Notes
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[1]
« … une multinationale italienne, la Montedison, décide en 1972-73 de déverser, au large de Bastia, des produits toxiques issus de son usine de Livourne, déclenchant ainsi l’affaire des “boues rouges” qui permet à Edmond Siméoni, le futur homme d’Aléria, d’émerger. Face à cette situation “biocide” à l’égard de l’environnement et “ethnocide” à l’égard de la population, Edmond Siméoni déclare “le peuple corse en danger”. Sous couvert de “légitime défense” c’est un appel aux armes. La “lutte de libération nationale” peut s’engager » [Giudici, 1997 : 31].
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[2]
Rustaghja : association de développement de la Castagniccia, créée en 1974, dont le nom est celui d’un outil, sorte de serpette au long manche qui sert à l’élagage, mais qui peut aussi servir d’arme dans les révoltes paysannes et devient ainsi un symbole de lutte du peuple.
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[3]
Les relations culturelles (Association Dante Alighieri, très active à Bastia, le Festival du film italien) ou économiques se multiplient avec l’Italie.
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[4]
Rencontres des Confréries de Corse et de celles de Perpignan en 2007.
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[5]
Les nationalistes, qui ont beaucoup milité, avec les mouvements culturels, en faveur de cette université, préfèrent parler de « réouverture », en référence à l’université créée par Pascal Paoli, au xviiie siècle.
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[6]
Cette réflexion est rapportée dans le courrier des lecteurs du Journal de la Corse du 17 septembre 1949 et de Nice-Matin Corse du 11 octobre de la même année à la suite de la diffusion d’enregistrements ethnographiques par Radio Monte-Carlo. Elle avait permis à Georges Henri Rivière, alors conservateur du Musée national des Arts et Traditions populaires, dans son droit de réponse, d’évoquer « le cousinage de la grande famille [musicale] méditerranéenne », de comparer la « faculté d’improvisation » et le « caractère fonctionnel » de ces chants aux neumes du plain-chant grégorien et au jazz, montrant qu’« un courant irrésistible se développe depuis quelques années dans de nombreux pays d’Europe et du Nouveau Monde, dans le sens d’une exaltation des formes populaires de l’art ». L’ensemble de cet échange est regroupé dans le dossier « quelques réactions émises dans la presse à la suite de la diffusion d’émissions radiophoniques » du Cahier d’anthropologie n° 4 du Musée de Corse [Pizzorni, 1996 : 76-72].
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[7]
Les Bernardini, de Taglio-Isolaccio. Les deux fils ont par la suite créé et animé le groupe I Muvrini qui existe toujours. Nous ne négligeons bien sûr pas pour autant le rôle capital des collectes ethnographiques d’enregistrements sonores corses originaux conduites par les missions du Musée national des atp et de son centre de recherches associé (Centre d’ethnologie française) de 1948 à 1992 et conservées au sein de vingt collections, présentées dans le détail par Annie Goffre dans le Cahier d’anthropologie n° 4 du Musée de Corse [1996 : 123-147]. L’auteur insiste sur la durée et la continuité des investigations conduites par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Andral ; le lecteur curieux de ce travail de collecte et d’enregistrement y trouvera, parmi tant d’autres, les noms de Paul Arrighi, Félix Quilici, Raymond Borelli, Jean-Paul Poletti, Petru Guelfucci, Natale Lucciani ou Tony Casalonga.
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[8]
Pour une présentation, nous renvoyons, dans ce même numéro, à la contribution de son actuel conservateur, Jean-Marc Olivesi.
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[9]
Ce service était auparavant inclus dans le service « Culture et patrimoine ».
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[10]
La qualité de « juste » est, en fait, donnée à des personnes et non à des groupes.
1Le voyageur qui monte, aujourd’hui, sur un bateau de la sncm en direction d’un port corse y est accueilli par un enregistrement de chants polyphoniques diffusés dans les coursives et les salons. Rien que de très banal, apparemment. Puisque c’est la musique qui évoque immédiatement la Corse à l’extérieur. Et celle que l’on entend aussi, sous des formes plus ou moins abâtardies ou « modernisées », à la radio et dans les lieux publics sur l’île. On trouve aussi banale et normale la présence de la langue corse sur les enseignes de magasins ou les noms d’hôtels. Banale et normale la présence des produits « identitaires » dans les commerces et de la cuisine corse dans les restaurants. La présence, sur les tables des libraires, de nombreux livres d’éditeurs corses et pas uniquement des guides de voyages, mais foison d’ouvrages d’histoire et même quelques titres en langue corse.
2Le voyageur d’aujourd’hui ne soupçonne pas le chemin parcouru et la profondeur du changement intervenu dans l’expression culturelle depuis une trentaine d’années. L’expression utilisée pour qualifier ce phénomène sociopolitique est le riacquistu, c’est-à-dire la « réappropriation ». Réappropriation de la langue, des expressions artistiques et culturelles, des savoir-faire, réactivation ou recréation d’une forme d’identité collective, réappropriation de l’Histoire. Ces différentes formes de réappropriation ont été accompagnées ou précédées par des épisodes de luttes pour défendre l’environnement menacé. Comme le combat contre les « boues rouges » de la Montedison [1] ou les projets d’essais nucléaires dans l’ancienne mine de l’Argentella. Combats culturels, combats écologiques qui ont aussi débouché sur le terrain politique, avec des épisodes violents et spectaculaires qui perdurent encore, en dépit d’un infléchissement progressif. Néanmoins, cette analyse politique ne relève pas de notre propos actuel.
3Notre réflexion s’articulera autour de trois périodes : la première se situe après le « réveil » et ce que nous qualifierons d’« utopie associative », période qui correspond à peu près à la décennie 1972-1982. La seconde période voit s’installer la décentralisation et son cortège de nouvelles institutions : université, musées, télévision, radios, cinémathèque… et les nombreuses manifestations culturelles qui éclosent dans ce printemps culturel de la décennie de cette fin de siècle ; leur succède alors le désenchantement de la période actuelle qui, pour plus apaisée qu’elle peut sembler, exprime aussi la crainte d’une « perte des valeurs ». La société s’est normalisée, mais cette entrée dans une consommation souvent effrénée s’accompagne d’une crise morale dont on ne peut encore décider si c’est le fait de ce pessimisme, cette « malédiction » [Meistersheim, 2007] qui est un trait dominant de cette société, alors que c’est précisément le plus optimiste des deux scénarios de l’Hudson Institute (cf. infra) qui s’est finalement réalisé, en dépit des prédictions les plus noires. Remarquons aussi que si l’on a assisté à une incontestable émancipation de la femme corse, c’est aussi elle qui a fait les frais du riacquistu. Aurait-elle, de ce fait, les clés de la sortie de cette crise ?
Le réveil et l’utopie associative
4L’origine de ce mouvement social qui s’est organisé en grande partie autour de différentes associations et qui a été baptisé, après coup, riacquistu est à chercher à la fois dans un ouvrage comme Main basse sur une île [frca, 1971] et dans le slogan « vivre et travailler au pays » qui deviendra un slogan politique plus ou moins opérationnel. L’animation de ces associations a surtout été le fait de jeunes Corses de retour du continent où ils poursuivaient des études universitaires et qui n’hésitèrent pas, pour certains, à rentrer en Corse pour « faire le berger », à la grande déception des familles qui avaient rêvé d’en faire des médecins ou des avocats [Meistersheim, 1991].
5L’une de ces associations, regroupant des artisans d’art et prenant en charge, avec le Centre de promotion sociale de Corte, la formation de ces artisans et d’autres métiers ruraux adaptés à la montagne corse et au tourisme vert, la corsicada, a publié, pendant quelque temps, un bulletin, Man’ in Pasta [1975] – La main à la pâte – qui traduit bien le système de valeurs, l’idéologie – l’utopie, doit-on dire aujourd’hui – de ce mouvement social. Voici un extrait d’un article sur le thème tradition et création : « En rupture avec la société urbaine dont il est pourtant souvent issu lui-même et dont il s’est nourri, l’artisan cherchera avant tout à s’installer dans un village… » Nous avons, en effet, affaire ici aux néo-ruraux qui, tout en se réclamant d’une tradition (mais d’une tradition moribonde qu’il faut réactiver), se situent, en fait, en rupture avec la société locale, dans une posture ambivalente d’apprentis doublés de « donneurs de leçon ». Et l’on entend dans ces propos parfois incantatoires les accents d’une société utopique : « Par ce choix dans son mode de vie, il [l’artisan] cherche bien sûr à puiser aux sources d’un savoir, d’une technique, d’une tradition, à se retrouver “homme complet” et dans une appréhension globale de cet univers. C’est-à-dire qu’il va tenter de rétablir tous les liens rompus par le “travail en miettes” et la vie hachée et compartimentée de la ville. Liens avec ceux qui vivent autour de lui, liens avec l’univers animal et végétal, avec les éléments naturels de sa vie quotidienne, lien enfin et privilégié avec le matériau brut que son activité va transformer » [id., 1975]. Voilà pour l’utopie post-soixante-huitarde et hippie, version corse.
6Et, dans cette perspective d’approche globale, le mouvement social du riacquistu s’est développé, en dépit d’une accumulation de petits et grands conflits propres à la vie associative. C’est ainsi que l’on peut trouver, dans le bulletin des artisans déjà cité, une rubrique sur la vie des autres associations : la « Renaissance des orgues corses » intéresse les artisans au même titre que l’archéologie. On donne à la langue corse une place importante – certains articles sont écrits en corse – et tout le monde s’intéresse à une Histoire de la Corse que l’on cherche encore à découvrir, puisqu’elle n’est nulle part enseignée en tant que telle. Et c’est bien sûr une « histoire du point de vue du lapin et non plus du point de vue du chasseur », histoire surtout représentée à cette époque-là par la Nouvelle Histoire de la Corse du chroniqueur Jacques Gregori [1967] qui alimentera une partie des débats politiques conduisant de l’autonomisme au nationalisme. « Socle de l’identité », n’oublions pas, aussi, que l’Histoire est support de mythes et qu’elle justifie les positions politiques les plus diverses.
7Quant aux associations de développement dont la plus ancienne est la Rustaghja [2] (qui fut aussi le modèle de toutes les autres) elles vont « territorialiser » le mouvement et serviront de cadre au développement économique fondé sur la renaissance des produits appelés aujourd’hui « identitaires ». Elles se caractérisent aussi par cette approche globale qui veut faire avancer en même temps les dimensions technique, économique et culturelle. C’est ainsi que la Rustaghja, au cœur de la Castagniccia, veut promouvoir tout ce qui concerne le châtaigner et les produits de la châtaigne, mais va aussi vouloir relancer la polyphonie qui était presque oubliée dans les autres régions de la Corse. La première assemblée générale de l’association, qui ne réunit pas moins de quatre cents personnes, va inquiéter sérieusement les élus de la région. Le mouvement est vécu comme un contre-pouvoir, une menace sérieuse pour l’ordre établi. La classe politique, dans son ensemble, finira par se réconcilier avec ces turbulents jeunes gens qui, eux aussi, finiront par s’assagir un peu. Au point de mettre en œuvre, à leur tour, des méthodes séculaires pour s’emparer du pouvoir et s’y maintenir. Mais nous n’en sommes pas encore là !
8Nous sommes dans cette phase où le groupe fondateur, Canta u populu corsu, mêle étroitement culture et politique, langue et militantisme : un grand nombre de ses membres vont s’engager dans l’action violente et clandestine et feront de longs séjours en prison. Si tous les nationalistes n’étaient pas directement partie prenante du mouvement culturel et territorial – certains étant restés très urbains –, ils avaient cependant compris l’importance du levier culturel pour l’action politique. À l’inverse, difficile d’affirmer que tous les acteurs de ce mouvement social et culturel aient partagé les thèses nationalistes. Ils n’en partageaient pas moins avec eux ce désir, parfois obscur et maladroit, mais toujours passionné, de retrouver une identité étouffée et dévalorisée.
9Il s’agissait, en fait, de « reconstruire l’identité », de « produire du sens » selon les termes du philosophe Toussaint Desanti [1995 : 12] qui prévient : « On ne peut pas revenir cent vingt ans en arrière, ni espérer ou croire que la Corse retrouvera ses structures agraires. C’est une autre société. Cette société neuve, moderne, oblitère ce que nous appelons les valeurs traditionnelles. Mais ces valeurs sont simplement effacées, elles ne sont pas mortes ! Elles vivent encore plus ou moins dans ce qu’on appelle le peuple. On ne peut pas les ressusciter. Alors il faut les faire revivre autrement. On en revient à l’art, fondamentalement. L’art, la culture, le théâtre, la musique, la chanson ouvrent à la remémoration de ce qu’on avait en partage » [ibid.].
10Quand on voit aujourd’hui l’incontournable succès de la musique traditionnelle corse et en premier lieu, évidemment, de la polyphonie, on a peine à imaginer le chemin parcouru depuis le début du riacquistu. Dans cette décennie 1970-1980, on est encore si peu assuré de la reconnaissance de la valeur de ces composantes de l’identité que l’on exprime plutôt la crainte de sa disparition. C’est l’époque du débat autour de l’étude de l’Hudson Institute et du refus du tourisme de masse considéré comme destructeur de l’identité. Rappelons le contexte : l’État, dans sa politique d’aménagement du territoire, avait dévolu à la Corse comme au Languedoc-Roussillon une fonction touristique importante, pour faire pièce à la concurrence espagnole et retenir en France une partie du flux touristique du nord de l’Europe. Les Corses, qui n’avaient ni été consultés ni préparés à cette option, accueillirent d’autant plus mal les projets du Schéma d’aménagement de la Corse qu’un rapport d’étude, tenu secret, avait été divulgué par les autonomistes. Ce rapport, d’un organisme d’étude américain, le Hudson Institute, et commandé par la datar, concluait que pour réaliser ce développement de la Corse fondé sur le tourisme, l’État aurait à choisir entre deux options complètement opposées. La première : accélérer l’érosion de l’identité corse, encourager une immigration massive et obtenir un niveau élevé de peuplement en majorité non corse. La deuxième : conserver et restaurer l’identité culturelle et les traditions corses en développant le potentiel de l’île dans le contexte corse.
11Les commentateurs de l’époque, comme Pascal Marchetti, ont écrit : « L’option retenue fut, on le sait, la première » [1980 : 251]. Trente ans après, il faut bien reconnaître, peut-être à l’étonnement de certains, que c’est incontestablement le second scénario qui s’est réalisé et non le premier comme on se plaisait à le prophétiser. Le mérite en revient évidemment avant tout aux acteurs de terrain et à certains mouvements politiques. Ceux-ci ont réussi à convaincre l’opinion corse de la justesse de certaines de leurs revendications, même lorsque cette opinion ne partageait pas la violence des méthodes pour y parvenir. Une partie de l’opinion française, l’ouverture à l’Europe où nombre d’États sont composés de cultures, de langues voire de nations différentes ont permis une évolution favorable à la reconnaissance de l’originalité de la culture corse et à sa défense, même si la France a tardé à signer la Charte des langues minoritaires.
12Si la question de la langue reste un problème douloureux, c’est sans doute qu’elle a été trop politisée, ce qui a éloigné une partie des locuteurs qui auraient pu la transmettre. Les options prises par les institutions comme l’Université n’ont peut-être pas été assez discutées et ne sont sûrement pas assez consensuelles pour s’imposer. Un certain retour vers l’Italie [3], une réconciliation et un apaisement dans les relations avec cette grande sœur apporteront peut-être une solution dans l’avenir. Au moins dans la région bastiaise qui voit s’intensifier aussi ses relations économiques avec l’Italie.
13Cette « ouverture vers l’Autre » pouvait pourtant sembler difficile, tant il est vrai que c’est précisément la réappropriation de l’identité qui permet d’exclure l’Autre. La recherche de l’identité peut même masquer l’existence du reste du monde. Mais nous sommes aujourd’hui dans une situation où l’identité est suffisamment reconstruite et cohérente pour se permettre enfin d’échanger avec ses voisins : on échange des produits identitaires, on échange les musiques et même… les confréries religieuses [4] !
14On a même réussi, à travers la musique et les chants, à donner au berger « le bonheur d’être berger », comme le raconte un des acteurs importants du riacquistu, Alexandre Mondoloni : « J’ai un oncle, berger depuis toujours, qui avait dans la tête que l’on était berger parce qu’on ne pouvait pas faire autre chose ; il voyait son métier de façon négative. Et puis, un aspect du nationalisme s’est mis en route : les chanteurs ont commencé à faire revivre, à leur manière, la culture corse ; mon oncle s’est intéressé à ce qu’ils chantaient et comme il ne savait chanter qu’en corse, il s’est mis à chanter en corse. Cela a été chez lui le déclencheur. Maintenant, il est fier d’être berger… » [1995 : 77].
15Alexandre Mondoloni a joué un rôle essentiel, à cette époque, en animant, après son passage au Centre de promotion sociale de Corte, le réseau des Foyers Ruraux qui a longtemps irrigué nombre de villages. En occupant le terrain face au discours des responsables politiques, les Foyers ruraux ont constitué une forme d’expression associative pour des gens qui n’avaient pas d’autres lieux d’expression et de participation démocratique. Paradoxalement, toujours selon A. Mondoloni, la décentralisation a eu aussi un effet négatif sur les associations. Considérant que le fait associatif constituait un mouvement politique qu’il convenait de canaliser, la nouvelle Région a, en effet, coupé les vivres aux associations, à l’instigation d’un élu régional d’extrême droite, Pascal Arrighi.
Le rôle des nouvelles institutions
16L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 est un tournant important pour la Corse et pour le mouvement du riacquistu. Même si, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette société, l’île continue à voter majoritairement à droite, alors que c’est le gouvernement de François Mitterrand qui a, sans doute, fait le plus pour l’évolution de l’île. N’oublions pas, en effet, outre les nouvelles institutions régionales, l’ouverture de l’université [5], le développement de la station régionale de Radio France, la création de la station de télévision FR3. Quelques radios libres se sont aussi créées dans la foulée de 1981, qui ont eu un rôle non négligeable en suscitant des vocations, en constituant des étapes dans des carrières plus professionnelles par la suite. D’animateurs du réseau associatif, nombre d’hommes et de femmes se sont reconvertis aux métiers de la communication et du journalisme. Il faut néanmoins faire remarquer que l’ouverture de ces médias a surtout offert à cette expression culturelle, réinvestie et reconstruite, de nouveaux moyens d’expression et de diffusion.
17Cette éclosion ne s’est pas toujours faite sans surprises ni sans heurts. Témoin, cette protestation d’une association corse du Midi, après la diffusion des premiers enregistrements de polyphonie : comment osait-on faire passer pour de la musique corse ces chants sauvages qui étaient plus proches de la « musique arabe » [6] ! N’oublions pas que la musique corse, pour la majorité des gens, Corses compris, était alors représentée par les chansons de Tino Rossi et par quelques ritournelles de mandoline ou de guitare plus proches des chants napolitains que de ceux des bergers. Il faut savoir que la renaissance de la polyphonie est partie d’un seul village de Castagniccia et d’une seule famille : un père a su enseigner à ses deux fils [7] ces chants presque oubliés du reste de la Corse. Quand on voit le nombre de groupes qui chantent et enregistrent aujourd’hui des chants polyphoniques (il en naît presque tous les mois dans toutes les régions de la Corse), on mesure le chemin parcouru. On peut mesurer aussi son succès quand des compositeurs de musique contemporaine, comme Jean-Yves Bosseur, s’inspirent de ces chants, ou, comme Bruno Coulais, les intègrent, avec leurs interprètes, dans différentes musiques de film.
18Les institutions régionales se sont emparées du phénomène et il existe aujourd’hui un Centre d’art polyphonique à Sartène, animé par Jean-Paul Poletti, un Centre de musique traditionnelle, une phonothèque au Musée de la Corse à Corte qui recueille les archives sonores. Et jusqu’à l’École nationale de musique d’Ajaccio qui introduit enfin, en 2007, un enseignement de la polyphonie.
19Parmi les nouvelles institutions – outre l’Assemblée régionale créée en 1982 qui deviendra plus tard Collectivité territoriale – il faut citer le Musée régional d’Anthropologie de Corte qui a ouvert ses portes le 21 juin 1997 [8]. Son actuel conservateur, Jean-Marc Olivesi, incontournable acteur du domaine culturel – qui avait, auparavant, créé le frac (Fonds régional d’art contemporain) de Corse (animé depuis par Anne Alessandri) –, est aujourd’hui, après une période féconde au Musée Fesch d’Ajaccio, directeur du nouveau service du Patrimoine de la Collectivité territoriale de Corse. Ce service a dû son développement [9] non seulement au fait que la direction de la ctc avait pris en compte la forte demande des Corses pour reconnaître la culture insulaire, reconnaissance impliquant des institutions et des moyens, mais aussi à la nécessité imposée par le transfert de compétences nouvelles de l’État à la Région. Un grand service du Patrimoine s’imposait donc. Ses missions sont d’autant plus importantes que ce patrimoine avait été, sinon abandonné, du moins laissé souvent à la charge de particuliers ou de petites communes qui n’ont pas les moyens de le gérer correctement.
20La tâche est donc immense, mais l’évolution en faveur d’un tourisme plus culturel va permettre de soutenir l’effort de la Région. La Corse est, pour sa plus grande part, réconciliée avec son tourisme. Et celui-ci développe des produits de plus en plus « haut de gamme », avec une professionnalisation en net progrès. Même les acteurs du riacquistu, pour le moins méfiants, voire hostiles, au tourisme à ses débuts, reconnaissent aujourd’hui l’intérêt, pour l’île, du tourisme culturel. Ainsi, Alexandre Mondoloni, le maire de Sollacaro que nous avons déjà évoqué et qui a pris conscience de l’intérêt, pour sa commune, du site de Filitosa, soutient une dizaine de projets touristiques à caractère à la fois agricole et culturel [1995 : 79], comme une route de l’olivier avec des visites de moulins, et la création de structures d’accueil qui manquaient sur place. D’autres acteurs culturels ouvrent des chambres d’hôtes et découvrent l’intérêt, à travers de tels projets avant tout économiques, de transmettre en même temps, par ces échanges, un message culturel de qualité.
21D’autres institutions, plus ou moins importantes, ont vu le jour : la Cinémathèque, implantée à Porto-Vecchio, qui a une vocation régionale, et le Centre méditerranéen de la photographie, situé à Bastia mais rayonnant, par ses expositions et ses actions pédagogiques, sur plusieurs points de l’île. Plusieurs festivals, le plus souvent en été, mais aussi en hiver, comme le Festival du film italien de Bastia, développent l’expression culturelle de la Corse et de la Méditerranée. L’ouverture vers les autres, les échanges et les confrontations, les acculturations et les métissages culturels témoignent d’une évolution et d’une maturité certaine, même si une certaine improvisation, une approximation dans l’organisation et la gestion de ces manifestations portent encore souvent la trace d’une époque militante où l’on était condamné à faire « avec les moyens du bord ». Le point le plus faible reste sans doute la difficulté à communiquer, difficulté due notamment à la consternante faiblesse de la presse régionale.
22La prise en considération de l’expression culturelle par les institutions régionales s’est traduite, en 1993, par l’organisation des Assises de la culture. Celles-ci étaient rendues nécessaires par les compétences nouvelles dévolues, en matière culturelle, à la ctc. Mais aussi parce que la pression politique des nationalistes et des militants culturels, en général, avait fini par convaincre la classe politique locale qu’il valait mieux tenter d’organiser le phénomène pour pouvoir mieux le contrôler.
23Selon les termes mêmes des organisateurs, « cette vaste concertation qui doit permettre un échange de vues, la définition de projets “autonomes” par rapport à l’État (comme il est souhaitable dans de véritables relations partenariales), ainsi que l’émergence de propositions concrètes, répond à une profonde attente, maintes fois réaffirmée, des acteurs culturels » [Actes des Assises de la culture, 1993]. Composées de trois ateliers – culture et développement, culture et formation, culture et création –, ces Assises ont réuni plus de cent soixante participants sous la présidence des plus hautes autorités régionales. La plus grande partie des acteurs du riacquistu étaient là et se sont fait entendre. Du moins ceux d’entre eux qui étaient encore actifs vingt ans après. Car il avait fallu vingt ans, une génération, pour en arriver là. Mais la cause était entendue !
Normalisation et désenchantement
24Nous terminerons ce bref panorama sur un aspect important qui caractérise l’évolution de la société insulaire des trois dernières décennies : la place et le rôle des femmes dans la dynamique sociétale corse contemporaine. Si l’on retient comme indicateurs le pourcentage de femmes exerçant une profession, le nombre de divorces, le nombre de naissances hors mariage, force est de constater que les chiffres sont comparables à la moyenne nationale, constituant ainsi des critères de normalité statistique, et autorisant à noter que la société corse s’est normalisée. Les jeunes générations, et les filles en particulier, se sont libérées de la tutelle paternelle. L’autorité paternelle a été mise à mal par l’évolution des mœurs et l’ouverture plus grande au monde extérieur. Certes, par le truchement des séjours aux colonies et l’augmentation des mariages avec des continentaux, cette évolution avait déjà commencé au début du siècle dernier. Elle s’est encore renforcée par l’influence, directe ou indirecte, du tourisme. Le rôle des Corses du continent, de la famille continentale comme « cheval de Troie » du tourisme, a été évoqué par ailleurs [Meistersheim, 2006 : 299]. L’histoire du « terrain des filles » révèle la perte des repères et, en conséquence, celle du pouvoir du père de famille. Dans la société traditionnelle agropastorale, les filles qui, par le mariage, sortaient de la famille ne recevaient en héritage que les terrains les moins fertiles, les moins intéressants, ceux de la piaghja – du bord de mer. Avec l’arrivée brusque – non préparée, non comprise, le plus souvent – du tourisme, ce sont ces terrains qui ont, tout à coup, la plus grande valeur marchande. Ils ont permis, et permettent toujours, dans certains cas, la création de petites fortunes qui vont à l’encontre de la stratégie du père de famille qui se trouve désavoué. Celui-ci préférait, en effet, toujours favoriser les garçons, seuls vrais héritiers.
25La place de la mère, cependant, reste centrale. Elle constitue le véritable pivot de la famille, surtout à partir du moment où elle devient grand-mère. Elle va jouer un rôle important dans l’éducation des petits-enfants, permettant ainsi aux jeunes femmes d’entrer dans le monde du travail et dans la modernité. Car les liens intergénérationnels restent forts et ne sont pas affectés par la libéralisation des mœurs. La famille, même si les conjoints se marient moins, ou plus tard, reste très importante. Et les relations sociales se limitent pratiquement à la seule famille, plus ou moins élargie. Dans cette société, les cousins germains tissent entre eux des liens presque aussi puissants que ceux qui unissent les frères et les sœurs dans d’autres sociétés.
26C’est l’entrée, presque frénétique, dans la société de consommation qui a, comme dans bien des pays, modifié le style de vie de la population. Caractérisée dans les temps anciens par sa frugalité et son austérité, cette société plaçait plutôt sa richesse dans l’« honneur » ou dans le pouvoir. En majorité rurale jusqu’au siècle dernier, elle vivait dans une certaine pauvreté. Elle a donc voulu, elle aussi, accumuler les biens matériels visibles, tant pour leur valeur de signe que pour leur utilité matérielle. Le goût du paraître a fait le reste : la Corse, dont le pib reste faible et les salaires du secteur privé inférieurs à la moyenne nationale, offre aux grandes marques de luxe – voitures, bijoux, équipements divers – un marché qui étonne leurs commerciaux. Il est vrai qu’une économie souterraine faite de quelques trafics et d’un marché locatif saisonnier non déclaré permet sans doute, entre autres, cette consommation parfois étonnante. Consommation qui voisine avec des îlots de grande précarité, voire de très grande pauvreté, en contradiction avec la représentation que l’on a d’une solidarité qui serait à toute épreuve.
27Si cette solidarité se manifeste encore ici ou là, les rapports sociaux se durcissent et se normalisent. On a longtemps pensé et affirmé que l’île était à l’abri des fléaux comme la drogue et le sida. Pour s’apercevoir, en fin de compte, que la jeunesse corse payait à l’un comme à l’autre un tribut d’autant plus lourd qu’il est resté longtemps caché. La découverte de cette forme de « normalisation » a constitué un véritable traumatisme pour cette société qui, si elle commençait à douter d’elle-même et de la permanence de ses valeurs, s’était cependant crue à l’abri de ces dérives-là.
28Quant aux dérives du mouvement nationaliste, elles vont de pair, paradoxalement, avec le succès, dans l’ensemble de la société, de la plupart des idées sur la langue et la culture. Mais la violence comme moyen d’expression est de plus en plus condamnée par l’opinion. Une lassitude, une exaspération, s’exprime de plus en plus ouvertement. La conversion à la démocratie, le choix et la réussite spectaculaire de quelques anciens chefs du mouvement clandestin reconvertis à l’action économique ouvrent un chemin à l’espoir d’un développement réel. Ces sortes de réconciliations restent cependant ambiguës comme est ambiguë la place de la femme restée en marge du riacquistu. La crise morale de cette société est, selon le mot de Marie-Jean Vinciguerra, « un problème d’être et non pas d’avoir » [1979 : 115].
29La Corse, qui ne veut pas se reconnaître dans l’image que donnent d’elle les médias extérieurs, tente désespérément de corriger cette image, ce qui la pousse parfois à une certaine surenchère dans la victimisation et l’autocongratulation. Ainsi en est-il des démarches concernant la demande de proclamation de la Corse comme l’« île juste », c’est-à-dire comme l’île ayant protégé les Juifs pendant la guerre [10]. Ces démarches témoignent d’un désir de reconnaissance qui en dit long sur la crise morale, indépendamment de la justesse et de la réalité de cette qualification éventuelle.
30Peut-être pourrait-on étendre cette idée de l’« île juste » à la difficulté du « vivre ensemble » d’une population hétérogène ? C’était l’origine du projet de La parabole corse, le film et la publication d’Ange Casta (1995). La Corse, selon ce réalisateur, pose les questions clés des mutations dues à la mondialisation, à la consommation et à la communication. Encore une fois, l’« île laboratoire » ? La toute jeune revue Fora, dont le titre provocateur fait le pari de l’ouverture, là où se manifestait – avec l’expression « I Francesi fora » (« Les Français, dehors ! »), slogan barbouillé largement sur les murs dans l’île – la xénophobie la plus élémentaire, va peut-être contribuer à la réconciliation. Nul doute que la question du « vivre ensemble » est un des grands problèmes de notre futur immédiat, et cela bien au-delà de l’île ! Interrogeons, encore et encore, l’anthropologie sur ce défi magnifique ! ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Actes des Assises de la culture, 1993, 5 et 6 février 1993, Ajaccio.
- Desanti Toussaint, 1995, titre de l’article ou du chapitre manquant in Ange Casta, La parabole corse, Paris/Ajaccio, Arte/Albiana.
- frca (Front régionaliste corse pour l’autonomie), 1971, Main basse sur une île, Paris, Martineau.
- Giudici Nicolas, 1977, Le crépuscule des Corses, Paris, Grasset.
- Goffre Annie, 1996, « Les collections d’enregistrements sonores du mnatp », Cahier d’anthropologie n° 4 : 100 ans de collecte en Corse, Ajaccio, ctc-Corte, Musée de Corse, 123-147.
- Gregori Jacques, 1967, Nouvelle Histoire de la Corse, Paris, Martineau.
- Man’ in Pasta, 1975, Bulletin trimestriel de la corsicada (Communauté d’organisation rurale pour le service, l’information et la création dans l’artisanat d’art), 5, janvier.
- Marchetti Pascal, 1980, Une mémoire pour la Corse, Paris, Flammarion.
- Meistersheim Anne, 1991, Territoire et insularité, Paris, Publisud.
- – 2006, « Les vacances au village », Catalogue de l’exposition « La Corse et le tourisme », Ajaccio, Albiana.
- – 2007, « Sortir de la malédiction », Scopre, Actes des 2es rencontres de Marignana, « Corsica, ùn avera mai bè ! – Être heureux en Corse », Ajaccio, Éditions Alain Piazzola : 119-124.
- Mondoloni Alexandre, 1995, « Entretien », in Ange Casta, La parabole corse, Paris/Ajaccio, Arte/Albiana 1995 : 76-79.
- Pizzorni-Itie Florence, 1996, « Les enquêtes thématiques localisées », Cahier d’anthropologie n° 4 : 100 ans de collecte en Corse, Ajaccio, ctc-Corte, Musée de Corse : 67-73.
- Vinciguerra Marie-Jean, 1979, in A. Riscossa, Procès d’un peuple, Ajaccio, La Marge.
Mots-clés éditeurs : riacquistu, culture, réappropriation, Corse, langue
Mise en ligne 22/07/2008
https://doi.org/10.3917/ethn.083.0407Notes
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[1]
« … une multinationale italienne, la Montedison, décide en 1972-73 de déverser, au large de Bastia, des produits toxiques issus de son usine de Livourne, déclenchant ainsi l’affaire des “boues rouges” qui permet à Edmond Siméoni, le futur homme d’Aléria, d’émerger. Face à cette situation “biocide” à l’égard de l’environnement et “ethnocide” à l’égard de la population, Edmond Siméoni déclare “le peuple corse en danger”. Sous couvert de “légitime défense” c’est un appel aux armes. La “lutte de libération nationale” peut s’engager » [Giudici, 1997 : 31].
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[2]
Rustaghja : association de développement de la Castagniccia, créée en 1974, dont le nom est celui d’un outil, sorte de serpette au long manche qui sert à l’élagage, mais qui peut aussi servir d’arme dans les révoltes paysannes et devient ainsi un symbole de lutte du peuple.
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[3]
Les relations culturelles (Association Dante Alighieri, très active à Bastia, le Festival du film italien) ou économiques se multiplient avec l’Italie.
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[4]
Rencontres des Confréries de Corse et de celles de Perpignan en 2007.
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[5]
Les nationalistes, qui ont beaucoup milité, avec les mouvements culturels, en faveur de cette université, préfèrent parler de « réouverture », en référence à l’université créée par Pascal Paoli, au xviiie siècle.
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[6]
Cette réflexion est rapportée dans le courrier des lecteurs du Journal de la Corse du 17 septembre 1949 et de Nice-Matin Corse du 11 octobre de la même année à la suite de la diffusion d’enregistrements ethnographiques par Radio Monte-Carlo. Elle avait permis à Georges Henri Rivière, alors conservateur du Musée national des Arts et Traditions populaires, dans son droit de réponse, d’évoquer « le cousinage de la grande famille [musicale] méditerranéenne », de comparer la « faculté d’improvisation » et le « caractère fonctionnel » de ces chants aux neumes du plain-chant grégorien et au jazz, montrant qu’« un courant irrésistible se développe depuis quelques années dans de nombreux pays d’Europe et du Nouveau Monde, dans le sens d’une exaltation des formes populaires de l’art ». L’ensemble de cet échange est regroupé dans le dossier « quelques réactions émises dans la presse à la suite de la diffusion d’émissions radiophoniques » du Cahier d’anthropologie n° 4 du Musée de Corse [Pizzorni, 1996 : 76-72].
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[7]
Les Bernardini, de Taglio-Isolaccio. Les deux fils ont par la suite créé et animé le groupe I Muvrini qui existe toujours. Nous ne négligeons bien sûr pas pour autant le rôle capital des collectes ethnographiques d’enregistrements sonores corses originaux conduites par les missions du Musée national des atp et de son centre de recherches associé (Centre d’ethnologie française) de 1948 à 1992 et conservées au sein de vingt collections, présentées dans le détail par Annie Goffre dans le Cahier d’anthropologie n° 4 du Musée de Corse [1996 : 123-147]. L’auteur insiste sur la durée et la continuité des investigations conduites par Claudie Marcel-Dubois et Maguy Andral ; le lecteur curieux de ce travail de collecte et d’enregistrement y trouvera, parmi tant d’autres, les noms de Paul Arrighi, Félix Quilici, Raymond Borelli, Jean-Paul Poletti, Petru Guelfucci, Natale Lucciani ou Tony Casalonga.
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[8]
Pour une présentation, nous renvoyons, dans ce même numéro, à la contribution de son actuel conservateur, Jean-Marc Olivesi.
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[9]
Ce service était auparavant inclus dans le service « Culture et patrimoine ».
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La qualité de « juste » est, en fait, donnée à des personnes et non à des groupes.