Notes
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[1]
Cette délégitimation du camp républicain est une dimension fondamentale du révisionnisme historique.
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[2]
Un roman récemment traduit de Javier Cercas [2002] pose bien les problèmes de la mémoire collective en Espagne, à l’heure actuelle.
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[3]
Yasukuni est un sanctuaire de Tokyo où sont enterrés des soldats japonais morts durant la Seconde Guerre mondiale, dont des criminels de guerre, certains condamnés par le tribunal militaire international de l’Extrême-Orient. Le Premier ministre japonais s’est illustré dernièrement en allant personnellement honorer ces morts, au grand dam des Chinois et des Coréens.
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[4]
Je parle de révisionnisme au sens fort et non de la légitime relecture que les historiens doivent faire en fonction de nouvelles hypothèses, de nouvelles archives disponibles. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des comptes à demander à l’ex-urss et ne fait aucunement passer sous silence les crimes de l’époque stalinienne.
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[5]
Contrairement au célèbre mot utilisé si souvent en Allemagne et qu’on traduit communément par : « maîtrise du passé » (Vergangenheitsbewältigung).
1Dans son roman Une journée plus longue qu’un siècle, Tchingiz Aïtmatov [1982] évoque une ancienne légende kirghize. Une tribu détruit la mémoire de ses prisonniers en leur enserrant la tête dans une peau de mouton qui va la comprimer en une terrible torture, les abandonnant sous la chaleur suffocante du soleil, en plein désert, sans eau et sans nourriture. La plupart meurent. Mais ceux qui survivent ne se souviennent de rien. On les appelle des mankourts. Aïtmatov insiste sur le fait qu’un mankourt ne sait plus d’où il vient. Il ne peut plus dire le nom de son père ou de sa mère. Il ne sait même plus qu’il est un être humain. Créature sans langage, docile, esclave, il ne pense jamais à se révolter.
2Ce roman est tout entier un hymne à la mémoire, à sa nécessité. Il ne s’agit pas de remettre ici en question le bien-fondé de notre rapport au passé, mais d’insister sur ce qu’il peut avoir de piégé, de mortifère. Les discours de la mémoire forment, en effet, une immense cacophonie, pleine de bruit, de clameurs et de controverses. Où que l’on se tourne, un passé commémoré ou haï, célébré ou occulté, raconté, transformé, voire inventé, est saisi dans les mailles du présent et partout on taille sur mesure dans le souvenir et l’amnésie. Cet article examine le rapport difficile que les sociétés entretiennent avec leur passé et les dangers de ce que j’ai appelé ailleurs la mémoire saturée [Robin, 2003], qui pourrait bien être une des formes perverties de l’oubli.
3Nous vivons un moment mémoriel assez curieux, celui du devenir victimaire de l’humanité et d’une tendance à mettre sur le même plan les victimes et les bourreaux. Ce qui m’a alertée, c’est une émission de radio accompagnant les cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement en Normandie. Interviewée, la fille d’une femme tondue à la Libération disait au micro : « Aujourd’hui, je peux parler car la honte a changé de camp. » Si l’on peut être sévère avec les procédures expéditives des premiers jours de la Libération, notamment vis-à-vis des femmes, dire que la honte a changé de camp à la radio sans être contesté m’apparaît comme symptomatique du phénomène que je veux ici baliser.
4On a parlé d’un long délai, au moins quarante ans, pour que les sociétés reconnaissent qu’elles ont eu des torts, qu’elles sont responsables et qu’elles doivent rendre des comptes. On a évoqué le refoulement et le retour du refoulé pour définir l’amnésie qui caractérise les sociétés traumatisées. Je ne suis pas certaine que la notion empruntée à la psychanalyse soit à ce point féconde. Le plus souvent, le silence n’est pas du refoulement, mais une stratégie collective et individuelle pour se faire oublier, se porter ailleurs, dans un autre contexte, pour redémarrer et faire comme si « de rien n’était ». Au bout de vingt, quarante, voire de cinquante ans, le passé fait retour, revu, corrigé, transformé, parfois mythifié. Tout dépend du rapport de forces mémoriel et de la conjoncture. Pourquoi le passé réémerge-t-il et comment ? Nous étudierons, en prenant quelques exemples récents, certaines modalités de la dilution des responsabilités des sociétés face à leur passé et la formidable instrumentalisation dont le passé est l’objet.
L’anthropologisation du passé
5La première modalité est l’anthropologisation des phénomènes historiques, comme en témoignent de nombreux musées de guerre aujourd’hui. Comment parler aujourd’hui, dans le cadre de l’Europe, des anciens ennemis d’hier ? Au musée de Karlshorst à Berlin, la nouvelle « narration » est confondante. On est passé de la « grande guerre patriotique », de la « grande Armée rouge » qui avait pris Berlin, à un discours que je résumerai en une phrase : « À Stalingrad, il faisait froid pour tout le monde. » Alors, dans une vitrine émouvante consacrée au quotidien du soldat allemand pendant la guerre, on nous montre la chaussette du soldat allemand – elle est évidemment très usée –, sa timbale de zinc, sa croix de fer, enfin la croix qu’il a reçue s’il a été vaillant, les lettres qu’il envoyait à sa famille, un bout de crayon. Et puis après, on a une autre vitrine et on a la même chaussette pour le soldat russe. Elle est de nettement moins bonne qualité que la première, il y a aussi la timbale du soldat russe et ses décorations, un bout de crayon, ses lettres. Tout est de la même eau. Il y a une vidéo où on entend les chansons que les soldats chantaient. Et puis, la vidéo d’à côté propose les chansons que les troupes allemandes entonnaient à pleins poumons. Ce n’est plus la guerre, il n’y a plus de responsables, mais une condition humaine douloureuse devant laquelle il faut s’incliner. Le « malheur des temps » devient ainsi la grande causalité qui se substitue à tout concept.
Le nivellement des responsabilités
6Les débats sont tronqués et il est difficile de faire acte d’opposition à ces nouveaux récits, ainsi que le montre Giovanni Levi, à propos de l’Italie : « Mais le mécanisme de persuasion était en marche et il ne servait plus à rien d’expliquer ou de dénoncer : dans ce cas comme dans d’autres, la complexité des faits historiques et leur véritable signification étaient manipulées pour conclure assez trivialement à l’impossibilité de se ranger d’un côté ou de l’autre » [2001 : 28].
7Le phénomène le plus important qui fait le lien entre le temps court et le temps moyen dans le cadre de cette perte des repères, de ce désarmement idéologique généralisé, ce n’est pas tant l’inversion des figures historiques que leur équivalence dans la négativité. On assiste à un renvoi dos à dos des camps ennemis dans les guerres civiles, guerres européennes et mondiales, guerres mémorielles et symboliques, une symétrie aux conséquences catastrophiques. Giovanni Levi met ainsi l’accent sur les écrits révisionnistes italiens comme les mémoires de Giuliano Bonfante, qui abandonna le Front républicain en 1937, lors de la guerre d’Espagne, de Edgar Sogno, qui fut volontaire dans les troupes de Franco à partir de 1938, ou sur les travaux de Sergio Romano, un historien, diplomate et journaliste qui voit la justification du franquisme comme guerre anticommuniste. En somme, dans cette nuit de l’histoire où tous les chats sont gris, il valait mieux, tant qu’à faire, choisir le camp franquiste. Ainsi, après la période de silence qui suivit la mort de Franco et le rétablissement de la démocratie, les récentes années ont donc vu le révisionnisme historique reprendre de la vigueur, la démythification du camp républicain durant la guerre d’Espagne [1] devenant un « sport national ». Il y a pourtant au plan politique des avancées. Le 20 novembre 2002, les députés espagnols ont voté à l’unanimité une résolution condamnant sa prise de pouvoir et accordant une reconnaissance morale aux victimes de la répression franquiste. Jusqu’à présent, le parti au pouvoir jugeait plus prudent, au nom de la réconciliation nationale, de ne pas « rouvrir d’anciennes blessures ». Depuis quelques années, des associations privées ou publiques militent pour cette mémoire républicaine si dévalorisée dans de larges zones du discours social [2].
8En Italie, la délégitimation de la Résistance, par un nivellement des valeurs, est à l’offensive. Le 14 octobre 2001, le président de la République Carlo Azeglio Ciampi prononça un discours au cours d’une cérémonie sur la Résistance à Bologne. Son passé de résistant semblait le placer au-dessus de tout soupçon. Il déclara : « Nous avons toujours en tête, dans nos activités quotidiennes, l’importance et la valeur de l’unité de l’Italie. Cette unité, dont nous sentons qu’elle est essentielle pour nous, cette unité qui, aujourd’hui, à un demi-siècle de distance, était, il faut bien le dire, le sentiment qui anima nombre des jeunes gens qui firent alors des choix différents et qui les firent en croyant servir d’égale façon l’honneur de la patrie » [in Tabucchi, 2001].
9Comment dès lors se mettre d’accord sur une date du « jour de la mémoire » ? L’initiateur du projet proposait le 16 octobre, date de la rafle du ghetto de Rome et du début de l’implantation de la déportation des juifs en Italie. Les déportés politiques ne s’estimaient pas inclus dans cette date anniversaire. Finalement, on choisit le 27 janvier, date anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. La proposition de loi fut approuvée par la Chambre des députés en avril 2000, mais la droite la fit rejeter au Sénat pour cause de partialité « d’une journée du souvenir uniquement consacrée aux victimes du national-socialisme, excluant les victimes des régimes de l’Est… » [Ruiz Torres, 2001 : 175].
Le renversement des symboles
10Le renversement des symboles ne transforme pas automatiquement les « bons » en « méchants » et réciproquement, mais il y contribue en semant la confusion. Le nazisme s’était fait le champion de ce renversement. Qu’on se souvienne des analyses d’Ernst Bloch : lorsqu’il publie Héritage de ce temps en 1935, il est déjà en exil et tente d’analyser les causes du triomphe du fascisme en Allemagne, de la défaite fracassante d’un mouvement ouvrier puissant quoique coupé en deux depuis l’écrasement du mouvement spartakiste en 1919. Il a recours à une notion-clé, la « non-contemporanéité ».
11Sont non contemporaines les formes de penser et d’agir ou de sentir qui ne répondent pas aux contradictions du présent, et qui puisent leur symbolisme dans le passé, parfois dans des époques reculées. Dans les périodes de crise resurgissent ainsi des formes de conscience préindustrielles et prémodernes, romantiques, religieuses, irrationnelles.
12Le Japon, allié de l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale, a mené en Asie une guerre impérialiste. Très récemment, à l’occasion de la réédition d’un manuel scolaire japonais qui minimise le caractère sanglant du siège de Nankin, de grandes manifestations ont eu lieu en Chine contre l’amnésie japonaise. Mais les commémorations de la fin de la guerre du Pacifique relancent l’affirmation qui fait du Japon non pas un agresseur, mais une victime. Il n’est pas question de nier la violence des bombardements de Tokyo qui détruisirent la ville, ni celle, inédite, du feu thermonucléaire de Hiroshima et Nagasaki, faisant plus de 350 000 morts. La reconnaissance de ce phénomène n’efface pas les problèmes de causalité de la guerre, ni le nombre effarant des milliers de victimes de l’expansionnisme et de l’impérialisme japonais des années trente et de la guerre. La conjoncture commande, ainsi que le souligne Philippe Pons [2005] qui met en avant une collusion d’intérêts à soixante ans d’intervalle entre les États-Unis et le Japon, laquelle permet à ce dernier de manipuler son passé et de commémorer, au sanctuaire de Yasukuni, la mémoire de criminels de guerre [3].
Que faire du 8 mai ?
13Que faire du 8 mai 1945 ? Si la guerre continue encore en Asie, pour l’Europe, cette date marque la capitulation à Berlin de la Wehrmacht et la fin du régime nazi, donc la fin de la guerre. Mais en réalité, les choses sont infiniment plus complexes. Il y a deux capitulations. La première a lieu le 7 mai à Reims, mais les Soviétiques exigent que la vraie capitulation ait lieu à Berlin. Étant donné les sacrifices qui ont été les leurs durant la guerre, plus de vingt millions de morts, il n’est pas question pour les Occidentaux de résister. Il en a été de même à Yalta où l’Europe de l’après-guerre se dessine, puis un peu plus tard à Potsdam.
14En France, le 7 mai 1946, l’Assemblée constituante fixait la commémoration de la victoire sur l’Allemagne au premier dimanche suivant le 8 mai, jour de la fête traditionnelle de Jeanne d’Arc, vénérée par la droite et l’extrême droite et symbole de la résistance à l’ennemi sous l’Occupation. Cela permettait une réconciliation nationale avant même les lois d’amnistie. Puis le 8 mai, jour férié mais non chômé, puis férié et chômé, connaît bien des vicissitudes. En 1975, le président de la République Valéry Giscard d’Estaing décide, au nom de la réconciliation franco-allemande, de ne plus commémorer la victoire, provoquant un tollé général. Puis François Mitterrand rétablit la commémoration du 8 mai, au lendemain de son élection à la présidence de la République, par la loi du 23 septembre 1981.
15En Allemagne de l’Ouest, ce fut longtemps le jour de la catastrophe, de l’humiliation nationale, tant il était difficile d’en faire un symbole positif comme à l’Est. Là, se met en place ce qui deviendra à son tour un mythe instrumentalisé, celui d’une Allemagne de résistants et d’antifascistes. Symboliquement, c’est le 8 mai 1985 que Richard von Weizsäcker, dans un discours officiel, opère ce renversement. Il souligne que le 8 mai a été vécu par les Allemands comme un jour de deuil, d’anéantissement, tout en montrant solennellement qu’il les a aussi et surtout libérés du joug national-socialiste, de la terreur nazie, faisant entrer à nouveau l’Allemagne dans le concert des nations civilisées. Depuis, le discours officiel de l’Allemagne suit de près celui de Weiszäcker, même si de fait les mémoires familiales sont plus complexes et ont du mal à s’y arrimer.
16Mais c’est dans les pays Baltes que les révisions de l’histoire sont les plus avancées, rendant le 8 mai indécodable, sauf à renverser totalement les symboles, ce qui, dans le cadre de leur entrée dans l’Europe, est impossible. C’est en effet le 9 mai 2005, à Moscou, que devaient se tenir les grandes cérémonies de commémoration de la victoire sur l’Allemagne nazie. Mais depuis l’indépendance des pays Baltes, la chute du Mur et la disparition de l’urss, ceux-ci, avec des nuances, chacun ayant sa spécificité, ont eu tendance à démoniser l’urss et le communisme et à minimiser le rôle des collaborateurs avec les nazis, les assimilant à des résistants, des partisans, quand ces pays ne leur édifient pas des mémoriaux. En témoigne le cas de l’Estonie qui, au moment des cérémonies de la capitulation sans condition de l’Allemagne, inaugurait à Tallin le 8 mai 2005 un mémorial à la gloire de « ceux qui ont péri en combattant pour la liberté » et plus précisément de ceux qui se sont engagés dans la 20e division des Waffen ss. L’urss devient ainsi l’ennemi principal dans la mémoire estonienne.
17Rien ne montre mieux ce révisionnisme historique que le traitement qui affecta la date du 8 mai et sa commémoration. Divers pays Baltes, telles la Lettonie et l’Estonie, n’étaient pas présents aux cérémonies du 9 mai. D’ailleurs la présidente de la Lettonie, Vaira Vike-Freiberga, avait dès janvier 2005 rédigé une déclaration solennelle dans laquelle elle disait que, certes, le soixantième anniversaire de la défaite des nazis était une grande date historique, digne d’être commémorée, mais qu’il s’agissait aussi pour son pays d’un sombre jour. À Bruxelles, ce fut une guerre de communiqués pour arriver à une motion sur le 8 mai, adoptée le jeudi 12 mai à Strasbourg par 463 voix contre 49, celles des communistes, souscrivant à la conception de l’histoire des pays Baltes et à leur révisionnisme historique. On peut avoir le sentiment qu’il s’agissait lors des cérémonies du 9 mai 2005 de la dernière véritable commémoration du 8 mai 1945 et que, désormais, le paradigme antifasciste né de la dernière guerre mondiale est définitivement mort [4].
Les bifurcations de la mémoire
18Le mémoriel n’est jamais ce qu’on voudrait qu’il soit. Il n’y a, de la part des sociétés, aucune maîtrise du passé [5] et de la façon dont il vient nous hanter. L’exemple allemand en témoigne. La politique d’Adenauer a consisté, d’une part, à freiner les politiques de dénazification des Alliés, de façon à ce que la réconciliation nationale fût possible, à réintégrer le maximum d’anciens nazis ou sympathisants dans la vie publique et, d’autre part, à établir la démarcation entre une nouvelle Allemagne aux institutions démocratiques et l’ancien Reich. Cette politique a donné ses fruits bien au-delà de ce qui avait été voulu. On vit un renouveau du fascisme politique en Allemagne sous des dénominations diverses. Quand les stratégies de réintégration des nazis dans la société civile ne donnèrent pas les résultats escomptés, à la fin des années cinquante, la République fédérale se décida à traduire en justice les plus impliqués des nazis qui appartenaient à un échelon intermédiaire de la société allemande. Les premiers procès commencèrent, avant même celui d’Eichmann, à Jérusalem en 1961, et culminèrent avec les procès de Francfort de 1963-1965. Mais le procès a ses propres règles et, d’une façon générale, subjectivise les problèmes des actes criminels. Il s’en est suivi, dans le contexte de l’époque, que la judiciarisation a entraîné, sauf exception, des peines légères, et ne servit guère la cause pour laquelle elle avait été établie. Cette reconnaissance du passé de l’Allemagne se transforma en fait en modalité de l’oubli. Il fallut attendre le grand mouvement des étudiants pour que déferle la mise en cause violente de la génération précédente et la reconnaissance du génocide des juifs. La scène allemande alors, du moins dans ses modalités officielles, devient philosémite et très « politiquement correcte ». À tel point que dans sa politique de la mémoire, l’Allemagne se lance dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix dans de grands travaux mémoriels. Mais, là encore, les solutions trouvées sont à double tranchant, tant l’accent mis sur la fascination, l’émotion, l’esthétique et la monumentalisation semble, dans une ironie amère et paradoxale, conduire à une banalisation.
19Chaque fois que l’Allemagne accentue sa politique mémorielle dans le sens d’une reconnaissance, dans l’acte même qu’elle choisit elle opère des avancées et, au même moment, les formes sélectionnées ou le contexte imposent des limites et des bifurcations qui entraînent de nouvelles modalités de l’oubli, comme si un vrai travail mémoriel était impossible. Ainsi, au moment où l’Allemagne restaurait le stade nazi des jeux Olympiques de 1936 en vue de la nouvelle Coupe du monde de football, elle commençait à démolir le palais de la République, grand symbole de la rda, une des dernières traces mémorielles de l’Est défunt. Comme quoi, la guerre des mémoires continue derrière le nouveau nationalisme cordial.
Entre l’histoire et la mémoire
20Souvent, les historiens brossent un tableau idyllique du travail de leur corporation par rapport au militant de la mémoire. Ils nous rappellent sa déontologie : volonté de connaissance et vérité, alors que le militant de la mémoire aurait la fidélité comme valeur essentielle. Souvent d’ailleurs, vérité et justice s’accordent. Les historiens nous répètent qu’il ne faut jamais oublier la complexité des phénomènes qu’on étudie et, pour ce faire, qu’il est nécessaire de toujours les situer dans leur contexte, dans leur chaîne de causalités pour pouvoir établir une distance critique. Malheureusement, le travail de l’historien n’est pas tout à fait ce qu’on croit. Aujourd’hui, ces derniers n’ont pas le monopole du discours sur le passé, ni même forcément du discours savant et de la distance critique. Peut-être sont-ils nostalgiques, en tant qu’experts, de ne plus avoir ce monopole. Souvent ils sont, et parfois à leur insu, pourvoyeurs de mythes et créateurs du mémoriel. À propos de l’ouvrage de Thomas Gross, Neighbours, rendant compte du pogrom de Jedwabne en Pologne, en juillet 1941, on a vu plusieurs historiens polonais intervenir pour nier ou minimiser la responsabilité et l’implication de la population polonaise dans le massacre des juifs du village, alors même que l’État polonais et, dans une moindre mesure, l’Église reconnaissaient les faits. En Roumanie, on ne compte plus les historiens de divers instituts d’histoire qui vouent un culte au maréchal Antonescu et nient ou minimisent ses responsabilités dans l’extermination des juifs de Transnistrie, Bessarabie et Bucovine. Ces massacres sont entièrement mis au compte des troupes allemandes, alors même que les archives récemment disponibles depuis dix ans sont accablantes.
21Tout dépend des conjonctures et de la circulation du discours social qui fait qu’à un moment donné c’est le discours historien qui garde raison, tandis que dans d’autres occasions, quand le mythique revient en force, il alimente la machine à rêver le passé. Ces remarques ne visent pas à défendre une position relativiste : du vrai peut être posé sur le réel du passé et l’historien qui travaille en fonction d’une déontologie précise et rigoureuse peut faire avancer notre connaissance du passé. Mais il n’y a pas de garantie qu’on ait affaire à un discours de la vérité. La mémoire aujourd’hui cherche à se démarquer de cette connaissance et parfois à s’y substituer, découvrant d’autres approches possibles.
22Dans son livre Family Frames, Marianne Hirsch a proposé le terme de « postmémoire » pour désigner la spécificité de la transmission des traumatismes de la guerre et du génocide chez ceux qui n’ont pas connu la guerre. « La postmémoire est séparée de la mémoire par une distance de génération, et de l’histoire par un rapport d’émotions personnelles. La postmémoire est une forme très puissante et très particulière de mémoire, précisément parce que son rapport aux objets et aux sources n’est pas médiatisé par des souvenirs, mais par un investissement imaginaire et par la création » [1997 : 22]. Un très grand nombre de créations aujourd’hui relèvent de la postmémoire ainsi entendue. Les artistes, écrivains, architectes ou installateurs vont utiliser tous les médias, tous les supports pour s’exprimer, et rendre compte d’une transmission difficile et fragile, d’une expérience qu’ils n’ont pas connue, mais dont ils transportent le mal en eux et la blessure. Dans sa postface au livre de Charlotte Beradt, Reinhart Koselleck évoque « le passé présent saturé d’expérience des survivants, [qui] devient un pur passé d’où s’est retirée l’expérience, même si nous vivons encore aujourd’hui dans son ombre » [2001 : 153-154]. Pour la postmémoire, le passé n’est pas devenu du « pur passé ». Loin de là ! Les œuvres créées constituent un espace transitionnel où ce passé est revécu, re-« expériencié », et où ce re-jeu permet de ne plus en rester fasciné, halluciné, mais d’en être partie prenante dans la conscience même de l’éloignement.
23Des commémorations à l’édification de mémoriaux ou de parcs de dérision, du scandale à propos des tabous à la levée de censure concernant les zones d’ombre et les infâmies du passé, ce dernier a toujours un avenir infini, indéfini, et le révisionnisme est bien à l’ordre du jour. En face, ce qui reste de pensée critique, et la littérature peut-être. Kadaré critique le fixisme des aèdes anciens du Kosovo, évoquant le passé pour mieux condamner les raidissements du présent. Kafka interroge l’« insu » des périodes immémorielles et les paroles tenues à leur égard. Nous pourrions bien nous trouver, en ce début du xxie siècle, comme ces bâtisseurs de la muraille de Chine, chez Kafka, qui commencent par tous les bouts à la fois, donnant lieu à une construction, une mémoire pleine de trous. ?
Références bibliographiques
- Aïtmatov Tchinginz, 1982, Une journée plus longue qu’un siècle, Paris, Temps actuels.
- Cercas Javier, 2002, Les soldats de Salamine, Arles, Actes Sud.
- Endlich Stéphanie, 2003, « Grands projets : un nouveau paysage des Lieux de mémoire », Les Temps modernes, 625 : 93-118.
- Hirsch Marianne, 1997, Family Frames. Photography, Narrative and Postmemory, Cambridge, Harvard University Press.
- Koselleck Reinhart, 2001 (1981), « Postface au livre de Charlotte Beradt », Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot.
- Levi Giovanni, 2001, « Le passé lointain. Sur l’usage politique de l’histoire », in François Hartog et Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’ehess.
- Pons Philippe, 2005, « Soixante ans après sa reddition, le Japon continue à se poser en victime de la guerre du Pacifique », Le Monde, 27 juin 2005.
- Robin Régine, 2003, La mémoire saturée, Paris, Stock.
- Ruiz Torres Pedro, 2001, « Les usages politiques de l’histoire en Espagne. Formes, limites et contradictions », in François Hartog et Jacques Revel (dir.), Les usages politiques du passé, Paris, Éditions de l’ehess.
- Tabucchi Antonio, 2001, « Italie : les fantômes du fascisme », Le Monde, 20 octobre 2001.
Mots-clés éditeurs : victime, oubli, symbole, mémoire, histoire
Date de mise en ligne : 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.073.0395Notes
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Cette délégitimation du camp républicain est une dimension fondamentale du révisionnisme historique.
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Un roman récemment traduit de Javier Cercas [2002] pose bien les problèmes de la mémoire collective en Espagne, à l’heure actuelle.
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Yasukuni est un sanctuaire de Tokyo où sont enterrés des soldats japonais morts durant la Seconde Guerre mondiale, dont des criminels de guerre, certains condamnés par le tribunal militaire international de l’Extrême-Orient. Le Premier ministre japonais s’est illustré dernièrement en allant personnellement honorer ces morts, au grand dam des Chinois et des Coréens.
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Je parle de révisionnisme au sens fort et non de la légitime relecture que les historiens doivent faire en fonction de nouvelles hypothèses, de nouvelles archives disponibles. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des comptes à demander à l’ex-urss et ne fait aucunement passer sous silence les crimes de l’époque stalinienne.
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Contrairement au célèbre mot utilisé si souvent en Allemagne et qu’on traduit communément par : « maîtrise du passé » (Vergangenheitsbewältigung).