Couverture de ETHN_113

Article de revue

Comptes rendus

Pages 551 à 569

Notes

  • [1]
    Lire notamment la critique d’Isabelle Régnier dans Le Monde, du 14 décembre 2010 ou sur son blog.
  • [2]
    Le titre français n’est pas une mauvaise traduction du titre original, mais un autre titre qui fait référence au mode de création tout en appelant à franchir les interdits des lois et des normes.
  • [3]
    De plus, toutes les archives écrites sont accessibles sur www.musee-europemediterranee.org et www.dastum.net
  • [4]
    Les lecteurs et les lectrices d’Ethnologie française auront ici reconnu une version réécrite de l’article paru dans leur revue en 2000, XXX-3 : 409-422.
  • [5]
    « Les descendants des premiers Tsiganes qui arrivèrent en Europe occidentale, au xve siècle » [227].
  • [6]
    Un Gadjo est « un non-Tsigane pour un Tsigane » [229].
  • [7]
    Peterson Richard A., Creating Country Music. Fabricating Authenticity, Chicago, The University of Chicago Press, 1997.
  • [8]
    « Saint Besse. Étude d’un culte alpestre », in Mélanges de sociologie religieuse et de folklore, Paris, Alcan, préface de Marcel Mauss (repris, du même auteur, dans Sociologie religieuse et folklore, Paris, Presses universitaires de France, 1970).
  • [9]
    Les saints guérisseurs. L’espace symbolique du Bocage, Paris, Musée de l’Homme (Institut d’ethnologie), 1978.
  • [10]
    Ethnologue, trop ignorée, des Causses (causse de Blandas et du Larzac) et des Cévennes (Aigoual et Saint-Guiral), qui a étudié, en y ayant participé elle-même, plusieurs cultes locaux. Cf. Adrienne Durand-Tullou avec la collaboration de Mariel Jean-Brunhes Delamarre, « L’ultime transhumance ovine en Aubrac », in L’Aubrac, tome II, Paris, cnrs, 1971 : 125-165.
  • [11]
    Un des rares chercheurs aujourd’hui à se consacrer à l’étude des fêtes calendaires et au culte des saints on lira de cette dernière ; Fête des fous, Saint-Jean et Belles de mai. Une histoire du calendrier, Paris, Seuil, 2008.
  • [12]
    Sur cette notion, qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, voir les textes de Jean-Didier Urbain, Augustin Berque ou Patrick Prado, dans « Autour du lieu », Communications, 2010, no 87.
  • [13]
    Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 [1996].
  • [14]
    Il est issu d’une journée d’étude organisée en 2007 par des doctorants du laboratoire junior pradis à l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines) de Lyon.
  • [15]
    Thomas Keith, Man and the Natural World : Changing Attitudes in England, 1500-1800, London, Allen Lane, 1983.
  • [16]
    Génot Jean-Claude, La Nature malade de la gestion, Paris, Sang de la terre, 2008.
  • [17]
    Die Zeit, 16 avril 2009.
  • [18]
    Le Monde, 18 mai 1990.
  • [19]
    Le Monde, 1er novembre 1990 et 17 avril 2010.
  • [20]
    Die Zeit, 11 septembre 2001.
  • [21]
    Libération, 22 juin 2006.
  • [22]
    Voir par exemple Boulbès N., mjc, un demi-siècle d’histoire, Marly-le-Roi, Injep, 2003.
English version

Arrêt sur images

1L’objet de cette nouvelle rubrique est d’offrir divers regards critiques sur la mise en images de l’anthropologie. Sont publiés des comptes rendus de films documentaires et d’ouvrages concernant l’image (photographies, analyse de film).

2Sylvaine Conord

3s.conord@ivry.cnrs.fr

Thierry Roche, Blow Up. Un regard anthropologique, Belgique, Yellow now, Côté cinéma, 2010

4par Aliénor Martaud

5Université Paris Ouest Nanterre La Défense

6m.alienor@free.fr

7« Percevoir, c’est toujours percevoir du sens, filmer c’est aussi d’une certaine manière produire du sens, proposer un sens à voir et du voir » [163], écrit Thierry Roche. Si l’on considère que l’homme fictionnalise son rapport au monde, en interprétant et réinterprétant sans cesse les faits, que la perception construit ces faits à partir de conventions arbitraires, alors on peut se demander : où se situe la frontière entre croire et savoir ? Est-il possible d’envisager une légitimité à la fiction cinématographique en tant que support vers une réflexion anthropologique ?

8Thierry Roche prend comme fil conducteur le film Blow Up réalisé par Michelangelo Antonioni en 1967 et l’analyse en tant qu’œuvre pour développer sa réflexion sur les thèmes qui le préoccupent, à savoir le regard, le cadre, l’intervalle, l’indicible, le détail : notions centrales en anthropologie et présentes selon l’auteur dans l’œuvre d’Antonioni. Dans ce film en particulier, le protagoniste va questionner le regard. Photographe de mode, Thomas déambule dans les rues londoniennes dans le but de trouver l’image qui achèvera son reportage photo sur les sans-abri. Il photographie un couple dans les hauteurs d’un parc, mais va s’apercevoir en développant ses photos qu’il a assisté à un meurtre. Ses yeux l’ont induit en erreur, sa lecture de la réalité était biaisée, l’appareil photographique et la technique vont lui permettre de mettre au jour une autre histoire. Le cinéma interroge la photographie, le regard est mis à nu, perturbé, trompé. Le protagoniste n’aura de cesse, tout au long de l’intrigue, de jouer avec les cadres afin de révéler le détail qui fera la part entre réalité et illusion.

9Les chapitres de l’ouvrage sont construits de la même manière : l’auteur réalise à partir d’une séquence choisie du film Blow Up une analyse filmique qu’il met en rapport avec les films documentaires ayant ponctué l’histoire de l’anthropologie visuelle. À chaque fois, pour alimenter sa pensée, il s’appuie sur un grand nombre d’auteurs – Evans-Pritchard, Merleau-Ponty, Deleuze ou encore Barthes – et cinéastes anthropologues – Vertov, Eisenstein, Rouch, David MacDougall – afin d’interroger la place du cinéma dans les sciences sociales.

10L’essai est ambitieux car Thierry Roche nous invite à réfléchir sur le cinéma en tant qu’objet d’étude mais aussi en tant que mode de connaissance dans le champ des sciences sociales. Revisitant tour à tour les théories anthropologiques, artistiques et philosophiques du cinéma, il explicite également la manière dont chacune met en lumière des éléments conduisant à une meilleure compréhension de l’Homme dans toute sa complexité et sa « pluridimensionnalité ».

11Sans les juxtaposer, l’auteur tente de mettre au jour la multiplicité des liens unissant l’anthropologie au cinéma. Cet essai, construit comme une conversation, ne cherche pas à confondre ces deux genres, mais analyse la manière dont ces deux entités irréductibles peuvent se rapprocher. L’auteur développe la notion du détail omniprésente dans la composition du cadre antonionien et remarque comment celui-ci participe à l’effacement des frontières géographiques et temporelles. Le cadre devient dès lors un outil d’objectivation du réel. Il induit la question de qui regarde, réflexion commune au cinéaste et à l’anthropologue qui tente de comprendre le monde et de le restituer par le seul travail de l’œil. Tout au long de son ouvrage, l’auteur bouscule les frontières en interrogeant la finalité du film scientifique, ses procédés techniques, et reconsidère les barrières disciplinaires traditionnellement opérées entre cinéma fiction et cinéma du réel.

12De façon pragmatique, il construit toute une réflexion sur une anthropologie du détail, de l’infime, qui participe selon lui à la construction du sens.

13Au-delà du support filmique, c’est l’image que Thierry Roche questionne. Filmer, c’est l’équation incertaine du filmant, du filmé et du spectateur. L’auteur ne se contente pas d’interroger l’image construite, mais revient sur l’image pensée, réalisée puis montrée. Cet ouvrage questionne donc nos manières de voir et de représenter la réalité à travers le discours des images. Si nombre d’essais pensent le cinéma comme objet d’étude, l’auteur dépasse ce cadre théorique afin de l’envisager comme un mode de connaissance à partir duquel il réfléchit l’anthropologie dans sa pratique, ses limites et ses perspectives. Il engage à la fois une théorie de la connaissance et une éthique respectueuse de la complexité de la réalité car, comme le soulignait Merleau-Ponty : « Le monde est ce que nous en voyons et pourtant il nous faut apprendre à le voir. »
Thierry Roche propose ainsi, de manière tout à fait originale, une anthropologie visuelle en dehors du seul support documentaire, abordant précisément le rôle du cadre, de l’interstice, du plan, du détail, du montage, confrontant la question du sens, du voir, contenue dans les intentions d’Antonioni et interrogeant dès lors la pertinence de la subjectivité artistique dans le champ des sciences sociales.

Banksy, Faites le mur ! (titre original : Exit Through the Gift Shop), Royaume-Uni, États-Unis, 2010

14par Frédérique Leblanc

15cresppa-csu

16Université Paris Ouest Nanterre La Défense

17frederique.leblanc@csu.cnrs.fr

18Sans jamais se départir de la figure de l’ironie, le célèbre artiste de rue Banksy utilise le personnage de Thierry Guetta (T. G.), à l’origine d’une extraordinaire imposture, pour donner à voir le street art et les « valeurs » qu’il pense devoir être au fondement de ce courant artistique. À l’image de plusieurs de ses œuvres, le film de Banksy tire tantôt du côté de l’humour, tantôt du côté de l’esprit le plus grinçant. Mais s’agit-il vraiment d’un documentaire ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une fiction comme l’affirment certains critiques [1] ? C’est cette hypothèse que nous retenons.

19Faites le mur ! interroge ce que sont l’art et la création. Il est un manifeste exigé par la nature même du street art : alors que l’art traditionnel est conçu pour durer, celui-ci est, par définition, éphémère. Par leur lieu même d’exposition, les œuvres sont à la fois accessibles et imposées, sans barrière, à toute personne qui passe devant et les repère, avant d’être détruites puisqu’elles sont installées illégalement. Ainsi, ce que la société industrielle a rendu possible – la conservation et la reproduction des œuvres (image puis son) à l’infini à des fins de diffusion à un public sommé d’être toujours plus nombreux –, le street art l’interdit. « Then it needs to be captured », affirme Shepard Fairey, l’un des artistes phares du film.

20Une autre série de questions est posée sur ce qui reste de l’art et de la démarche artistique lorsqu’ils ne sont pas perçus comme tels par les intermédiaires qui en vivent (marchands d’art, critiques, etc.) ou par les « amateurs », et plus généralement par la société dans son ensemble. Sont donnés ici à voir les rapports à la fois consubstantiels et éminemment conflictuels entre l’art moderne et la société de la communication, dont il est évidemment l’un des produits : nécessaire au succès d’une exposition clandestine que Banksy réalise dans le musée de Bristol avec la complicité des conservateurs, elle s’avère dévastatrice à l’occasion de l’exposition à Los Angeles montée par T. G. qui n’est capable que de « faire le buzz ». Pour signifier la vacuité et la vanité de ces dérives, Banksy met en scène une série de poncifs afin de démontrer leur caractère inopérant. L’un d’eux est la relation entre art et maladie mentale (référence à la mort de la mère de T. G. quand il est encore enfant, et à l’accumulation obsessionnelle et sans but de l’enregistrement vidéo), un autre est la marginalité : ni l’une ni l’autre ne peuvent seules conduire à la création artistique. Autre poncif, celui qui veut que l’art moderne soit à la portée de tous. T. G. est un homme ordinaire dans sa vie familiale comme dans ses tenues vestimentaires (il a pourtant été vendeur de fripes vintage) et son accent américain improbable, même pour un Français (image fugitive de baguettes de pain) censément installé à Los Angeles depuis trente ans : il est incapable de la moindre « intention » artistique. Le film donne ainsi l’impression d’avoir affaire, pour la première fois sous forme d’un document « live » et non plus seulement de traces, à un… un « quoi » d’ailleurs ? T. G. n’est pas seulement un imposteur (il a été poussé à filmer puis à créer par Banksy et Shepard Fairey), mais il n’est pas non plus un faussaire au sens propre du terme. Il signe pourtant la pochette du dernier disque de Madonna. Passant en revue ce que n’est pas le street art, Banksy démontre qu’il est bien de l’ordre de la création artistique.

21Enfin, c’est aussi la ville qui est filmée. En tant que pratique marginale, le street art donne à voir en filigrane l’un des sens de l’évolution des villes vers une normalisation toujours plus poussée des pratiques et des usages. Ici, différents modes de vie se clivent, plus qu’ils ne s’articulent, sur des espaces communs certes, mais dans des temporalités le plus souvent différées et surtout accélérées. De fait, le street art a totalement et toute sa place dans l’espace urbain, et ne peut l’avoir que dans cet espace, certes physique, mais surtout social : impossible de ne pas penser à la ville comme à un « laboratoire social » dans ce qu’elle signale de la diversité des « sens » (dans les deux acceptions du terme) des transformations sociales.
Mais, pour passer pour un documentaire, ce film a dû répondre aux attendus du genre, et présente donc aussi un intérêt sous cet angle. Le film commence par une interview de Banksy qui pose la question de l’existence d’une morale à tirer de ce qui va suivre, et se clôt par la question d’un intérêt anthropologique et sociologique de l’ascension de T. G. Ainsi la thèse (volontairement trop) clairement posée suggère-t-elle une œuvre allant au-delà du reportage. Les diverses formes de contenus, elles aussi, s’apparentent au style documentaire, alternant des interviews en gros plan ou en pied de personnages identifiés ou masqués/floutés, des scènes d’installation et/ou de création apparemment prises sur le vif, et en particulier la nuit sans éclairage, le tout piqueté d’extraits de films amateurs prétendument de T. G. Enfin la dimension esthétique est évidemment présente : le rythme rapide, et parfois trépidant, des enchaînements des diverses scènes et des personnages fait référence au monde urbain ; la délimitation nettement marquée par la qualité des images et du son entre la démarche, la maîtrise et le talent de ceux qui l’incarnent et les autres, dont T. G. est un véritable « idéal-type ». Ainsi la maîtrise des codes ne fait-elle pas défaut, sauf à sembler à quelques reprises un peu trop « polie », là aussi dans les deux sens du terme. Sans doute faut-il y voir davantage une critique qu’une caricature. En tant que fiction qui ne dit pas son nom, Faites le mur ![2] révèle donc le documentaire comme « création totale » sous le mode du « détournement » : on est bien là dans l’intention de nombre de street artists, dont ce film est une des œuvres et Banksy un des artistes phares.

Aurélien Grèzes, Parties communes, Baiacedez films production dvd-4/3 couleur, 2010

22par Philippe Hameau

23lasmic

24Université de Nice-Sophia Antipolis

25Philippe.Hameau@unice.fr

26Une même question est posée à quarante-deux habitants d’une résidence de Vincennes : « À l’occasion du départ en retraite de vos gardiens, laissez-leur le message de votre choix. » Il s’ensuit une succession en un ordre aléatoire de portraits pris en plans fixes et de commentaires, souhaits et remerciements dans un style souvent convenu. Les résidents sont filmés dans leur environnement quotidien (appartement, cage d’escalier, bureau, épicerie) pris en plan serré de façon que seuls de menus détails le suggèrent (un tableau, un aquarium, des fleurs, une série de casseroles, un panda en peluche, des boîtes aux lettres, etc.). « Parties communes n’a pas la prétention de formuler un quelconque message. Il ne s’agit pas d’une démarche démonstrative », écrit l’auteur dans le petit livret qui accompagne le support dvd, cinéaste de 26 ans explorant la question du réel : un réel perçu, représenté et sublimé. Certes, aucune voix off n’introduit ou ne nous explique les scènes mais le commentaire sur papier et la forme que revêt le film sont sensibles, en disent plus qu’un long résumé et orientent notre perception.

27La durée et la fixité des plans sont faites pour permettre au spectateur de prendre possession des images et d’une vie qui s’exprime par le corps et par les mots. Pourtant, très vite s’instaure une certaine gêne chez le spectateur, gêne de devoir partager celle des interviewés placés dans une situation inhabituelle et soumis au regard d’une caméra qui s’éternise en fin de séquence. Alors beaucoup d’entre eux bredouillent, regardent ailleurs, utilisent un tiers acteur (chien, enfant, conjoint) pour compenser leur embarras ou ont pris soin d’écrire leur discours ou de préparer une chanson. Beaucoup hésitent sur la finalité de la prise de vues : s’adresser directement aux gardiens ou au cinéaste qui transmettra leur compliment ? Cette gêne permet-elle de porter un autre regard sur ces gens ? Crée-t-elle de l’empathie ? Rien n’est moins sûr, mais ce voyeurisme n’est pas malsain non plus. De prime abord, on est heureux d’apprendre que ces résidents ont côtoyé des gardiens sérieux, avenants et serviables et qu’un repas collectif sera même bientôt organisé où l’on parlera des gardiens puisqu’ils n’y seront pas présents.
En fait, hormis la résidence, que partagent vraiment ces individus si différents par l’âge, le sexe, les origines, la situation familiale et sociale ? Quelles sont les parties communes de leurs attitudes et de leur discours ? Derrière le conformisme des propos (ordre et propreté des gardiens, immeubles bien tenus, retraite bien méritée, retraite avec enfants et petits-enfants sont des leitmotivs), les habitants ne parlent que d’eux et de leurs attentes. On en arrive à penser que le travail des gardiens n’a été reconnu comme tel que parce qu’il a été conforme à l’idée que les résidents s’en faisaient. Entretien, surveillance, dépannage, écoute sont régulièrement signalés, quoique quelques phrases laissent entendre aussi qu’il y eut des incompréhensions passagères. Les gardiens, considérés ensemble ou séparément selon qui en parle, ont été présents pendant dix-sept ans et ont surtout représenté un soutien psychologique pour les résidents (le petit coucou du matin, l’échange de quelques mots), un modèle pour les autres (service immédiat lors de la perte de clés ou d’un problème de plomberie) et autres sous-entendus de réconfort moral. Pourtant, les rapports humains se sont souvent arrêtés à ces échanges ponctuels, comme si les gardiens assuraient une présence tout en constituant une entité hors du groupe des résidents : des individus dont la fonction est primordiale et attendue, et dont le rôle est de rendre service et d’assurer la cohésion des résidents qui ne se fréquentent pas nécessairement. L’occasion de ce film amène alors les locataires à évoquer les gardiens qui ont précédé le couple qui vient de les quitter (même si ce départ est socialement admis) et à envisager ce que seront les futurs gardiens dans l’idée d’une continuité autant que celle d’une comparaison. Il s’agit en fait d’un jeu de regards sur soi et sur la communauté des résidents qui se place volontairement sous la protection de gardiens.

Ouvrages

Claudie Marcel-Dubois et François Falc’hun, assistés de Jeannine Auboyer, Les archives de la Mission de folklore musical en Basse-Bretagne de 1939 du Musée national des arts et traditions populaires, éditées et présentées par Marie-Barbara Le Gonidec, Paris, Éditions du cths et Dastum, 2009, 437 p., dvd encarté

28par Martine Segalen

29Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

30msegalen@u-paris10.fr

31Enfin !

32Enfin ! pourrait-on s’écrier à la vue de cet ouvrage qui publie, soixante-dix ans après leur collecte, les chansons enregistrées entre le 15 juillet et le 26 août 1939, en Basse-Bretagne, par le tout jeune Musée des arts et traditions populaires.

33N’en a-t-on pas entendu parler de cette mission mythique ! Elle qui, dans l’historiographie de l’ethnologie de la France, occupe une place fondatrice, mais dont le produit resta soigneusement caché toutes ces années. L’ouvrage, extrêmement riche, donne enfin accès au fonds collecté, mais présente aussi une passionnante épistémologie de l’enquête – à la fois totem et tabou. Il est publié conjointement par les Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques et par Dastum (« Recueillir » en breton), une association créée en 1972, basée à Rennes, qui se donne pour but de collecter, sauvegarder, transmettre et valoriser « les archives du patrimoine oral de Bretagne ». Quelle ironie du sort lorsqu’on pense que ce même Dastum, dès sa création, vint frapper tant de fois en vain aux portes des Atp pour avoir accès à ces célèbres enregistrements – le refus qui lui fut opposé alors contribuant à donner du Musée l’image d’une forteresse gardant jalousement ses trésors, à rebours de la collaboration très étroite que son fondateur, Georges Henri Rivière, avait instaurée avec, comme on dirait aujourd’hui, ses « partenaires en région ».

34Grâces soient donc rendues à Marie-Barbara Le Gonidec d’avoir pris à bras-le-corps les neuf boîtes contenant toute l’histoire de l’enquête, de les avoir inventoriées, analysées, mises en fiches et de donner au lecteur accès à toute la Mission Basse-Bretagne. Avant d’aborder la lecture de ce gros ouvrage, dont la couverture s’orne d’une magnifique photographie de Claudie Marcel-Dubois de dos, prise au cours d’une séance d’enregistrement dans la mairie de Plogastel-Saint-Germain, il faut ouvrir le dvd afin de prendre conscience du travail qui fut réalisé en 1939, laissé en friche et repris à partir de 2001. Sur l’écran, on peut désormais consulter l’itinéraire des missionnaires, entendre les chants, disposer des transcriptions phonétique ou musicale, voir les photos des chanteurs et des films. L’interface est aisée, on peut entrer dans le dvd, soit par les chanteurs, soit par les localités enquêtées, et d’un clic résonnent voix du passé, binious et bombardes. Si ces enregistrements sont souvent de piètre qualité, ils n’en acquièrent qu’une plus grande valeur de patrimoine même si l’« authenticité », on le verra par la suite, est matière à interrogation. Mais il ne s’agit plus, soixante-dix ans après la collecte, de travailler sur ce corpus comme s’il s’agissait d’une matière brute ; l’intérêt de la publication réside dans sa démarche réflexive qui fait retour sur les conditions de production de cette grande enquête, et qui ouvre des pistes pour comprendre pourquoi elle ne fut jamais publiée du temps de ses auteurs.

35En première partie de l’ouvrage et pour fixer le cadre théorique de l’enquête, Michel Valière expose la généalogie de l’intérêt pour le folklore musical depuis Hippolyte Fortoul jusqu’à Eugène Rolland et Paul Sébillot. Suivent trois contributions qui s’attachent à évaluer le travail qui fut accompli par les trois missionnaires : Claudie Marcel-Dubois, chargée des enregistrements, François Falc’hun, qui devait faire les transcriptions phonétiques bretonnes, et Jeannine Auboyer, chargée des photographies et des films. Yves Defrance trace ensuite le cadre théorique et intellectuel des travaux des folkloristes en Bretagne et détaille les débats sur les rapports entre musique populaire et musique savante à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Defrance souligne que le projet s’inscrivait dans un contexte théorique évolutionniste et que, en allant en Bretagne, les folkloristes devaient observer « la survivance de pratiques musicales archaïques sur le sol français, comparables à celles relevées en Europe de l’Est » [52], l’enquête se voulant une contribution à la science nouvelle de l’ethnomusicologie comparée. De plus, il expose le travail des précurseurs, tant pour la collecte des chansons que pour les réalisations d’enregistrements qui précédèrent ceux de la mission. Deux courts chapitres sous la plume de Marie-Barbara Le Gonidec brossent, d’une part, une biographie distanciée de Claudie Marcel-Dubois et rappellent, d’autre part, le rôle éminent de Georges Henri Rivière dans la genèse de cette enquête. Gilles Goyat, linguiste, détaille pour sa part le parcours scientifique de l’abbé François Falc’hun « l’indispensable linguiste de la mission ». Ce chapitre permet d’expliquer en partie pourquoi l’enquête ne fut pas publiée, la collaboration avec Falc’hun, ayant connu des difficultés de diverses natures. Enfin, Christophe Fouin et Sylvia Pérez-Vitoria évaluent l’apport des photographies et films à l’enrichissement de la mission.

36L’essentiel de l’ouvrage, soit la deuxième partie, dévoile l’épistémologie, les méthodes, les tactiques, comme le contexte sociopolitique de l’enquête dont le résultat brut consiste en l’enregistrement de 7 heures de musique sur 98 disques à gravure directe (qui furent transférés sur des bandes magnétiques en 1968 et numérisés en 2000), 437 photographies, 12 films, ainsi que quelques relevés de danse. Encore une fois, aujourd’hui, c’est moins le corpus recueilli que l’histoire de la mission qui nous intéresse. Celle-ci fut soigneusement préparée par un questionnaire adressé à des correspondants locaux susceptibles de conduire les enquêteurs vers des musiciens ou des chanteurs. Sur le plan technique, la grande nouveauté consistait à graver des disques au moment où le chanteur ou les musiciens exécutaient leurs airs et, nombre de lieux visités ne possédant pas l’électricité, la voiture de Claudie Marcel-Dubois fut spécialement équipée d’un accumulateur et d’un transformateur afin de disposer d’un car d’enregistrement en réduction. De l’avis des auteurs, ces machines permirent de faire fondre la résistance de bien des enquêtés, séduits à l’idée d’enregistrer leur voix.

37Enquêter en Bretagne à la fin des années 1930 posait nombre de problèmes, et l’ouvrage, en reproduisant les correspondances entre Georges Henri Rivère et ses interlocuteurs bretons, en restitue les complexités sociopolitiques, mettant en évidence les liens entre folklore, identité régionale et locale. La Bretagne était alors traversée de courants autonomistes, dont certains violents ; d’une manière générale, la société lettrée bretonne voyait d’un mauvais œil le jacobinisme parisien arriver jusqu’à la presqu’île de Rhuys et la pointe de Penmarc’h, même sous les traits de deux jeunes femmes et d’un jeune abbé bretonnant. À travers l’analyse de ces notes et correspondances, dont bon nombre figurent en fac-similé dans l’ouvrage, nous sont restituées toutes les réserves exprimées tant par les mouvements catholiques comme Feiz ha Breiz que par les mouvements républicains : l’État français, tel qu’il s’exprimait à travers les Atp (dont les courriers étaient à l’en-tête du ministère de l’Éducation nationale), ne cherchait-il pas à couper l’herbe sous le pied aux revendications régionalistes ? Les cercles celtiques, si nombreux, n’avaient-ils pas réalisé ces collectes, et pourquoi alors ne pas s’adresser à eux qui étaient les véritables dépositaires du folklore ? Les Parisiens n’allaient-ils pas toucher des droits d’auteur sur le dos des populations bretonnes ? Parmi tant de documents passionnants cités intégralement dans l’ouvrage, relevons cette correspondance du célèbre abbé Perrot (qui finit assassiné à Scrignac en 1943) écrivant à Falc’hun : « Je pense qu’en Léon, personne n’a collecté autant de gwerziou et de soniou inédites que moi. Je trouverais très dur de donner les fruits de mon travail à un gouvernement qui s’acharne à opprimer autant qu’il le peut l’esprit de la Bretagne » [132].

38Dans un contexte de haine virulente droite-gauche, il fallait donc donner des gages en soulignant le caractère purement scientifique de l’entreprise, tant du côté des autonomistes que du côté de l’État : aussi les trois chercheurs furent-ils interrogés par la gendarmerie qui trouvait suspect le matériel d’enregistrement de la voiture. Cette suspicion était aussi due à l’imminence de la guerre, qui mit brutalement fin à la mission le 26 août 1939.

39La troisième partie de l’ouvrage reproduit notamment le journal de route rédigé par Jeannine Auboyer, avec la carte du périple, des photographies avec leurs commentaires, enfin le rapport final et les rares conférences qui furent données à propos de l’enquête.

40Donc, pendant longtemps, de cette mission restée dans les annales de la fondation d’une ethnologie scientifique de la France, il n’y eut qu’un bref rapport, quelques conférences, un projet d’analyse des données – marqué notamment par le souci du milieu sociologique de production du chant –, mais pas de publication globale avant celle que nous offre ici l’ouvrage.

41Marie-Barbara Le Gonidec expose quelques-unes des difficultés objectives qui ont empêché la publication de l’enquête, dans les années d’après-guerre. Avec le temps qui passait, le matériau a-t-il semblé, dans les années 1960, en décalage avec les nouvelles pistes ouvertes par une ethnomusicologie moderne ? Claudie Marcel-Dubois fut-elle trop occupée par ses nombreuses fonctions institutionnelles ? Sans la collaboration du linguiste, l’abbé Falc’hun pris par d’autres problèmes (y compris de santé), le travail ne pouvait évidemment se réaliser. Mais enfin, n’existait-il pas d’autres linguistes ?

42Faut-il comprendre qu’il y eut une brouille entre les acteurs ? À voir leurs photographies respectives figurant dans l’ouvrage, on le croirait : le portrait de l’abbé posant pour le studio Harcourt, d’une grande qualité, contraste avec les photos de la jeune Claudie, qui n’apparaît jamais que de dos, et de Georges Henri Rivière présentant, déjà âgé, la vitrine de la musique de la Galerie culturelle des Atp (qui fut réalisée bien plus tard, en 1974).
Cet enterrement de première classe reste donc un mystère. On se doit ainsi de remercier vivement tous ceux et surtout celle qui ont œuvré afin que ce dvd et cet ouvrage mettent enfin à la disposition de tous la mission Basse-Bretagne de 1939 [3].

Jean Jamin et Patrick Williams, Une anthropologie du jazz, Paris, cnrs Éditions, 2010, 384 p.

43par Marie Buscatto

44idhe

45Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – cnrs

46marie.buscatto@univ-paris1.fr

47Depuis une dizaine d’années, le jazz a suscité le plus grand intérêt dans le monde de la recherche française, constituant cette musique d’origine nord-américaine en objet scientifique légitime. Les recherches se sont ainsi multipliées, qui, au-delà des mythes, des imaginaires et des rêveries amoureuses, ont retracé les dimensions historiques, sociales, politiques, culturelles ou musicales de l’implantation du jazz en France. Parues dans les revues et chez les éditeurs académiques de renom, diverses analyses ont ainsi révélé aussi bien les conditions de professionnalisation des musiciens français (Coulangeon ou Perrenoud) que les fondements historiques de sa réappropriation par le public français (Tournes, Martin ou Roueff) ou les caractéristiques genrées de ce monde fort masculin (Buscatto). Le jazz a encore fait l’objet de multiples analyses musicologiques ou ethnomusicologiques universitaires originales (Cugny, Laborde ou Lortat-Jacob). Le jazz, en s’éloignant du seul monde de la critique intellectuelle et journalistique, a ainsi acquis une relative autonomie comme objet scientifique, stimulant le renversement des stéréotypes qui lui sont souvent accolés.

48L’ouvrage Une anthropologie du jazz, fruit du séminaire « Jazz et Anthropologie » organisé à l’ehess entre 2001 et 2009 par Jean Jamin et Patrick Williams, participe de ce mouvement scientifique. Il vise ainsi à retracer une « anthropologie du jazz » censée « proposer une lecture de l’histoire et de la dimension culturelle du jazz » [59]. Sept exemples spécifiques sont ainsi analysés de manière approfondie, les chapitres et l’introduction constituant le manuscrit étant tirés d’articles parus depuis 2001 dans les revues L’Homme, Les Cahiers du Jazz ou Ethnologie française. Les auteurs, eux-mêmes grands amateurs du jazz et fins connaisseurs de son histoire musicale, organisent leur propos autour de trois grands axes d’analyse : le rapport entre la vie et l’œuvre des musiciens ; la question de la communauté en jazz ; et les modes de réception et de diffusion du jazz en France. Sont ainsi abordées des questions aussi diverses que les (més)usages possibles de la discographie ou de la biographie, la constitution et la transmission du répertoire ou des premiers pas du jazz en France (chez les critiques, les musiciens populaires ou savants). On y suit de près, entre autres personnages, la vie et l’œuvre de musiciens de renom (Billie Holiday, David Murray, Django Reinhardt ou Darius Milhaud). On y rencontre des acteurs clés du jazz français à ses débuts (Hugues Panassié, Charles Delaunay, Michel Leiris ou Boris Vian). On y entend des analyses précises de standards et de partitions musicales si familières à nos oreilles (Strange Fruit, What is this Thing Called Love ou Round Midnight). L’amateur de jazz y retrouve ainsi avec bonheur ses repères historiques, ses plaisirs musicaux, ses connaissances jazzistiques.

49Deux chapitres illustrent au mieux cette ambition anthropologique et donnent à voir, si ce n’est à ressentir, le sens du projet ici défendu. Le chapitre v, « Un héritage sans transmission : le jazz manouche » [4], retrace les manières imprévues, et imprévisibles, dont la postérité de Django Reinhardt, guitariste manouche [5] mort à 43 ans (en 1953) au faîte de sa gloire musicale dans le monde du jazz de l’époque, a été assurée à la fois contre et grâce à sa communauté d’origine. Django Reinhardt, né en 1910, apprend la musique dans son contexte familial, une famille manouche pour laquelle « la musique est un métier parmi tant d’autres » [229]. Guitariste prodige, il se retrouve vite embauché par les musiciens de variétés de l’époque qui assurent une source de revenus à la famille installée en région parisienne. C’est avec certains de ses collègues qu’il passe au jazz dans les années 1930. Faisant le choix de l’instrumentation et de certaines particularités techniques, Django Reinhardt s’inspire des musiques tziganes. En raison de sa grande maîtrise rythmique et mélodique et de son goût de l’improvisation, il appartient bien au monde du jazz de l’époque. Son style est alors un style propre, autonome, et non, comme il est souvent dit, « l’expression d’un style gitan » qu’il aurait « importé » en jazz. Ainsi, à la mort de Reinhardt, « il a d’abord fallu que Django soit un grand homme chez les Gadjé pour l’être chez les Manouches » [234]. En effet, sa mort va susciter une grande effervescence dans le monde du jazz, des compilations sont produites, son nom est associé aux plus grands noms du jazz américain, ses albums sont diffusés dans le monde entier… et ce succès chez les Gadjé [6] va à son tour influencer les Manouches qui se réapproprient, ici ou là, de manière souvent informelle, non seulement sa formule instrumentale et ses choix musicaux, mais aussi ses titres et ses improvisations enregistrées. La communauté manouche est alors le support privilégié de la diffusion informelle des enregistrements, officiels ou non, des prestations de Django, de ses improvisations. La création unique d’un musicien de jazz devient alors l’œuvre collective des Manouches, le « jazz manouche » ainsi nommé à l’intérieur et à l’extérieur de la communauté faisant alors disparaître Django de ce processus de réappropriation. Cette étude magistrale s’appuie ainsi avec bonheur sur une analyse approfondie des dimensions musicales, sociales, commerciales et culturelles de la création et de la mise en œuvre d’un jazz manouche, loin des mythes culturalistes souvent mobilisés pour rendre compte de cette musique « authentique ». On pense d’ailleurs ici aux travaux de Peterson sur la fabrication de la Country Music aux États-Unis pourtant si mal connus en France [7].

50Un même effort se situe au cœur du chapitre ii, « De la biographie et de ses mésusages : l’œuvre contre la vie », qui revient sur les manières dont s’est constituée la « légende » de Billie Holiday, réduisant son art vocal à l’expression de ses misères biographiques, son talent musical à la dureté de sa vie de femme noire ayant traversé toutes les violences, tous les abandons, tous les racismes aussi… Il est montré avec force exemples comment la passion biographique qu’a suscitée la trajectoire fulgurante et dramatique de cette chanteuse de jazz, morte dans un hôpital encadrée par deux policiers à seulement 44 ans, a également masqué toutes les autres possibilités d’analyses plus musicologiques et musicales qu’aurait dû susciter son talent vocal – par exemple ses connaissances rythmiques, mélodiques et vocales ou ses capacités de créativité musicale. Or, derrière ce relatif déni de ses talents, se retrouve, selon les auteurs, un déni plus large de la capacité créative et innovante des musiciens de jazz par une part de la critique. « La créativité se trouve réduite à l’émotivité, voire à la carnation, à elles seulement. Et la dimension artistique du musicien et de la musicienne de jazz est sinon occultée, du moins amenuisée en ramenant son apport et son impact à des dispositions naturelles, autrement dites instinctuelles. À l’instar de sa vie, Billie Holiday aurait été agie dans son art » [114]. D’autres analyses, largement évoquées ici, étaient donc possibles : les usages instrumentaux de sa voix ; sa créativité musicale au travers des morceaux choisis ; les tensions raciales des années 1950 ou encore la place du jazz dans le champ des musiques commerciales. On aimerait d’ailleurs ici suggérer aux auteurs que le fait que Lady Day soit non seulement une femme, mais aussi une chanteuse, a certainement sa part dans la forte tendance des unes et des autres à ne voir dans son art que l’expression de sa vie, de ses émotions, de sa personne.
On le voit à travers ces deux exemples précis, Une anthropologie du jazz déconstruit les mythes et les imaginaires racistes, sexistes ou essentialistes qui accompagnent l’histoire du jazz – comme art « nègre », art viscéral ou simple activité de reproduction. Croisant à chaque fois analyses musicologiques, historiques, sociologiques et politiques, cet ouvrage s’efforce de rendre compte de ce qui fait le jazz, dans son passé certes, mais aussi aux différents moments de son histoire. Cependant, tout dans l’ouvrage ne répond pas toujours à cette belle ambition scientifique. Les chapitres, dans leur construction comme dans les analyses qu’ils portent, oscillent en effet entre propos ethnologiques rigoureux et évocations musicales plus littéraires et personnelles (nous pensons par exemple aux chapitres sur David Murray ou sur La création du monde). Quand certaines analyses relèvent bien de l’étude ethnologique documentée, éclairée par la preuve, d’autres moments sonnent davantage comme des digressions cultivées et informées autour de l’objet jazz, rapprochant alors cet ouvrage des travaux post-modernes nord-américains (dont ceux de James Clifford, cité par les auteurs). Si la lecture de ces chapitres est fort agréable pour l’amatrice de jazz que nous sommes, elle perd de sa qualité scientifique propre à nous assurer du bien-fondé des analyses. Le jazz y apparaît alors comme une musique particulière, fondamentalement créative et transgressive, présupposé (mythe ?) qui mériterait à son tour d’être interrogé de manière plus systématique… Mais n’est-ce pas, finalement, l’ambition première des auteurs qui affirment d’ailleurs dans les dernières lignes de leur conclusion : « Et si, en se gardant de l’excès qui a vu un moment la critique en ce domaine instaurer le lecteur comme personnage principal de la création littéraire, on nous faisait remarquer que cet essai d’anthropologie du jazz n’a présenté en fait rien d’autre que les réflexions d’un amateur (un amateur à deux têtes), nous ne serions pas fâchés » [336] ?

Cyrille Isnart, Saints légionnaires des Alpes du Sud. Ethnologie d’une sainteté locale, Paris, Éditions de la msh, 2008, 181 p.

51par Martin de la Soudière

52Centre Edgar Morin, ehess-cnrs

53soudière@ehess.fr

54Intrigant, ce titre s’éclaire de son sous-titre : « une sainteté locale ». Mais il s’agit ici moins de culte de saint que du mode de fabrication et surtout de l’instrumentalisation d’un type de saints, d’une qualité ou d’un « état » : la sainteté, tout particulièrement dans son rapport et son interrelation avec les lieux. De quoi s’agit-il ? De la diffusion de la vénération de saints très anciens dans le domaine dauphinois-piémontais-savoyard. Comme souvent dans le haut Moyen Âge, une quasi-légende que l’attachement sans faille à la religion chrétienne qu’ils avaient embrassée – dont on nous propose l’analyse – d’une légion romaine, dite « thébéenne », conduite, au iiie siècle de notre ère, par une cohorte d’entre eux qui réussirent à s’échapper. Au premier rang desquels saint Maurice et saint Victor. Finalement exécutés, ils s’inscrivirent ensuite dans le martyrologe des Alpes, saint Maurice devenant par exemple patron de la Savoie. Très vite ils donnèrent leur nom à de nombreuses localités, aussi bien à l’échelle d’un doyenné que d’un simple hameau.

55Les traits et qualités qu’ils partagent expliquent la bonne fortune de leur culte. D’une part, l’assimilation des chrétiens – et du Christ lui-même – à la figure du combattant, soldats du Christ, miles Christi, figure sans cesse recyclée tout au long de l’histoire du christianisme, comme l’atteste par exemple cet autre légionnaire aux portes d’Amiens, coupant de son glaive son manteau : saint Martin, vénéré tant dans la Touraine que dans l’ensemble de la France. D’autre part, la dualité du personnage du saint légionnaire, représenté tantôt sous des attributs virils (barbe, posture guerrière), tantôt sous les traits d’un adolescent, presque féminin. De cette liminarité, de ce passage entre l’enfance et l’âge adulte, entre femme et homme, Isnart infère, à partir de la localisation précise de leurs lieux de culte, leur statut de gardiens et de passeurs de frontières, entre paroisses en particulier.

56Et ces lieux, l’auteur nous montre comment à la fois ils permettent, voire suscitent de telles dévotions, et surtout comment, en retour, ces saints (Maurice, Exupère, Candide, Nazaire, Pons ou encore Sulpice), sans cesse rebaptisés, comme reconfigurés ou recyclés (mais l’auteur n’emploie pas ce dernier terme), font un lieu. Pour ce faire, et tout au long de l’ouvrage, il s’appuie sur la célèbre étude de Robert Hertz [8] et sa problématique récemment perpétuée sensu lato par Alban Bensa [9], Adrienne Durand-Tullou [10] et quelques autres.

57Procédant par une étude extensive, Cyrille Isnart met en quelque sorte ses interprétations à l’épreuve d’un terrain, le sien : dans la vallée de la Vésubie (Alpes-Maritimes), la commune de Roquebillière. Ce faisant, il indique le maintien de ces cultes, qui, à travers une intrication complexe entre partition géographique et relations entre sous-groupes locaux, s’expriment par la formation cyclique de cortèges et les visites à différents lieux de culte voués à un saint légionnaire originaire du Dauphiné, martyrisé en Auvergne : saint Julien. L’église et la chapelle de la commune s’avérant « tenues » par des femmes, cette féminitude semble répondre à la masculinité affichée de ces saints armés et en quelque sorte l’« achever ». On aurait aimé voir plus développée cette belle ethnographie, car le reste de l’ouvrage pèche parfois par surinterprétation. L’emboîtement des faits exposés est en effet presque trop convaincant et ne laisse pas (suffisamment à mon goût) place au doute, à la question, rendant ainsi le lecteur quelque peu captif du raisonnement proposé-imposé.

58Mais il est heureux qu’un chercheur (de surcroît jeune) ré-exhume de la sorte et fasse (re)connaître un travail pionnier en anthropologie religieuse. Par ailleurs, on se trouve là devant une recherche courageuse, voire ingrate, qui s’inscrit dans la mouvance de celles de Nicole Belmont ou de Jean-Pierre Albert (cf. à ce sujet la précieuse et riche bibliographie) et donne ainsi la main aux historiens du fait religieux (je pense à Nadine Cretin [11], à Jean-Claude Schmitt et, plus anciennement, à Alphonse Dupront).

59Dernier point à mentionner au sujet de l’ouvrage – davantage qu’un simple point d’ailleurs – : la place centrale accordée à la notion même de localité et de lieu[12], dont Cyrille Isnart théorise l’approche jusqu’à emprunter à l’incontournable anthropologue américain Appadurai [13]. Gardiens des espaces et protecteurs des personnes, saint Maurice et ses compères sont en effet cela, mais bien autre chose aussi : des garants de l’identité territoriale, et ce jusqu’aux échelles les plus fines des territoires. En cela, nous sommes plongés dans la fragmentation de la vie locale, dans le polycentrisme à l’œuvre dans les anciennes sociétés rurales, qui se subdivisaient, on le sait, comme à l’infini dans l’espace. (On ne peut pas à ce propos ne pas penser au cas, paradigmatique en l’occurrence, des saints bretons et de leur installation et implantation dans les moindres ker, souvent en butte et en opposition, par saints locaux interposés – tout comme les légionnaires, ceux-ci attribuant une sainteté « douteuse », comme nous dit Isnart –, aux plous ; ou encore à ceux des montagnes piémontaises en Italie.) Ici, donc, se dessine une « topologie du sacré », bien mise jadis en lumière par Maurice Halbwachs. En creux, se dessine ainsi une « structuration territoriale » de la société rurale trop rarement prise en compte – ou sous-estimée – par les chercheurs du contemporain, morphologie sociale ancienne bien sûr, mais souvent aujourd’hui réactualisée avec d’autres supports, valeurs et enjeux (patrimoniaux en particulier).
D’une lecture exigeante, certes, tant les sources convoquées sont touffues, disparates, et serré le raisonnement, l’ouvrage dit le plus avec le moins, illustrant des processus anthropologiques majeurs par ce qui, apparemment, mais seulement apparemment, ressortit à la micro-ethnographie, tant dans les faits historiques (les dates, les mots, le détail) que sur son terrain. C’est l’un des mérites de l’entreprise.

Stéphane Frioux et Émilie-Anne Pépy (dir.), L’animal sauvage entre nuisance et patrimoine. France, xvie-xxie siècle, Lyon, ens Éditions, coll. « Sociétés, Espaces, Temps », 2009, 187 p.

60par Vanessa Manceron

61umr 7206, cnrs – Muséum national d’histoire naturelle

62manceron@mnhn.fr

63Cet ouvrage collectif [14] rassemble les contributions de jeunes chercheurs et parfois de spécialistes autour de la question du statut et de la place des animaux sauvages en France, à travers une dizaine d’études de cas prises dans des contextes géographiques et historiques variés. L’hétérogénéité de contenu inhérente à ce type d’ouvrage a pour le moins l’avantage de montrer combien des problématiques de recherche apparemment proches se posent de manière différente selon les contextes sociaux, les époques, les animaux considérés et l’approche disciplinaire adoptée par les auteurs (géographie, ethnologie, histoire, sociologie).

64Pour reprendre le titre de la postface d’André Micoud, Mais qu’ont-ils donc tous à s’occuper des animaux ?, cet ouvrage s’adjoint à la longue liste des productions en sciences humaines et sociales qui, depuis plus d’une décennie, alimentent la réflexion sur la question des relations qui se nouent dans l’espace et le temps entre les hommes et les animaux. Ce champ de recherche doit son regain d’intérêt à un renouveau des questionnements méthodologiques et épistémologiques, sous l’impulsion de l’éthologie et des sciences de la cognition, et plus particulièrement en anthropologie, avec le fameux dépassement du « grand partage » visant à appréhender hommes et vivants sous la forme de collectifs relationnels.

65Or, étrangement, cet ouvrage ne s’inscrit pas dans cette lignée de recherche et n’affiche pas particulièrement le vœu d’innover (le recours modéré à la bibliographie existante en atteste). Dans l’introduction, est clairement posée la thématique classique du statut et de la place des animaux sauvages dans notre société, en tant qu’enjeu environnemental et patrimonial, social et politique. L’ambition de cet ouvrage n’est donc pas d’ouvrir de nouvelles pistes analytiques (la recomposition ou les caractéristiques de la catégorie « sauvage » ont déjà été pensées), mais de faire état de cas historiques et sociaux singuliers, dans lesquels les animaux sauvages entrent en scène de manière significative. Cela revient à souligner l’intérêt d’observer et de décrire avec un souci d’historien les écarts d’attitude et de représentations envers les animaux et les conflits auxquels leur statut mouvant donne prise, en fonction des époques et des lieux. En outre, c’est aussi l’occasion pour certains jeunes chercheurs d’exposer leur méthodologie et leurs efforts pour faire entrer les animaux en histoire, en écologie historique ou bien en géographie humaine.

66Le livre est composé de trois parties. La première, intitulée « Les territoires du sauvage. Les grands prédateurs, risque pour les sociétés humaines et/ou élément de patrimoine naturel régional ? », rassemble des textes qui traitent essentiellement des conflits nés de la cohabitation entre les sociétés rurales et les animaux sauvages dans les régions de montagne. Les loups, vautours et ours apparaissent tour à tour comme des révélateurs et des catalyseurs de clivages sociaux, ou bien comme des partenaires, dont la présence ou la réintroduction conduit à redéfinir les territoires respectifs des humains et des animaux.

67Pour comprendre par exemple comment aux xviiie et xixe siècles, à l’échelle d’une région correspondant à l’actuel Parc naturel régional du Verdon, les loups et les hommes cohabitaient, Éric Fabre et Julien Alleau proposent une méthodologie qui croise des données biologiques ou naturalistes (niche écologique et mode de vie du loup) et des données sociales (occupation des sols, cheptel, modes de gardiennage des troupeaux). Cette démarche a l’ambition de permettre la reconstitution des milieux du passé, l’évaluation et la spatialisation des dégâts causés par les loups en relation avec les activités humaines, mais elle témoigne aussi de nombreuses difficultés méthodologiques pour faire œuvre d’historien en mobilisant l’écologie ou pour obtenir des résultats probants (pour le moins en l’état actuel de la recherche).

68D’autres articles – comme celui de Sophie Bobbé sur la réintroduction du vautour dans les Grands Causses, celui de Farid Benhamou sur les ours des Pyrénées, ou celui de Coralie Mounet sur la multiplication des loups dans les Alpes françaises – abordent la question de la territorialité partagée des hommes et des grands prédateurs, sous l’angle plus sociologique des relations et des identités qui se cristallisent entre humains autour et à propos des animaux. On appréciera le fait que tous ces auteurs, plutôt attentifs à la complexité des sociétés locales, tentent de dépasser le clivage entre protection de la nature et élevage, écologistes et chasseurs, urbains et ruraux. On voit ainsi les éleveurs caussenards faire alliance avec la Ligue pour la protection des oiseaux (lpo), une fois reconnus les bienfaits des vautours nécrophages dans la gestion du bétail mort ; les chasseurs et les écologistes adopter des postures et développer des arguments qui diffèrent selon la contingence des configurations microlocales (on regrettera néanmoins que les raisons et les formes de ces disparités ne soient pas clairement explicitées). De même, l’analyse des arguments contre la présence des ours dans les Pyrénées dévoile les véritables enjeux posés par leur réintroduction, à savoir la transformation sociale des villages montagnards vécue sur le mode traumatique de la perte d’identité.

69La deuxième partie de l’ouvrage – « L’animal sauvage en représentation(s). Diversités historiques et géographiques des images et des statuts » – concerne principalement la manière dont certains animaux ont été construits et perçus à certaines époques comme indésirables, voire terrifiants, et comment l’image sociale (symbole, métaphore, représentation) exacerbe alors, voire contredit parfois, les caractéristiques biologiques ou comportementales desdits animaux. Émilie-Anne Pépy s’interroge par exemple sur l’émergence de l’ours comme animal menaçant après la Révolution, à partir des archives du monastère de la Grande-Chartreuse, et montre comment celui-ci s’intègre dans l’imaginaire spécifique d’un territoire religieux conçu comme un désert. Nathalie Blanc étudie la manière dont l’insertion des blattes dans l’environnement urbain mobilise l’imaginaire, les procédés métaphoriques, la sensibilité et l’appréciation esthétique, en révélant certaines normes collectives du « bien-vivre » en ville. Enfin, Stéphane Frioux s’intéresse au changement de perception des mouches et moustiques en milieu urbain à la Belle Époque, en montrant comment les préoccupations hygiénistes et l’avènement de la bactériologie ont multiplié « les hantises à l’égard de l’infiniment petit » [117].

70La troisième et dernière partie, « L’homme à la conquête du sauvage. Recompositions et domestications », soulève le paradoxe d’un maintien du recours à la catégorie du « sauvage » alors même que les milieux et les espèces qualifiés comme tels font l’objet depuis le xviiie siècle d’un processus constant et conséquent d’artificialisation et de domestication. En décrivant les débuts de l’activité ostréicole en France (Olivier Levasseur) ou le développement de la pisciculture en eau douce (Jean-François Malange), ces auteurs rappellent à juste titre que les préoccupations relatives à la baisse des effectifs d’espèces sauvages ne sont pas nouvelles. La culture de ressources aquatiques apparaissait déjà au xviiie siècle comme une solution pour assurer le repeuplement et la protection des milieux tout en garantissant leur exploitation commerciale, ce qui donnait également lieu à des controverses sur la légitimité de cultiver l’eau (assimilée au sauvage) et justifiait dans le même temps le projet économique et écologique de recréer artificiellement des ressources naturelles.
Le recours à l’histoire permet de mettre en perspective les filiations et les innovations de nos rapports contemporains à la nature qui se sont constitués à l’époque moderne et dont Keith Thomas [15] a si bien rendu compte. De cet ouvrage sur les relations entre les hommes et les animaux, nous ne retiendrons ni la nouveauté ni l’originalité des approches ou des analyses. Le format des articles, très court, n’a sans doute pas facilité la mise en place de descriptions étoffées ou le développement de pistes analytiques, parfois intéressantes, mais restées à l’état d’ébauche. Mais pour qui s’intéresse à cette thématique de recherche, un tel livre demeure utile, car le lecteur peut y glaner nombre d’informations sur les liens que nous tissons en France avec certains animaux en différents lieux et moments de l’histoire.

Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline (dir.), Repenser le sauvage grâce au retour du loup. Les sciences humaines interpellées. Enquêtes rurales, Hors-série, Caen, mrsh, Presses universitaires de Caen, 2010, 254 p.

71par Florent Kohler

72Université de Tours

73Centre de Recherche et Documentation sur les Amériques

74florent.kohler@gmail.com

75En dépit de son sous-titre, Les sciences humaines interpellées, l’ouvrage dirigé par Jean-Marc Moriceau et Philippe Madeline dépasse largement le cadre disciplinaire des Humanités pour puiser à d’autres sources. La biologie et l’écologie du loup figurent en bonne place dans ces réflexions, qui vont au-delà des limites géographiques et temporelles généralement assignées au débat sur les grands prédateurs.

76On connaît le problème soulevé par Jean-Marc Moriceau dans son Histoire du Méchant Loup [2007]. En restituant la vérité historique concernant la prédation du loup sur l’homme, l’historien a cristallisé les oppositions, offrant aux opposants au retour des prédateurs un argumentaire précis et étayé. On pouvait – et les éthologues ne s’en privèrent pas – reprocher à l’auteur de stigmatiser comme étant spécifiques des comportements – ou des conduites – individuels, localisés ; de telles conduites tendaient, si l’on y prêtait attention, à souligner non pas la sauvagerie du loup, mais bien plutôt son humanité.

77Le présent ouvrage n’encourt pas ce reproche. Il offre au contraire une large palette d’approches disciplinaires, valables tant sur le plan méthodologique (ainsi de la contribution de Corinne Beck et Éric Fabre) que sur le plan comparatif – ainsi du rapport de l’homme au loup et du loup à l’homme chez les Kirghiz, abordé par Nicolas Lescureux, cependant que Mathieu Guérin nous porte jusqu’en Indochine pour évoquer la chasse au tigre.

78Si l’approche historique prédomine, c’est pour mieux cerner son objet, offrant l’opportunité à de jeunes chercheurs, tel Martin Lepetit, de s’insérer dans une réflexion collective. Et par effet de diffusion, la mutation du loup en sujet historique permet à d’autres disciplines, telles la sociologie (Isabelle Mauz et Céline Granjou) ou la géographie (Farid Benhamou), d’interroger leurs pratiques et d’adapter leurs instruments à la technicisation de la « gestion » du sauvage (on pourra lire à ce sujet l’excellent livre de Jean-Claude Génot [16]) aussi bien qu’à sa patrimonialisation, ou à sa tertiarisation, qui consiste à confier aux populations locales la résolution des conflits dans une démarche participative souvent radicale (voir Benhamou, mais aussi l’excellente contribution de Julie Delfour portant sur les « nuisibles », grouillants et invisibles).

79En donnant au lecteur un aperçu historique aussi bien qu’une profondeur de champ, non pas des « représentations » du sauvage, mais de la destruction réelle et systématique de la faune européenne (comme le font Luigi Piccioni et Madeleine Ferrières), méthode exportée avec succès au temps des empires coloniaux, les auteurs de l’ouvrage ne peuvent manquer de susciter un certain pessimisme. Il est fréquent que se confondent, dans le vocabulaire courant, les verbes « célébrer » et « commémorer ». La « célébration » de l’Année de la biodiversité s’apparente fort, hélas, à une commémoration.

Christian Bromberger, Trichologiques. Une anthropologie des cheveux et des poils, Paris, Bayard, 2010, 255 p.

80par Martine Segalen

81Université de Paris Ouest Nanterre La Défense

82msegalen@u-paris10.fr

83Rien de ce qui concerne le corps n’est anodin, rien de ce qui concerne les diversités capillaires ne peut se réduire à des oppositions simplistes, hommes barbus, femmes aux cheveux cachés, hommes velus et femmes épilées. C’est le premier enseignement de ce voyage auquel nous convie Christian Bromberger à travers le temps et les cultures. Dès l’introduction l’auteur souligne la « relativité des usages » et l’erreur des « interprétations univoques ». Même si – Marcel Mauss nous l’a appris depuis longtemps – les techniques du corps sont éminemment culturelles, les poils et tout particulièrement les cheveux le sont plus encore, en ce qu’ils se prêtent à une diversité quasiment infinie de colorations, de formes, de techniques de coiffure : au fil des pages, le lecteur rencontre des cheveux nattés, tressés, étirés, traités en casque, en pompons, frisés, ornés, ou rasés. Des analyses déjà anciennes ont souligné les liens symboliques des cheveux et poils, avec leur cortège de références à la sexualité. Mais, s’il ne les ignore évidemment pas, ce n’est pas ce qui retient l’attention de l’auteur qui, de plus, d’entrée de jeu, balaye les explications biologisantes, même si force est de constater que la pilosité manifeste les différences sexuelles.

84Pour analyser l’art d’accommoder le poil, Christian Bromberger part de sa double expérience d’ethnologue. Comme spécialiste des cultures de l’Iran, il n’a pu qu’être frappé par l’importance des normes politiques qui gouvernent et opposent les apparences pileuses masculines et féminines dans ce pays, et plus généralement dans ceux que l’on range dans la « ceinture velue » [37]. Comme spécialiste des cultures sportives, notamment celles du football, il a observé les rituels auxquels s’adonnent les joueurs qui refusent de se raser, laissent parfois pousser leur longue chevelure, l’ensauvagement permettant, selon eux, de conserver leur influx physique et nerveux lors des matchs. Au-delà de ces deux terrains, Christian Bromberger a rassemblé un matériau si considérable que la difficulté était d’en dompter la matière, de mettre de l’ordre dans cette abondance pileuse et chevelue : dans toutes les sociétés et à toutes les époques, le traitement pileux fait sens.

85Cheveux et poils sont les seuls éléments du corps porteurs d’une fonction classante, et l’ouvrage multiplie les exemples pour montrer qu’avec le poil et le cheveu, ce qui est vérité en deçà des Pyrénées ne l’est plus au-delà. Ainsi pour honorer Dieu, chez les uns, une allure glabre est requise, chez les autres il convient de porter une longue chevelure et une longue barbe. Se coiffer, se raser, c’est, dans certaines cultures, domestiquer son apparence, et alors les velus – hommes et femmes plus encore – sont considérés proches de l’animalité. À l’inverse, garder ses cheveux longs signe pour d’autres un rapport avec la « nature » qui est valorisé. L’exemple le plus fascinant reste l’opposition entre Japonais et Aïnous, peuple autochtone de l’île d’Hokkaido, reconnu parmi les plus velus du monde, qui prisaient particulièrement le poil – ils étaient « trichophiles » – puisqu’ils allaient jusqu’à inciser la lèvre supérieure des femmes pour leur faire arborer une moustache factice, alors que les Japonais sont classés parmi les peuples « trichophobes » : la barbe n’y est pas bienvenue et ils entretiennent « une conception disciplinaire et jardinière de la pilosité » [55]. Quant aux conquérants espagnols dont la barbe et les longues chevelures étaient signe de sauvagerie pour les Indiens, ils considéraient le corps épilé de ceux-ci comme marque de leur innocence première. Le différent peut signifier l’identique et inversement : le crâne rasé des skinheads relève d’une volonté ostentatoire et non d’un renoncement de nature religieuse : pas d’« unilatéralisme interprétatif » [232], insiste l’auteur.

86Selon Bromberger, à la recherche d’un « système trichologique » [19], l’apparence pileuse et chevelue relèverait d’une combinatoire que l’on retrouve quel que soit le contexte, fondée sur quatre types d’informations : la construction sociale des sexes (ce que les Anglo-Saxons nomment gender), les frontières statutaires et de différenciation de ses voisins, le rapport à l’ordre et aux normes et enfin les critères esthétiques dominants. Et l’auteur de sélectionner dans la masse des faits les exemples les plus frappants dont il n’est donné dans le cadre de cette recension qu’un maigre échantillon : ainsi les pharaons égyptiens y compris la reine Hatchepsout avaient-ils le privilège d’arborer, à l’instar des dieux, une barbe postiche. Chez les Diawara du Mali, les dessins sur le crâne des enfants indiquaient leur lignée et le statut de celle-ci ; en Afrique noire, en général, mais aussi chez les Aztèques, il existait un type de coiffure pour chaque âge de la vie, etc. Mais c’est évidemment le jeu sur le genre qui offre les combinatoires les plus frappantes. Les sociétés méditerranéennes valorisent la pilosité masculine, non seulement la barbe, mais aussi celle d’un torse dont la toison exhibée manifesterait la virilité, alors que l’injonction est faite aux femmes à la fois de couvrir leurs cheveux et de s’épiler tout le corps. La féminité s’exprime ici par la disparition (par épilation) et le caché.

87L’étude des préceptes religieux offre également une série inépuisable d’oppositions saisissantes entre la tonsure des prêtres et la barbe des chefs religieux musulmans, en passant par Lilith, personnage du folklore juif, une féministe avant l’heure aux cheveux roux et indomptés qui contrastent avec le rasage du crâne imposé aux femmes juives orthodoxes.

88Le changement de l’apparence capillaire permet soit de rentrer dans le rang (n’a-t-on pas dit que Jean-Louis Borloo, visant la place de Premier ministre en 2010, s’était fait couper quelques mèches folles ?), soit au contraire d’en sortir. Les révoltes capillaires ne sont pas nouvelles, et l’histoire a retenu aussi bien le rejet des perruques que la coupe des cheveux féminins dans les années 1920 ; on connaît le succès de la comédie musicale Hair qui célébrait la chevelure hippie que la guerre du Viêt-Nam devait sacrifier. Christian Bromberger insiste tout particulièrement sur la révolte des Noirs, portée par une Angela Davis coiffée d’un casque « afro ». Fini le white negro qui essaye de blanchir sa peau et de faire défriser ses cheveux. Tout récemment, c’est Yannick Noah, lui-même paré des dreadlocks de la révolte, qui connut un succès populaire en chantant la révolte d’ « Angela ». Se lovant dans les normes en cours, et les détournant le temps d’un carnaval ou d’une transe – un moment de marge, dirait Van Gennep –, s’observent les transgressions capillaires qui modifient provisoirement l’ordre établi des normes sociales et religieuses : danses rituelles de jeunes filles tête nue dans certaines parties du Maghreb qui contrastent avec l’injonction du voile couvrant la tête des femmes, transes et danses des chamans échevelés alors que leurs longues chevelures sont habituellement retenues par des nœuds.

89Dans une perspective socio-historique, aussi, l’auteur s’intéresse aux parallèles que l’on peut dresser entre coiffure et style esthétique, par exemple en mettant en rapport ce qui fut, au xviiie siècle, un véritable art capillaire dont l’extravagance répondait au style baroque et rococo, avec les mêmes outrances. Un art qui ne se contentait pas de travailler le cheveu humain, mais aussi le poil animal : les crinières des chevaux furent alors nattées et tressées de rubans.

90Non, Christian Bromberger n’a pas à s’excuser de travailler sur un sujet dont il pense que l’on pourrait le considérer « futile », même si l’on s’amuse à suivre la relation de la bataille gagnée par les blondes, celles-ci étant semble-t-il préférées, notamment par le cinéma, au prix d’une réputation d’idiotes. Là-dessus on reste d’ailleurs sur sa faim, car le registre de la chanson comme du cinéma aurait pu être davantage exploré. « Les brunes ne comptent pas pour des prunes », chantait une brune affriolante, Lio, et « dans leurs artères c’est du sang chaud qui coule, nous on la joue pas cool ».

91Bien au contraire, la lecture de l’ouvrage nous convainc que l’on peut scruter très utilement la société à travers la façon dont on porte le poil et le cheveu, et l’on se prend à rêver d’une mise en rapport de tous les styles de coiffure avec les différents événements sociaux et politiques. Si le lien entre le raccourcissement des cheveux féminins et la Grande Guerre témoigne du même traumatisme et prophétise l’assomption de l’égalité homme-femme, il n’est pas toujours aisé de comprendre les évolutions de la mode capillaire qu’il faudrait aussi mettre systématiquement en relation avec la longueur des ourlets ou la forme des vêtements. L’histoire capillaire récente, notamment des femmes, est pourtant relativement maigre par rapport à la masse de données analysées dans l’ouvrage, si l’on excepte quelques pages consacrées à l’alopécie provoquée et traumatisante chez les patientes atteintes d’un cancer. Si la « dictature » [97] du lisse féminin que Bromberger voit se développer est à mettre en rapport avec l’esthétique minimaliste héritée de Mies van der Rohe, alors comment faire système de la « choucroute » de Brigitte Bardot et de sa robe juponnée à volants, ou des cheveux plats d’une Nicole Kidman ou d’une Pénélope Cruz et du jean ultra-collant ? Ou encore du retour de la barbe de trois jours arborée par les vedettes de la télévision et du rejet de la cravate ? L’auteur reconnaît qu’il faudrait consacrer d’autres ouvrages spécifiques à l’histoire de la pilosité dans chaque contexte culturel donné. En somme, ces trichologiques ne sont que les prémisses d’une plus grande œuvre.

92On sera reconnaissant aux éditions Bayard d’avoir publié nombre d’illustrations en noir et blanc et un cahier de photos en couleurs, souvent saisissantes, telles cette femme mongole qui porte une coiffure en forme de cornes (référence à la vache mythique originelle) ou encore celle, prise par l’auteur dans un restaurant, d’une belle Iranienne laissant échapper de son foulard des mèches blondes.
Toutes sortes de sources sont ici passées au peigne fin, relevant des sciences médicales comme des sciences humaines dans leur infinie diversité, depuis les récits des explorateurs, les textes des anthropologues, l’examen des mythes et des contes, les archives historiques, et s’appuyant sur les observations de l’auteur dans les stades de football ou dans les rues de Bagdad, d’Aix, de Marseille ou de Paris. Le thème est bien inépuisable et la réussite de l’ouvrage réside dans sa faculté à organiser un matériau aussi riche, flexible et universel. Avec le cheveu et le poil, sujet dont on est bien convaincu qu’il n’est en rien marginal, mais central aux hommes et aux femmes, collectivement et individuellement, l’auteur propose un exercice modèle de réflexion ethnologique.

Jean Simard et François Brault, Cimetières : patrimoine pour les vivants, Québec, éditions gid, 2008, 452 p.

93par Dominique Lerch

94Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines

95Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

96dominique.lerch217@orange.fr

97Un ethnologue-historien, président de la Société d’ethnologie du Québec, est maître d’œuvre de cet ouvrage important, accompagné d’un photographe qui parcourt dans son entier le Québec et ses cimetières : voilà une entreprise solidement fondée présentant une série d’enquêtes inédites où l’image est document, et non pas illustration, d’un patrimoine religieux.

98Si le premier cimetière de Québec date de 1608, l’évolution de cet espace est, comme en Europe, complexe : il est situé autour de l’église puis s’en sépare ; on voit naître ensuite le cimetière romantique, puis le parc avec tombes et columbarium. La loi autorise la crémation à partir de 1901 (en Allemagne la première crémation date de 1877), mais l’Église catholique, de 1886 à 1963, reste hostile à ce choix, qui fait pourtant à 60 % l’objet des suffrages des Québécois, selon une enquête de 2007. Quelques traits culturels caractérisent la situation québécoise : les investissements des grandes entreprises funéraires américaines dans les cimetières sont évoqués, mais pas encore le discount, comme en Allemagne, qui se répand face aux 7 000 € que peut coûter un enterrement, alors qu’une incinération et une dispersion des cendres se limitent à 499 € [17].

99Une partie de l’étude est consacrée aux rites funéraires chez les Indiens de la forêt boréale qui montrent qu’au-delà de la christianisation demeure une présence animiste, avec la « suerie et la tente tremblante » (une suée et la faculté de faire trembler une toile de tente au-dessus de la fosse) ou les offrandes au-dessus de la fosse. Un chapitre traite des cimetières marins du Saint-Laurent, lieu de nombreux naufrages (avec en particulier en 1914 les 1 012 victimes de l’Empress of Ireland, deuxième naufrage par le nombre de victimes après le Titanic), avec des croix permettant un recueillement en dépit de la disparition des corps.

100Pour résoudre le problème du gel, lié à l’hiver, avec le retour des oies blanches qui marquait la « corvée » d’enterrement, une chapelle servait de charnier. L’ouvrage insiste par ailleurs sur la très forte cohésion du groupe et du respect des interdits de l’Église. Les morts en état d’ivresse, ceux qui refusent de se confesser à la veille de leur mort, les non-pascalisants, les suicidés, les protestants, les morts sans baptême, les membres de sociétés interdites (comme les Patriotes de 1837) et les usuriers… notoires sont enterrés à part. Toutefois, la règle donne matière à interprétation et l’évêque est sollicité pour arbitrer selon les cas. Au Québec, on remarque aussi l’importance des cimetières confessionnels – en raison de l’absence de cimetière municipal –, catholiques, presbytériens (granit rose), méthodistes, anglicans (pierre blanche), chinois, grecs. Une spatialisation ethnoculturelle, accompagnée d’une ségrégation sociale assez diffuse jusque dans les années 1940, est encore repérable selon le type de monument, le choix de l’épitaphe. On peut percevoir aussi les tonalités protestantes, sobres, qui soulignent le détachement à l’égard de la tombe.

101Mais l’ouvrage explore aussi l’interaction qui se noue entre culture protestante et culture catholique, francophone et anglophone, même si les cimetières catholiques sont plus fleuris (62 % des tombes catholiques). Enfin les auteurs soulignent le rôle décisif de l’artisanat, que ce soit pour les corbillards ou les croix de fer, véritable art populaire s’étendant aux portails et aux clôtures.

102Devenus patrimoine à partir de 1957 avec cinquante cimetières protégés, ces lieux demeurent un élément fort d’identité. Depuis 1986, les municipalités sont habilitées à les protéger.

103Comme en Europe, les cimetières du Québec subissent pillage et vandalisme – cette régression barbare selon l’expression de Georges Balandier [18], qui indique en creux la perte du sens de la durée et des références au passé comme des cérémonies. Peut-être le Québec est-il encore épargné par la dispersion des cendres lors d’une croisière, du haut d’un avion, qui ont pour conséquence la disparition du lieu de deuil, ou par les cimetières sur internet, les cyberfunérailles [19], la forêt de paix (née en Suisse en 1999, en Allemagne en 2001), sans compter Eternica Galactica qui comptait envoyer dans l’espace des urnes [20], ou la transformation des cendres humaines, issues d’une crémation, en diamant [21].
Si, dans un souci de souligner ses traits originaux, l’ouvrage s’appesantit sur les éléments spécifiques au Québec, il relève aussi bon nombre de similitudes entretenues avec l’Europe, comme en témoigne la riche bibliographie consacrée à l’école historique française.

Laurent Besse, Les mjc. De l’été des blousons noirs à l’été des Minguettes (1959-1981), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 391 p.

104par Jean-Marie Bataille

105Université Paris Ouest Nanterre La Défense

106cref (ea 1589)

107bataillejeanmarie@yahoo.fr

108Tiré d’une thèse d’histoire contemporaine soutenue en 2004, l’ouvrage de Laurent Besse expose les éléments qui constituent la matrice institutionnelle des Maisons des jeunes et de la culture (conseil de maison, co-gestion au niveau du conseil d’administration, rapports entre le local et la fédération nationale, modalités pédagogiques, affiliation à une forme associative spécifique), puis comment, confrontées aux évolutions sociales, ces structures vont se renforcer ou se transformer. Le plan du livre reprend l’histoire de l’émergence des mjc censées prendre en charge les jeunes à la demande de l’État (première partie : « Des maisons pour les jeunes 1959-1965 »), puis les aléas des rapports entre cet État et la fédération nationale des mjc (ffmjc) (deuxième partie : « Maisons contestées ? Maisons de la contestation ? 1966-1969 »), jusqu’à la transformation de ces relations (troisième partie : « Des Maisons pour tous ? 1970-1981 »). L’éclairage des enjeux est présenté principalement au travers d’une analyse des liens entre la ffmjc et l’État, mais, plus encore, l’ouvrage analyse les modes de fonctionnement au quotidien et la mise en place d’un projet pédagogique de socialisation de la jeunesse (ce terme, à bien des égards anachronique, n’est pas utilisé) en liant histoire de l’institution ffmjc et histoire au plus près des pratiques quotidiennes dans les équipements.

109Les Maisons des jeunes et de la culture trouvent dans l’arrivée de Maurice Herzog, comme commissaire à la Jeunesse, sous de Gaulle, une opportunité de se développer dans une sorte de quasi-monopole. Leur histoire donne à voir la naissance progressive de l’animation socioculturelle dans la filiation des mouvements de l’éducation populaire d’avant-guerre, même si leurs directeurs qui se réclament pourtant de ce mouvement ne se reconnaissent pas dans cette nouvelle appellation. Leur création repose cependant sur un quiproquo, la ffmjc étant censée empêcher les jeunes « inorganisés » (ceux qu’on ne retrouve pas dans les mouvements de jeunesse) de devenir délinquants. Or les mjc n’ont jamais présenté leur projet comme une réponse à la délinquance, au contraire, elles revendiquent la prise en charge de tous les jeunes. Mais ce quiproquo est seulement apparent car la fédération nationale des mjc croyait dans la vertu intégratrice des activités culturelles.

110Si cette analyse des mjc se retrouve dans d’autres travaux d’histoire de cet équipement [22], Laurent Besse apporte, pour sa part, une contribution nouvelle en faisant le récit des relations entre la fédération nationale des mjc et l’État. Cette partie constitue un apport nouveau et original tant à l’histoire de ces équipements qu’à celle, plus large, de l’animation socioculturelle. On apprend ainsi, chose peu connue, que la ffmjc recherche soit la fonctionnarisation de ses directeurs, soit l’absorption par l’État, projet qui n’aboutira pas. D’autres initiatives sont prises : refus du « statut » d’animateur et création d’un corps spécifique d’animateurs fonctionnarisés ; réduction de la part de l’État dans le financement des postes de directeurs et augmentation de la part d’autres financeurs dans le Fonjep (Fonds de coopération de la jeunesse et de l’éducation populaire). Dorénavant, la ffmjc sera régionalisée et son siège, avec ses effectifs jugés pléthoriques par le ministère de la Jeunesse et des Sports, sera démembré.

111L’auteur fait le choix de nous présenter cet épisode du point de vue des acteurs de la ffmjc. Ce faisant, il soulève une question de fond quant à l’écriture de l’histoire de l’animation socioculturelle, ce qui, de notre point de vue, mérite débat. Pour comprendre ce champ d’activité il convient de se centrer sur l’évolution du mode d’intervention sociale au croisement des politiques publiques et de l’action des acteurs sociaux, ce que nous appellerons l’« action publique » qui change de nature selon que l’analyse se situe avant ou après l’apparition de l’animation socioculturelle. En prenant le parti de présenter la perception des enjeux du point de vue des acteurs sociaux (de la ffmjc), l’auteur met l’accent sur certaines idées propres au champ de l’animation socioculturelle qui auraient demandé à être interrogées ou plus nuancées dans la forme. Tel est le cas de la cogestion, exemple paradigmatique d’une forme d’action publique. « Comment initier une politique générale de la jeunesse, étant admis que l’État n’en a pas les moyens administratifs et que cette politique est aux mains d’associations divisées, trop faibles pour mener la politique d’envergure voulue par l’État, trop fortes pour que l’État se passe de leur collaboration ou échappe à leurs pressions ? » [290-291]. Un haut comité à la jeunesse, créé pour permettre la rencontre entre l’État et les associations d’éducation populaire, resta de fait une coquille vide.

112Dès la fin des années 1960, avec le désengagement de l’État, se décline une nouvelle approche de l’action publique en matière d’animation socioculturelle qui, au cours des années 1970, semble avoir une certaine existence en propre. Cet ouvrage témoigne donc de ces changements à l’origine du champ de l’animation socioculturelle et en suit les évolutions ultérieures : passage d’une logique d’État à un ancrage local ; création de services jeunesse allant de pair avec une municipalisation des activités d’animation ; passage d’une logique d’équipements à celle d’une animation globale. Les mjc apparaissent comme des structures plastiques qui, à partir d’une configuration particulière (des lieux, des activités, de leur « gouvernance »), se transforment en fonction des évolutions sociales et sociétales.
Ce livre est donc essentiel pour comprendre les évolutions du champ de l’animation socioculturelle dont les mjc forment probablement le noyau de développement principal. Le souci du détail et la masse d’informations historiques mise à disposition du lecteur en font un outil de premier plan pour les acteurs de l’animation socioculturelle qui aimeraient mieux saisir le champ dans lequel ils interviennent.

Pierre Bouvier, Aimé Césaire / Frantz Fanon. Portraits de décolonisés, Paris, Les Belles Lettres, coll. « L’histoire de profil », 2010, 288 p.

113par Gérard Collomb

114iiac/laios, cnrs

115collomb@msh-paris.fr

116À travers les portraits croisés de deux « décolonisés », Aimé Césaire et Frantz Fanon, Pierre Bouvier revisite une histoire qui n’est pas sans présenter des échos très contemporains dès lors que l’on examine les enjeux, les paradoxes et parfois les impasses de l’actuelle situation postcoloniale des « départements français d’Amérique ». Dans le contexte qui était le leur, Aimé Césaire et Frantz Fanon ont posé la question de l’héritage de l’esclavage et de la colonisation, dénoncé les contradictions et les difficultés dans lesquelles la départementalisation et l’assimilation ont plongé leur peuple au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plus largement, ils ont interrogé le rapport à l’Afrique et la négritude, et anticipé les débats actuels sur le devenir de ces îles, sur leur possible indépendance ou une plus large autonomie, s’attachant à penser le rapport qui lie ces anciennes colonies à leur « métropole ».

117Aimé Césaire est mort à 94 ans, après une longue carrière littéraire et politique. Poète de la négritude, militant anticolonial adhérent au Parti communiste, député-maire de Fort-de-France, il a été un personnage politique de premier plan dont les prises de position ont profondément marqué l’histoire des îles. Né en 1913, il poursuit ses études à Paris, où il est reçu à l’École normale supérieure. C’est à cette époque qu’en compagnie de Léopold Senghor il élabore l’idée de la « négritude » : « Nègre je suis, nègre je resterai. » De retour en Martinique en 1939, il enseigne en lycée et est élu en 1945 maire de Fort-de-France et député à l’Assemblée nationale. Il sera l’un des principaux inspirateurs de la loi de départementalisation des « vieilles colonies » (Antilles, Guyane et Réunion) qui est votée en 1946. Aimé Césaire s’opposera toujours aux tenants de l’ordre colonial, mais il cessera en 1956 son compagnonnage avec les communistes qu’il accuse de ne pas comprendre les problèmes que soulève la décolonisation. Dans le même temps il prend de la distance avec les indépendantistes dont il redoute l’extrémisme, et fonde son propre mouvement, le Parti progressiste martiniquais. Peut-être plus poète que théoricien, les positions modérées de Césaire et son évolution politique, d’une revendication de l’indépendance des Antilles à l’acceptation progressive de la départementalisation, lui seront reprochées comme un accommodement avec la réalité coloniale.

118La vie de Frantz Fanon a été courte : Noir martiniquais qui a vécu en Algérie, où il a exercé comme médecin psychiatre, il disparaît à 36 ans, laissant une œuvre inachevée. Fanon fut un penseur du racisme, de la domination coloniale, un théoricien des conditions de sa libération. Engagé dans le fln, ce fut aussi un acteur des combats indépendantistes qui ont marqué l’Afrique du Nord dans les années 1960. Son engagement même, à un moment où la demi-mesure n’était pas de mise, l’a conduit parfois à faire l’apologie d’une violence qui lui apparaissait nécessaire pour que les dominés puissent se défaire de la domination – une position radicale qui lui fut reprochée. Mais Fanon fut aussi le fin penseur de la souffrance individuelle et collective des dominés, dont il s’est efforcé de démonter les mécanismes à travers les conduites qu’ils s’imposent et à travers la dépossession d’eux-mêmes qu’elles laissent apparaître.
L’auteur montre comment Aimé Césaire et Frantz Fanon ont été, chacun à leur manière et à travers des engagements différents, des « devanciers du processus postcolonial », remettant en cause « les assignations de sens qui avaient été allouées aux altérités extra-occidentales » pendant la période coloniale. Les deux personnages étaient très différents, par leur histoire comme par leur personnalité, mais l’un et l’autre ont été les hérauts d’un même combat anticolonialiste et ils ont marqué dans les décennies 1950-1970 toute une frange des populations occidentales engagées dans l’expression d’une solidarité avec les colonisés et dans un soutien aux mouvements de décolonisation. Pierre Bouvier explique dans la dernière partie de l’ouvrage que la pensée de Césaire et de Fanon reste féconde aujourd’hui pour penser le monde postcolonial, et qu’elle s’articule efficacement avec des lectures plus contemporaines, par exemple celle d’un Édouard Glissant, ouverte sur le « tout monde » et sur l’universel. En conclusion, l’ouvrage relie cette histoire qu’ont traversée les deux hommes au présent le plus contemporain, en évoquant la question d’une plus grande autonomie posée aux Martiniquais par le récent référendum sur l’« article 74 » : l’inquiétude devant un avenir à construire et le souhait de conserver une situation de relative prospérité que leur confère le statut départemental ont conduit les électeurs à refuser cette possibilité, sans mettre dans la balance les effets d’aliénation que ce statut entraîne. Une situation qui, rappelle Pierre Bouvier, renvoie au moins pour une part à l’analyse que Fanon faisait, il y a plus de cinquante ans, dans Peau noire, masques blancs.

Notes

  • [1]
    Lire notamment la critique d’Isabelle Régnier dans Le Monde, du 14 décembre 2010 ou sur son blog.
  • [2]
    Le titre français n’est pas une mauvaise traduction du titre original, mais un autre titre qui fait référence au mode de création tout en appelant à franchir les interdits des lois et des normes.
  • [3]
    De plus, toutes les archives écrites sont accessibles sur www.musee-europemediterranee.org et www.dastum.net
  • [4]
    Les lecteurs et les lectrices d’Ethnologie française auront ici reconnu une version réécrite de l’article paru dans leur revue en 2000, XXX-3 : 409-422.
  • [5]
    « Les descendants des premiers Tsiganes qui arrivèrent en Europe occidentale, au xve siècle » [227].
  • [6]
    Un Gadjo est « un non-Tsigane pour un Tsigane » [229].
  • [7]
    Peterson Richard A., Creating Country Music. Fabricating Authenticity, Chicago, The University of Chicago Press, 1997.
  • [8]
    « Saint Besse. Étude d’un culte alpestre », in Mélanges de sociologie religieuse et de folklore, Paris, Alcan, préface de Marcel Mauss (repris, du même auteur, dans Sociologie religieuse et folklore, Paris, Presses universitaires de France, 1970).
  • [9]
    Les saints guérisseurs. L’espace symbolique du Bocage, Paris, Musée de l’Homme (Institut d’ethnologie), 1978.
  • [10]
    Ethnologue, trop ignorée, des Causses (causse de Blandas et du Larzac) et des Cévennes (Aigoual et Saint-Guiral), qui a étudié, en y ayant participé elle-même, plusieurs cultes locaux. Cf. Adrienne Durand-Tullou avec la collaboration de Mariel Jean-Brunhes Delamarre, « L’ultime transhumance ovine en Aubrac », in L’Aubrac, tome II, Paris, cnrs, 1971 : 125-165.
  • [11]
    Un des rares chercheurs aujourd’hui à se consacrer à l’étude des fêtes calendaires et au culte des saints on lira de cette dernière ; Fête des fous, Saint-Jean et Belles de mai. Une histoire du calendrier, Paris, Seuil, 2008.
  • [12]
    Sur cette notion, qui connaît aujourd’hui un regain d’intérêt, voir les textes de Jean-Didier Urbain, Augustin Berque ou Patrick Prado, dans « Autour du lieu », Communications, 2010, no 87.
  • [13]
    Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2005 [1996].
  • [14]
    Il est issu d’une journée d’étude organisée en 2007 par des doctorants du laboratoire junior pradis à l’École normale supérieure (Lettres et Sciences humaines) de Lyon.
  • [15]
    Thomas Keith, Man and the Natural World : Changing Attitudes in England, 1500-1800, London, Allen Lane, 1983.
  • [16]
    Génot Jean-Claude, La Nature malade de la gestion, Paris, Sang de la terre, 2008.
  • [17]
    Die Zeit, 16 avril 2009.
  • [18]
    Le Monde, 18 mai 1990.
  • [19]
    Le Monde, 1er novembre 1990 et 17 avril 2010.
  • [20]
    Die Zeit, 11 septembre 2001.
  • [21]
    Libération, 22 juin 2006.
  • [22]
    Voir par exemple Boulbès N., mjc, un demi-siècle d’histoire, Marly-le-Roi, Injep, 2003.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions