Couverture de ETHN_104

Article de revue

Fleurs jardinières et fleurs fleuristes

Pages 649 à 656

1Pratiques jardinières, art des bouquets, ces fleurissements ordinaires suivent un mouvement conjoint, comme l’indiquent les éléments historiques sur l’horticulture, l’hygiénisme ou les concours de fleurissement au xxe siècle. Ces fleurs, si domestiques lorsqu’elles éclairent le jardin ou la salle, représentent toujours des artifices de nature : elles font l’objet d’un traitement, même si une part naturelle demeure irréductible. Les choix des variétés, des couleurs et des agencements qui les mettent en scène témoignent d’une profondeur historique et de moments distincts, où la place de l’individu et du groupe, les codifications des relations se trouvent toujours redistribuées. Dans ces configurations, l’urbanité gagne du terrain, tandis que les mouvements récents de la société en faveur de la nature et de l’environnement trouvent une tribune de choix dans la production des jardins et des bouquets.

La fabrique d’une palette florale

2« Villes et villages fleuris », « jardin fleuri », ces catégories doivent à une histoire du fleurissement, largement retracée par Jack Goody dans La culture des fleurs [1994]. Elles portent une série de normes, relatives à l’ordre, au propre et au beau, toujours d’actualité, et dont le xxe siècle accompagne la lente affirmation. Mais leurs racines puisent plus avant, dès la fin du xviiie siècle, où les fleurs entament un parcours d’agrément qui ne va plus cesser, devenant une des expressions de la « bonne conduite » et du « polissage » propre à la nouvelle « civilisation des mœurs » [Elias, 1991]. C’est surtout avec le Second Empire et son idéologie progressiste et hygiéniste que s’affirme une mise en ordre durable, dont le jardin donne l’exemple [Bergues, 2003]. Soucieux de faire de la France une nation moderne, Napoléon III engage un ensemble de spécialistes pour l’aménagement de Paris, la création de grands parcs urbains et la multiplication des squares, en vue notamment de l’éducation et de la moralisation des populations modestes. Dans les parcs urbains, la beauté naturelle s’efface au profit de l’aspect fonctionnel et d’une esthétique soigneusement codifiée. L’artiste est convoqué pour valoriser une esthétique de l’apparence, empreinte de principes hygiénistes et reflet d’une idéologie positive du progrès [Nourry, 1997 : 18]. Une ornementation florale nouvelle, la mosaïculture (décoration florale de parterres plantés à la manière d’une mosaïque), en devient la décoration conventionnelle. Les compositions dessinées par les plantes à repiquer sont à l’origine d’un savoir-faire jardinier qui va ensuite se transmettre et s’enrichir au sein du corps des jardiniers municipaux. Festons et pendentifs évoluent souvent en figures géométriques et zoomorphiques. Ce modèle décoratif se pérennise au xxe siècle dans l’aménagement de l’espace urbain. Il aura aussi des influences dans le fleurissement des jardins privés et dans l’art floral. Dans les manifestations florales d’aujourd’hui, l’art des bouquets va souvent de pair avec celui de la mosaïculture.

3La passion des fleurs au xixe siècle doit beaucoup au développement de l’horticulture. En bordure des grandes villes, les anciens jardiniers des maisons bourgeoises et nobles créent des entreprises, à l’origine de véritables lignées d’horticulteurs prospères. Les plantes sont commercialisées par les professionnels ou vendues sur les marchés aux fleurs par les « marchands des quatre-saisons ». Puis la profession de fleuriste se développe à partir des années 1910. Le développement des transports ferroviaires participe à l’expansion d’un marché floral bientôt international [Goody, op. cit.]. Quant à la multiplication des serres, elle permet une production hors saison qui renforce le marché hollandais, célèbre pour ses bulbes depuis la « tulipomanie » du xviie siècle.

4C’est dans le cercle des horticulteurs les plus influents, aussi bien par la taille de leur entreprise que par leur notoriété, que s’élabore la grande majorité des nouveautés. Ces horticulteurs sont regroupés dans la prestigieuse Société nationale d’horticulture qui comprend des « comités de floriculture » essentiels pour la reconnaissance et la diffusion de plantes nouvelles ou améliorées. Les expositions florales sont l’occasion de démonstrations éclatantes qui illustrent le savoir-faire horticole et le caractère somptueux de sa mise en scène. Ainsi, la fleur devient objet de représentation et sert l’image d’une société du luxe [Lizet, 1989 : 255], ce à quoi contribuent aussi les grandes expositions universelles de la fin du siècle.

5Que ce soit pour l’ornement des jardins ou pour la fleuristerie, les plantes référencées atteignent leur nombre maximal en cette fin du xixe siècle. En 1900, le catalogue Clause compte plus de trois cents espèces florales différentes proposées sous forme de graines. Par contre, chaque espèce ne comprend que trois ou quatre variétés au maximum [Gérard, 1977 : 29-36]. Cette proportion va ensuite s’inverser, le nombre d’espèces décroître jusqu’à produire ce qu’on appellera, au seuil des années 1980, « l’appauvrissement de la palette végétale ». Le nombre de variétés issues de quelques « grandes » espèces végétales ira, lui, en se multipliant. Le travail des horticulteurs s’est donc focalisé sur cette portion de la palette qu’il a perfectionnée et rendue incontournable dans le fleurissement public comme privé du xxe siècle. Ces « plantes de fond » (ou « plantes décoratives ») sont aussi « des espèces ou variétés de culture facile ». La règle dite des « 20/80 », selon laquelle 20 % de la palette produite assurent 80 % du chiffre d’affaires des entreprises, vaut pour les fleurs coupées, les plantes à massifs ou pour les arbres et arbustes d’ornement. En 1998, cinq espèces de fleurs coupées (gerbera, rose, alstroesmeria, glaïeul, chrysanthème) représentent plus de 77 % du total de la production ; cinq autres (lis, tulipe, muflier, œillet, freesia) 22 %, et donc seulement 10 % pour les dix-sept dernières. La spécialisation est maximale, à l’inverse des chiffres de 1842. La vente est désormais assurée à près de 70 % par le marché de grande distribution (jardineries, grandes surfaces).

6La culture florale en France doit encore aux concours de fleurissement qui se sont développés au cours du xxe siècle. Ils ont, au fil de leur histoire, promu une certaine mise en ordre de l’espace et assigné des sens et des fonctions aux fleurs d’agrément. Aujourd’hui, une agglomération sur trois participe à ces concours. Quelques grandes villes ont même fait du fleurissement un pan de leur identité : c’est là que se déroulent les Floralies nationales et internationales qui réunissent périodiquement une grande partie des acteurs de la culture des fleurs et de l’art des bouquets.
Officiellement, les concours des « villes et villages fleuris » débutent en 1959, lorsque le commissariat général au Tourisme se charge de leur organisation. Cette date est toujours revendiquée par les organisateurs actuels comme le début de l’histoire du fleurissement. Pourtant, au début des années 1960, les habitations privées comme les bâtiments publics sont déjà largement fleuris. En effet, dès la fin du xixe siècle, le Touring Club de France a eu un rôle d’avant-garde en faveur du développement du tourisme et de la protection des sites, monuments et paysages. Et les premiers concours du « Village coquet » de 1920 qu’il organise à travers la France entière se justifient en vertu de l’application de la loi sur l’hygiène de 1902. Pour favoriser le « bien-être du touriste », soit une partie restreinte mais choisie de la population urbaine, le concours exige la propreté : « Pas de fumier devant les maisons, pas de boue sur les routes, pas d’ordures dans les ruisseaux, des façades propres. » Murs blanchis à la chaux, plantes grimpantes le long des façades, fenêtres fleuries, lieux publics émaillés de végétaux, les recommandations du Touring Club fournissent les bases d’un modèle de fleurissement appelé à se généraliser tout au long du xxe siècle. À partir de 1937, le terme de « village coquet » disparaît de l’intitulé des concours au profit de mentions liées à la décoration florale : « Façades fleuries », « Balcons fleuris », « Routes fleuries ». Peu à peu, la volonté d’esthétisme se substitue au devoir de propreté. Ainsi, les fleurs se parent des vertus d’accueil et de gaieté - d’urbanité devrait-on dire - promises à un large succès dans les décennies suivantes. À la fin des années 1950, les concours de fleurissement se trouvent institutionnalisés. Ils relèvent du ministère du Tourisme sous l’égide de ce qui deviendra en 1972 le Comité national pour le fleurissement de la France (cnff). Les bases du fleurissement dit traditionnel sont données progressivement depuis le « Village coquet », mais, avec le fleurissement officiel, elles vont se trouver encouragées, modélisées, cristallisées même, et ce jusqu’à la fin des années 1980. Des règles de situation, de densité, d’architecture, de composition, de choix des végétaux permettent aux fleurs d’organiser l’espace. Les fleurs, qui sont les « plantes de fond » de l’horticulture, sont un « élément essentiel de la décoration » et soulignent en nombre, dans la cité ou le jardin, le centre, les circulations principales, les abords. Toute une palette de plantes estivales aux couleurs vives (agératum, bégonia, cyclamen, impatiens, muflier, œillet d’Inde, pélargonium zonale, pétunia, primevère des jardins, rose d’Inde, sauge pour les principales) doit afficher une certaine idée de la nation et du territoire, un vœu de progrès et de bonheur, tandis que les valeurs de propreté et d’ordre sont largement acquises.

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Affiche pour le concours national des villes et villages fleuris. Les concours ont participé à la mise en paysage de la France. Jusque dans les années 1990, le « fleurissement de la France » tend à mobiliser les citoyens dans une volonté de fabrique territoriale.
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Prospectus d’un concours communal dans les années 1980 : signe d’une intégration réussie, le jardin fleuri se déploie dans les jardins pavillonnaires et sur les façades des immeubles.

7Ce n’est que dans les dernières décennies qu’émerge le privilège accordé au « jardin au naturel », sous l’influence d’une attention nouvelle aux phénomènes environnementaux et d’un « désir de campagne » [Hervieu et Viard, 1996 : 10] essentiellement urbain, que le récent engouement jardinier, mais également l’aménagement paysager des villes et des villages expriment. Les concours du xxe siècle, en lien avec le secteur horticole, avaient fini par produire le fleurissement comme phénomène isolé, ce à quoi n’était étranger ni une perception réductrice de la nature plus ou moins générale, ni le désintérêt du paysagisme pour les jardins. L’intérêt nouveau de cette profession, mais surtout la pression des amateurs regroupés au sein du mouvement associatif et celle du ministère de l’Environnement ont conduit le cnff à réviser ses normes. En 2001, il devient le Comité des villes et villages fleuris et promeut le « nouveau fleurissement », tout en prenant acte de l’importance quantitative du « fleurissement traditionnel ». Vivaces contre annuelles, aspect libre contre aspect ordonné, ces principes deviennent les nouvelles règles préconisées dans les concours, presque aussi directives que les précédentes contre lesquelles elles s’érigent.

Jardins…

8Le jardinage destiné à la nourriture de la maisonnée est toujours dans les années 1960 un complément essentiel à la « maison neuve » qu’une population toujours plus vaste d’employés, ouvriers, commerçants et agriculteurs sacrifie à « faire bâtir ». La place de l’autoconstruction, le rôle de l’entraide et de l’échange témoignent d’un passé rural encore proche. Mais l’espace autour du pavillon se scinde en deux, sur le modèle citadin. L’« espace de devant », qui suppose le retrait des façades par rapport à la rue, apparaît en France dans les cités-jardins de l’entre-deux-guerres, en rupture avec le type traditionnel des maisons ouvrières (celui des corons du Nord, par exemple) où l’accès au logement se fait directement depuis la rue. La partition entre jardin de devant et jardin de derrière s’est imposée durablement après la guerre. Pelouse, arbres d’ornement, massifs fleuris, objets décoratifs peuplent désormais le « jardin fleuri » situé devant la maison, qu’une clôture, le plus souvent, ou une haie (cf. Pauline Frileux, dans ce numéro) sépare de la rue, de la route ou du chemin.

9Les couleurs rouges surtout, mais aussi les oranges, les roses, les violets, les jaunes éclatent dans les massifs, sur fond de pelouse toujours verte. La fleur de jardin est désormais une fleur voyante, épanouie, colorée, et le « roi des balcons » (Pelargonium peltatum) occupe une place de choix. Géraniums, pétunias et autres verveines sont chargés de célébrer les seuils principaux (l’entrée dans la cour ou le jardin puis l’entrée dans la maison), comme pour marquer la rupture entre dedans et dehors, entre privé et public. Parfois une seule potée bien située suffit à porter les insignes du progrès, de la propreté, de l’accueil. L’achat des végétaux, la lecture de la presse spécialisée, la fréquentation plus ou moins massive des jardineries et pépinières généralistes, l’attention portée au fleurissement communal définissent une identité jardinière. Cela n’empêche pas la relation sensible, parfois fusionnelle, qui se noue à la plante. Dans le jardin fleuri, les plantes à fleurs ont pris le pas sur les autres éléments de l’espace, au gré, souvent, de la « réalisation personnelle » [Bromberger, 1998 : 30] des jardinières prises de passion. Mais les fleurs agrègent à un univers plus vaste, celui de la société dans son ensemble, avec ses critères de mise en ordre et de confort, et son marché, y compris horticole. Les concours de maisons, villes et villages fleuris illustrent cette volonté de fabrique territoriale. Qu’il s’agisse de l’échelle de la commune, du département, de la région, de la nation, les fleurs sont requises pour fabriquer du lien et de l’espace à la fois. Elles médiatisent les relations entre ces différentes échelles, sans doute parce que leur est attaché un caractère ingénu, à la fois important et dérisoire, précieux et superflu. Par elles, s’exprime le vœu d’appartenir à un territoire maîtrisé, uni, où il fait bon vivre et que les concours rendent lisible.

10Depuis plus de vingt ans, le jardinage est à la mode. On parle de « fièvre verte » et le marché est plus florissant que jamais. En 2004, selon Promojardin, une association interprofessionnelle, la progression en cinq ans est de 17 %, le chiffre d’affaires est supérieur à celui de la micro-informatique, presque égal à celui de la télévision et de la haute-fidélité. 90 % des foyers disposent d’un espace de jardinage, 61 % d’entre eux disposant d’un jardin, 21 % d’une terrasse ou d’un balcon.

11La succession des modes et des modèles et la façon dont ils circulent entre l’espace public et l’espace privé, entre le monde rural et le monde citadin, entre amateurs et professionnels, brouillent ou font disparaître d’anciens clivages. D’autres clivages se créent, selon que le jardinage est prétexte au repli sur soi dans la bulle pavillonnaire ou devient, pour les tenants de l’idéologie écologiste, le lieu emblématique où s’inventent de nouveaux rapports à la nature et à autrui.

12« En dix ans, les jardiniers ont sacrément changé. Ils sont devenus plus curieux, plus respectueux de leur environnement… Plus hédonistes aussi ! […] Je suis prête à penser que le jardinage naturel va continuer son essor. Je pense que les jardiniers seront de plus en plus nombreux à participer à la conservation de la faune et de la flore naturelle. » Ainsi s’exprime la rédactrice en chef dans la livraison du magazine Détente Jardin de l’automne 2006. Le fleurissement à base de fleurs annuelles aux couleurs vives cède de plus en plus souvent la place au fleurissement naturel, ou plutôt au « fleurissement au naturel » : car si les jardins jouent toujours d’une relation entre nature et artifice, ils sont encore plus sophistiqués que les précédents. Un parterre de vivaces et graminées est toujours « savamment composé », une « pelouse fleurie » ne demande pas moins de travail qu’un gazon anglais, les plantes procèdent de sélections horticoles et sont souvent forts éloignées de leurs cousines spontanées. Ce qui n’empêche pas les jardiniers d’être de fervents partisans de la gestion écologique et d’en appliquer les principes : ils évitent les produits toxiques et les arrosages intempestifs, fabriquent leur compost, utilisent les coccinelles ou le purin d’ortie, emblèmes de la culture biologique. Le jardin « au naturel » adhère encore à un « monde » [Becker, 1983], celui des amateurs et des spécialistes, un réseau choisi, largement déterritorialisé mais dont les choix tendent à devenir la nouvelle norme. Cette manière de jardiner indique ce que les nouvelles considérations en matière de nature et d’environnement doivent à une partie privilégiée de la population, souvent urbaine d’origine. Tandis que l’expansion fulgurante du marché du jardinage souligne l’importance de la consommation dans ce nouveau rapport au jardin, fût-il « au naturel ». Car les jardiniers « au naturel » ne demeurent encore qu’une minorité. Dans leur ensemble, les pratiques quotidiennes s’inspirent plutôt des articles sur la « maison du bonheur en pleine campagne » [Maison créative, oct.-nov. 2006, 35 : 87] et autres rêveries jardinières des mensuels de décoration.

13Aujourd’hui, du spectaculaire essor du marché du jardinage à la multiplication des initiatives patrimoniales et/ou ludiques qui prennent le jardin pour support, du primat accordé à une palette dite naturelle à une refonte jugée nécessaire de l’aménagement paysager des villes et des villages, du succès des notions de « développement durable » ou de « gestion différenciée » à celui de « planète-jardin », le « jardin fleuri » est largement dépassé. Mais il perdure dans les pratiques. Le caractère « malléable » des plantes augure bien de la capacité de la relation jardinière à « convertir la nature en culture » [Thomas, 1985 : 33], et la culture en nature.
Au fil de cette histoire, les habitants-jardiniers apparaissent de plus en plus encadrés, soumis à des normes imposées d’en haut, ou d’ailleurs, urbaines le plus souvent (ce qui rejoint le débat entre culture savante et culture populaire). Néanmoins, les choses ne sont pas si tranchées. Ainsi, le jardin « au naturel » a ses émules, habitants, associations et institutions locales, bien avant que l’organisme national chargé du fleurissement ne modifie ses vues ou que la presse spécialisée n’en fasse son quotidien. L’attention jardinière se fait affût, et découverte : des savoirs spécialisés et presque encore confidentiels, des « arts de faire » où l’invention peut germer [de Certeau, 1980]. L’engouement d’aujourd’hui, qu’il s’attache aux jardins « au naturel » ou au paysage, est à cet endroit comparable avec d’autres domaines : l’affranchissement du local par rapport aux dimensions communales, départementales, nationales s’observe également avec « la fièvre d’histoire » [Fabre, 2001 : 25] ou « l’injonction patrimoniale » [Micoud, 2004 : 13], qui valorisent « l’espace mouvant des êtres collectifs singuliers » [Fabre, ibid.].

… et bouquets

14Jusqu’à la fin du xxe siècle, l’offrande de fleurs intervenait surtout dans le cadre des grandes cérémonies ponctuant une vie, et aux grandes fêtes annuelles. Elle s’inscrivait le plus souvent au sein d’une pratique religieuse qui a baissé en intensité. Dans ce cadre, les offrandes florales étaient relativement codifiées, même si d’autres motifs que celui de la religion avaient participé de la lente élaboration de ces codes. Aujourd’hui, les fleurs continuent d’accompagner les grands événements d’une année et d’une vie, elles sont toujours messagères du temps, et l’offrande de fleurs est une pratique courante. Toutefois, développement de l’individualisme et des pratiques consommatoires aidant, elles sont aussi davantage banalisées. On offre des fleurs presque quotidiennement, pour remercier, encourager, répondre à une invitation, fêter un anniversaire. On achète des fleurs pour soi aussi, à la botte le plus souvent. Effet, également, d’un marché devenu mondial, elles ont quelque peu perdu de leur caractère précieux, ainsi les orchidées, ou exceptionnel, ainsi les roses ou les lys. Nouveau rite, surtout depuis les années 1990, on offre des fleurs, roses rouges de préférence, à l’élu de son cœur pour la Saint-Valentin, le 14 février. Avec la fête des Mères en mai, ces journées représentent les moments du plus gros chiffre d’affaires annuel de la filière. Lors de la cérémonie du mariage, le fleurissement était autrefois très codifié : fleurs dites nobles de couleur blanche et pastel pour le bouquet blanc de la mariée, œillets à la boutonnière, décor de la voiture des mariés, décors de table, corbeilles pour l’église. Elles demeurent aujourd’hui, mais en quantité réduite : le bouquet de la mariée perdure, mais il autorise désormais les couleurs, ou bien, fait de matériaux artificiels, il devient symbole d’éternité. Les autres compositions sont pratiquement supprimées, comme l’est aussi, de plus en plus souvent, le service de table sur la liste de mariage : on n’offre plus d’objets utilitaires mais de l’argent, que le jeune couple utilise pour faire un grand voyage, pour son épanouissement, tandis que la décoration de la maison devient affaire strictement privée [Segalen, 1998].

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Rond-point au naturel.

15Le « jardin fleuri » promu par les instances des concours a son équivalent dans la fleuristerie et l’art des bouquets : on nomme dans le jargon professionnel « style décoratif » ces compositions dressées, en éventail ou avec des tiges retombantes, qui utilise la gamme la plus lucrative de l’horticulture. Dans les années 1970-1980, ces œillets, glaïeuls et autres dahlias vont être délaissés pour faire place au style dit « végétatif », qui marque dans la fleuristerie le renouveau en faveur de la nature et de l’environnement. Ce style, toujours dominant dans l’art ordinaire des bouquets, adopte à son tour un emblème : le « bouquet rond ». Il forme, comme son nom l’indique, une demi-sphère caractérisée par une certaine souplesse, et est composé de fleurs peu utilisées jusqu’alors (solidago, hypericum, toutes vivaces de la palette des jardins « au naturel »). Cailloux, baies, branchages, mousses accompagnent les nouvelles fleurs horticoles à l’apparence de plantes spontanées. La hiérarchie de l’art floral ordinaire, qui fait des roses et des lys les plantes « nobles » ou « dominantes », baisse en intensité tandis que le statut des fleurs « secondaires », des « fleurettes », se trouve réévalué. Importance des feuillages, origine naturelle du bouquet, couleurs et senteurs printanières, ces choix s’inscrivent dans un monde qui s’urbanise toujours davantage et qui prend peu à peu conscience de son impact sur l’environnement.

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Vitrine parisienne. Les fleurs artificielles sont désormais conviées pour exprimer simplicité, mesure, authenticité, autant de vertus conférées à la nature.

16Ces changements sont influencés par les manières de faire aux Pays-Bas, leaders du marché horticole mondial. En France, ils sont lancés par les principaux responsables de la filière horticole et de l’art des jardins, désormais proches des secteurs de la mode et de la décoration. Tandis que la vente en jardineries et en supermarchés se développe, les boutiques de fleuristes se font également plus nombreuses. En préparant des bouquets qui font office de cadeaux, les fleuristes indépendants peuvent faire face à la concurrence des jardineries. Durant ces trente dernières années, la palette des plantes à disposition s’est diversifiée, devenue disponible à longueur d’année. La gamme des fleurs à couper comprend plus d’espèces, mais aussi plus de variétés en provenance, dans des délais très brefs, de nombreux pays, du Sud notamment. S’ensuit aujourd’hui le développement des produits à contre-saison, la multiplication des espèces contrefaites, l’inertie relative de la production française, la mode des végétaux exotiques, pour ne citer que quelques-uns des effets de cet élargissement. Un marché à l’affût de tout nouveau débouché a exploité ce goût pour la nature, tandis que le secteur de la décoration en pleine expansion propose toujours plus de produits de consommation.

17Depuis le xixe siècle, les concours d’arts floraux sont des moments de mise en représentation de la filière horticole. Aujourd’hui, alors que le développement du marché à l’échelle internationale nécessite une vitrine, les concours connaissent un nouvel élan. Celui-ci s’exprime par la revendication de voir l’art floral rejoindre l’art tout court. Comme l’exprime l’organisateur du concours international de Bourg-en-Bresse en 2001, « l’art floral permet en utilisant fleurs et matériaux, d’allier l’exercice de la peinture et de la sculpture ». Extrêmement sophistiquées, les compositions ont souvent recours aux tracés linéaires, à la géométrie, suggérant à l’occasion une influence orientale. Les bouquets figuratifs semblent, quant à eux, s’inscrire dans la tradition française de mosaïculture. Au-delà de ces styles dits « épurés » ou « figuratifs », l’art floral aujourd’hui se caractérise par une multiplication des formes et des catégories.

18Mais, depuis ce qui est appelé la « révolution du bouquet » des années 1980, le savoir-faire fleuriste en phase avec les attentes naturalistes du moment semble dominer. Soutenus par l’industrie horticole et les grandes entreprises de transmission florale, les « maîtres-fleuristes », ont produit le bouquet comme un élément décoratif à part entière. Travail sur les formes et les couleurs, inclusion d’éléments non végétaux, réappropriation de la palette des années 1960 ou au contraire recherche de l’abstraction, le fleuriste devenu « artiste » décline à l’envi nature et artifice. L’art floral qu’on disait figé et cloisonné fait désormais place au « design floral », qui accompagne toutes les grandes manifestations de mode, de décoration, d’architecture et de photographie. Ce faisant, il accède à une reconnaissance nouvelle, tandis que lesdits « bouquets ronds » font, avec Internet, la ronde du monde. Le renouveau de l’art floral mais aussi de la décoration à la fin du xxe siècle entraîne une redéfinition du clivage traditionnel entre nature et artifice. Cette partition est désormais questionnée, sous l’influence de l’art floral asiatique et de son savoir-faire en matière de fleurs artificielles. Stabilisées, en Tergal, polyester, coton ou pvc, les « fleurs d’illusions » deviennent aujourd’hui le « comble du chic », comme le souligne un article du journal Le Monde de décembre 2006. Le concept de « néo-nature » utilisé par le designer végétal Hervé Gambs vise à repousser les limites de l’imitation pour magnifier le vrai, et tend à mêler réel et imaginaire.
Les fleurs d’ornement ont été requises dans le vaste mouvement en faveur de la mise en paysage du territoire [Conan et Favaron, 1997], et leur traitement met en évidence l’importance progressive d’une normalisation esthétique aux incidences d’ordre à la fois éthique et économique. Outre le rôle historique de l’hygiénisme, de l’horticulture, des concours, ce traitement souligne l’affirmation d’une société, urbaine, dite « de croissance », et de son idéologie du progrès. Dans les dernières décennies qui demeurent consuméristes, il exprime l’ampleur d’une nouvelle conscience écologiste. Au-delà de ces contingences, reste la façon partagée par les amateurs de considérer les fleurs, où vigilance, « amitié respectueuse » [Haudricourt, 1962] et admiration mettent en scène le caractère vital, et porteur de promesses, que révèle ce lien au végétal. ?

Bibliographie

Références bibliographiques

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