Couverture de ETHN_091

Article de revue

Conflits d'experts

Les zoonoses, entre santé animale et santé humaine

Pages 79 à 88

Notes

  • [1]
    Je remercie les membres de l’afssa qui m’ont autorisé à reproduire les extraits d’entretiens et de documents internes, et qui m’ont encouragé à rendre public ce conflit interne – à condition de le faire avec précision.
  • [2]
    De décembre 2005 à mars 2007, j’ai suivi les comités d’experts spécialisés en Encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (esst), Biotechnologies et Nutrition humaine. De septembre 2006 à mars 2007, j’ai suivi les comités d’experts spécialisés en Santé animale et Alimentation animale. J’ai donc respecté le « principe de symétrie » selon lequel il faut suivre les acteurs des deux côtés d’une controverse, en allant voir d’abord trois comités d’experts représentant la santé humaine, puis deux comités d’experts représentant la santé animale.
  • [3]
    Quand le directeur de l’Agence m’a proposé d’entrer à titre d’observateur, je lui ai demandé si je pouvais visiter les laboratoires. Il m’a répondu qu’il n’y avait rien d’intéressant à y voir. Cette affirmation est une prise de position politique sur ce qu’il importe de privilégier dans l’Agence, et j’ai pu voir ensuite qu’elle était très contestée par les experts ; mais elle soulignait aussi que l’expertise collective est découplée de ce qui se passe dans les laboratoires, ce que j’ai pu vérifier en l’observant. Il importait donc de séparer l’étude de l’Agence de celle de ses laboratoires, tout en gardant à l’esprit que la question de l’articulation avec les laboratoires détermine les prises de position internes à l’expertise collective.
  • [4]
    Ces avis n’ont pas de valeur juridique contraignante (à moins d’être repris par la Direction générale de la consommation, du commerce et de la répression des fraudes), mais ils peuvent être consultés en ligne (www. afssa. fr) et bénéficient d’une forte autorité dans la sphère scientifique et médiatique (sur le mode « L’afssa dit que… »).
  • [5]
    La fièvre Q a été décrite pour la première fois en 1935 chez des employés d’abattoir en Australie. Son découvreur, E.H. Derrick, ignorant sa cause, l’appela « query fever » (fièvre à élucider). F.M. Burnet et H.R. Cox, en 1937 et 1938, isolèrent l’agent infectieux et le mirent en rapport avec des tiques ayant provoqué des épidémies au sein du personnel des laboratoires du Montana : d’où le nom de Coxiella Burnetii. Cette petite bactérie se développe dans un large réservoir animal, elle est excrétée par les animaux infectés à travers la voie génitale. Elle peut se transmettre à l’homme car elle est extrêmement infectieuse par voie aérienne, ce qui a conduit le Center for Disease Control à la classer parmi les dix agents potentiels pour le développement des armes biologiques en 2000 [afssa, 2004 : 19-26 et 73].
  • [6]
    Ces nominations ne sont pas prévues dans la loi de sécurité sanitaire de 1998 mais ont fait l’objet de négociations entre les ministères de tutelle.
  • [7]
    Les scientifiques participent aux comités d’experts autant par engagement politique que pour le « plaisir intellectuel » de la discussion – les faibles rémunérations ne fournissant pas une motivation suffisante.
  • [8]
    L’analyse de ce rapport impliquerait toute une sémiologie de l’écriture que je ne peux pas faire ici. Il faudrait en particulier creuser le paradoxe qu’il y a à signer un avis intrinsèquement contradictoire, dans un monde scientifique où la signature indique au contraire que la responsabilité de ce qui est écrit est assumée par son auteur, même s’il est collectif [Pontille, 2004].
  • [9]
    Il faudrait évidemment raffiner cette opposition entre médecins et vétérinaires, qui, même si elle cristallisait beaucoup de tensions au sein de l’afssa, ne rend pas suffisamment compte de l’ensemble des positions. Il y a autant de différences entre le vétérinaire de campagne et celui des villes, ou entre le spécialiste des porcs et celui des chevaux, qu’entre un vétérinaire et un médecin, de même qu’un médecin généraliste est moins proche d’un spécialiste de santé publique qu’un vétérinaire spécialisé en épidémiologie animale. Mais il reste que les formations vétérinaires et médicales sont très différentes en France, avec des recrutements sociaux initialement très hétérogènes (quoique cette différence tende à se résorber).

1Si elle est entrée dans les laboratoires scientifiques [Latour et Woolgar, 1988 ; Houdart, 2008], l’ethnologie décrit peu les agences d’expertise fort nombreuses aujourd’hui, et le plus souvent objet de la sociologie des organisations [Besançon, Borraz et Friedberg, 2004 ; Benamouzig et Besançon, 2005]. Les rares descriptions ethnographiques privilégient la question de l’entrée des non-experts dans l’expertise, au détriment de l’organisation interne du monde des experts [Chateauraynaud et Torny, 1999 ; Barthe, Callon, Lascoumes, 2001 ; Estade et Rémy, 2003]. Pourtant, l’ethnologie a intérêt à se saisir de ces objets : non seulement ils constituent des groupes sociaux très structurés, mais ils posent aussi de véritables questions sur le type d’êtres qui adviennent à l’existence sociale à travers l’activité scientifique, du fait de la diversité des domaines d’expertise qui peuvent entrer en tension dans un espace clos. Ces objets résistent à l’approche ethnologique en partie parce qu’ils s’entourent de toute une couche de réflexivité, à travers une littérature administrative complexe et une image collective consensuelle constamment reproduite dans les entretiens. La description ethnographique doit briser cette homogénéité réflexive pour observer les pratiques des experts dans leurs interactions. C’est pourquoi il est fécond de partir des conflits entre experts, qui révèlent les tensions entre des compétences scientifiques porteuses de conceptions morales différentes.

2Je voudrais donner l’exemple d’une telle démarche [1] à partir de l’enquête de terrain que j’ai menée à l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (afssa) entre 2005 et 2007 [2]. Je suis entré dans cette agence, invité par son directeur, en vue d’observer les règles de l’expertise collective et de participer à la réflexivité des experts sur leur propre pratique. L’afssa est en effet une structure originale en France en ce qu’elle a ajouté aux laboratoires, présents sur tout le territoire français et destinés à l’analyse des denrées alimentaires [3], dix comités d’experts qui se réunissent une fois par mois à Maisons-Alfort pour discuter collectivement des risques sanitaires de l’alimentation. L’afssa a été créée par la loi de sécurité sanitaire du 26 mars 1998 pour mettre fin aux désordres révélés par la crise de la « vache folle », en établissant la transparence et l’indépendance dans l’évaluation scientifique des produits circulant dans la chaîne alimentaire, du producteur jusqu’au consommateur [Hirsch, 2002]. Ses dix comités d’experts rassemblent des enseignants et des chercheurs recrutés pour leurs compétences sur divers thèmes relatifs à la sécurité des aliments : microbiologie, biotechnologies, toxicologies, eau, additifs, santé animale, alimentation animale… Ils rendent des avis et des rapports en réponse aux questions (ou saisines) qui leur sont adressées par les autorités de tutelle (ministères de la Santé, de l’Agriculture et de la Consommation) et par les associations de consommateurs [4]. Pour s’imposer dans le paysage administratif français, l’afssa a dû se rendre crédible en parlant d’une seule voix et de façon cohérente à l’occasion des crises sanitaires, impliquant l’alimentation, qui se sont succédé au cours des dix dernières années [Besançon, Borraz et Grandclément-Chaffy, 2004]. Elle donne donc l’image publique d’une agence défendant les intérêts des consommateurs en s’appuyant sur une expertise scientifique de haut niveau.

3Pourtant, une des premières discussions auxquelles j’ai assisté portait sur un rapport à l’occasion duquel les experts ont exprimé un vif désaccord. Concernant une maladie animale apparemment anodine, la fièvre Q, cette analyse a cristallisé les tensions entre tous les niveaux de la hiérarchie, et ravivé des conflits apparus au moment de la création de l’Agence dans le contexte de la crise de la vache folle, notamment entre les représentants de la santé animale et ceux de la santé humaine. Sur le moment, je n’ai pas saisi l’enjeu de cette discussion qui me semblait très technique et portait sur une question peu connue du grand public. Je n’en ai compris la signification qu’au terme de mon enquête ethnographique, car tous mes interlocuteurs revenaient à ce rapport pour expliquer les dysfonctionnements de l’Agence. Ils justifiaient ainsi l’intense mobilisation autour de la formulation de « bonnes pratiques d’expertise », visant à éviter que ce genre de trouble ne se reproduise. Il importe donc de décrire ce désaccord ethnographiquement, c’est-à-dire de l’intérieur du groupe social concerné, pour comprendre la signification de ces « bonnes pratiques d’expertise », formulées par les experts à travers un retour réflexif sur leurs propres pratiques à l’occasion d’un conflit. Je montrerai que ce conflit engage non seulement les positions hiérarchiques entre experts au sein de l’Agence, mais aussi des perceptions différentes du risque sanitaire dans le domaine des maladies animales ou zoonoses.

4Grâce aux entretiens que j’ai conduits, au cours des deux années qui suivirent, avec les membres de la direction, les experts et les secrétaires scientifiques, j’ai pu reconstituer l’histoire de ce rapport controversé dont je ne percevais initialement que les derniers échos. Il s’agit d’un rapport publié en décembre 2004 évaluant les risques de transmission à l’homme d’une bactérie (la Coxiella Burnetii) qui est la cause de symptômes grippaux chez l’homme et d’avortements chez les animaux. Appelée « fièvre Q » en raison de l’incertitude sur son mode de transmission [5], elle a infecté quatre-vingt-neuf personnes à l’automne 2002 suite aux transhumances des moutons, sans que l’on sache si elle s’est transmise des animaux aux hommes par voie aérienne ou par la consommation de lait [afssa, 2004]. En reconstituant la genèse de ce rapport, j’ai pu mieux comprendre comment fonctionne l’Agence, et pourquoi ce rapport l’a désorganisée. Il révèle en effet tous les problèmes posés par les experts lorsqu’ils doivent évaluer les risques que présente une maladie animale pour la santé humaine.

Tensions dans une réunion à l’afssa autour de la réécriture d’un rapport

5Pour décrire la scène sur laquelle j’ai pour la première fois observé ce conflit, je dois brièvement présenter la hiérarchie de l’Agence. Le directeur général de l’Agence, nommé par les trois ministères de tutelle, dirige une équipe d’une trentaine de personnes chargées d’homogénéiser l’évaluation des risques : la Direction de l’évaluation des risques nutritionnels et sanitaires (derns). La directrice de la derns est issue du ministère de la Santé ; le directeur adjoint, en charge de la Santé animale et du Bien-être animal (dsaba), est nommé par le ministère de l’Agriculture [6]. La derns recueille et met en forme les avis et rapports produits par les dix comités d’experts. Chaque comité d’experts est dirigé par un président, nommé par les ministères de tutelle, qui organise de façon impartiale les débats du comité. Il bénéficie de la présence de secrétaires scientifiques, recrutés par la derns pour des contrats à durée indéterminée, chargés de la rédaction des avis et rapports. Toute cette hiérarchie est construite de façon à répondre le plus rapidement possible aux saisines des ministères de tutelle, à travers une chaîne d’écriture allant du directeur aux secrétaires scientifiques en passant par les experts. Cette hiérarchie fut contestée dans la scène à laquelle j’ai assisté.

6Le 4 mars 2006, j’ai participé en tant qu’observateur à la réunion des présidents des comités d’experts de l’afssa, qui se tenait au siège de l’Agence à Maisons-Alfort, en face de l’École vétérinaire, au sixième étage d’un bâtiment dont les cinq premiers étages sont occupés par une banque. Je suivais les comités d’experts depuis cinq mois, et j’avais du mal à me repérer dans la diversité des dossiers qui étaient traités : de formation anthropologique classique, je n’étais pas initié aux secrets de l’épidémiologie, de la toxicologie ou de la biologie moléculaire. À mon absence de compétence s’ajoutait l’effort des experts visant à rendre une image consensuelle de leur travail. Chaque dossier examiné donnait lieu à un déploiement de virtuosité technique dans l’examen des données et l’évaluation des risques, pour finir par le rappel des grands principes de l’Agence [7]. Cette réunion, rassemblant les présidents de comités d’experts, les secrétaires scientifiques et les représentants de la derns, m’a fait saisir, pour la première fois, les tensions qui divisent les acteurs et structurent profondément l’Agence. Je la décris au présent pour garder l’effet initiatique de la scène.

7Les questions adressées par les présidents des comités d’experts à la derns portent sur la distinction entre expertise interne et expertise externe : qu’attend l’Agence de ses propres experts, et que demande-t-elle à des experts extérieurs ? La derns répète la position officielle : elle peut consulter des experts externes en cas de besoin au sein du comité, mais cette consultation – qui sera notée dans le rapport officiel – doit avoir lieu avant la rédaction du rapport et non au moment de la rédaction. Cette position permet, en particulier, d’éviter que les experts ne soient influencés par les industriels : si les seconds connaissent parfois mieux les détails techniques d’un dossier que les premiers, ils risquent d’infléchir en leur faveur l’évaluation du risque. Les experts ont donc surpris la direction de l’Agence en pleine transgression des règles qu’elle avait elle-même prescrites : la derns a consulté des experts extérieurs après la rédaction du rapport Fièvre Q, sans en parler à ses « experts internes ».

8Le représentant des présidents des comités d’experts prend la parole pour dénoncer avec vivacité la modification de l’analyse sur la fièvre Q. Le directeur adjoint de la derns intervient alors pour dire qu’« il ne faut pas faire une soupe avec cet avis sur la fièvre Q », que c’est une « exception » qui « commence à nous fatiguer ». Mais la directrice de la derns reconnaît que ce rapport a provoqué un « traumatisme », et souligne qu’un ensemble de « garde-fous » ont été mis en place depuis pour éviter ce genre de dysfonctionnement. Selon elle, toutes les modifications sont à présent conservées sous forme de courriers électroniques pour être « traçables ». Le directeur adjoint doit alors faire à son tour son mea culpa : il a bien cherché à modifier le rapport au dernier moment, mais de manière inefficace, et il en a tiré les leçons. Murmures dans la salle. Il lance alors avec colère : « Si ça ne plaît pas aux experts, ils peuvent démissionner. »

9Un des experts prend la parole pour dire que la direction de l’afssa a touché aux limites de ses prérogatives : elle a franchi la frontière entre l’évaluation et la gestion des risques, en faisant entrer des « considérations politiques » dans l’évaluation scientifique. Tous les autres experts approuvent. La séparation entre l’« évaluation » et la « gestion » est un des principes de l’Agence, car elle permet de maintenir une cloison étanche entre la « pure science » et la décision politique – même si chacun s’accorde à dire que cette barrière est franchie en permanence dans l’expertise collective. Un autre expert propose alors un compromis : si l’avis de l’afssa diffère de celui des experts, il faut que l’Agence définisse ce qui représente à ses yeux un risque acceptable, c’est-à-dire qu’elle précise les raisons pour lesquelles elle juge que le risque évalué par le comité d’experts ne peut pas être pris par la société dans son ensemble. Cette solution, qui consiste à revenir à la doctrine juridique mise en place au moment de la création des agences de sécurité sanitaire sous l’autorité du principe de précaution [Noiville, 2003], semble satisfaire les experts. On est revenu du politique au juridique.

10Mais la tension est relancée lorsque l’un des experts s’enquiert sur la fonction des secrétaires scientifiques dans la rédaction des avis. L’attention est alors détournée de la table ronde où les experts, principalement masculins et âgés d’une cinquantaine d’années, discutaient avec la derns, pour se tourner vers une dizaine de personnes (dont j’étais, en tant qu’observateur) assises sur des chaises aux marges de la salle, plutôt de sexe féminin et âgées d’une trentaine d’années. La direction de l’Agence leur demande si elles ont souffert de cet épisode. Silence gêné, certaines rougissent. Un homme d’une quarantaine d’années, métis à l’accent espagnol, prend la parole. Il souligne que le secrétariat scientifique est composé de personnes qui n’ont pas la même formation : ceux qui, comme lui, y voient un emploi permanent peuvent lancer l’alerte quand un rapport ne leur semble pas aller dans la bonne direction ; mais les autres, tout juste issus des écoles vétérinaires ou d’agronomie, ne peuvent pas critiquer les experts, qui précisément décideront de leur carrière à leur sortie de l’Agence. Une jeune femme prend la parole, plus timidement : elle rappelle que les secrétaires scientifiques passent beaucoup de temps à rédiger les rapports au détriment de publications dans des revues, et demande en contrepartie qu’on reconnaisse le caractère scientifique de ce travail. La derns admet que le turnover des secrétaires scientifiques est important, et qu’elle doit organiser la mobilité de son personnel de façon à la valoriser à l’extérieur. La réunion se clôt sur une gêne partagée : les experts ont pu faire confesser à la direction ses fautes, les secrétaires scientifiques ont dû reconnaître leur position dominée. Du droit nous sommes passés à la morale.

Genèse d’un rapport : la transmission de la fièvre Q

11La réunion des présidents de comités d’experts ressemblait à un tribunal où les experts jugeaient non pas les produits soupçonnés de contaminer la chaîne alimentaire, mais les actions de ceux qui évaluent les risques de cette contamination. Il est frappant que le même vocabulaire de la « traçabilité » soit appliqué aux rapports de l’afssa et aux marchandises évaluées dans le cadre de la sécurité sanitaire des aliments. Pour comprendre ce dernier état de la controverse, il faut donc suivre la genèse du rapport, et décrire en quoi les « bonnes pratiques d’expertise » n’ont pas été respectées. On procédera ainsi à la façon dont les anthropologues du droit retracent la genèse des grands procès dans des « affaires » engageant localement un sens universel du bien et du juste [Boltanski, Claverie, Offenstadt, Van Damme, 2007].

12Lorsqu’un agent infectieux apparaît concernant l’alimentation humaine, la Direction générale de l’alimentation (dgal, administration du ministère de l’Agriculture) contacte l’afssa pour la « saisir » sur l’évaluation des risques que présente cette maladie. La direction de l’afssa transmet alors la saisine au comité d’experts spécialisé. Celui-ci peut soit y répondre directement, en produisant un « avis » discuté en comité, soit, si l’examen du dossier demande du temps et plusieurs compétences non disponibles à l’afssa, constituer un groupe de travail qui se réunit régulièrement en dehors du comité d’experts pour rendre finalement son rapport au comité. Celui-ci, après en avoir discuté, le remet à la direction générale de l’afssa, qui le signe et l’envoie à la Direction générale de l’alimentation ; celle-ci a en dernière instance le pouvoir de décider des mesures de gestion découlant de cette évaluation des risques.

13Cette procédure a été normalement suivie pour le rapport sur la fièvre Q. Le 27 janvier 2003, la direction générale de l’afssa a nommé officiellement les membres du « Groupe de travail Fièvre Q ». Ce groupe de travail était composé de trois scientifiques du laboratoire de l’afssa en charge de la pathologie des petits ruminants ; de deux chercheurs de l’inra spécialisés dans les maladies animales dues aux transhumances ; d’un professeur de médecine de la faculté de Marseille spécialisé dans les aspects humains de la fièvre Q, d’un vétérinaire de la dgal spécialiste de la réglementation des produits laitiers ; ainsi que de deux vétérinaires travaillant dans les organisations professionnelles agricoles : la Fédération nationale des groupements de défense sanitaire (fngds) et le Centre national interprofessionnel de l’économie laitière (cniel).

14La dgal attendait le rapport pour le 1er mars 2003. Mais la délibération a duré dix mois, car les intérêts en présence et les questions scientifiques étaient trop complexes à trancher. La dgal posait deux questions à l’afssa : la fièvre Q se transmet-elle par voie aérienne ou par la consommation de lait de vache ? Quelles sont les mesures à prendre pour limiter sa propagation : des prélèvements chez les bovins afin de limiter les foyers animaux ou un dépistage des personnes particulièrement exposées (femmes enceintes et patients immunodéprimés) en vue de repérer leur éventuelle séroconversion ?

15Une des participantes du groupe de travail en décrit ainsi l’atmosphère : « On a passé plusieurs mois à se taper dessus. Pas à se taper dessus, mais à entendre les points de vue, à entendre les gens du cniel qui disaient “non, non, je ne veux pas du tout parler du lait”, et les médecins qui disaient “c’est la grande maladie qui tue tout le monde, la fièvre Q”. Et puis progressivement les gens se sont mis à se parler, ils ont posé leurs publis sur la table. Pendant dix-huit mois il s’est vraiment passé quelque chose qui est de la nature de l’expertise collective, c’est-à-dire qu’à un moment donné les gens en sont venus à des faits – c’était des scientifiques – et on s’est mis d’accord. C’était douloureux, mais on s’est mis d’accord pour dire que le lait, ça n’était pas très important, mais qu’on ne pouvait pas non plus ne pas en parler du tout. Il était hors de question de dire que le lait était à risque nul, mais on était d’accord pour dire qu’il était à risque négligeable » [Entretien, 22 mai 2006].

figure im1

16Un tel récit valorise le modèle de l’expertise collective contradictoire, intégrant toutes les compétences pour identifier un agent infectieux présent dans la chaîne alimentaire. Ce modèle a été mis en place en 1998 avec le comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes bovines (esb) sous la direction de Dominique Dormont, connu sous le nom de comité Dormont [Estade et Rémy, op. cit.]. Dans le cas de l’esb, le caractère non conventionnel de l’agent infectieux (le prion, une protéine capable de se reproduire sans code génétique) obligeait à réunir les experts les plus divers (biologistes, épidémiologistes, vétérinaires, médecins…) pour établir des hypothèses sur son comportement futur. Ce modèle d’expertise collective permet de stabiliser des conflits engageant des intérêts divergents en les soumettant à une échelle standardisée d’évaluation des risques (« nul », « négligeable », « faible », « modéré » ou « fort ») au terme d’une délibération prenant en compte tous les aspects du cas examiné.

17Le groupe de travail aboutissait ainsi à un consensus : le risque de contamination par la voie aérienne était considéré comme plus grand que le risque par la consommation de lait, celui-ci étant évalué comme « négligeable » compte tenu d’articles rapportant une séroconversion chez des personnes ayant consommé du lait cru contenant des coxielles. Cependant, un expert du groupe de travail (dont l’identité ne m’a pas été dévoilée) n’approuvait pas ces conclusions. Il alerta donc secrètement la direction de l’Agence, qui reprit les données du dossier, et jugea que les conclusions du rapport sous-estimaient le risque de transmission par le lait et surestimaient l’efficacité du dépistage des femmes enceintes.

18Ce passage de l’expertise à un second niveau de la hiérarchie de l’Agence montre bien les tensions entre santé animale et santé humaine. Dans la perspective de la direction, ce rapport faisait porter sur les femmes enceintes la charge de mesures qui auraient dû être appliquées aux éleveurs de bovins. Les experts du groupe de travail semblent alors défendre les producteurs de lait, en recommandant notamment de ne pas inscrire la fièvre Q dans les maladies à déclaration obligatoire. Pourtant, dans la perspective de ces experts, il ne s’agissait pas seulement de défendre les éleveurs contre des mesures coûteuses, mais aussi de circonscrire le mieux possible les foyers cliniques de fièvre Q, de manière à éviter la dispersion de l’agent pathogène par voie aérienne, en protégeant à la fois la santé animale et la santé humaine. La position de la direction était perçue comme un excès de précaution par les experts du groupe de travail, car elle ne prenait pas en compte les aspects de santé animale, et notamment les conséquences de l’inscription sur la liste des maladies à déclaration obligatoire, qui risquait de conduire les éleveurs à cacher leurs animaux malades et à diffuser plus encore la maladie. Mais elle correspondait à un fort engagement de la derns en faveur de la défense de la santé publique et de la non-stigmatisation des personnes exposées au risque. La derns demanda par conséquent au comité d’experts spécialisé en Santé animale de modifier le rapport en deux endroits : en supprimant le dépistage des femmes enceintes au profit d’une étude sur les différentes populations humaines exposées, et en recommandant un plan d’assainissement de la fièvre Q impliquant l’interdiction de la consommation de produits à base de lait cru provenant des élevages infectés. Deux définitions du bien public s’opposaient ainsi : celle qui prenait en compte les conditions de l’élevage animal et celle qui s’attachait aux populations humaines exposées.

19Un membre du groupe de travail commente : « La derns est arrivée, elle a dit : “Refaites votre copie.” On a dit : “Non, on ne refait pas notre copie. Si vous n’êtes pas d’accord, le rapport sortira modifié.” Alors là il y a eu un super conflit. On a dit : “Si le rapport est modifié, on refuse qu’il y ait nos noms dessus.” Donc on a abouti à une demande écrite du président du comité Santé animale – on en a parlé dix fois de ce truc-là – qui a dit : si vous introduisez dans le rapport d’autres choses que celles qu’on a mises, vous signez ce que vous introduisez. Et la direction a été obligée de signer. Donc d’un côté il y avait trente experts, dont des spécialistes vétérinaires et médicaux de la fièvre Q, de l’autre il y avait des généralistes, qui ont écrit autre chose, en contradiction avec le rapport. Et le rapport est sorti comme ça » [Entretien, 22 mai 2006].

20Le conflit remonta jusqu’au directeur général de l’Agence qui dut le trancher en dernière instance. Il décida de publier intégralement le rapport en insérant trois encadrés dans lesquels les deux directeurs de la derns affirmaient leurs points de vue, en contradiction radicale avec celui des experts. Il signa lui-même des « Commentaires préalables » destinés à expliquer ce désaccord aux administrations [8].

21« Concernant les recommandations du groupe de travail, il est apparu que toutes ne pouvaient pas être reprises telles quelles au compte de l’afssa. En effet, bien qu’approuvées par le comité d’experts qui a validé le rapport, certaines ont suscité des interrogations motivées de la part du directeur de la Santé animale et de la directrice de l’Évaluation des risques, et des propositions alternatives pour les nuancer ou les compléter. Les différences ne portaient pas tant sur l’analyse de risque elle-même, réalisée par le groupe d’experts, mais sur les conséquences qui pouvaient en être tirées, en cohérence avec les raisonnements suivis dans le domaine de la maîtrise des risques d’une zoonose dans les divers travaux de l’agence » [afssa, 2004 : 2].

22Aux yeux du directeur général, une telle solution du conflit respectait les trois principes de l’Agence : transparence, indépendance et compétence. Si les scientifiques avaient pu se disputer sur leur compétence (se reprochant respectivement d’ignorer les populations animale ou humaine) et leur indépendance (s’accusant les uns les autres de servir les intérêts des éleveurs ou des consommateurs), il restait à rendre ce conflit « clair » et « transparent » en présentant les avis de la derns comme des « nuances » ou des « compléments » du rapport du groupe d’experts, de façon à maintenir l’image d’un rapport unifié. L’administration de tutelle ne voyait cependant pas là des compléments mais bien un changement de direction impliquant une tout autre politique sanitaire. Cette conséquence fut très clairement tirée par la dgal qui suivit successivement les deux recommandations. Dans un premier temps, c’est la mesure la plus précautionneuse qui fut adoptée, et la commercialisation du lait cru fut interdite dans les élevages où des cas cliniques de fièvre Q avaient été identifiés, avec obligation de pasteuriser le lait commercialisé. Dans un deuxième temps, suite aux plaintes des syndicats de producteurs de lait, la dgal préconisa une étude sur les mesures de lutte contre la dissémination aérienne à partir des élevages infectés, en vue de modifier la réglementation, puis elle organisa une réunion entre les syndicats d’éleveurs et le directeur de la Santé animale à l’afssa pour demander à celui-ci de clarifier le contexte de production du rapport Fièvre Q.

23La contradiction interne du rapport éclatait au grand jour, et risquait d’affecter gravement l’autorité de l’Agence. C’est pourquoi les deux comités d’experts en charge du compte rendu, le comité Microbiologie qui avait évalué les risques du lait et le comité Santé animale qui avait supervisé l’ensemble du groupe de travail, relancèrent la controverse. Le 28 décembre 2004, le comité Microbiologie rédigea une lettre adressée au directeur général de l’afssa sur l’utilisation dans le rapport Fièvre Q d’une annexe présentant de façon déformée l’évaluation par les experts en microbiologie du risque de contamination du lait. Il s’étonnait de la juxtaposition, dans le même rapport, de deux avis contradictoires, et demandait que les recommandations du comité Microbiologie soient restituées dans leur intégralité, de façon à faire apparaître leur convergence avec les évaluations du comité Santé animale.

24« Qu’un rapport reflète des divergences d’opinion entre les experts, c’est – lorsque cela est inévitable – une garantie de transparence. Mais alors que les experts sont parvenus à une opinion unanime (dans le cas présent, ce n’est pas un comité d’experts, mais deux, qui ont exprimé des vues analogues sur la consommation de lait cru ou de produits laitiers au lait cru), nous trouvons anormal que la hiérarchie de l’afssa les désavoue. Ce qui est le plus dommageable est le fait que le directeur de la Santé animale et du Bien-être des animaux, en énonçant des recommandations contraires à celles des deux comités d’experts pour ce qui concerne la consommation de lait cru, fait dire au rapport du comité Microbiologie ce qu’il ne dit pas pour appuyer une recommandation qui va à l’opposé de la conclusion des deux comités d’experts, notamment celle du comité Microbiologie qui n’est pas reproduite » [Compte rendu du comité d’experts spécialisé en microbiologie du 15 février 2005 : 2].

25Cette lettre pose nettement le problème soulevé par le rapport Fièvre Q. Si les analyses produites par l’afssa respectent les principes de compétence et de transparence, elles doivent à la fois être le produit d’une discussion contradictoire et fournir des évaluations consensuelles. Ici la transparence va à l’encontre de la compétence : en rendant visible une contradiction entre deux niveaux dans la hiérarchie de l’Agence, le rapport montre que la compétence scientifique est subordonnée à une décision politique. C’est donc le troisième principe, l’indépendance, qui bouleverse le jeu : les experts sont soupçonnés par la direction de ne pas avoir été assez indépendants vis-à-vis des intérêts économiques, et la direction est accusée par les experts de se soumettre à des peurs médiatiques.

26Le conflit vient de ce que la notion même de « considérations politiques » contaminant la pureté de l’expertise n’est pas entendue de la même façon. Pour les experts, la direction de l’Agence fait entrer des considérations politiques lorsqu’elle met en scène les consommateurs de façon trop médiatique ; pour la direction, les experts sont soumis aux intérêts politiques des producteurs lorsqu’ils insistent trop sur les conséquences des mesures proposées pour l’économie de l’élevage. La contradiction, tolérable et même recherchée lorsqu’elle a lieu à l’intérieur de la discussion entre experts, est scandaleuse lorsqu’elle apparaît entre les experts et leur hiérarchie : le jeu scientifique est ici surdéterminé par des questions politiques.

Le traumatisme de la crise de la vache folle : la tension entre santé animale et santé publique

27Comment comprendre une telle tension à propos d’une maladie, apparemment bénigne, qui ne suscita pas de panique dans l’opinion ? C’est qu’elle rejoue, de façon interne à l’Agence, le traumatisme de la crise de la vache folle. Lorsque la loi de sécurité sanitaire de 1998 créa l’afssa, elle rajouta la derns et les comités d’experts aux laboratoires du Centre national d’études vétérinaires sur l’alimentation (cneva), imposant ainsi aux vétérinaires, jusque-là en charge du contrôle de la qualité alimentaire [Stanziani, 2005], une logique issue du monde de la santé humaine. Celui-ci avait été en effet profondément traumatisé par l’affaire du sang contaminé qui avait révélé la transmission du virus du sida, notamment à des patients hémophiles, due à une insuffisante précaution dans le contrôle de la chaîne du sang [Morelle, 1996]. La crise de la vache folle a été perçue par le monde de la santé publique comme une répétition traumatisante du scandale du sang contaminé, puisque la baisse de température de réchauffement des farines animales pour des raisons économiques avait conduit à l’introduction dans la chaîne alimentaire du prion, supposé être la cause de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Dans cette période de crise, l’afssa a gagné sa crédibilité en refusant de céder aux pressions des professionnels de l’élevage, et en préconisant des mesures drastiques d’embargo sur le bœuf britannique et de dépistage des vaches malades à l’abattage [Hirsch, 2002]. Ces mesures radicales, justifiées par certaines prévisions annonçant des centaines de milliers de victimes humaines de la maladie de la vache folle, rendaient apparemment obsolètes les logiques de prévention appliquées par l’épidémiologie animale, en portant un fort soupçon sur les pratiques de dissimulation des éleveurs.

28Aux yeux des vétérinaires, cependant, la logique de la précaution avait conduit à abattre des vaches bien au-delà des foyers détectés, de façon à rassurer les consommateurs et les exportateurs. L’entrée des médecins dans le domaine de la sécurité alimentaire fut vécue comme une humiliation par les vétérinaires qui luttaient depuis deux siècles pour s’arracher à leur proximité avec les « rebouteux » des campagnes et conquérir un véritable statut de défenseurs de la santé publique à travers le contrôle de la population animale [Hubscher, 1998]. Deux logiques, la prévention et la précaution, portées par deux professions en charge de la santé, entraient ainsi en conflit à l’occasion de la crise de la vache folle. Le médecin rejouait sa légitimité en se présentant comme défenseur des consommateurs, le vétérinaire était rejeté du côté des éleveurs et de leurs pratiques douteuses [9].

29Le conflit autour de la fièvre Q a donné l’occasion de jouer ce conflit une nouvelle fois en remontant à son origine : l’incertitude sur le comportement des agents infectieux se transmettant des animaux aux hommes. Lorsqu’il franchit la barrière d’espèces, un agent infectieux garde en effet la même nature tout en se comportant différemment. C’est bien le même agent qui se transmet, mais sa signification est différente selon qu’il atteint la population humaine ou la population animale : c’est pourquoi les mesures de contrôle ne sont pas les mêmes. Vétérinaires et médecins prennent donc deux points de vue opposés sur le même phénomène : la transmission d’une zoonose de l’animal à l’homme est perçue différemment selon qu’on en prévoit les conséquences pour les animaux (dont l’homme) ou pour l’homme (considéré à part des autres animaux, et dont la santé doit être défendue éventuellement au détriment de celle des animaux). Le savoir de la nature commune aux humains et aux animaux est partagé par les éleveurs et les vétérinaires, mais ignoré par les médecins et les consommateurs : pour cette raison, le conflit se noue autour de ce savoir et de la frontière qu’il instaure entre humains et animaux.

30Or c’est bien cette opposition entre deux points de vue sur la même maladie qui était en jeu dans le désaccord suscité par la fièvre Q. La direction de l’afssa remettait en cause, dans le rapport produit par les experts, l’affirmation selon laquelle « la fièvre Q est incontestablement une préoccupation plus importante pour la santé publique que pour la santé animale » [afssa, 2004 : 63]. Les experts vétérinaires supposaient que la diffusion de l’agent infectieux était maîtrisée chez les animaux alors qu’elle ne l’était pas chez l’homme, tandis que les médecins de la derns tenaient le raisonnement inverse. Après avoir éclaté au grand jour lors du rapport sur la fièvre Q, cette tension est retombée pour tout un ensemble de raisons. Un groupe de travail s’est mis en place sur les « bonnes pratiques collectives » pour clarifier les conditions dans lesquelles un avis peut être modifié par la direction de l’Agence, et rendre « traçables » les différentes étapes de la rédaction. Le comité d’experts Santé animale, placé jusque-là sous la responsabilité directe du ministère de l’Agriculture, est rentré pleinement dans l’Agence, supprimant un statut marginal et ambigu qui rendait trop visible la séparation entre la santé humaine et la santé animale ; on se mit alors à parler de « santé publique animale ». Enfin, la fièvre Q a disparu de la vallée de Chamonix, mettant fin aux interrogations sur ses conditions de transmission à l’homme.

31Cependant, la cause du conflit n’a pas disparu. Des tensions similaires sont apparues lors des premiers cas de grippe aviaire (h5n1 Hautement Pathogène) dans la Dombes en février 2006. Mais au lieu d’affecter l’afssa de l’intérieur, elles se sont immiscées entre l’afssa et le ministère de la Santé, où s’est constitué un Comité interministériel sur la grippe aviaire. Les mesures de confinement des élevages de volailles sur le trajet des oiseaux migrateurs préconisées par les ministères de la Santé et de l’Agriculture étaient en contradiction avec les recommandations de l’afssa. Elles ont été perçues par les experts de l’Agence, à l’égal des grands abattages au moment de la crise de la vache folle, comme des excès de précaution dus à une ignorance des conditions de la santé animale. Mais dans la perspective du Ministère ces mesures étaient justifiées par l’annonce, relayée notamment par l’Organisation mondiale de la santé, d’une pandémie de h5n1 qui pouvait causer soixante millions de morts en cas de mutation du virus permettant sa transmission interhumaine.

32Le conflit rendu visible par la fièvre Q n’était donc pas conjoncturel : il tient à la structure anthropologique des rapports des hommes aux animaux qu’ils prennent sous leur protection pour consommer leurs produits, mais dont ils doivent se protéger pour éviter les maladies. Qu’un tel conflit entre vétérinaires et médecins soit devenu particulièrement visible dans une agence de sécurité sanitaire des aliments n’a rien d’étonnant, car l’acte alimentaire est dans toutes les sociétés, et selon des modalités différentes, une relation particulièrement problématique des humains aux animaux. Sous l’apparence de continuité des physicalités (il faut bien que l’animal soit comme l’homme pour que celui-ci le mange) se dessinent des relations variables à l’intériorité (est-ce l’esprit de l’animal qui se venge, ou un virus qui passe en lui, ou encore l’industrie agroalimentaire qui l’a dénaturé ?) expliquant que l’animal mangé puisse en retour tuer celui qui le mange [Descola, 2005]. Le conflit entre santé publique et santé animale, reflété par la contradiction entre les avis des experts dans le rapport Fièvre Q, éventuellement résolu par l’alliance de mots « santé publique animale », exprime donc à un niveau local (la France des xxe et xxie siècles) une contradiction anthropologique universelle, dont il faudrait étudier les modalités dans d’autres sociétés. Dire que les experts cherchent à éviter le conflit serait reconduire l’affirmation douteuse selon laquelle les sociétés dont s’occupe l’ethnologue ignorent la contradiction [Keck, 2008] : bien au contraire, les experts recherchent le conflit pour exprimer une contradiction fondamentale de l’espèce humaine, qui tient à la relation trouble instaurée avec les animaux par la nécessité de s’en nourrir. ?

Bibliographie

Références bibliographiques

  • afssa, 2004, Fièvre Q : Rapport sur l’évaluation des risques pour la santé publique et des outils de gestion des risques en élevage des ruminants.
  • Barthe Yannick, Michel Callon, Pierre Lascoumes, 2001, Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil.
  • Benamouzig Daniel et Julien Besancon, 2005, « Administrer un monde incertain : les nouvelles bureaucraties techniques. Le cas des agences sanitaires », Sociologie du travail, 47.
  • Besançon Julien, Olivier Borraz et Catherine Grandclément-Chaffy, 2004, La sécurité alimentaire en crises. Les crises Coca-Cola et Listeria en 1999-2000, Paris, L’Harmattan.
  • Besançon Julien, Olivier Borraz et Erhard Friedberg (dir.), 2004, Étude auprès des publics et du personnel de l’Afssa, Paris, cnrs-cso.
  • Boltanski Luc, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme, 2007, Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock.
  • Chateauraynaud Francis et Didier Torny, 1999, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, ehess.
  • Descola Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard.
  • Estade Jacqueline et Élisabeth Rémy, 2003, L’expertise en pratique. Les risques liés à la vache folle et aux rayonnements ionisants, Paris, L’Harmattan.
  • Hirsch Martin, 2002, Ces peurs qui nous gouvernent. Sécurité sanitaire, faut-il craindre la transparence ?, Paris, Albin Michel.
  • Houdart Sophie, 2008, La cour des miracles. Ethnologie d’un laboratoire japonais, Paris, cnrs Éditions.
  • Hubscher Ronald, 1998, Les maîtres des bêtes. Les vétérinaires dans la société française, xviie-xxe siècles, Paris, Odile Jacob.
  • Keck Frédéric, 2008, Lucien Lévy-Bruhl, entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation, Paris, cnrs Éditions.
  • Latour Bruno et Steve Woolgar, 1988, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte.
  • Morelle Aquilino, 1996, La défaite de la santé publique, Paris, Flammarion.
  • Noiville Christine, 2003, Du bon gouvernement des risques. Le droit et la question du « risque acceptable », Paris, puf.
  • Pontille David, 2004, La signature scientifique. Une sociologie pragmatique de l’attribution, Paris, cnrs Éditions.
  • Stanziani Alessandro, 2005, Histoire de la qualité alimentaire, xixe-xxe siècles, Paris, Seuil.

Notes

  • [1]
    Je remercie les membres de l’afssa qui m’ont autorisé à reproduire les extraits d’entretiens et de documents internes, et qui m’ont encouragé à rendre public ce conflit interne – à condition de le faire avec précision.
  • [2]
    De décembre 2005 à mars 2007, j’ai suivi les comités d’experts spécialisés en Encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (esst), Biotechnologies et Nutrition humaine. De septembre 2006 à mars 2007, j’ai suivi les comités d’experts spécialisés en Santé animale et Alimentation animale. J’ai donc respecté le « principe de symétrie » selon lequel il faut suivre les acteurs des deux côtés d’une controverse, en allant voir d’abord trois comités d’experts représentant la santé humaine, puis deux comités d’experts représentant la santé animale.
  • [3]
    Quand le directeur de l’Agence m’a proposé d’entrer à titre d’observateur, je lui ai demandé si je pouvais visiter les laboratoires. Il m’a répondu qu’il n’y avait rien d’intéressant à y voir. Cette affirmation est une prise de position politique sur ce qu’il importe de privilégier dans l’Agence, et j’ai pu voir ensuite qu’elle était très contestée par les experts ; mais elle soulignait aussi que l’expertise collective est découplée de ce qui se passe dans les laboratoires, ce que j’ai pu vérifier en l’observant. Il importait donc de séparer l’étude de l’Agence de celle de ses laboratoires, tout en gardant à l’esprit que la question de l’articulation avec les laboratoires détermine les prises de position internes à l’expertise collective.
  • [4]
    Ces avis n’ont pas de valeur juridique contraignante (à moins d’être repris par la Direction générale de la consommation, du commerce et de la répression des fraudes), mais ils peuvent être consultés en ligne (www. afssa. fr) et bénéficient d’une forte autorité dans la sphère scientifique et médiatique (sur le mode « L’afssa dit que… »).
  • [5]
    La fièvre Q a été décrite pour la première fois en 1935 chez des employés d’abattoir en Australie. Son découvreur, E.H. Derrick, ignorant sa cause, l’appela « query fever » (fièvre à élucider). F.M. Burnet et H.R. Cox, en 1937 et 1938, isolèrent l’agent infectieux et le mirent en rapport avec des tiques ayant provoqué des épidémies au sein du personnel des laboratoires du Montana : d’où le nom de Coxiella Burnetii. Cette petite bactérie se développe dans un large réservoir animal, elle est excrétée par les animaux infectés à travers la voie génitale. Elle peut se transmettre à l’homme car elle est extrêmement infectieuse par voie aérienne, ce qui a conduit le Center for Disease Control à la classer parmi les dix agents potentiels pour le développement des armes biologiques en 2000 [afssa, 2004 : 19-26 et 73].
  • [6]
    Ces nominations ne sont pas prévues dans la loi de sécurité sanitaire de 1998 mais ont fait l’objet de négociations entre les ministères de tutelle.
  • [7]
    Les scientifiques participent aux comités d’experts autant par engagement politique que pour le « plaisir intellectuel » de la discussion – les faibles rémunérations ne fournissant pas une motivation suffisante.
  • [8]
    L’analyse de ce rapport impliquerait toute une sémiologie de l’écriture que je ne peux pas faire ici. Il faudrait en particulier creuser le paradoxe qu’il y a à signer un avis intrinsèquement contradictoire, dans un monde scientifique où la signature indique au contraire que la responsabilité de ce qui est écrit est assumée par son auteur, même s’il est collectif [Pontille, 2004].
  • [9]
    Il faudrait évidemment raffiner cette opposition entre médecins et vétérinaires, qui, même si elle cristallisait beaucoup de tensions au sein de l’afssa, ne rend pas suffisamment compte de l’ensemble des positions. Il y a autant de différences entre le vétérinaire de campagne et celui des villes, ou entre le spécialiste des porcs et celui des chevaux, qu’entre un vétérinaire et un médecin, de même qu’un médecin généraliste est moins proche d’un spécialiste de santé publique qu’un vétérinaire spécialisé en épidémiologie animale. Mais il reste que les formations vétérinaires et médicales sont très différentes en France, avec des recrutements sociaux initialement très hétérogènes (quoique cette différence tende à se résorber).
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