Notes
-
[1]
Cosaques dont les ancêtres se sont établis à l’étranger avec le hetman (chef militaire) Ignat Nekrassov après la répression de la révolte de Boulavine (1708).
-
[2]
Partisans des réformes du patriarche Nikone (centralisme ecclésiastique, alignement sur le rite grec) qui, en 1653-1667, provoquent le grand schisme (raskol) au sein de l’Église et donnent naissance aux courants « dissidents » des « prêtrisants » et des « sans-prêtres ».
-
[3]
Hiérarchie conforme aux préceptes prénikoniens.
-
[4]
Vieux-croyants « prêtrisants » radicaux qui prônaient la fuite hors du « monde de l’Antéchrist » comme l’unique voie de salut. Il existait également des « fuyants » (beglye ou beguny) « sans-prêtres ». Mais, de manière générale, l’origine de l’appellation courante de stranniki (les « errants ») ou beglye est toujours matière à polémique.
1Depuis plus de deux siècles, les « vieux-croyants » russes installés à la frontière roumano-ukrainienne maintiennent vivante la spécificité de leur culture. Nous étudierons ici les questions liées à la naissance et au fonctionnement de leurs traditions et de leurs rituels en nous appuyant sur un ensemble de sources écrites et orales. Il apparaît à l’analyse que le mode de transmission culturelle de ce groupe sub-ethnique russe s’est constitué aux xviiie-xixe siècles par tout un réseau de facteurs, dont : l’adaptation de traditions originelles locales aux vastes territoires de la Podolie, la Bessarabie, la Valachie, la Bucovine et la Dobroudja ; la spécificité religieuse : la Vieille Foi en tant que conception du monde et sa pratique au sein d’une communauté ; l’influence culturelle des ethnies voisines dans un contexte d’isolat et dans un environnement étranger. Il en résulte une variante culturelle à part entière où les attributs et des propriétés ethniques se sont conjugués aux propriétés et attributs religieux.
2Sur l’ensemble des territoires limitrophes de l’Ukraine, on observe par ailleurs des groupes de population indépendants dont la conscience nationale est double ou hiérarchique (par exemple, les « Sevriouks », les « Polichiouks », les « Lemks », les « Houtsouls »…). La culture très spécifique de ce genre de communautés sub-ethniques constitue un objet d’étude traditionnel pour les chercheurs russes et étrangers. Mais le groupe migrant de Russes qui s’est retrouvé dans les zones multiethniques du Danube et de la Bucovine et qui a nom « Lipovane » ne bénéficie pas de la même attention. Bien plus, ils ne figurent pas sur la carte typologique des communautés sub-ethniques et ethnographiques du peuple russe [Ozeréva et Pétrova, 1979, 2000 : 44-45].
3Ce groupe ethno-religieux de vieux-croyants russes (les Lipovane) représente actuellement une population de plus de cent mille habitants en Ukraine, Moldavie, Roumanie et Bulgarie, ainsi que sur le territoire de la Fédération de Russie, dont les représentants ont encore aujourd’hui une conscience très nette du caractère unique de leur culture dont ils entretiennent la spécificité.
La formation de la communauté
4Au début du xviiie siècle, les régions de Starodoub et de la Vetka (qui devient le Polessié à la frontière russo-polonaise) se constituent en importants foyers de culte vieux-croyant. Cependant, la menace de l’arrivée imminente de bataillons russes oblige les vieux-croyants à fuir [Liliev, 1895 : 133-134 ; Melnikov, 1999]. Dans les années 1700-1720, apparaît un pôle migratoire sud-ouest, en Podolie et en Bessarabie. Ces terres que se partagent trois empires – la Rzeczpospolita, l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman – attirent, durant tout le xviiie siècle, les vieux-croyants dont certains ont été ordonnés prêtres ou diacres (les « prêtrisants »). L’un de leurs premiers chefs spirituels est le diacre Philippe, originaire de Starodoub [Liliev, op. cit. : 130-131], où il mène une propagande active pour une migration au cœur de la Pologne, le plus loin possible des frontières russes.
5Au fil du temps, la migration touche non seulement les prêtrisants de diverses tendances, mais aussi les « sans-prêtres ». Sans égards pour cette spécificité religieuse interne, tous les vieux-croyants de la région sont nommés Lipovane par les populations voisines. Cette appellation est le résultat d’une transformation linguistique de philippovtsy (vieux-croyants russes), de philippony et pilipony (vieux-croyants polonais et ukrainiens) et de lipovani (vieux-croyants des régions romanes du sud) [Gorbounov, 2000 : 135-144]. À l’appui de cette thèse vient s’ajouter l’emploi largement répandu de philippovtsy et de pilipony parmi les vieux-croyants de Pologne [Archives militaires de la Fédération de Russie, op. 1, d.587], Biélorussie [Krotkaïa, 1992 : 35 ; Liliev, op. cit. : 412-419], Podolie et Bessarabie [Naoulko, 1975 : 128-130]. Notons que pour déterminer l’origine du nom Lipovane, certains chercheurs [Polek, 1899 ; Lipinskaïa, 1998, no 6 : 43-55 ; Lipinskaïa, 1998 : 283-330] penchent pour l’explication toponymique.
6Au xviiie-début xixe siècle, se constituent les principaux foyers démographiques lipovaniens qui existent encore à ce jour : la Podolie [Naoulko, op. cit. ; Tanarets, 2000], la Bucovine [Dan, 1894 ; Kaindl, 1896 ; Kaindl, 1898 ; Polek, op. cit.], le Boudjak [Antsoupov, 1996 : 32-33 ; Batchinski, 1971 : 159-163 ; Prigarine, 1999 : 63-66 ; Skalkovski, 1844 : 61-82 ; Tabak, 1990 : 20-22], la Bessarabie du nord [Prigarine, op. cit. : 22 ; Tabak, op. cit. : 18-20], la Dobroudja [Anastassova, 1998 ; Kelsiev, 1875 : 42-58 ; Fenogen, 1998 ; Lucaciu, 1998]. On peut schématiquement les diviser en deux catégories : celle du sud (Dobroudja-Bessarabie) et celle du nord (Bucovine-Bessarabie).
7Il nous semble important de noter que jusqu’au milieu du xixe siècle, dans le nord-ouest de la mer Noire, les compatriotes et coreligionnaires des Lipovane sont également très actifs. Il s’agit ici des Nekrassovtsy [1], ordre social indépendant d’anciens Cosaques du Don qui reste en activité jusqu’aux années 1860 et sur différents territoires de l’Empire ottoman. Les différences entre Lipovane et Nekrassovtsy sont patentes jusqu’en 1850 dans l’activité agricole, les Nekrassovtsy excellant avant tout dans le domaine de la pêche, tandis que les Pilipony, eux, sont de très bons laboureurs.
8Le processus migratoire des vieux-croyants russes issus de différents districts de la Russie vers le bassin du Danube se maintient jusqu’au début du xxe siècle. Les années 1820-1830 en marquent l’apogée : les vieux-croyants se font alors passer pour des paysans de la Couronne ou des bourgeois et s’installent clandestinement dans les villes et les campagnes de Bessarabie. Les autres périodes de forte migration correspondent à un durcissement politique à l’égard des raskolniks [2] de la part des autorités officielles et du Synode. En plus des abords de la Vetka et des environs de Starodoub, la région tout entière exerce une forte attraction sur les ressortissants de différentes provinces russes, et ce jusqu’au début du xixe siècle inclus.
9Sont également attestés des retours migratoires lipovaniens à grande échelle, par exemple dans les années 1830, 1909-1910 et 1946-1947. Grâce à eux, le territoire démographique de la secte s’élargit : une série de nouvelles enclaves apparaissent dans la Bessarabie du sud ; des populations lipovaniennes s’installent dans le sud de la Russie, en Sibérie et en Extrême-Orient.
10Des migrations internes, des échanges de population se produisent également entre les différents foyers de la Vieille Foi : la Bucovine, la Bessarabie du nord et du sud, la Dobroudja. Vivant aux frontières de différents pays, les Lipovane se déplacent souvent, en quête d’une plus grande liberté religieuse et politico-sociale. Les facteurs économiques déterminent la formation de quartiers urbains indépendants à Izmail, Kilija, Tulcea, Galacie, Iassi Braila, Soutchava. Parfaitement adaptés au commerce régional et transitaire, les Lipovane, pas plus tard qu’à la fin du xixe siècle, y occupent une position solide, qui ne le cède en rien aux marchands « traditionnels » que sont les Juifs, les Grecs et les Arméniens.
11Il apparaît donc clairement que la secte ne s’est pas constituée suite à une migration unilatérale ponctuelle, puisqu’une population russe, hétérogène sur les plans social et territorial, a participé à sa formation, population qui s’est déplacée à travers le Don (les Nekrassovtsy), le Polessié et la région de Podolsk (les Pilipony) ainsi que dans les provinces ukrainiennes et récemment russes (il s’agit de paysans de la Couronne et de serfs, également de bourgeois). En raison de son mode de vie particulier, la secte se caractérise par une structure territoriale et sociale développée qui réunit des citadins et des paysans exerçant des activités très variées. Tout ceci a favorisé l’adaptation aux nouvelles conditions de vie, de même qu’une forte capacité à s’enrichir des acquis des ethnies voisines.
La langue
12Le caractère sub-ethnique de la communauté est également confirmé par les données linguistiques. Des recherches en dialectologie [Ivanov, 1996 : 83-88 ; Dictionnaire des dialectes russes de la région d’Odessa, t. 2, 2001 ; Steinke, 1990] montrent que le parler courant des Lipovane constitue une variante à part entière dans l’ensemble des dialectes des Russes du Sud. Parmi les principaux substrats, on distingue les substrats roman (roumain, moldave), slavo-méridional (bulgare) et turc (nogaï, turc). Notons que ces emprunts peuvent être étudiés en tant qu’éléments d’adaptation aux différentes situations sociales, politiques et économiques auxquelles s’est trouvée confrontée la secte lors de son installation dans telle ou telle région.
13Les exemples d’emprunts « réciproques » ont éveillé un intérêt particulier chez les chercheurs. Un lexique de cette nature révèle la réutilisation dans le dialecte lipovanien de vieux termes slavons sous l’influence de cultures voisines (par exemple, hyrtop qui signifie « ravin », « fossé » ou izvor pour dire « source », « origine »…) [Barannik, 1997 : 413-428]. Cette restitution reflète le paradigme commun « ancien = sacré-juste ».
14À l’origine de la transformation du dialecte, il y a aussi le désir conscient de conserver la langue maternelle, ainsi que sa forme primitive, le slavon ecclésiastique. Si les variantes dialectales de la langue ont toujours fonctionné grâce à l’oralité, celles du slavon, en revanche, perdurent grâce à la tradition écrite et aux rituels.
15Les contacts extérieurs de la secte lipovanienne exigeaient que ses représentants connaissent la langue de leurs voisins. Compte tenu de la mobilité des frontières administratives, il n’était pas rare qu’à chaque génération incombât la tâche d’apprendre une nouvelle langue : le turc [Kelsiev, op. cit. : 42-58 ; Chaykowski, 1857], le bulgare [Anastassova, op. cit. ; Steinke, 1990], le russe, le roumain, l’ukrainien. Il s’agit dans ce cas d’un bilinguisme vertical (de génération en génération).
16Les formes dialectales des parlers slavo-méridionaux à petite échelle varient selon les différentes enclaves. Fait étonnant : ces variantes spécifiques sont prises en compte par les Lipovane eux-mêmes qui y ont fréquemment recours afin de définir le foyer démographique dont est originaire leur interlocuteur. Le lexique et la phonétique deviennent alors des repères dans la communication entre les groupes.
17La conservation de la langue maternelle dans le domaine religieux et la vie quotidienne, conjuguée à la pratique d’autres langues, favorise au sein du groupe les fonctions d’intégration et de régénération ethniques. C’est ce qui a permis à la communauté de survivre. L’assimilation linguistique est un phénomène très récent, particulièrement sensible chez la jeune génération lipovanienne de Bulgarie et de Roumanie : près de la moitié des vieux-croyants nés dans les années 1980-1990 préfèrent adopter le bulgare ou le roumain. Ces années marquent une période de forte urbanisation et la renaissance d’un nationalisme religieux dans le contexte d’une libéralisation des communautés. Par ailleurs, la tradition écrite du slavon connaît à son tour une renaissance, comme en témoignent la multiplication des exemplaires de l’abécédaire slavon orthodoxe et la réouverture d’écoles religieuses.
18Les données linguistiques représentent l’un des facteurs fondamentaux de la renaissance de cette culture. À cet égard, aux différents domaines de la vie quotidienne correspondent différentes langues (le slavon pour la sphère sacrale, le russe dialectal pour la vie courante, la langue de tel peuple voisin pour la communication extérieure).
Les caractéristiques religieuses
19La population lipovano-nekrassovienne du Danube, à l’instar de tous les vieux-croyants jusqu’à la moitié du xixe siècle, vivait éclatée en petites communautés. Par ailleurs, elle entretenait des liens très étroits avec ses coreligionnaires d’autres régions (la Vetka et Starodoub, Moscou, l’Oural, la région du Don, la Sibérie, la Pologne, les pays Baltes…). À cette époque, le grand rêve des prêtrisants était de se trouver un métropolite et de créer leur propre hiérarchie « tripartite » [3].
20À ce titre, ce sont précisément les vieux-croyants de la Dobroudja qui jouèrent un rôle déterminant dans la création de la première hiérarchie tripartite de l’histoire du culte (en 1846). La région de leur communauté est connue sous le nom de « Bélokrinitsa », qui reprend le nom du lieu de résidence du premier métropolite, Ambroise : le monastère vieux-croyant du village de Bélaïa-Krinitsa (Bucovine, région actuelle de Tchernovtsy). Cette union, toutefois, ne resta pas longtemps homogène : il y a près d’un demi-siècle (1860-1910) que les vieux-croyants de cette confession se sont divisés en partisans et adversaires de l’Okroujnoe poslanie. C’est ainsi qu’apparurent parmi les Lipovane les « okroujniki » et les « contre-okroujniki » ou « non-okroujniki ». Ces derniers ont déployé une intense activité dans une série de villages et de villes de Dobroudja et de la Bessarabie, sans pour autant représenter une majorité importante.
21Il est intéressant de constater que c’est précisément à cette période que s’opère une scission entre les communautés de Podolie et de Podniestrovsk. Il est également possible de relever des « nœuds politiques » dans ce séparatisme : la participation à l’ordre social de différents pays. Mais ce facteur n’a eu que peu d’effet sur les vieux-croyants jusqu’au moment de ces sérieux désaccords. Le désaccord temporaire au sujet de l’Okroujnoe poslanie (qu’a ignoré un grand nombre de vieux-croyants du sud de la Podolie et de Podniestrovsk [Journal de l’Église orthodoxe russe des vieux-croyants, 1906-1914 ; Barannik, op. cit. ; Taranets, op. cit. ; Skalkovski, 1844 : 42-43]) a engendré une distanciation ethnoculturelle.
22Une partie de la population lipovanienne a catégoriquement refusé la hiérarchie de Bélaïa Krinitsa. Les « prêtrisants fuyants » [4] ont continué d’accueillir des prêtres du Saint-Synode ou d’envoyer secrètement leurs élus étudier au séminaire. Les partisans de ce mouvement ont créé en 1923 leur propre hiérarchie : la « Novozybkovka ». Cette confession représente jusqu’à 10 % des Lipovane.
23Nonobstant la forte intégration interne des Lipovane de différentes tendances, on constate donc une hétérogénéité confessionnelle au sein de la secte, depuis les premières étapes de sa formation jusqu’à l’époque actuelle. Les représentants de la communauté se sont divisés en prêtrisants et « sans-prêtres ». Aujourd’hui, leur structure confessionnelle est la suivante : pour les partisans de la hiérarchie tripartite, la Bélokrinitsa (Église orthodoxe russe des vieux-croyants, siège principal à Moscou, enclaves en Ukraine et en Moldavie ; Église orthodoxe russe du Christ Sauveur des vieux-croyants qui ont accepté la hiérarchie de Bélokrinitsa, siège principal à Braila, enclaves en Roumanie et à Tataritsa en Bulgarie ; celle des « prêtrisants fuyants », siège principal à Novozybkovo, région de Briansk, Fédération de Russie (activité reconnue dans plusieurs villages et villes de Roumanie) ; les « sans-prêtres » (philippovtsy, fedodseïevtsy, etc.), petites communautés de la Vieille Foi de Roumanie ; les « sans-prêtres » occasionnels, groupe à part formé de vieux-croyants qui ont pris le sacre, mais qui, pour diverses raisons, ont refusé toutes les hiérarchies tripartites existantes. Il semble que la majorité démographique revient aux « prêtrisants », les communautés de « sans-prêtres » s’avérant largement minoritaires et ne représentant pas plus de 7-8 % de toute la communauté lipovanienne.
24Le trait d’union entre ces différents courants religieux est un refus général de l’Église officielle « nikonienne ». Mais, en ce qui concerne l’organisation de la vie religieuse et de la vie quotidienne, toutes ces communautés révèlent de profondes divergences, ce qui nous permet de conclure que la notion de Lipovane ne recouvre pas seulement, tant s’en faut, une communauté confessionnelle.
L’identité
25La conscience identitaire est la meilleure illustration du phénomène de groupe. Sa formation a été influencée par toute une série de facteurs évoqués en début d’article. Par ailleurs, les différents niveaux de conscience identitaire coexistent et se complètent mutuellement. Le meilleur exemple n’en est-il pas le fait que le groupe se soit attribué à lui-même un nom générique, celui de Lipovane ? Au xixe siècle, cette appellation d’origine extérieure au groupe devient une autoproclamation. Son sens contemporain traduit une définition de soi à la fois en tant que Russe, vieux-croyant et groupe social actif inséré dans la population de différents pays.
26Il nous est possible de reproduire les différents niveaux de conscience identitaire de la population des vieux-croyants en fonction du contexte. Ainsi la différenciation intra-confessionnelle entre les « prêtrisants » et les « sans-prêtres » s’observe-t-elle uniquement dans les enclaves où ils ont cohabité (Tulcea, Sarikeï, etc.), mais elle est pratiquement inexistante chez les Lipovane d’Ukraine qui, sur le plan religieux, continuent de former un groupe homogène.
27Tout en se rattachant à telle ou telle lignée familiale, les Lipovane définissent très précisément leur groupe d’appartenance territoriale. La micro-société d’un village/paroisse est la plus petite forme d’organisation collective permettant d’assurer la pérennité des traditions culturelles, micro-société assumant une série de fonctions primordiales qui régissent tous les aspects de leur culture.
28Jusqu’à nos jours, les Lipovane ont une connaissance précise de « leur » géographie, indépendamment des déplacements individuels et des changements administratifs. Ainsi, nombre de personnes interrogées ont énuméré sans faillir l’immense majorité des importants foyers démographiques de population lipovanienne. Ce sont justement ces liens très puissants entre les collectivités qui ont entraîné, dans les années 1840, la création d’une hiérarchie tripartite, permis de maintenir une vie confessionnelle active entre les différentes paroisses (fêtes du culte) et facilité l’activité économique (commerce, pêche, etc.).
29Ces collectivités économiques étaient pratiquement endogames. Mais, peu à peu, elles ont adopté un code de la famille et un système de parrainage si rigoureux qu’il s’en est suivi, d’abord un rejet de l’interdit traditionnel de fonder des familles jusqu’à la huitième génération ; ensuite, vers le milieu du xxe siècle, une mutation des liens du mariage en liens intervillageois. Parfois, on assiste à la formation d’originales unions duelles (mariages entre Lipovane de villages voisins).
30Ce contexte explique l’importance de plus en plus grande accordée à l’appartenance territoriale locale dans la vie quotidienne des Lipovane. Pour un hôte de passage, il ne suffit plus d’être russe ou lipovanien, il doit indiquer le nom de sa « petite patrie ».
31Jusqu’à la fin du xviiie-début xixe siècle, l’appartenance sociale est également très importante pour la communauté. À cette époque, les compatriotes se divisent en Cosaques de Nekrassov et en paysans Lipovane. Les premiers occupent une position privilégiée, aussi bien dans l’Empire russe que dans l’Empire ottoman, où ils constituent une armée indépendante. Les paysans et les citadins s’apparentent, eux, soit aux « pilipony », soit aux Lipovane. Comme en témoignent de nombreuses sources de l’époque, les vieux-croyants n’hésitent pas, au besoin, à en changer les termes. Par exemple, en temps de guerre, les paysans préfèrent rester des Lipovane et payer un faible impôt.
32Les formes de l’autodétermination religieuse sont plus complexes. Sur ce plan, le processus identitaire interne est analogue à celui de la majorité de la population environnante : on distingue les « chrétiens » et les « chrétiens orthodoxes ». Cependant, on voit apparaître plus tard une différenciation entre « staroobrijadtsy » et « starovery », dénominations qui distinguent les nikoniens de Bessarabie et la population orthodoxe roumano-bulgaro-ukrainienne de la Dobroudja et de la Bucovine. D’autres termes reflètent les différences existant parmi les vieux-croyants eux-mêmes, qui, à l’origine, étaient loin de former une population confessionnelle homogène. Dans la région, on trouve ainsi des partisans (les « prêtrisants ») et des opposants (les « sans-prêtres » et les « sectaires rationnels ») de l’institution ecclésiastique.
33À l’intérieur de ces courants, on peut observer des scissions entre ceux qui ont institué et suivi le métropolite Ambroise (les « bélokrinitchyïé ») et ceux qui sont restés fidèles à la tradition de faire venir des prêtres du Saint-Synode (les « prêtrisants fuyants », dits « novozybkovtsy » depuis 1923). Cette séparation a engendré l’apparition de surnoms méprisants tels que « mulets » ou « entremetteurs », employés à l’égard des opposants à la hiérarchie Bélokrinitsa. Le premier provient selon toute vraisemblance du toponyme de la ville de Koni en Turquie (koni signifiant « chevaux » en russe), où vivaient des Nekrassovtsy fortement opposés à Ambroise. Quant au surnom d’« entremetteurs », ceux qui en étaient affublés le devaient à leur tradition de ne pas « fiancer, mais de faire se rencontrer » leurs jeunes couples.
34Cette pluralité de la conscience identitaire s’ajoute à une tendance générale non négligeable, qui n’a fait que se renforcer au cours du xxe siècle : tous les Lipovane s’affirment en tant que russes et vieux-croyants. Ces deux attributs ont précisément assuré la longévité du sub-ethnonyme Lipovane, dont les caractéristiques fondamentales sont une identité russe régionale et le refus de dépendre de l’autorité du Saint-Synode. On note également des niveaux méta-culturels, par exemple en ce qui concerne les Slaves et le christianisme en général.
35Il nous faut aussi dire quelques mots de l’identité politique des Lipovane. Dans la plupart des cas, ces derniers sont restés indifférents aux changements des frontières administratives et à leur « passage » d’un pays à l’autre. L’activité citoyenne n’apparaît qu’aux premiers temps de la communauté dont la motivation première est la fuite systématique hors des territoires dépendants de la Russie (xviiie s.). Les orientations politiques divisent ensuite la société nekrassovo-lipovanienne en deux camps : ceux qui continuent de fuir la Russie et ceux qui décident de retrouver leur ancienne citoyenneté et de s’installer dans les régions frontalières de leur patrie d’origine. Par la suite, seule une violation de la liberté religieuse sera en mesure de susciter chez les Lipovane un semblant de sens civique.
36Cette tendance est actuellement observable chez les Lipovane de Roumanie. À l’intérieur des frontières de ce pays dans les années quatre-vingt-dix, les vieux-croyants russes ont créé une organisation politique et sociale : la « Communauté des Lipovane russes de Roumanie », ayant vocation à défendre les intérêts du groupe et à entretenir la participation à toutes ses activités. Étapes décisives : l’apparition d’un journal indépendant et l’engagement dans la vie politique, avec, en particulier, la participation de députés de la communauté à tous les niveaux du pouvoir. Grandement appréciée, cette expérience est bien connue des Lipovane de Bulgarie, d’Ukraine et de Moldavie, mais ces pays n’ont pas encore d’organisations équivalentes.
37Pour toutes les générations de vieux-croyants, ce choix d’une identité propre s’opère en connaissance de cause, ce qui joue un rôle prépondérant dans la transmission de cette culture. C’est justement ce qui prédéfinit l’appartenance des membres de la communauté à un véritable complexe (la « russité » se pérennise grâce à la Vieille Foi, qui, de son côté, se transmet souvent par la force des traditions culturelles).
38Les spécificités ethniques et religieuses de la secte peuvent même être interchangeables. Ainsi « l’habit ecclésiastique », encore porté de nos jours, n’est-il rien d’autre qu’une sacralisation du costume traditionnel russe, en particulier dans ses variantes russo-méridionales. On peut donc réellement parler d’une expression culturelle forte des Lipovane. Une étude aussi limitée que la nôtre des moments clefs de l’histoire des Lipovane et de ses particularités permet de constater que la secte peut être considérée comme le résultat de l’isolation d’un nombre important de Russes, suite à leur refus de la nouvelle Église orthodoxe « nikonienne », ainsi que de leur migration en territoire étranger. N’ayant jamais formé de groupe homogène, les Lipovane présentent néanmoins tous les indices d’une culture sub-ethnique, les prémisses de l’expression des traditions culturelles et rituelles lipovaniennes pouvant être réparties en deux types de facteurs : le désir de conserver une conception traditionnelle du monde et sa mise en pratique (sacralisation des notions d’ « ancien » et de « sien »), ainsi que la nécessité de s’adapter à de nouvelles réalités. ?
39Traduction de Julie Bouvard
41revue et corrigée par Anne Coldefy-Faucart,
42avec les remerciements les plus vifs de la traductrice.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : lipovane, Ukraine, hiérarchie tripartite, cosaques, vieux-croyants
Mise en ligne 03/10/2007
https://doi.org/10.3917/ethn.042.0259Notes
-
[1]
Cosaques dont les ancêtres se sont établis à l’étranger avec le hetman (chef militaire) Ignat Nekrassov après la répression de la révolte de Boulavine (1708).
-
[2]
Partisans des réformes du patriarche Nikone (centralisme ecclésiastique, alignement sur le rite grec) qui, en 1653-1667, provoquent le grand schisme (raskol) au sein de l’Église et donnent naissance aux courants « dissidents » des « prêtrisants » et des « sans-prêtres ».
-
[3]
Hiérarchie conforme aux préceptes prénikoniens.
-
[4]
Vieux-croyants « prêtrisants » radicaux qui prônaient la fuite hors du « monde de l’Antéchrist » comme l’unique voie de salut. Il existait également des « fuyants » (beglye ou beguny) « sans-prêtres ». Mais, de manière générale, l’origine de l’appellation courante de stranniki (les « errants ») ou beglye est toujours matière à polémique.