Notes
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[1]
Les mythes fondateurs de la politique israélienne a d’abord été publié par les Éditions de la Vieille Taupe en 1995, puis à compte d’auteur. Le livre a été interdit. Il est traduit en plusieurs langues et notamment en arabe.
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[2]
Libération, 3 mai 1990.
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[3]
Dalloz, coll. « Jurisprudence », 1983 : 59.
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[4]
« Bilan et perspectives de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe », 2002, Commission nationale consultative des droits de l’homme (cncdh), Actes du colloque du 5 juillet à la cour d’appel de Paris, www.commission-droits-homme.fr
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[5]
Recueil des arrêts de la Cour de cassation (chambre criminelle), 1993.
-
[6]
Recueil des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, 23 septembre 1998.
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[7]
Recueil des arrêts de la Cour de cassation (chambre criminelle), 2004.
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[8]
« Le génocide, le juge et l’historien », L’Histoire, 138, novembre 1990.
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[9]
cncdh, 2002, op. cit. : 41.
-
[10]
cncdh, 2002, op. cit. : 44.
« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
1Interdire le discours négationniste par une loi spécifique constitue-t-il la simple application du principe selon lequel les bornes à la liberté – qui consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui – doivent être déterminées par la loi (art. 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) ? Ou, au contraire, cette pénalisation d’un discours – fût-il crapuleux – est-elle une atteinte à la liberté d’expression, une entrave à la libre recherche historique ? Punir le discours négationniste ne risque-t-il pas de renforcer son impact en lui donnant une tribune ?
2En d’autres termes, la « folie légiférante » des gouvernants en France [Carbonnier, 1979] ne tombe-t-elle pas dans le travers dénoncé par Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires » ?
3Contrairement au droit américain, étudié par Claire Bruyère, la tradition française a tendance à multiplier le droit écrit au risque de l’incohérence et de l’inaccessibilité pour le simple citoyen. Pourquoi fait-on des lois ? C’est à cette interrogation que nous voudrions tenter de répondre en étudiant la loi Gayssot, son contenu, les conditions de sa naissance, son application, les critiques qui lui ont été faites et qui n’ont pas cessé depuis 1990.
4Cette loi du 13 juillet 1990 interdit le discours dit négationniste, qui conteste par tous moyens l’existence des chambres à gaz et l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle prend place dans une loi plus générale, la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Celle-ci, qui figure dans le Code pénal, contient la plupart des dispositions que l’on peut rattacher à la censure. Son article premier proclame : « L’imprimerie et la librairie sont libres », affirmant en cela qu’il n’existe pas de censure préalable en France. En cent vingt-cinq ans, cette loi a pris des proportions monstrueuses. Elle occupe avec sa jurisprudence cent quarante-huit pages du Code pénal. Les raisons de cette inflation sont multiples. Elles tiennent à des conjonctures historiques et politiques, mais aussi à des évolutions technologiques. L’apparition du cinéma, de l’audiovisuel et plus récemment d’Internet a obligé le législateur à adapter pour d’autres supports des textes d’abord pensés pour les publications écrites.
5Pour donner le cadre général de la loi Gayssot, il est utile de citer quelques-unes des exceptions à la liberté d’expression contenues dans la loi de 1881. L’article 24 comporte un certain nombre de dispositions remises en ordre par une loi de 1992, mais qui s’échelonnent de 1893 à 1992. Elles concernent les discours, cris, écrits, dessins, gravures et images rendus publics incitant à des crimes ou délits, comme les provocations aux agressions sexuelles, l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des actes de terrorisme. C’est dans ce texte que figure la loi du 1er juillet 1972 dite loi Pleven : « Ceux qui par discours, cris, écrits, gravures, dessins, peintures, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée seront punis d’un emprisonnement d’un an et d’une amende de 45 000 euros ou de l’une de ces deux peines seulement. » Les articles 29 à 40 sanctionnent la diffamation et l’injure, y compris à caractère raciste. La loi du 16 juillet 1949 prévoit des dispositions restrictives pour les publications destinées à la jeunesse. Enfin, la loi du 30 septembre 1986, après avoir affirmé que « La communication audiovisuelle est libre », prévoit un certain nombre de dispositions restrictives. Ce panorama forcément rapide et non exhaustif montre les possibilités d’atteinte à la liberté d’expression, recensées dans les textes, même si les occurrences où ces textes s’appliquent ne se présentent que rarement. Mais les conjonctures peuvent changer et le dispositif juridique « dormant » peut être réveillé.
6L’article 24 bis de la loi sur la presse, intitulé « loi Gayssot », s’insère dans ce dispositif.
7Après avoir exposé le contenu juridique et l’histoire de ce texte, nous nous intéresserons à son application. Nous verrons ensuite la légitimité des critiques qui lui ont été adressées.
Contenu et histoire de la loi Gayssot
8Il s’agit en fait d’une refonte des textes réprimant les actes racistes, antisémites ou xénophobes. Elle concerne le Code pénal et la loi de 1881 précitée. Cette refonte résulte d’une proposition du groupe communiste. Elle a été présentée au nom de son groupe par M. Gayssot, sous la forme de cet article 24 bis introduit dans la loi sur la presse, qui érige en infraction pénale, sous certaines conditions, « le fait de contester publiquement l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par l’article 6c du statut du tribunal militaire annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ». L’article 6c stipule : « Sont constitutifs de l’infraction “crimes contre l’humanité”, les meurtres, les exterminations, les asservissements, les déportations et autres actes inhumains commis à l’encontre de la population civile, avant ou pendant la guerre. De même que la persécution pour des motifs raciaux, politiques ou religieux, commis à la suite de crimes entrant dans la compétence du Tribunal militaire international. » S’ajoute à cet élément matériel constitutif de l’infraction un élément intentionnel, c’est-à-dire un plan concerté. Contrairement aux crimes de guerre commis « contra legem », les crimes contre l’humanité sont perpétrés « propter legem », c’est-à-dire en conformité avec des lois établies par les autorités officielles.
9En d’autres termes, la loi Gayssot consacre le délit de négationnisme dans le cas particulier des crimes commis par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
10Pour comprendre ce texte, il est essentiel de revenir sur la notion de négationnisme et sur son histoire.
11Le négationnisme est apparu très peu de temps après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il s’est d’abord incarné autour d’un personnage paradoxal, Paul Rassinier, communiste puis socialiste et pacifiste dans les années trente. Résistant, il fut déporté à Buchenwald et à Dora, qui n’étaient pas, faut-il le rappeler, des camps d’extermination. À la Libération, on le retrouve député socialiste de Belfort. C’est en 1950 qu’il publie Le mensonge d’Ulysse, dans lequel il nie l’existence des chambres à gaz.
12La particularité de la pensée de Rassinier est de ne pas se revendiquer ouvertement de l’antisémitisme. Il sera suivi dans cette voie par un groupe qui se dit marxiste : « La Vieille Taupe », lui-même issu d’un groupe dissident du trotskisme, « Socialisme ou barbarie ». Les figures centrales de ce groupe sont Pierre Guillaume et Serge Thion. Pierre Vidal-Naquet résume ainsi l’idéologie sous-jacente à leur négation de l’existence des chambres à gaz : « Pour faire la révolution mondiale, il faut décharger la mémoire de l’hitlérisme de ce qu’il a eu de spécifique et montrer que l’Allemagne nazie, l’Occident libéral et bourgeois et l’urss stalinienne ou brejnévienne sont, quant au crime, sur le même niveau. L’Occident et les guerres coloniales, l’Allemagne, la Gestapo et l’urss, le kgb, sans parler des camps que l’on retrouve partout. Une fois les illusions dissipées, la place sera libre pour la vraie révolution, celle qui mettra fin à l’exploitation de l’homme par l’homme » [Vidal-Naquet, 1995 : 279].
13Les auteurs de la « Vieille Taupe », dans leur entreprise de négation du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, s’appuient sur les thèses d’un professeur de littérature, Robert Faurisson, qui commence à se faire connaître en 1974 et trouve une forme de célébrité en 1978, lors de la publication par le journal Le Monde d’un article intitulé : « Le problème des chambres à gaz ou la rumeur d’Auschwitz ». R. Faurisson fait des émules dans l’Université française, Henri Roques à Nantes, Jean Plantin à Lyon, pour ne parler que du négationnisme à la française.
14Un exemple de ces thèses est donné par la déclaration de Faurisson, le 17 décembre 1980, sur Europe 1 : « Les prétendues “chambres à gaz” hitlériennes et le prétendu “génocide” des Juifs forment un seul et même mensonge historique, qui a permis une gigantesque escroquerie politico-financière dont les principaux bénéficiaires sont l’État d’Israël et le sionisme international, et dont les principales victimes sont le peuple allemand – mais non pas ses dirigeants – et le peuple palestinien tout entier. »
15Cette déclaration est faite un peu plus de deux mois après l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic. Elle attire l’attention sur un autre élément de ce mouvement, l’antisionisme. Celui-ci est notamment représenté par les écrits de Roger Garaudy qui publie, en 1995, Les mythes fondateurs de la politique israélienne, où, sous prétexte de défense du peuple palestinien, il critique l’utilisation de la Shoah par les Israéliens, tout en mettant en doute son existence [1].
16Cette histoire éditoriale s’accompagne des « dérapages » verbaux du leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, qui parle de « point de détail de l’histoire » à propos des chambres à gaz, et de la croissance électorale du Front national.
17C’est dans ce contexte qu’est présentée à l’Assemblée nationale, en avril 1990, au nom du groupe communiste, une proposition de loi visant à accroître la répression des actes et des propos racistes. Jean-Claude Gayssot, le 2 mai 1990, défend ainsi sa loi à la tribune de l’Assemblée : « S’agit-il de refuser que le débat existe pour interpréter tel ou tel fait historique ? Imposer telle conception contre une autre ? Ou bien encore refuser toute interrogation, interdire tout droit à l’erreur ? Si c’était le cas, ce ne pourrait être acceptable. Mais il s’agit de tout autre chose avec cet amendement. Il s’agit, sur un point précis, de ne pas remettre en cause l’existence de faits absolument horribles pour servir de justification soi-disant scientifique à l’antisémitisme militant. »
18Les partis de droite s’insurgent et dénoncent une « manœuvre politicienne du gouvernement Rocard », tandis que certaines voix à gauche font remarquer que le Parti communiste trouve là une manière élégante de se refaire une virginité après les dérapages verbaux du maire communiste de Clichy-sous-Bois qui voyait les immigrés comme « des meutes de hyènes ».
19Les députés rpr (Rassemblement pour la République) et udf (Union pour la démocratie française), alliés pour l’occasion à la députée frontiste Marie-France Stirbois, estiment que cette proposition est « liberticide, honteuse pour la démocratie, qu’il s’agit d’un Vichy à l’envers » [2]. Remaniée et réduite, la loi sera votée par la gauche majoritaire. Il ne se trouvera pas soixante députés pour déférer le texte au Conseil constitutionnel. Celui-ci n’aura pas eu à se prononcer sur la conformité de la loi Gayssot notamment avec le principe constitutionnel de la liberté d’expression. Ajoutons que, au moment où la loi se discute, la profanation d’une tombe juive à Carpentras en mai 1990 soulève une grande indignation et suscite d’immenses manifestations.
La jurisprudence avant et après la loi Gayssot
20Les textes qui concernent la diffamation, ceux sanctionnant l’apologie des crimes de guerre ainsi que la provocation raciste par voie de presse ou de discours existaient bien avant la loi Gayssot. Il faut y ajouter l’article 1382 du Code civil, aussi ancien que le Code lui-même, qui dispose : « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » Ce dispositif juridique a permis un certain nombre de poursuites et de condamnations des écrits négationnistes avant la loi Gayssot.
21La première occurrence importante en est le procès intenté par la Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes contre P. Rassinier pour son livre, Le mensonge d’Ulysse. La motivation juridique est celle d’injures et diffamation, sur la base de l’article 29 de la loi sur la presse qui dispose : « Toute allégation ou imputation qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation… Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l’imputation d’aucun fait est une injure. » La cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 2 novembre 1951, condamne P. Rassinier à quinze jours de prison et 100 000 F d’amende, plus 400 000 F de dommages et intérêts à la fndirp.
22L’année suivante (19 mars 1952), Maurice Bardèche, après avoir été relaxé en première instance, est condamné en appel à un an de prison ferme et 50 000 F d’amende pour apologie du crime de meurtre. Le livre est interdit à la vente.
23La jurisprudence la plus intéressante, au regard des accusations portées contre la loi Gayssot, sur le thème de l’atteinte à la liberté d’expression, est celle qui résulte d’un jugement du 8 juillet 1981 du tribunal de grande instance de Paris qui opposait un certain nombre d’associations dont la licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) à R. Faurisson et de l’arrêt d’appel rendu par la cour d’appel de Paris le 26 avril 1983 [3].
24La base juridique de ce recours était la responsabilité de R. Faurisson, conformément à l’article 1382 du Code civil précité. Les associations ne demandaient pas au tribunal de dire si les chambres à gaz avaient existé, mais si R. Faurisson avait commis une faute en niant leur existence, et s’il devait réparation aux victimes. Pour condamner R. Faurisson, le tribunal devait prouver la faute. Les juges de première instance affirment d’entrée qu’ils n’ont ni qualité ni compétence pour juger l’histoire, que les historiens ont liberté pleine et entière dans leurs recherches, qu’ils ne sont tenus à aucun conformisme. Dès lors la faute de R. Faurisson est « d’avoir manqué aux obligations de prudence, de circonspection objective et de neutralité intellectuelle qui s’imposent au chercheur ». C’est donc la méthode qui est visée, celle-ci pouvant donner l’impression de considérer les écrits de R. Faurisson comme sérieux sur le fond. La cour d’appel de Paris maintient la condamnation, mais réforme sur un point le jugement de première instance. Elle affirme de nouveau que les tribunaux n’ont pas à juger de la vérité historique, mais elle va plus loin en estimant qu’elle ne peut se prononcer ni sur la légitimité ni sur la « légèreté » des travaux de R. Faurisson. Par contre, elle juge que : « Robert Faurisson est délibérément sorti du domaine de la recherche historique… lorsque résumant sa pensée sous forme de slogan, il a proclamé que “les prétendus massacres en chambres à gaz et le prétendu génocide sont un seul et même mensonge” », la cour « considérant que ces positions sont aussi blessantes pour les survivants de la déportation qu’outrageantes pour la mémoire des victimes, dont le grand public se trouve incité à méconnaître les souffrances, si ce n’est à les mettre en doute ». Elle condamne donc R. Faurisson à payer à la licra un franc symbolique à titre de dommages et intérêts, ladite somme constituant la réparation du préjudice moral subi par les associations demanderesses ou intervenantes.
25Enfin, dans une affaire jugée à Lyon en mai 1987, au moment où s’ouvrait le procès de Klaus Barbie, Les Annales d’histoire révisionniste, revue éditée par la « Vieille Taupe », étaient interdites à la vente sur la base de la provocation à la discrimination fondée sur l’origine d’un groupe de personnes.
26Apologie de crime, diffamation, responsabilité pour faute, provocation à la discrimination, l’arsenal juridique semblait suffisant pour poursuivre et condamner les auteurs d’écrits négationnistes.
27Il y a deux éléments de réponse à la question du « pourquoi une nouvelle loi ? ». Le premier est d’ordre politique. Nous l’avons déjà évoqué : montée en puissance du Front national, effet d’annonce d’une telle loi, volonté de marquer l’histoire. Le deuxième élément est d’ordre juridique. Il porte sur les difficultés à poursuivre de tels écrits quand ils ne contiennent ni apologie de crime, ni provocation à la discrimination. Il reste l’article 1382 précité qui implique pour les demandeurs et les juges, s’ils ne veulent pas jouer aux censeurs, de prouver la faute. De deux choses l’une, ou ces écrits sont implicitement antisémites, sous un vernis de recherche historique, et le droit français dans sa logique se doit d’incriminer l’abus de la liberté d’expression quand elle nuit à une autre liberté ; ou ces écrits ne sont pas antisémites, et les condamnations tombent sous le coup de l’atteinte à la liberté d’expression. Par rapport au droit français qui considère comme une infraction les propos et écrits racistes, la loi Gayssot était utile dans la mesure justement où elle évitait aux tribunaux la délicate position d’avoir à juger un travail d’historien.
28Dans sa thèse de droit public consacrée au rôle du droit dans la lutte contre le révisionnisme [Jeannin, 1995], France Jeannin fait un recensement complet des décisions judiciaires intervenues entre 1990 et 1995. Elle en trouve une trentaine. Sur ces trente, neuf seulement ont utilisé comme base juridique l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881. Les autres ont été jugées sur le fondement de la diffamation ou de l’incitation à la haine raciale.
29Lors d’un colloque tenu en 2002 à Paris sous l’égide de la Commission nationale consultative des droits de l’homme [4], Me Matthieu Bourrette, magistrat représentant le ministère de la Justice, chargé de faire le bilan de l’application de la loi Gayssot, dénombrait vingt-neuf condamnations entre 1992 et 2000. Ce chiffre est faible.
30En interpréter la faiblesse est difficile. La cause pourrait être la valeur exemplaire du texte, qui décourage les négationnistes, ou le nombre important de classements sans suite. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’article 24 bis a été utilisé, y compris par des associations qui l’avaient condamné, comme la Ligue des droits de l’homme.
31Les juridictions ont eu à se pencher sur la légitimité juridique de l’article. En effet, le premier argument avancé par les négationnistes poursuivis, et ce dès 1991, a été celui de la prévisibilité de la loi. Il était soutenu que la décision du tribunal de Nuremberg n’avait pas fait l’objet d’une publication, ce qui empêchait toute personne de savoir à l’avance si ses propos tombaient sous le coup de la loi. Cet argument, qui aurait pu sonner l’arrêt de mort de la loi en supprimant une partie de la définition de l’infraction, n’a pas été retenu par la Cour de cassation dans un arrêt du 23 février 1993 [5].
32Le second argument avancé consistait à soutenir que l’article 24 bis était contraire à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protège la liberté d’expression. Les arrêts rendus tant par les juridictions françaises que par la Cour européenne des droits de l’homme ont donné tort aux plaignants. Il a été jugé que l’ingérence dans la liberté d’expression est légitime au regard de la protection d’autres droits, que le texte réprimant le délit de contestation de crime contre l’humanité permettait la protection de l’ordre public, de la morale et du droit des individus, en se référant à la fois au respect dû au passé et à la nécessaire préservation de la paix sociale à venir. La Cour européenne a jugé qu’était compatible avec l’article 10 de sa Convention l’interdiction faite à un requérant d’afficher des brochures niant en tant que tel le fait historique de l’assassinat de millions de Juifs. Enfin la Cour européenne a utilisé la notion d’abus de droit, prévue à l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme, pour affirmer la légalité de l’infraction de négation de l’holocauste [6].
33Citons deux affaires plus précisément. Au sujet de l’ouvrage de Roger Garaudy, Les mythes fondateurs de la politique israélienne, la Cour de cassation dans un arrêt du 1er septembre 2004 a estimé que la contestation des crimes contre l’humanité est constituée même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou encore par voie d’insinuation [7].
34Les tribunaux ont également utilisé la possibilité de condamnation à de la prison ferme. Le négationniste Jean Plantin a été condamné à de la prison ferme le 18 décembre 2002. Les juges ont estimé que : « Le mensonge historique ne saurait constituer l’expression d’une simple opinion ordinaire » [Le Monde, 23 janvier 2003].
35On ne peut pas dire qu’il y avait véritablement un vide juridique – cette hantise française – avant la loi Gayssot. Mais celle-ci a permis un affichage plus clair des interdits, notamment en utilisant le terme « contestation » en lieu et place du terme « négation ». Ce délit vise certes la négation de l’existence de l’holocauste, mais aussi le doute, la minimisation ou encore le fait de faire état d’un mensonge historique.
36Pour terminer sur l’application de la loi, il faut mentionner les difficultés nouvelles dues à l’extension d’Internet. Il y aurait au minimum dix mille sites négationnistes recensés et leur nombre est en augmentation constante. Les poursuites sont le plus souvent impossibles, les sites étant situés à l’étranger, en particulier aux États-Unis. Le nombre de classements sans suite est dû essentiellement à l’impossibilité des poursuites des auteurs sur Internet.
Interrogations sur la légitimité de la loi Gayssot
• La loi Gayssot et la liberté d’expression
37En interdisant un discours, il est indéniable que la loi Gayssot porte atteinte à la liberté d’expression. Il s’agit d’une décision grave et l’on comprend les critiques qui lui ont été adressées de bonne foi. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la polémique dure depuis quinze ans, révélant un vrai malaise. L’un des signes de ces interrogations est le nombre de sites sur Internet (plus de vingt mille) consacrés à des forums sur cette loi.
38Si l’on exclut les prises de position ouvertement racistes et nazies, il reste plusieurs critiques qu’il ne faut pas sous-estimer. Cette loi non seulement engagerait la France dans une spirale de répression de la libre expression, mais, qui plus est, elle serait non seulement inutile mais nuisible. On pourrait même soutenir qu’une telle loi générerait le discours négationniste. Elle offrirait une occasion unique aux négationnistes de se poser en victimes d’une loi liberticide. Certains opposants à la loi se fondent sur le caractère manifestement mensonger des assertions négationnistes. En d’autres termes, laissons les quelques doctrinaires parler et écrire. Sans publicité, leur prétendue analyse historique s’éteindra d’elle-même et ne convaincra que ceux qui sont déjà convaincus et qu’aucune loi n’empêchera d’être antisémites.
39D’autres critiquent à juste titre la menace d’extension de ce type d’interdictions. On a vu récemment un projet de loi punissant les propos homophobes et sexistes être retiré sous la pression de l’opinion, des éditeurs et des organes de presse. Dans le même sens, on pourrait imaginer l’extension des interdictions de discours négationniste à d’autres génocides.
40Pour répondre à ces critiques, les partisans de la loi s’appuient essentiellement sur un argument. Le génocide des Juifs par les nazis répond bien à la définition du crime contre l’humanité. Il s’agit de détruire des individus parce qu’ils sont nés juifs. La volonté d’extermination est non seulement annoncée mais réalisée. Dans ces conditions, nier ce fait historique n’est plus une opinion, c’est un délit. Ce n’est pas l’expression d’une pensée, c’est ouvertement de l’antisémitisme. Le négationnisme présuppose comme un postulat que de toute façon le Juif ment, le Juif escroque, le Juif tyrannise, le Juif commet une escroquerie à la compassion universelle pour obtenir l’immunité sur les crimes qu’il commet. Les propos récents de Dieudonné, acclamés dans certains milieux, vont dans ce sens. Dans ces conditions, le droit, en mettant en œuvre la notion d’abus du droit d’expression, ne fait que reconnaître que le crime commence par des mots.
41C’est le fondement même du droit que de poser des limites. C’est aussi son rôle d’agir. Le droit n’est pas une science humaine comme la sociologie ou l’ethnologie. Le droit est le reflet d’une histoire, mais il est également acteur de l’histoire. En posant un texte de loi, en interprétant une loi, le juriste agit sur le fonctionnement social. Veiller à l’ordre public ne signifie pas seulement réprimer tout ce qui fait désordre dans un ordre immuable. C’est aussi permettre à des êtres humains de coexister sans trop de violence. Le droit est une négociation constante qui aboutit à des compromis. La notion d’abus de droit est centrale dans tous les dispositifs juridiques.
• La loi Gayssot et la vérité historique
42La loi Gayssot risque-t-elle d’instituer une vérité officielle, une vérité d’État, qui est le propre des dictatures ? Dans l’ensemble, les historiens ont estimé que cette loi était au pire dangereuse, au moins inopportune.
43La plus virulente a été Madeleine Rebérioux, alors vice-présidente de la ldh. Dans un article paru dans L’Histoire [8], elle affirme : « La loi fixe des interdits, édicte des prescriptions, peut définir des libertés. Elle est de l’ordre du normatif. Elle ne saurait dire le vrai. Non seulement rien n’est plus difficile à constituer en délit qu’un mensonge historique, mais le concept même de vérité historique récuse l’autorité étatique. »
44La critique de P. Vidal-Naquet est plus subtile. Il estime que la répression judiciaire contre les délirants est une arme dangereuse qui peut se retourner contre ceux qui la manient. « Est-ce à dire qu’il faut capituler devant la négation, glisser un peu vers un monde où tout se vaut, l’historien et le faussaire, le fantasme et la réalité, le massacre et l’accident de voiture ? […] Il faut certes prendre son parti de ce que le monde comporte des Faurisson comme il comporte des maquereaux et des sociétés de films pornographiques. Mais il ne peut être question de lui laisser le terrain […] Le travail archéologique était inutile en 1945 parce que les ruines fumaient encore et que les témoins criaient, il est devenu indispensable aujourd’hui » [Vidal-Naquet, 1987 : 183-184]. Tout en affirmant qu’il faut combattre avec sérieux et compétence les thèses négationnistes et ceci parce que les faits s’éloignent et que les témoins disparaissent, il dit son scepticisme sur l’intervention de la loi, qui risque selon lui d’amener les tribunaux sur le terrain des négationnistes et de mettre les juges dans l’embarras.
45Denis Salas, magistrat et historien de la justice, pose les mêmes questions dans sa contribution au colloque précité de la Commission nationale consultative des droits de l’homme : « Le droit peut-il contribuer au travail de mémoire ? Par lui-même, le droit ne peut être seulement au service de la mémoire blessée car il doit aussi respecter les droits de l’accusé. Ce que les avocats de la mémoire qui voudraient que la justice soit leur porte-parole ne comprennent pas. En réprimant le négationnisme, on oublie trop que le droit ouvre un espace entre les points de vue. Par définition, il ne peut satisfaire ni les historiens, ni les porteurs de mémoire. Son rôle est d’arbitrer entre ces valeurs que sont la protection de la mémoire, le savoir historique et la liberté d’opinion. » [9]
46Dans ce qu’il appelle « Le triangle de la transgression : déni, délit, défi », D. Salas insiste sur les douloureuses articulations entre mémoire et histoire : « L’histoire est prise dans les soubresauts perpétuels d’une mémoire empêchée par le traumatisme. » [10]
47Pourquoi cette loi en France en 1990 ? Nous avons donné quelques éléments de réponse : conjoncture politique marquée notamment par la montée des extrêmes, mais aussi volonté de lutter contre un ennemi perfide parce que masqué sous le couvert de la recherche historique, celle-ci sanctifiée, faut-il le rappeler, par certains universitaires.
48Mais il est aussi intéressant de noter que sur les quarante-quatre pays membres du Conseil de l’Europe, seuls sept ont voté des textes réprimant le discours négationniste. La liste de ces pays est éclairante. La France inaugure cette législation en 1990, suivie par l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, le Luxembourg et la Suisse. Certains de ces pays sont directement responsables du génocide des Juifs, d’autres en ont été les témoins muets. La France se place dans un entre-deux. La collaboration avec la politique d’extermination des Juifs y a été active. Elle s’inscrivait dans un contexte historique où l’antisémitisme tient une place importante, comme en témoigne l’affaire Dreyfus. On peut voir dans ces choix législatifs l’expression d’un certain travail de mémoire et de culpabilité collective.
49Le contenu des sept législations nationales mentionnées ci-dessus est assez homogène. Il faut toutefois remarquer que la Suisse punit la contestation des génocides et des crimes contre l’humanité en général, mais en contrepartie elle exige que cette contestation ait été inspirée par un mobile raciste. Cette exigence du mobile raciste figure dans la loi allemande.
50Signalons enfin que l’Union européenne prépare une directive réprimant l’incitation à la discrimination, la violence ou la haine raciale, l’apologie ou la négation des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre ainsi que la minimalisation grossière ou la négation publique des crimes nazis. Ce texte est en discussion depuis plusieurs années.
51Doit-on voir dans ce projet, comme dans la loi Gayssot, la renaissance d’un délit d’opinion, qui est absent de la tradition des pays de common law ? Il apparaît que, là où ils existent, ces textes n’ont pas conduit à une disparition des propos ou écrits négationnistes, notamment par le biais d’Internet.
52Il serait trop rapide à mon sens de conclure à l’inutilité de tels textes qui viendrait s’ajouter à leur dangerosité. Si l’on estime qu’il n’y a pas de droit sans devoir, pas de liberté sans responsabilité, pas de responsabilité sans risque de préjudice pour des tiers, il faut maintenir un horizon de responsabilité à la liberté de l’historien comme à celle du journaliste, du médecin ou du juge.
53Mais il faut toujours être conscient de l’imperfection de la réponse juridique et donc prudent dans l’extension de son champ d’application.
54Il appartient aux historiens, aux journalistes, aux universitaires, aux pédagogues de jouer un rôle dans cette lutte contre les discours de haine.
55Il nous paraît utile de saluer la naissance d’une justice pénale internationale chargée de juger plus rapidement les crimes de masse et de permettre ainsi à la mémoire et à l’histoire de se rejoindre. ?
Références bibliographiques
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Mots-clés éditeurs : antisémitisme, négationnisme, liberté d'expression, droit d'expression, vérité historique, droit
Date de mise en ligne : 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.061.0027Notes
-
[1]
Les mythes fondateurs de la politique israélienne a d’abord été publié par les Éditions de la Vieille Taupe en 1995, puis à compte d’auteur. Le livre a été interdit. Il est traduit en plusieurs langues et notamment en arabe.
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[2]
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[3]
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[4]
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[5]
Recueil des arrêts de la Cour de cassation (chambre criminelle), 1993.
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[6]
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[7]
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[8]
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[9]
cncdh, 2002, op. cit. : 41.
-
[10]
cncdh, 2002, op. cit. : 44.