Notes
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[1]
Je n’entrerai pas dans le débat que suscite ce mot dans la discipline. Les « informateurs » seront considérés simplement comme ceux à qui l’ethnologue a recours pour analyser un savoir sur un phénomène, dans un groupe donné.
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[2]
La maison Weill est un nom générique désignant plusieurs sites spécialisés : à Paris (IIe arrondissement), à Bertry et à Honnechy dans le Cambrésis. Ce nom sera utilisé pour évoquer l’ensemble de ces sites.
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[3]
C’est-à-dire le sentiment de la valeur, réelle ou supposée, de leurs activités passées, pour eux-mêmes et pour les autres.
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[4]
Il ne s’agira pas ici d’entreprendre une réflexion sur le mode de production des données, ni de faire le récit d’une expérience de terrain, du point de vue de l’ethnologue. Ce dernier sera considéré comme l’entrepreneur d’une démarche spécifique, privilégiant l’approche de terrain et adoptant une démarche inductive, et non comme un individu particulier. Par contre, c’est l’expérience vécue par les acteurs du textile qui sera étudiée.
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[5]
À l’encontre des régions productrices de chanvre qui autoconsommaient leur production, les toiles de lin, les batistes ou les linons étaient destinés à une clientèle aisée. De la même manière, les productions de Haute Nouveauté sont réservées à une bourgeoisie inexistante dans cette zone.
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[6]
Située entre le Ponthieu et la Thiérache.
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[7]
Les maisons de Haute Nouveauté se répartissent en plusieurs sites. La fabrique, chargée du tissage et parfois de l’échantillonnage, est située dans le Vermandois. Elle est dirigée par un directeur et un contremaître. Les bureaux sont à Paris, dans le IIe arrondissement où ils sont tous regroupés. Les propriétaires de ces entreprises résident et travaillent dans la capitale où se fait le négoce et où se discutent les goûts et les couleurs du moment.
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[8]
Hormis une hypothétique fabrique de rideaux brodés, que je n’ai jamais vue fonctionner, et un petit nombre de métiers que les gens conservent dans un débarras, hors d’état de tissage.
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[9]
Depuis, il a été racheté par un ouvrier maçon qui réhabilite la maison du directeur.
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[10]
« Une ethnologue en mission. Un passé textile plein de richesses », L’Observateur, août 1998 : 17 ; « Drôle d’endroit pour une rencontre ethnologique… Quand le passé textile se met à revivre ! », La Voix du Nord, 27 juillet 1998.
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[11]
Aucun projet n’a vu le jour des années par la suite.
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[12]
Plusieurs séjours de terrain, de mai à juillet 1998, ont été réalisés.
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[13]
Pour répondre aux fluctuations dans les commandes, outre leurs salariés, les fabriques employaient, jusqu’à récemment, des artisans possédant leurs outils de travail et œuvrant à domicile.
1Que peut faire l’ethnologue, lorsque ses « informateurs [1] » potentiels refusent d’aborder la thématique, objet de sa recherche ? Telle fut la question à laquelle l’un d’entre eux dut répondre, lors d’un contrat passé, en 1998, avec la Mission du Patrimoine ethnologique sur le processus de création textile entre la Picardie et l’Île-de-France.
2Pourtant, ce contrat laissait augurer de conditions d’enquête facilitées. Ses commanditaires étaient en fait les conseillers à l’ethnologie de chacune des Régions qui constituaient respectivement les deux pôles de ce processus. En Picardie, le terrain de l’étude s’est imposé en raison des besoins identifiés par le commanditaire de cette Région. En effet, la Direction régionale des affaires culturelles (drac) disposait d’archives non documentées (livres de bandes et dessins d’armures sur moins d’un siècle) d’une maison textile particulière : la maison Weill [2] et les coordonnées de la dernière ouvrière à y avoir travaillé, susceptible de répondre aux questions soulevées par ces matériaux archivés. Le terrain se déroulerait donc à Bertry, petite ville du Vermandois, où était situé l’atelier d’échantillonnage de cette maison.
3Or, c’est lorsque j’ai annoncé mon arrivée sur le terrain que, plus clairement, l’informatrice, rencontrée lors d’un bref séjour d’introduction aux activités textiles du Vermandois, a exprimé son intention de ne pas « reparler de tout ça ». Elle présenta cette décision comme collective, puisque son frère et un contremaître, ayant tous deux travaillé dans la fabrique, refusaient également de participer à cette étude ou à aucune autre de même nature. Malgré cette décision, et avec le temps, l’enquête a eu lieu. Des années après, il est possible d’analyser ce qui s’est passé, entre ce refus initial de mes interlocuteurs et leur regard ravi et fier devant un catalogue d’exposition (Les fiertés textiles de Saint-Quentin, 1998) consacré à leurs productions et le rapport de l’étude [Lafaye, 1998] salué par un : « Je croyais que je ne savais rien et j’en savais des choses. » Comment sont-ils passés d’une volonté d’oubli à une valorisation de leurs activités textiles ? Par quels mécanismes en sont-ils parvenus à reconstruire une « conscience fière » [3] de leurs activités passées ?
4Cet article se propose d’analyser les manières dont les professionnels du textile de Bertry se sont emparés d’une étude ethnologique – à un moment particulier de cette démarche : l’enquête – pour repenser leurs anciennes activités de manière positive, en passant outre un épisode qui a été vécu comme violent : la fermeture d’un grand nombre d’usines textiles de Haute Nouveauté, dans les années soixante-dix.
5Pour rendre compte de cette expérience singulière [4], une première partie sera consacrée au déroulement de l’enquête, à l’engagement progressif de ces acteurs du textile dans une démarche qu’ils se sont peu à peu appropriée. Les prologues, les conclusions de tout entretien, les discussions informelles seront considérés comme un intertexte et utilisés pour rendre compte de ce cheminement, qui aboutit à l’engagement de ces professionnels du textile dans l’enquête et au processus par lequel ils ont pu reconsidérer des éléments capitaux de leur identité professionnelle puis sociale. Une seconde partie s’intéressera à ce moment clef dans l’histoire sociale de Bertry que sont les fermetures de fabriques textiles dans les années soixante-dix. Certaines conditions, réunies lors de l’étude, ont permis à ces professionnels du textile de dépasser ce moment douloureux, qui a masqué, durant plus d’une vingtaine d’années, les liens étroits les unissant aux activités textiles. Enfin, dans une troisième partie, ces liens, dont ils tirent désormais fierté, seront analysés. Ce sont eux qui les renvoient à leur histoire de vie et à leur vie professionnelle, puisque le secteur textile a modelé la socialisation des Bertrésiens, et a donc structuré leur identité sociale et professionnelle, scellant leur appartenance au monde industriel, mais aussi à un secteur spécifique et valorisé : la Haute Nouveauté.
Une étude ethnologique sur le textile en 1998
6Généralement, les groupes étudiés et les personnes rencontrées ne voient pas d’emblée l’intérêt d’une enquête ethnologique, ne saisissent pas son sens. Cependant, cette absence de sens ne suffit pas à expliquer le refus initial des Bertrésiens d’aborder leurs activités textiles. En fait, le thème même de l’étude a suscité une émotion, révélé un non-dit qui renvoyait ces anciens travailleurs du textile à l’histoire sociale du village, mais surtout les individus à leur histoire de vie, à un parcours professionnel qui s’est achevé par une exclusion définitive de leur secteur d’activité.
7Il existe des exemples de cette tension entre objet de connaissance pour le chercheur et objet d’émotion pour ses interlocuteurs. Stéphane Beaud et Michel Pialoux mentionnent le véritable effort qu’ont dû faire les os de chaîne de l’usine Peugeot à Sochaux-Montbéliard pour accepter d’évoquer leur travail à l’usine. Pour ces ouvriers, l’entretien équivalait à « replonger dans un monde qui leur était devenu, d’une certaine manière, étranger, hostile » [1999 : 54]. Interroger les professionnels du textile à Bertry procédait du même type d’immersion, croyaient-ils, puisque à ce moment-là, pour eux, textile rimait avec fermeture. Ils ne pouvaient donc concevoir que l’on puisse porter aujourd’hui un regard intéressé sur leurs activités passées.
8En effet, au début de l’enquête, en 1998, une chape de plomb s’était abattue sur le passé textile du Vermandois et plus particulièrement de Bertry. Pourtant, depuis des siècles, la Picardie s’est illustrée dans le domaine textile, grâce à des productions reconnues de tous. Dès le Moyen Âge, des toiles de lin sont fabriquées à Cambrai et à Saint-Quentin. De la même manière, dès la fin du xixe siècle, les tissus de Haute Nouveauté [5] vont faire le renom d’un centre de production spécialisé plus circonscrit : le Vermandois [6]. Il suffit de citer la maison Rodier à Bohain, ou les Tissus Chanel à Maretz, pour évaluer le renom dont bénéficiaient ces fabriques [7]. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, date de la crise textile, des tissus somptueux y seront produits, pour des couturiers prestigieux.
9Dans cette zone textile, Bertry se présente comme une petite ville située au sud du département du Nord, en Cambrésis. Elle compte actuellement environ deux mille habitants. Jouxtant Caudry, connue pour sa dentelle et peu éloignée de Villers-Outréaux, célèbre pour sa broderie, Bertry devint un pôle industriel à la fin du xixe siècle. Car, à l’encontre d’autres communes des environs, Bertry disposait d’une gare, facilitant la circulation des matières et des hommes. « Les horaires de travail étaient cadrés sur l’horaire de train », se souvient Léon, un tisseur.
10Aujourd’hui, seules quelques traces [8] de ces activités subsistent, mais elles n’ont pas toujours de sens pour des esprits ignorant ce passé proche ou désirant l’oublier. Certains bâtiments de fabriques ont été reconvertis. De « hauts lieux » bertrésiens sont désormais construits sur l’emplacement d’anciens « tissages » : la salle des fêtes, le supermarché, la boutique de la fleuriste, etc. Les autres tombent peu à peu en ruine, laissant là une trace peu valorisante des activités passées. Par exemple, les sites de la maison Weill, celui de Bertry et celui d’Honnechy, sont très dégradés. L’un devait être transformé en logements sociaux, alors que le second, mis en liquidation judiciaire, avait des difficultés à trouver un acquéreur [9] susceptible de lui trouver un nouvel usage. Certains Bertrésiens conservent la mémoire de ces lieux, mais cette dernière ne se transmet pas, puisque les jeunes ignorent tout de la réalité des liens entre Bertry et les fabriques. Pourtant, ces dernières fonctionnaient peu avant leur naissance et leurs proches y ont travaillé.
11L’architecture de certaines maisons d’habitation conserve également des traces de ces activités textiles, encore faut-il leur attribuer leur sens initial. Ces maisons dans l’alignement sur rue présentent des façades à pignon, pourvues à leur base d’une ouverture surmontée d’un arc de cercle, autrefois vitré, fournissant ainsi de la lumière aux tisseurs qui travaillaient le lin en cave. Ces ouvertures, appelées « trous de cave » (cf. ill. 3, p. 706), sont désormais en partie murées. Autre inscription du textile dans l’architecture des maisons, le plan de celles des tisseurs est souvent le même : une pièce unique, fortement éclairée, qui permettait d’installer un à deux métiers à tisser. Enfin, en aménageant une maison, il arrive qu’un des habitants retrouve un cahier de dessins textiles ou les archives d’une fabrique. Dans ce cas, le tout est consciencieusement brûlé. Le silence qui entoure ces activités interagit avec cette indifférence et cette méconnaissance.
12C’est dans ce contexte de relégation d’un pan essentiel des activités de la commune que l’enquête a débuté. Et ce n’est qu’au bout de deux jours de terrain, après de multiples explications de la démarche et du thème de l’étude, mais surtout après que mes interlocuteurs principaux aient acquis la conviction que je manifestais un réel souci de comprendre leurs activités, et un intérêt pour leurs savoir-faire tels qu’ils les concevaient, qu’ils ont pu imaginer avoir « des choses à dire ». Ils ont progressivement accepté de « parler textile » et ont, peu à peu, adopté une attitude inverse à celle du refus de participer qu’ils avaient eue initialement, allant jusqu’à faciliter l’accès du chercheur aux données.
13Jusque-là, ces professionnels du textile avaient le sentiment d’avoir tourné la page de leurs activités passées et considéraient ce thème avec le sentiment d’un échec. Par exemple, chaque rencontre s’ouvrait sur un constat de ce type : « Vous savez, quand j’ai quitté, j’ai dit : “Je fais un trait dessus. C’est fini !” » L’étude leur ouvrait un espace dans lequel ils se sont engouffrés pour ré-apprivoiser leur passé textile, redécouvrir leur lien au tissage, reconsidérer de manière positive leurs savoir-faire et les valoriser au regard d’un tiers extérieur à leur communauté. « Je revis ! », dit Lucien en fin de démarche.
14Toutefois, pendant un moment, ethnologue et professionnels du textile se sont observés et jaugés. J’ai dû faire preuve de souplesse pour ne pas contrarier la dynamique ainsi enclenchée. Je me devais de convaincre. Ainsi, j’ai évité de poser des questions trop directes en dehors de celles ayant trait au registre technique, comme nous le verrons. Toute interrogation pouvait d’un moment à l’autre renvoyer mes interlocuteurs à leur état d’esprit antérieur. Ainsi, parmi eux, certains avaient eu à entretenir des rapports avec un représentant de la discipline. Ses nombreuses questions n’avaient fait que les renforcer dans le sentiment de leur ignorance. Renée, par exemple, raconte des années après l’inconfort de ces rencontres : « Il m’a invitée à manger et il me posait plein de questions auxquelles je ne pouvais pas répondre. Je n’arrivais même pas à manger. »
15Malgré la souplesse que j’avais « volontairement » adoptée, cette étude avait deux objectifs. Il s’agissait d’abord de réaliser une ethnographie du processus de création textile – étapes, lieux ou structures, intervenants et modes de collaboration – en s’intéressant aux savoir-faire de ces professionnels à la production si particulière. Il s’agissait ensuite d’évaluer en quoi les individus ont le sentiment de créer, les moments durant lesquels ils revendiquent leur démarche créative, leur participation à une œuvre commune.
16Des entretiens ont ainsi été réalisés avec : une échantillonneuse, un contremaître, un extérieur travaillant uniquement « à façon », un « extérieur » ayant son propre tissage, un chef de production dans plusieurs maisons de Haute Nouveauté bertrésienne, une contredame à Paris pour une maison picarde, native de Bertry, un dessinateur en ameublement et tous ceux qui, à l’écoute de mon thème de recherche, s’écriaient incrédules : « Et vous vous intéressez à ça ? »
17Durant les entretiens, ces professionnels ont été sollicités pour faire le récit de leur itinéraire professionnel, en détaillant les choix faits ou les opportunités saisies ; de leurs interventions dans la production et la création textile, qu’ils explicitaient grâce à des exemples.
18C’est par ce deuxième aspect de l’étude que les informateurs ont trouvé à la fois un sens à cette étude, mais également se sont trouvé une fonction. Ils se sont improvisés formateurs techniques, dispensant à l’ethnologue un enseignement qu’ils savaient ardu, d’autant que cet apprentissage était limité dans le temps : le contrat – terrain sur les deux régions et rédaction – devait durer quatre mois. Ils m’ont initiée au vocabulaire textile, aux techniques de dessin et de tissage d’armures. Ils m’ont introduite dans leur univers, monde qui m’était jusque-là inconnu, en insistant sur l’aspect technique de leurs productions.
19Le fait qu’ils conçoivent l’étude comme une collecte d’informations techniques sur le textile n’est pas un hasard, puisque cet aspect fondait les compétences de ces « professionnels de métier ». La technique textile a alors constitué le cœur des discussions, et leur a permis de prendre conscience qu’ils disposaient d’un véritable savoir qu’ils pouvaient transmettre. Considérer le textile de ce point de vue les a aidés à retrouver la mémoire. « Je ne croyais vraiment pas que j’en reparlerai et je croyais me souvenir de rien », affirme Lucien, sincèrement étonné. « C’est bizarre, je croyais avoir tout oublié et tout me revient », dit Renée. Par contre, ce retour sur leurs activités passées n’a laissé que peu de place aux questions de vécu au travail. Les données recueillies sont empreintes du système paternaliste qui codifie les relations au travail dans cette région et de la dévalorisation, durant une vingtaine d’années, de ce qui a constitué le pilier de leur identité professionnelle et de leur identité sociale.
20Pour mettre en œuvre ce qui était devenu leur projet, ils ont facilité le déroulement de l’enquête en mobilisant différentes ressources, eux-mêmes surpris de leur entreprise : « Qui m’aurait dit qu’un jour, je reparlerais de tout ça ? » Le maire a mis à ma disposition une salle, m’a trouvé un hébergement chez l’habitant et a contacté quelques-uns de ses administrés. Le coiffeur, collectionneur de cartes postales anciennes, a été sollicité pour fournir une iconographie confirmant la splendeur passée de Bertry en matière textile et l’importance économique de ces activités. Visites de tissages, démonstrations de tissage manuel et rencontres avec des professionnels se sont succédé, utilisant le réseau relationnel de mes premiers interlocuteurs.
21En contrepartie, l’ethnologue a endossé le rôle qui lui était attribué : mi-apprenti, mi-traducteur d’un savoir pour l’extérieur. Car ses interlocuteurs avaient pour objectif de rendre compte de ce savoir, dont ils disposaient tout en sachant qu’ils ne pouvaient pas seuls le rendre visible. Ainsi, j’ai vulgarisé l’entreprise sur le territoire communal en répondant aux questions des journalistes locaux [10] mais aussi en produisant des écrits diffusables. Au fil de l’enquête, mes informateurs ont mieux évalué le savoir et les savoir-faire dont ils étaient détenteurs. C’est ainsi qu’à la lecture du rapport, l’un d’entre eux s’écriera : « Qu’est-ce que j’en savais des choses ! » et me sollicitera plusieurs fois pour que je le diffuse auprès de personnalités de la commune.
22À la fin de l’étude, des initiatives ont été amorcées, à l’intention de l’extérieur mais aussi des proches, visant à témoigner de ce passé collectif retrouvé. Par exemple, un métier à tisser a été récupéré par l’équipe municipale. Il devrait être remonté par d’anciens tisseurs pour être exposé dans la salle municipale afin de transmettre ce pan de l’histoire locale aux jeunes générations de Bertry [11].
23Cette enquête sur la création textile est donc le fruit d’ajustements successifs entre l’ethnologue et les protagonistes du textile. Les rôles de chacun se sont construits dans l’interaction. Les interlocuteurs du chercheur ont progressivement investi l’étude, et l’ont fait à leur manière, dépassant ainsi un moment de leur histoire qui a longtemps fait écran à la vie passée de la commune et de ses habitants.
Passer outre la fermeture des fabriques plus de vingt ans après
24La fermeture des fabriques de Haute Nouveauté, spécialité du Vermandois et base de l’identité professionnelle, n’est que rarement abordée par les professionnels du textile interrogés. Cependant, elle est le fil conducteur pour comprendre ce processus de construction d’une conscience fière de leurs activités textiles passées.
25C’est dans un contexte professionnel où chacun se définit par les activités qu’il exerce que survient la crise. À la fin des années soixante-dix, des vagues de licenciements successifs vont conduire aux fermetures de toutes les fabriques de Haute Nouveauté à Bertry. Cette crise heurte le secteur textile dans son ensemble. Auparavant, ce secteur a subi de multiples changements, mais les individus et les groupes professionnels ont pu y faire face. Par exemple, la Seconde Guerre mondiale a apporté de profonds bouleversements. Ce secteur d’activité a perdu les derniers artisans à domicile qui tissaient manuellement. Toutefois, profitant de l’euphorie de l’après-guerre, ceux-ci achetèrent des métiers mécaniques et s’installèrent à leur compte.
26Dans les années soixante-dix, il ne suffit plus d’attendre une reprise ou de s’adapter à de nouvelles formes d’organisation du travail. C’est tout un pan d’activités qui s’effondre. Aujourd’hui encore, cette période est présentée comme une étape franchie difficilement par le secteur textile français : « Depuis une trentaine d’années, l’industrie textile a connu une mutation profonde. Elle s’adapte à une nouvelle division internationale du travail avec l’émergence de nouveaux concurrents issus de pays à faibles coûts salariaux » [Ngaha, 2001 : 1].
27Ces fermetures sont vécues comme des événements violents, compte tenu du nombre d’emplois en jeu mais également de la manière brutale dont les individus ont dû entreprendre une reconversion. Les salariés de ces multiples fabriques ont eu le sentiment qu’ils étaient maltraités, ce qu’ils me signifieront en abordant la situation de collègues, mais jamais directement la leur. Comme le souligne Everett C. Hughes, « le monde vécu du travail » met en jeu la personnalité individuelle et l’identité sociale du sujet [Chapoulie, 1996]. Il cristallise son image de soi. C’est cette image de soi qui est mise en suspens au moment des fermetures.
28Encore actifs, ces travailleurs ont dû s’adapter et accepter des emplois très dévalorisés à leurs yeux. Ces « professionnels de métier », qui tiraient leur pouvoir de leur rapport au savoir technique dans la fabrique [Dubar, 1991 : 162], se trouvent dépossédés. Lucien est l’exemple type de cette dépossession. Au moment des fermetures, il a trouvé un emploi dans une filature – activité dépréciée par rapport au tissage –, dans laquelle il était « polyvalent ». « C’est pour ça, quand ça a fermé la Façonnière, que je suis parti chez L. Là, je n’étais plus le maître, je n’étais plus chez moi, je ne me suis jamais plu », explique-t-il. Après avoir été contremaître dans un tissage qu’il juge « haut de gamme », on lui a demandé de faire des travaux qu’il considère dépourvus d’intérêt : par exemple, repeindre la statue de « Notre-Dame du Textile » – pure invention de son « patron », selon lui – ou plumer des oies. D’ailleurs, il décrit ainsi son emploi : « Chez L., on faisait n’importe quoi ! » Il reste discret sur ses activités dans cette filature et n’a abordé le sujet qu’une seule fois avec moi, malgré des rencontres quotidiennes. Lucien terminera sa carrière en arrêt maladie. Comme le souligne Jean-Manuel de Queiroz, s’interrogeant sur les raisons d’un tel phénomène : « D’une certaine façon, l’expérience de l’exclusion est plus importante que l’exclusion elle-même » [1996 : 306].
29Pour certains, le système paternaliste lié au textile a une dernière fois joué à ce moment-là. Ils ont été aidés à retrouver un emploi dans un contexte en crise ou épargnés par les licenciements, mais tous se trouveront dans des situations peu enviables. Les employeurs de Renée avaient pour objectif de « la garder jusqu’à la retraite ». Ils s’y emploieront pendant quatorze ans, où elle officiera seule dans la fabrique de Bertry. Ils lui confieront des travaux peu valorisants aux yeux de tisseurs émérites, comme par exemple le rembobinage de fils à tricoter pour Phildar.
30Anne Monjaret a montré, à propos de la fermeture et du transfert de trois hôpitaux parisiens, que ce moment de la « vie » d’une entreprise est particulier, et qu’il affecte aussi le métier d’ethnologue. Dans cette recherche, recrutées par leurs directions, sur fond de conflit et de négociation, pour enquêter sur l’identité et la mémoire de ces trois institutions, les ethnologues de l’équipe ont été conduites à endosser une multitude de rôles. Certains de ces rôles étaient inhabituels, comme celui – non inscrit dans la convention – d’accompagnateurs sociaux du personnel, chargés de « donner la parole à tous les corps professionnels par le biais du travail d’enquête » [Monjaret, 2001 : 106].
31L’étude ethnographique sur la création textile confirme ce statut spécifique du moment des fermetures, deux décennies l’éloignent cependant de ce moment capital et situent les matériaux recueillis dans un autre espace mémoriel. Si dans le cas des hôpitaux parisiens les employés voulaient témoigner, dans celui des fabriques textiles bertrésiennes ils ont opté spontanément pour le silence. En fait, la distance par rapport aux événements modifie grandement la vision que les interlocuteurs de l’ethnologue en ont et l’émotion qu’ils continuent de susciter. L’étude ne viendra pas à bout du silence qui entoure les fermetures, mais leur offrira la possibilité de passer outre cet épisode qui a occulté leur vie professionnelle passée, pendant plus d’une vingtaine d’années.
32Ce changement dans leur attitude trouve sa source dans un nombre de conditions, réunies au moment de l’enquête, qui a facilité ce passage de la dévalorisation à la conscience fière et a permis leur participation. Tout d’abord, leur rapport au textile est désormais modifié. Ils sont à la retraite et n’ont plus à souffrir de relégation et de dévalorisation dans leur vie professionnelle. Ayant désormais cessé toute activité professionnelle, ils peuvent se forger un regard distancié, appréhender le textile de manière plus sereine.
33L’étude leur procurait aussi ce qu’ils considéraient comme des garanties. Le fait que l’ethnologue séjourne sur place et revienne [12] les a convaincus du sérieux de l’entreprise. De plus, qu’il soit mandaté et financé par une institution que ses interlocuteurs connaissaient, le ministère de la Culture, augmentait la reconnaissance qu’ils percevaient, même si cette dimension ne leur est pas apparue de prime abord. Ainsi, ces professionnels jadis exclus devenaient des interlocuteurs écoutés et intéressants.
34Enfin, cette recherche s’est terminée par des actions concrètes et tangibles : l’inauguration de l’exposition Les fiertés textiles du Saint-Quentinois, qui a eu lieu du 12 septembre au 1er novembre 1998 à Saint-Quentin, préfecture de l’Aisne. Le vernissage, auquel ils étaient conviés, a constitué un événement pour mes informateurs fréquentant peu les lieux culturels et peu habitués à en être les vedettes. Le catalogue, où ils ont retrouvé des éléments de leur quotidien révolu, a été considéré comme une trace tangible et durable de leurs efforts. Éléments concrets et visibles de leur participation à l’étude, vernissage et catalogue ont clôturé l’enquête réalisée à Bertry.
35La violence de la crise et ces reconversions obligées et peu valorisantes leur ont laissé un goût amer. Elles ont surtout profondément bouleversé leur identité sociale et professionnelle. La dynamique enclenchée avec l’étude leur a permis de dépasser cet épisode-écran de leur histoire qu’est la fermeture des fabriques et de prendre à nouveau en considération les éléments qui ont structuré l’essentiel de leurs activités et de leur vie passées.
Identité professionnelle et production de Haute Nouveauté
36La construction des identités sociales passe par deux processus identitaires hétérogènes : un processus biographique (identité pour soi) et un autre relationnel (identité pour autrui). Selon Claude Dubar, le premier se définit comme : « Une construction par les individus d’identités sociales et professionnelles à partir de catégories offertes par les institutions successives (famille, école, marché du travail, entreprise […]) », tandis que le second est : « La reconnaissance, à un moment donné et au sein d’un espace déterminé de légitimation, des identités aux savoirs, compétences et images de soi proposés et exprimés par les individus dans les systèmes d’action » [op. cit. : 128].
37Dans le cas des Bertrésiens, durant des siècles, ce système d’action s’est structuré – avec plus ou moins de force selon les histoires de vie – autour des activités textiles, qui ont fortement participé à l’image qu’ils se font d’eux-mêmes. Tant leur socialisation initiale, c’est-à-dire le processus par lequel ils se sont produits et ont été produits par elle, que leur socialisation secondaire, définie comme « l’acquisition de savoirs spécifiques et de rôles directement ou indirectement enracinés dans la division du travail » [Berger, Luckman, 1986 : 189], s’inscrivent dans ce temps des activités textiles. Le textile, c’est non seulement leur histoire commune, leur enfance, leurs rapports au travail, c’est ce qui a longtemps constitué le cadre relationnel dans lequel ils évoluaient.
38Avec les fermetures, ils ont subi une atteinte identitaire et ont perdu leur légitimité sociale. Le fait qu’ils puissent, aujourd’hui, se construire une conscience fière montre que jusque-là ils étaient dans une situation de désidentification, de « désaffection » [Queiroz, 1996]. Les emplois retrouvés pour poursuivre leur parcours professionnel jusqu’à la retraite n’étaient qu’une parenthèse ne leur permettant pas de se construire une nouvelle légitimité au travail. L’étude leur a permis de retrouver un peu de cette légitimité perdue. C’est ainsi qu’ils brossent un portrait de leur vie professionnelle et des conditions sociales dans le secteur textile empreint d’idéalisation, dont ils tirent fierté, c’est-à-dire s’enorgueillissent d’avantages réels ou supposés. Par exemple, ils présentent leurs activités passées comme un âge d’or, phénomène fréquent en ethnologie. C’est ainsi que Lucien présente de manière irénique son emploi avant la crise : « Personne à la Façonnière ne venait m’embêter. Ni les directeurs, ni les employés […] Je faisais ce que je voulais, comme je voulais. » Allégations qui demandent à être nuancées en raison de l’organisation hiérarchique qui régnait dans les fabriques. Ce que confirmera un ancien propriétaire de tissage en affirmant : « Les ouvriers [à la différence des employés], on ne pouvait pas leur demander grand-chose ! »
39Si les conditions de travail y étaient difficiles, les « nouveaux » discours occultent en grande partie les aspects négatifs de ces métiers. Par exemple, les rémunérations, sous forme de salaires très bas ou « à la production », c’est-à-dire au mètre, qui leur étaient allouées ne sont pas dénoncées. Les doubles emplois occupés par certains sont présentés comme des services rendus. La condition d’« extérieur » [13] n’était guère plus enviable. Malgré leurs activités diversifiées et des commanditaires multiples, les extérieurs étaient lourdement endettés. Les donneurs d’ordre jouaient de cette dépendance, immobilisant les métiers, pratiquant l’amende lorsque que la qualité des productions n’était pas jugée suffisante. Rares sont ceux qui comme Norbert, extérieur à la retraite, critiquent ces relations de travail : « Ils nous ont lapidés. Fallait l’aimer ce métier, on ne gagnait pas sa vie ! » Une question reste cependant en suspens : ces contraintes étaient-elles identifiées comme telles à l’époque ou faisaient-elles l’objet d’une cécité ?
40Au début du siècle à Bertry, la majorité de la population était occupée à des activités textiles. Les sorties d’usine donnaient lieu à de longues processions sur les routes : « Tout le monde partait ensemble. On se serait cru à Lourdes ! », affirme Lucien. De nombreuses fabriques employaient une main-d’œuvre abondante, tandis que des « extérieurs » travaillaient « à façon ». Tullistes, mulquiniers, gazistes, lamiers, tisseurs se partageaient le marché textile. Réparateurs, rotiers, navetiers et ébénistes pourvoyaient à la fabrication et à l’entretien du matériel. Renée se souvient du temps – « bien avant la guerre » – où tout Bertry résonnait du bruit des métiers : « D’une façon ou d’une autre, il est une époque où tous les foyers travaillaient directement ou indirectement pour le textile. Mis à part les artisans comme le couvreur, le peintre… »
41De ce fait, tous les adultes rencontrés à Bertry ont peu ou prou côtoyé des parents ou des voisins qui, soit œuvraient à domicile, soit travaillaient dans un tissage. La plupart, dès leur plus jeune âge, avaient servi de main-d’œuvre d’appoint pour leurs proches. Par exemple, Suzanne raconte ses débuts avec des parents tisseurs à domicile : « J’avais cinq ans, je mettais à l’égal. » Tandis que son mari évoque les siens : « Mon père faisait des velours avec des baguettes et nous [les enfants], on tirait les baguettes. » La familiarité avec le textile ainsi acquise facilitait l’apprentissage dans la fabrique car, comme nous le verrons, l’essentiel du travail s’y apprenait en observant les gestes des ouvriers plus anciens.
42Ces liens au textile sont d’ailleurs toujours mentionnés, comme une carte de visite qui valide les discours. Par exemple, le nouveau maire de la commune, qui n’était pas détenteur de ce mandat lors de l’étude, introduit ainsi ses commentaires au rapport ethnologique [Lafaye, op. cit.], dans un courrier adressé à l’ethnologue quelques années plus tard : « Enseignant, mais issu d’une famille “tisserand” : père contremaître et mère ourdisseuse, j’ai baigné toute mon enfance dans ce tic-tac malheureusement disparu aujourd’hui. » Qu’ils se soient construits en suivant les traces de leurs parents ou en opposition, pour la plupart des Bertrésiens le textile revêt une réalité, un parfum d’enfance dont ils sont nostalgiques.
43Le textile procurait l’essentiel des emplois. Si de rares individus échappaient au secteur textile en devenant fonctionnaires ou artisans, la plupart d’entre eux ne se posaient pas la question de leur itinéraire professionnel. Au plus, cherchaient-ils simplement à améliorer leur condition par rapport à leurs parents et/ou à satisfaire leurs inclinations, mais ils restaient dans le secteur. Suzanne a refusé de tisser et ne voulait pas travailler à domicile. Arguant d’une préférence pour le tissu fini, elle est devenue contredame dans une maison de Haute Nouveauté, à Paris.
44La fabrique est le moyen le plus sûr et le plus rapide d’obtenir un emploi. Le recrutement se fait par recommandation d’un frère, d’un père ou d’un ami de la famille. Plus l’intervenant se situe en haut de la pyramide des emplois, plus l’intervention est efficace. Léon aborde cette pratique de recrutement, en s’en démarquant : « Mon père, il était connu, mais il n’a jamais parlé pour moi ! » Ainsi, des fratries ou des familles peuvent évoluer dans la même fabrique. C’est le lieu où sont rencontrés les conjoints. De la même manière, les ouvriers sont regroupés par lieu et village de résidence, les solidarités villageoises se superposant aux professionnelles. C’est ainsi que les Troisvilliens travaillaient en majorité dans un tissage situé à la sortie de Bertry, en direction de Troisvilles.
45Des ouvriers peu ou pas formés acquéraient peu à peu une qualification, reconnue à terme par les postes qui leur étaient confiés. Les jeunes occupaient leur premier emploi, souvent sans formation. Les hommes y faisaient un apprentissage tandis que les femmes apprenaient leur métier sur le tas. Bertry disposait d’une école d’apprentissage, pour les ouvriers, tandis que Bohain disposait d’une école de tissage et de dessin, pour les employés. Ces écoles avaient été clairement créées pour l’industrie, pour « instruire d’habiles artisans, favoriser le progrès des manufactures, mettre le dessin au service de l’industrie […] » [Les fiertés textiles, 1998 : 39]. Ce temps consacré à la formation était variable. L’un d’eux, après quatre samedis d’apprentissage, est devenu contremaître. Pour un autre, chef de fabrication, les cours s’étaleront deux années, durant lesquelles il apprendra la fabrication et le dessin textile les samedis après-midi et les dimanches matin. Puis la spécialisation venait au hasard d’une opportunité. Par exemple, parce que le contremaître remarquait un intérêt ou des capacités pour tel ou tel métier. C’est ainsi que l’on devenait contremaître, monteur de chaîne, tisseur, ourdisseuse, noueuse, piqûrière, etc.
46Les ouvriers embauchés pouvaient faire la totalité de leur carrière dans une seule maison. C’est le cas de Renée, échantillonneuse, entrée en 1947 dans la maison Weill. Elle y fera toute sa carrière jusqu’en 1991, date de liquidation judiciaire de l’atelier de Bertry. Mais il était également possible de changer d’entreprise, parfois dans la même journée : « Alors, on quittait de là, on allait ailleurs. »
47S’ils reconnaissaient tous leur participation à une même production de qualité, il n’en reste pas moins que les différents métiers qui y contribuaient n’ont pas la même valeur pour ces professionnels. La hiérarchisation se faisait selon le type de capacité qu’ils nécessitaient. La préparation et la finition, considérées comme moins nobles, étaient dévolues aux femmes. Les hommes interrogés mettent en avant les qualités naturelles (dextérité contre connaissances) et la force physique liées au sexe pour rationaliser cette partition des activités, qui se retrouve également dans les salaires. De la même manière, le dessin, considéré comme supérieur à la fabrication, était généralement masculin. Une femme qui faisait du dessin était « échantillonneuse » alors qu’un homme était « chef de fabrication ». L’une de ces exceptions, dont les compétences en la matière sont unanimement reconnues, terminera sa carrière au smic, tandis que son homologue masculin, intégré à la maîtrise, regrettera simplement de ne jamais avoir été cadre.
48On retrouve chez ces professionnels du textile la fierté au travail, la valorisation d’une vie de labeur, commune au monde industriel. « Vous ne pouvez pas imaginer le travail qu’il y a pour faire une pièce de tissu. Et la préparation. C’est inimaginable ! » Cependant, l’essentiel de leur fierté repose sur la spécificité de la production à laquelle ils ont contribué : la Haute Nouveauté. Le récit qu’ils font aujourd’hui de leur vie passée valorise cette production, reconnue de tous.
49Les tissus de Haute Nouveauté sont valorisés à plusieurs titres. D’abord, ils répondent techniquement à des critères de qualité unanimement admis dans la profession. Ensuite, ils supposent un véritable savoir-faire de la part de ceux qui les conçoivent et les produisent. Ils sont toujours « très très compliqués », avancent mes interlocuteurs. Ces tissus de qualité nécessitaient à la fois technicité, c’est-à-dire des métiers performants et rapides, mais exigeaient aussi des adaptations constantes du montage, en fonction des exigences de la création. Enfin, ils sont destinés à la haute couture, et bénéficient donc d’une image valorisée. Parallèlement, ils sont soumis à un haut niveau d’exigence dans la réalisation et dans la création et sont généralement exonérés de contraintes économiques. Les tissus occupaient une place importante dans la création de haute couture, et leur prix n’était pas discuté puisqu’il n’entrait que de manière secondaire dans le prix de vente d’un vêtement.
50Ces professionnels considèrent d’ailleurs que l’intérêt de leur métier résidait dans cette complexité, dans l’inventivité que ces productions exigeaient. Ils traduisent cette exigence en caractérisant leurs métiers par l’absence de monotonie. « Moi, j’aimais mon métier car c’était jamais fini. Il y avait toujours quelque chose à trouver. On ne savait jamais tout », dit Renée. Ce sentiment d’un défi constant à tenir se retrouve également chez Norbert qui affirme : « C’était plus que le quitte ou double. » Faire face, résoudre chaque problème posé : « Quand on aime le métier, on trouve toutes les astuces », mais sans jamais s’en glorifier car ces professionnels savent qu’une autre difficulté devra être résolue lors d’une nouvelle commande. Même s’ils reconnaissent qu’un tissu simple est plus rentable pour eux, c’est-à-dire réclame moins de réflexion et de travail, ils évoquent avec davantage d’émotions leurs « trouvailles ». Lucien, par exemple, fait le récit de la manière dont il a mis au point un système de dévidage des canettes et conclut : « Chaque fois que je suis rentré dans un tissage, je revenais avec un truc dans la tête. » Plus que manuels, leurs métiers sont présentés comme des activités de réflexion : « Il y a des moments, ma tête débordait. Cela n’a l’air de rien, c’est un métier manuel ! Mais pour moi, c’est les deux, même plus… intellectuel ! », dit une échantillonneuse qui a travaillé à l’âge de quatorze ans et n’a fait aucune école textile. Cependant, ils ne s’en tiennent pas à l’exercice intellectuel, ils évaluent leur travail à l’aune des résultats obtenus.
51Les rapports que ces tissus entretiennent avec la haute couture ne sont pas primordiaux pour ces professionnels qui ont une vision parcellaire de ce qu’ils produisent. Ces tissus partaient pour la teinturerie « tombés de métier », souvent tissés écrus. Les tisseurs ne voyaient que rarement l’aspect final du tissu et encore moins le vêtement fini. Ils ignoraient aussi l’identité des clients : « On ne savait pas pour qui c’était. Ça ne nous regardait pas. On n’a jamais été indiscret à ce point-là ! » Pour la maison Weill, les feuilles de bandes ou commandes, envoyées par Paris, comportaient au mieux des initiales si elles concernaient un tissu commissionné. Dans un autre tissage, se consacrant plus à la production qu’à la création, les feuilles de bandes pouvaient comporter le nom d’un client, généralement un grossiste qui allait revendre le tissu.
52La valeur de ces tissus ne relève pas d’une vision idéalisée qu’ils auraient du monde de la mode, mais simplement de la reconnaissance des prouesses techniques nécessaires à leur fabrication. Parmi les « extérieurs », certains travaillaient régulièrement pour ce domaine textile spécialisé. Quoique plus rémunérés, la faiblesse des métrages commandés en Haute Nouveauté ne leur permettait pas de faire une marge importante. Le montage du harnais nécessitait beaucoup de temps, la mise au point du métier demandait astuces et savoir-faire pour ne tisser parfois que 3 mètres. Comme ils étaient payés « à façon », c’est-à-dire au mètre, la satisfaction qu’ils retiraient de ces productions n’était pas uniquement financière. Ces tissus contribuaient à mettre en œuvre leurs compétences. D’ailleurs, comme le dit le contremaître d’une fabrique à propos du choix des « extérieurs » : « Ils [les directeurs] ne donnaient pas à n’importe qui ! »
53La pièce de tissu est belle en elle-même pour ses qualités propres et il n’est jamais question d’attribuer à ces tissus une valeur d’usage. Par exemple, les seules traces de ce qui pouvait être fait avec les productions de la maison Weill sont trois photographies de modèles de collection haute couture – probablement des créations de Courrèges –, vierges de toute signature. Si ces professionnels sont prolixes sur des échantillons de tissu de 5 × 5 cm, ils sont indifférents à l’utilisation de ces tissus. C’est ainsi qu’ils possèdent parfois des coupons qu’ils n’imaginent pas coudre : « Le tissu, c’était de la soie. J’en ai 3 mètres, chez moi, qui proviennent de Paris, que l’on m’a donnés […] Je l’ai rapporté, il y a des années, c’est encore dans le papier », constate André. De la même manière, Renée n’émet aucun jugement esthétique concernant les créations textiles auxquelles elle a contribué. Une question posée directement sur ses goûts textiles la perturbe. « C’est joli, mais je ne le porterais pas ! », dit-elle d’un échantillon noir et blanc.
54Le déroulement de cette étude et l’attitude de ces professionnels du textile sont donc le fruit d’un aller-retour entre passé textile et présent ethnologique, entre un système social où la majorité des activités s’organisaient autour du textile et un présent où l’ethnologue est chargé de réanimer le passé en suscitant la mémoire de ses interlocuteurs puisque peu de choses font références à ce passé, aujourd’hui, à Bertry.
55L’enquête leur a permis de passer outre un épisode douloureux de la vie professionnelle : la fermeture des fabriques, qui a fortement remis en cause leur image d’eux-mêmes, durant une vingtaine d’années. Ces professionnels du textile ont progressivement investi la démarche, la plaçant résolument sur un registre technique, lieu de leurs compétences. En utilisant les compétences propres de l’ethnologue : publier, exposer, rendre compte pour témoigner des savoir-faire qu’ils mettaient en œuvre pour créer et produire des tissus de Haute Nouveauté, ils ont reconquis une légitimité professionnelle perdue à travers la reconnaissance de leurs savoir-faire passés. Par personne interposée, ils ont « agi » à leur tour. Ils ont restauré leur identité sociale positive et ont dépassé la situation de domination ultime qu’ils ont eue à subir : la fermeture. ?
Glossaire des termes techniques
Bande : échantillon de tissu.
Contredame : chargée de l’évaluation des tâches de finition à effectuer et de la distribution de ces tâches aux ouvrières.
Haute Nouveauté ou « Fantaisie » : production textile pour la haute couture.
Lamier : fabricant de lices en coton.
Mettre à l’égal : opération consistant à mettre des poids en plomb, sur les métiers jacquards, pour mettre les lices exactement à l’horizontale.
Ourdissage : préparation de la chaîne du tissu, consistant à étaler les fils les uns à côté des autres de façon à ce qu’ils ne puissent pas s’emmêler.
Piqûrage : opération consistant à repérer les défauts d’un tissu et à les reprendre soigneusement un à un pour obtenir un résultat parfait.
Mulquinier : tisseur de lin.
Rotier : fabricant de peignes.
Bibliographie
Références bibliographiques
- Les fiertés textiles de Saint-Quentin, 1998, Catalogue de l’exposition « Des tissus et des hommes en Saint-Quentinois », Saint-Quentin, drac Picardie/ville de Saint-Quentin.
- Beaud Stéphane, Michel Pialoux, 1999, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard.
- Berger Peter, Thomas Luckmann, 1986, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klinksieck.
- Chapoulie Jean-Michel (textes d’E. C. Hughes présentés par), 1996, Le regard sociologique, Paris, ehess.
- Dubar Claude, 1991, La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, Armand Colin, coll. « U ».
- Lafaye Françoise, 1998, Dessine-moi un tissu. Étude sur le processus de création textile entre le Vermandois et Paris, Mission du Patrimoine ethnologique/drac Picardie et drac Île-de-France, rapport final.
- Monjaret Anne, 2001, « Fermeture et transfert de trois hôpitaux parisiens », Ethnologie française : « Terrains minés en ethnologie », 1 : 103-115.
- Ngaha Sonia, 2001, « L’industrie textile en mutation. Des ambitions nouvelles », Les 4 pages des statistiques industrielles, 154, septembre.
- Queiroz Jean-Manuel de, 1996, « Exclusion, identité, désaffection », in Serge Paugam, L’exclusion. État des savoirs, Paris, La Découverte : 295-310.
- Terrier Didier, 1996, Les deux âges de la proto-industrie. Les tisserands du Cambrésis et du Saint-Quentinois 1730-1800, Paris, ehess.
Mots-clés éditeurs : fermeture, enquête, professionnels, identité, textile
Mise en ligne 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.054.0703Notes
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[1]
Je n’entrerai pas dans le débat que suscite ce mot dans la discipline. Les « informateurs » seront considérés simplement comme ceux à qui l’ethnologue a recours pour analyser un savoir sur un phénomène, dans un groupe donné.
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[2]
La maison Weill est un nom générique désignant plusieurs sites spécialisés : à Paris (IIe arrondissement), à Bertry et à Honnechy dans le Cambrésis. Ce nom sera utilisé pour évoquer l’ensemble de ces sites.
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[3]
C’est-à-dire le sentiment de la valeur, réelle ou supposée, de leurs activités passées, pour eux-mêmes et pour les autres.
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[4]
Il ne s’agira pas ici d’entreprendre une réflexion sur le mode de production des données, ni de faire le récit d’une expérience de terrain, du point de vue de l’ethnologue. Ce dernier sera considéré comme l’entrepreneur d’une démarche spécifique, privilégiant l’approche de terrain et adoptant une démarche inductive, et non comme un individu particulier. Par contre, c’est l’expérience vécue par les acteurs du textile qui sera étudiée.
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[5]
À l’encontre des régions productrices de chanvre qui autoconsommaient leur production, les toiles de lin, les batistes ou les linons étaient destinés à une clientèle aisée. De la même manière, les productions de Haute Nouveauté sont réservées à une bourgeoisie inexistante dans cette zone.
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[6]
Située entre le Ponthieu et la Thiérache.
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[7]
Les maisons de Haute Nouveauté se répartissent en plusieurs sites. La fabrique, chargée du tissage et parfois de l’échantillonnage, est située dans le Vermandois. Elle est dirigée par un directeur et un contremaître. Les bureaux sont à Paris, dans le IIe arrondissement où ils sont tous regroupés. Les propriétaires de ces entreprises résident et travaillent dans la capitale où se fait le négoce et où se discutent les goûts et les couleurs du moment.
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[8]
Hormis une hypothétique fabrique de rideaux brodés, que je n’ai jamais vue fonctionner, et un petit nombre de métiers que les gens conservent dans un débarras, hors d’état de tissage.
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[9]
Depuis, il a été racheté par un ouvrier maçon qui réhabilite la maison du directeur.
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[10]
« Une ethnologue en mission. Un passé textile plein de richesses », L’Observateur, août 1998 : 17 ; « Drôle d’endroit pour une rencontre ethnologique… Quand le passé textile se met à revivre ! », La Voix du Nord, 27 juillet 1998.
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[11]
Aucun projet n’a vu le jour des années par la suite.
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[12]
Plusieurs séjours de terrain, de mai à juillet 1998, ont été réalisés.
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[13]
Pour répondre aux fluctuations dans les commandes, outre leurs salariés, les fabriques employaient, jusqu’à récemment, des artisans possédant leurs outils de travail et œuvrant à domicile.