de son ouverture, les ethnologues ont troqué pour d’autres leurs marottes des années 1960. Le Québec aussi du reste. Après le référendum de 1995, la province est entrée en incertitude. Le néonationalisme ne fait plus recette, d’autant que le modèle d’une nouvelle québécité tend subrepticement à s’imposer, faisant une place grandissante à la diversité et à la mixité, au détriment de la sacro-sainte convergence francophone. Doit-on pour autant en déduire que le post-nationalisme est plus difficilement compatible avec le folklore que l’a été le néonationalisme ? Peut-être pas, car le fait est que la collection ressort vite des réserves où elle a été reléguée. En 2007, la Société d’histoire et de généalogie Maria Chapdelaine en prend possession, pour en confier la conservation et la valorisation au musée Louis-Hémon de Péribonka. Transférés, les objets sont depuis présentés dans le cadre d’expositions temporaires qui servent de support au travail d’interprétation, théâtralisé, de la troupe de Jimmy Doucet. Le musée se garde toutefois d’user du terme « folklore » à propos de ces acquisitions récentes, lui préférant celui de « patrimoine », moins négativement connoté, plus « froid », plus professionnel, plus conforme aussi à la « ligne éditoriale » adoptée depuis 2002. Rompant avec l’option apologétique prévalant antérieurement, l’équipe en place a pris le parti de poursuivre le travail de déconstruction commencé avec Le Mythe de Maria Chapdelaine. Le titre de l’exposition permanente, « Maria Chapdelaine, vérités et mensonges », annonce la couleur. Mais les précautions terminologiques masquent mal l’ambivalence du musée : outre la collection François Paradis, la maison Samuel-Bédard, classée monument historique en 1983, et un four à pain comptent au nombre des reliques du temps de la colonisation que le musée valorise en tant que telles. Évoluant tout à la fois dans le sillage des démystificateurs et dans les pas d’Éva Bouchard, le musée de Péribonka témoigne d’une ambiguïté, ou du moins d’une dualité, somme toute emblématique des façons actuelles de relire Maria Chapdelaine. En évoluant, le débat qui avant-guerre opposait les tenants de la survivance aux extrémistes de la francité et aux partisans de la modernité n’a visiblement pas fait que troquer pour de nouveaux les anciens mots d’ordre. Il a aussi brouillé les frontières entre les camps. Loin d’aboutir à un consensus, il se dissout plutôt, disséminant le dilemme identitaire à l’échelle des consciences de chacun.

26Au regard des tours et détours qu’emprunte au fil du siècle la définition du Québec et de la québécité, les relectures et réécritures de Maria Chapdelaine sont bien davantage qu’un miroir grossissant, un laboratoire. Et à « autofictionnaliser pour son propre compte/conte » [Privat, 2004] le best-seller d’Hémon, comme on ne cesse de le faire depuis près de cent ans, celui-ci finit par former une matrice rhétorique, sinon obligée, du moins « naturelle ». Aussi, n’en a-t-on sans doute pas fini de lire et réécrire Maria Chapdelaine au Québec.

Références bibliographiques

  • Boillat Gabriel, 1974, « Comment on fabrique un succès : Maria Chapdelaine », Revue d’histoire littéraire de France, LXXIV, 2 : 223-253.
  • Boivin Aurélien, 1980, « Maria Chapdelaine : les éditions “intégrales” et les autres », Québec français, 40 : 62-64.
  • Bonneville Léo, 1983, « Interview avec Gilles Carle », Séquences : La revue de cinéma, 113 : 24-28.
  • Carle Gilles, 2005, « La mort d’un bûcheron – 1973 », Scénarios, t. 2, Montréal, Boréal.
  • Deschamps Nicole, Raymonde Héroux et Normand Villeneuve, 1980, Le Mythe de Maria Chapdelaine, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
  • Fortin Clément, 1985, Cent peintres rendent hommage à Maria Chapdelaine, Alma, Éditions C.F. Enr.
  • Gourdeau Gabrielle, 1992, Maria Chapdelaine ou le paradis retrouvé, Montréal, Quinze.
  • Hayward Annette, 1993, « Régionalismes au Québec au début du siècle », Tangence, 40 : 7-27.
  • Hémon Louis, 2005 (1916), Maria Chapdelaine. Récit du Canada français, Montréal, Bibliothèque québécoise.
  • Kirsch Fritz Peter, 2000, « Jeanne, Mireille, Maria… et les voix de la patrie », Écrivains au carrefour des cultures : études de littérature occitane, française et « francophone », Pessac, Presses universitaires de Bordeaux : 93-106.
  • Laberge Rosette, 2011, Maria Chapdelaine après la résignation, Marieville, Les Éditeurs Réunis.
  • Lavoie Marie-Renée, 1999, Maria Chapdelaine, part. II. La fiction contre le mythe, Mémoire présenté pour l’obtention du grade de maître es arts (MA), Québec, Université Laval.
  • Lavoie Michelle, 1970, « Du coureur de bois au Survenant (filiation ou aliénation ?) », Voix et images du pays, vol. 3, 1 : 11-25.
  • Montigny Louvigny Testard de, 1937, La Revanche de Maria Chapdelaine, Montréal, Éditions de L’Action canadienne-française.
  • Ouellet Réal, 1981, « Entre l’héroïsme et la stérilité : Maria Chapdelaine de Louis Hémon, édition préparée par Nicole Deschamps et Ghislaine Legendre », Lettres québécoises : la revue de l’actualité littéraire, 21 : 43-46.
  • Pagé Pierre, 1969, « Maria Chapdelaine : un problème franco- québécois d’histoire littéraire », Revue d’histoire littéraire de la France, LXIX, 5 : 746-762.
  • Paré François, 1976, « Maria Chapdelaine au Canada anglais : réflexions sur notre extravagance », Voix et Images, vol. 2, 2 : 265-278.
  • Porée-Kurrer Philippe, 1993, La Fiancée du lac, Paris, Le Grand Livre du mois.
  • Porée-Kurrer Philippe, 2000, Maria, Paris, Éditions du Club France Loisirs.
  • Potvin Damase, 1950, Le roman d’un roman, Québec, Éditions du Quartier latin.
  • Privat Jean-Marie, 2004, « Emma à Ry. Notes de recherche », ethnographiques.org, 5, http://www.ethnographiques.org/2004/Privat.html
  • Racine Marcelle, 2004, Éva Bouchard : la légende de Maria Chapdelaine, VLB éditeur.
  • Sauve Mathieu-Robert, 2000, Louis Hémon. Le Fou du lac, Eds XYZ, Montréal.

Mots-clés éditeurs : identité, Québec, folklore, fiction, mythe littéraire

Date de mise en ligne : 25/09/2014

https://doi.org/10.3917/ethn.144.0587

Notes

  • [1]
    En épisodes dans Le Temps (1914), chez Joseph-Alphonse Lefebvre (1916), chez Grasset dans la collection des Cahiers verts (1921).
  • [2]
    Cinq-Mars Alonzo et Damase Potvin, 1919, Maria Chapdelaine, pièce en cinq actes.
  • [3]
    Maurice Ravel et Gabriel Fauré sont approchés, mais les démarches n’aboutissent pas.
  • [4]
    Le film de Jean Duvivier (1934) obtient le Grand Prix du Cinéma français, quasiment créé pour l’occasion.
  • [5]
    Faute de financement, Denys Arcand n’a pu mettre à l’écran le scénario rédigé en 1980.
  • [6]
    Cette sortie a été programmée de manière à coïncider avec le 400e anniversaire de la découverte du Canada par les Français.
  • [7]
    Le premier, Louvigny de Montigny, dans son « essai d’initiation à un chef d’œuvre » publié en 1937, s’adonne à l’exercice, non sans prendre parti, convaincu de la « supériorité de Maria Chapdelaine ».
  • [8]
    Bien-être social, aide financière équivalent au rmi ou au rsa en France.
  • [9]
    Germaine Guèvremont a imposé le personnage qui ne fait que passer dans la vie de ceux qui l’accueillent, dans son roman paru en 1945 à Montréal chez Beauchemin : Le Survenant.
  • [10]
    Né en 1875, cet illustrateur québécois est passé à la postérité, grâce à ses scènes de la vie traditionnelle québécoise, telles le retour de la messe de minuit ou la bénédiction du jour de l’an. Gilles Carle lui reproche la tonalité folklorisante et exagérément passéiste de ses mises en scène.
  • [11]
    « La cuisson du pain », illustration de Clarence Gagnon pour l’édition de 1933 chez Mornay, figure sur ce timbre.
  • [12]
    Opération consistant, au moment du dégel, à transporter les bois coupés pendant l’hiver, en tirant parti du courant des rivières.
  • [13]
    Récolte de la sève d’érable.
  • [14]
    Jamais, jusqu’alors ni depuis, la demande sociale ne s’est en effet avérée si importante. Au cours de cette période, la recherche ne se distingue cependant pas fondamentalement de l’ethnographie de sauvetage et d’urgence des décennies précédentes, génératrice d’archives, d’inventaires, de répertoires, de typologies, etc. La seule évolution notable tient au développement des enquêtes sur la littérature orale et la culture matérielle. Entre autres, Jacques Lacourcière, Madeleine Doyon et Jean du Berger participent de ce boum ethnographique.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions