Notes
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[1]
Programme de développement social des quartiers dits « sensibles ».
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[2]
Ce travail a fait l’objet d’une thèse de doctorat en ethnologie, soutenue en 2001 à l’ehess sous la direction d’Emmanuel Terray (Denis la Mache : Lieux communs, ethnologie de l’art d’habiter un grand ensemble hlm).
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[3]
Ceux-ci ne sont pas sans rappeler les critères déterminant l’état de saleté du linge mis à jour par Sylvette Denèfle [Denèfle, 1992].
1Face à moi, sur le « living » en faux acajou, une petite fille encadrée sourit à la cantonade. « C’est une photo de la gamine », me dit Mme Choquet à qui mon regard curieux n’a pas échappé. Dans cette salle de séjour que mon hôte s’excuse d’avoir rangée en hâte avant de me recevoir, la vie d’une famille « comme tout le monde » se donne à voir dans toute sa fausse innocence. Les photos, les bibelots, le mobilier… forment un ensemble construit qui plonge le visiteur dans un petit monde intérieur, unique et complexe.
2Nous sommes dans le grand ensemble d’habitat social de La Rabaterie. Implanté sur la commune de Saint-Pierre-des-Corps, dans la banlieue de Tours, ce quartier hlm déploie 40 hectares d’urbanisme planifié. La « machine à habiter » mise en branle dans les années soixante y a industriellement aligné des immeubles en tours et des immeubles en barres. Au total, 2 590 logements standardisés s’insèrent dans un entrelacs de parkings et d’espaces verts. Quelques pavillons égarés rompent la régularité architecturale caractéristique d’une conception désormais révolue du logement social. Une population modeste et cosmopolite cohabite dans ce quartier classé dsq [1] en 1989, épisodiquement soulevé par des « flambées de violence ». Dans cette « cité de banlieue », 44 % des actifs sont ouvriers. 33 % de la population a moins de vingt ans. 14 % des résidents sont des ressortissants étrangers, la plupart originaires d’Afrique du Nord. Ici, depuis trente ans, une multitude de destins contrastés se juxtaposent et se succèdent. Des jeunes ménages en transit, des retraités, des étudiants, des familles ouvrières aménagent, rangent, entretiennent ou négligent des logements accolés. Des résidents qui n’ont « rien de spécial » composent et signent leurs espaces privés. À la fois fidèles et délateurs, ces univers domestiques révèlent des mises en scène d’existences personnelles. Des biographies s’expriment et s’exposent dans le décor de ces « petits théâtres de soi ». Les appartements fabriqués en série se distinguent les uns des autres. Pour constituer un « chez-soi » bien à soi, chaque foyer a sa solution. Pour chacun, l’acte d’habiter organise l’insertion de l’existence dans les conditions objectives du logement. Habiter s’entend exister là de manière active et inventive. Logé « à la même enseigne » dans ce quartier fortement stigmatisé, chacun habite singulièrement.
3Dans une société marquée par l’homogénéisation des signes et des références culturelles, le regard ethnologique immiscé dans l’intimité des foyers peut se porter, non sur les expressions domestiques de cultures urbaines autonomes et populaires, mais sur ces mécanismes d’apprivoisement de l’économie et de la culture dominantes. C’est dans ces bricolages avec des codes et des références de plus en plus partagés, dans une participation différentielle à une culture dominante que s’expriment et se jouent des enjeux personnels et majeurs. Chaque habitant, à sa manière, aménage, range, évolue, reçoit ou ferme sa porte. Chacun compose et joue de singulières « scènes de ménage » qui prennent sens au regard de son histoire personnelle et familiale. Prêtons attention à cette partie confidentielle des modes de vie. Attardons-nous sur ce jeu qui, dans l’espace privé du « chez-soi », permet aux individus de résister, de compenser le poids de leur subordination, d’esquiver, au moins partiellement, les déterminismes et les mécaniques de l’appartenance.
4Pour restituer ces constructions domestiques, huit familles ont accepté chez elles le regard interrogateur de l’ethnologue. Huit rencontres privilégiées se sont tissées durant trois ans [2] dans une alternance d’observation in situ et d’entretiens semi-directifs. Huit foyers, choisis pour le contraste de leurs parcours social et résidentiel, ont dévoilé progressivement leurs façons d’inscrire leurs histoires dans les lieux. Grâce à eux, rencontres après rencontres, la collection d’observations a laissé entrevoir des logiques d’actions. Un ensemble cohérent de pratiques est apparu derrière l’inventaire disparate des savoir-faire et des savoir-être domestiques.
Mise en pièces
5Comme le soulignait Michel de Certeau : « L’agencement du mobilier, le choix des matériaux, la gamme des formes et des couleurs, […] le soin ou la négligence, le règne de la convention, des touches d’exotisme et plus encore la manière d’organiser l’espace disponible et d’y distribuer les différentes fonctions journalières […] tout compose déjà un récit de vie » [Certeau, 1980]. L’affectation et l’organisation des pièces du logement constituent un premier exercice de compétences habitantes. Des habiletés domestiques, des « ruses familiales », pour reprendre une expression de Martine Segalen, s’expriment. Elles révèlent des univers intérieurs où les membres du foyer inscrivent leurs trajectoires résidentielles, digèrent les pressions et impressions extérieures, où ils organisent la visite éventuelle d’autrui dans la sphère du « chez-soi ».
• Emménager
6M. et Mme Croizer habitent le grand ensemble depuis maintenant cinq ans. Lui est agent d’entretien. Il a trente-six ans. Elle élève leur bébé. Elle a trente-trois ans. Dans l’appartement dont ils sont devenus propriétaires, ils se prêtent volontiers au jeu de l’enquête ethnologique. Un à un, je découvre chez eux les éléments d’un petit monde unique. Une définition singulière de l’intime et du montrable, de l’ostensible et du dissimulé, du public et du privé se dévoile. Une mise en scène générale, jouant de l’espace et du temps, fait sens et révèle une certaine idée de l’ordre du monde au cœur duquel ils se placent. Habiter, c’est intégrer le logement dans l’histoire des membres du foyer. L’arrivée, l’installation dans le quartier hlm s’inscrivent dans la trajectoire personnelle. Chacun ici doit œuvrer pour garantir la cohérence entre sa trajectoire résidentielle et l’idée qu’il se fait de sa propre trajectoire sociale. Habiter, c’est d’abord installer sa respectabilité en mobilisant une panoplie de moyens matériels et symboliques.
7M. Croizer arrive le premier. Pour lui, tout commence par un appartement vide ou presque. « J’avais trouvé par une agence », se souvient-il. Conseillé par ses parents, il choisit un f3 en accession à la propriété, proche de son lieu de travail. Pas encore marié, le jeune homme de trente et un ans vient d’être nommé au collège du quartier. M. Croizer découvre d’abord une enveloppe vide dont il imagine l’habitabilité. L’espace de l’appartement ne lui est alors ni hostile, ni encore convivial. Il est en attente. Dominer l’espace n’est pas si facile. Alors les objets quotidiens, les meubles ou les bibelots, que l’imagination, déjà, dispose dans les lieux, viennent participer à la domestication d’un volume désert. Des couleurs, des odeurs et des bruits familiers viennent se projeter dans le nouveau logement. « J’ai tout de suite vu qu’on pouvait faire un coin salon, un coin salle à manger […] Je pouvais pas avant. C’est bien exposé, il y a le soleil toute la journée, un grand balcon […] Ça me rappelait le pavillon d’Albertville » (où il vécut avec ses parents).
8Mais cette domestication de l’espace avait, en fait, commencé bien avant celle du volume de l’appartement. Le quartier, l’immeuble et quelques premières impressions sur le voisinage immédiat avaient précédé les considérations sur l’intérieur du logement. L’autonomie de la sphère privée se construit dans un rapport au dehors. La chaleur du foyer « puise sa légitimité et sa raison d’être par rapport au froid de l’extérieur » [Lamarche-Vadel, 1990]. M. Croizer a dû construire la rupture avec un quartier et une population profondément stigmatisés. Les raisons professionnelles sont venues justifier son choix résidentiel. M. Croizer n’est pas de ces « gens du quartier » qu’il considère volontiers « sales » et « violents ». Il est venu travailler auprès de leurs enfants. Cela explique et légitime sa présence dans un quartier fortement déqualifié. L’identification entre l’homme et son logement peut s’effectuer sans altérer l’image de soi.
9L’emménagement effectif débute par la suppression des traces d’autrui. Pour être tout à fait domestiqué, l’espace vide fait l’objet d’un effacement des utilisations antérieures. Le prédécesseur est chassé une seconde fois. La construction d’une nudité initiale des lieux peut commencer. Construction imaginaire avant tout, elle est, aussi, travail physique, tentative parfois laborieuse d’installer son univers domestique dans un cadre libéré de toute empreinte de vie ancienne. Les sanitaires font l’objet d’une attention particulière. Les traces, même imperceptibles, du corps de l’autre dans son animalité la plus brute sont éliminées rapidement. La salle de bains est désinfectée. Littéralement, elle est privée d’infect : elle est débarrassée de ce qui a pu y être fait. Nettoyer l’espace en arrivant, dénoncer les traces d’un aménagement précédent, installer ses propres objets deviennent des activités fondatrices d’un ordre à soi. L’objectif de l’emménagement, dit Jean-Paul Filiod, est d’ordonner pour soi, de rendre propre au sens littéral un espace qui se constitue en espace domestique [Filiod, 1996]. M. Croizer place ses meubles, dispose les bibelots, projette des améliorations… Aventurier domestique, il conquiert l’espace.
10Mme Croizer rejoint bientôt celui qui vient de devenir son mari. Elle apporte quelques meubles, « fatalement, on avait des tas de trucs en double ». Mais la fusion s’opère pour ne présenter bientôt qu’un mélange conjugal harmonieux. Un regard sur l’aménagement et l’ameublement permet, entre autres, de plonger dans la dimension diachronique de l’appropriation de l’espace. L’évocation du mobilier par éléments séparés est l’occasion de faire un parcours dans les expériences résidentielles. Quelques pièces héritées des grands-parents, les achats anciens, les achats récents… rappellent des périodes de la vie et trahissent les projets. On assiste, entre autres, au processus décrit par Françoise Zonabend de « mémorisation tangible de la généalogie » par ses objets et par ses meubles [Zonabend, 1980]. L’ameublement inscrit dans la durée la face domestique de l’identité. Il rassemble de petits morceaux de soi. Ce que l’on a été, l’idée que l’on se fait de sa situation actuelle et les paris sur l’avenir trouvent écho dans l’aménagement de l’appartement. Pourtant, présentés en une synthèse qui se veut harmonieuse, les meubles n’ont pas pour vocation exclusive d’évoquer des périodes successives. Le jeu sur la diachronie consiste à révéler certains aspects de continuité tout autant qu’elle contribue à en masquer d’autres. « Au bout d’un moment, il y a des choses on se rappelle plus comment c’est venu là. On s’en fout, c’est à nous. C’est là parce que ça nous plaît. » La composition du mobilier est présentée sur le mode électif et relève plus d’une synthèse en permanente ré-élaboration que d’une accumulation. L’intérieur ne fait pas qu’imprimer les strates successives de biographies conjuguées. Plus qu’une trace, il est un signe de soi dans la durée. Il est un révélateur d’éléments pertinents de l’histoire et des projets des membres du foyer. Il est un ralenti de comportement assumé. Ce qui fait le mystère de la familiarité avec les objets, dit Jean-Claude Kaufmann, c’est qu’on y dépose une part de son identité personnelle, familiale ou domestique [Kaufmann, 1997]. « Dans son élément », l’identité domestique représente, à elle-même et aux autres, son intégrité dans la durée. Installés pour longtemps dans cet environnement urbain déqualifié, les époux Croizer impriment leurs trajectoires sociales dans l’intimité. Ils fabriquent leurs signes intérieurs de richesse.
• Aménager
11La mise en habitabilité est un travail incessant qui tente d’asseoir et de maintenir la place de l’individu dans la société et règle en conséquence la position relative des membres du foyer. Pour cela, plusieurs techniques peuvent être mobilisées. Le bricolage en est une. Activité à caractère non professionnel, il prend place au cœur de la vie domestique. Il respecte ses règles et ses usages. Il mobilise, selon des procédures à soi, des savoir-faire très divers. Réalisation laissant place à des domaines réservés pour chaque membre du foyer, il est, lorsqu’il s’applique au logement, un moyen d’exprimer physiquement (lorsqu’il est effectivement réalisé) ou virtuellement (lorsqu’il est projeté ou rejeté) l’appropriation de l’espace intérieur. Il serait pourtant bien naïf de le considérer comme une pratique exclusivement privée, détachée des contraintes de l’habitat collectif. Il relève de l’être là et s’articule avec les relations de voisinage. Chez les Croizer, Monsieur bricole « de temps en temps ». Les voisins sont, dit-il, très compréhensifs et, dans un élan généralisé de courtoisie, chacun manie la perceuse, le marteau ou la scie sauteuse « de temps en temps… du moment qu’on n’abuse pas et qu’on fait attention à cause du bruit ». Acte essentiel d’amélioration de la qualité de vie et du confort intérieur, il est un dialogue permanent avec autrui (voisin ou visiteur), avec des objets, avec des matériaux et des modèles d’habiter. Dans l’appartement, le bricolage trouve une justification financière. Mais derrière les logiques strictement économiques, s’en cachent d’autres qui dépassent largement la politique du moindre coût. Le bricolage est au centre de la scène domestique. « Quand j’ai rien à faire, explique M. Croizer, j’aime bien m’occuper les mains. Ici, le principal est déjà fait. On bricole un peu dans la chambre du gamin. Ma femme s’occupe de la déco, moi c’est plus ce qui est bois ou électricité. » Lui qui, jusqu’alors, avait, au cours des séquences d’entretiens, souvent concédé la parole à sa femme devient soudain plus loquace. Le bricolage possède une valeur significative dont l’importance complète le résultat tangible des réalisations effectuées. Ainsi, en plus des bienfaits matériels procurés par l’installation d’une prise de courant ou d’une étagère, bricoler permet à M. Croizer de montrer, dans l’espace domestique, qu’il n’est ni inactif, ni paresseux. Il se constitue en acteur du lieu. Il prouve qu’il n’est résolument « pas du genre à [se] mettre les pieds sous la télé en attendant que ça se passe ». C’est aussi, comme l’avait ailleurs remarqué Nicole Haumont, un moyen pour lui de se réaliser en dehors de la sphère professionnelle et d’utiliser un acquis de connaissances techniques non valorisé [Haumont et al., 1966]. C’est, enfin, un moyen d’exprimer que les Croizer, propriétaires, sont durablement installés dans l’appartement. Même si un déménagement ultérieur n’est pas à exclure. « Si on revend, dit M. Croizer, ça sera toujours mieux que quand on est arrivé. C’est ce qu’il faut se dire. »
12Des plus essentielles aux plus insignifiantes, les activités aménageuses intègrent et servent un modèle du monde, de soi et des autres qu’elles trahissent ou dont elles assurent la promotion. Par et dans les efforts de bricolage et d’aménagement, des identités domestiques s’expriment et se perpétuent. M. et Mme Croizer sont « bien chez [eux] ». Trajectoire sociale et situation résidentielle se conjuguent en une harmonie qui s’imprime dans les lieux.
13Quelques immeubles plus loin, Mme Tinseau partage un petit f2 avec son vieux caniche cacochyme. Veuve depuis 1979 d’un cheminot sncf, elle a aujourd’hui quatre-vingt-deux ans. Son intérieur, surchargé de bibelots, est une composition qui mémorise et met en scène une histoire particulière. Les objets du foyer sont des outils au service de la vie domestique, de ses valeurs et de ses représentations. Leurs usages, rappelle Michel Rautemberg, prennent trois formes : « Les objets servent, représentent et décorent » [Rautemberg, 1989]. Ils peuvent aussi remplir plusieurs de ces usages en même temps. Alors, entre technique, symbolique et esthétique, leurs statuts s’enchevêtrent. Parmi ces objets domestiques, il en est, chez Mme Tinseau, à partir desquels la conversation s’amorce facilement : ce sont les photos. Celles-ci décorent l’appartement et représentent des personnages ou des événements. Mais à quoi peuvent-elles bien servir ?
14Sur les murs, sur les meubles, accrochées ou adossées à un support, elles constituent une vaste sélection de moments de vie familiale. Encadrées et mises en valeur dans le salon, on les retrouve aussi dans les endroits les moins publics de l’appartement, dans la chambre notamment. Entre discrétion et ostentation, elles constituent des dispositifs en tant qu’elles sont disposées et qu’on en dispose dans le but de produire un effet. Pour un œil extérieur, des inconnus à table ou en tenue de mariage, des nourrissons dans les bras de leur mère, des hommes posant dans leur jardin, des maisons, des chiens, des locomotives… semblent ne rien pouvoir évoquer sans être commentés par la maîtresse de maison. Ces instantanés de vie familiale, bien obscurs pour un visiteur, semblent raconter sa propre histoire à leur propriétaire. Dans l’espace privé du logement, ces photos occupent une place bien ambiguë. Loin d’être cachées aux regards, elles occupent le centre de la vie domestique.
15Elles s’offrent aux regards des visiteurs qui ne peuvent cependant s’en saisir directement pour en tirer impression ou information. Pour y accéder, il faut que Mme Tinseau fournisse les clefs de la lecture. Dans un foyer « sanctuaire des sanctuaires », pour reprendre l’expression de Philippe Lucas [Lucas, 1981], ces photos ne sont pas secrètes. Elles sont intimes. Mme Tinseau en garde la légende qu’elle partage ou non avec son visiteur, qu’elle conserve ou divulgue, désignant, ainsi, les degrés d’acceptation dans la sphère de l’intimité. Les photos de famille tiennent dans le logement une place singulière. Selon les cas, elles accueillent ou écartent. L’objet décrit devient, alors, objet second. Il devient, pour reprendre l’expression de Gaston Bachelard, un sur-objet. Exposées, les photos montrent, démontrent ou restent incompréhensibles. Elles se muent en d’efficaces dispositifs pour gérer l’entrée dans l’intimité.
16Le mariage du fils, la naissance du petit-fils, le mari aujourd’hui décédé de Mme Tinseau seul dans son jardin, le couple devant le pavillon sncf qu’ils occupaient « dans le temps » ou attablé avec quelques amis perdus de vue depuis… des photos en couleurs ou en noir et blanc, récentes ou jaunies, présentent, dans la durée, une société réduite à quelques membres bien identifiés. Des poses explicites, des décors univoques, des cadrages sans ambiguïté marquent clairement le statut des personnages. Les « mariés », les « nouveau-nés », « le chien »… tous semblent concourir à raconter une histoire personnelle. Les photos sont, aussi, traces pour soi de persistance d’identité dans la durée. Le temps se mue en espace. Le volume de l’appartement accueille le temps de l’existence. Outil de conversion espace-temps, le petit deux pièces sélectionne des instantanés d’existence et participe de la construction d’un monde idyllique. « Ici, commente Mme Tinseau, c’était devant notre villa. Les voisins, c’étaient tous des amis. Lui, il travaillait avec mon mari. […] Derrière, on voit le jardin. La gare, si vous voyez, elle était sur la droite, un peu plus haut. Vous avez pas pu connaître… Enfin, c’est des souvenirs tout ça. Il reste plus rien […] Tout est démoli. » Mme Tinseau tisonne énergiquement ses souvenirs, mais les villas ouvrières ont irrémédiablement disparu. Mme Tinseau a été relogée dans ce hlm. Elle se veut désormais une des dernières survivantes de ce petit monde cheminot qui, dit-elle, « faisait l’âme de Saint-Pierre-des-Corps ». Avec les repères du territoire s’estompent ceux de l’identité. Les vrais paradis, disait Marcel Proust, sont ceux qu’on a perdus. Les choses, toutefois, « doivent conserver une part de leur identité à travers leurs transformations, faute de quoi, le monde ressemblerait à un asile d’aliénés » [Salhins, 1989]. Sur des images soigneusement choisies s’édifie le roman d’une existence reconstituée, d’un destin qui se veut exemplaire. Instruments d’accès dans l’intimité, outils de sélection des proximités sociales, les photos présentent et préservent aussi une identité lisse et sans contradiction. Elles compensent un déracinement.
17Si l’habitabilité d’un logement s’exprime dans les attentions qu’on lui porte et les objets qu’on y apporte, elle peut, tout autant, s’exprimer par le désintérêt et la négligence. Au sixième étage, un appartement parfaitement identique à celui de Mme Tinseau semble par contraste bien désert, presque abandonné. Mlle Ibawta nous y accueille pourtant chaleureusement. La jeune femme est arrivée du Cameroun il y a quatre ans. Elle avait vingt ans. À Saint-Pierre-des-Corps, elle a d’abord partagé avec ses parents un immeuble des environs. Aujourd’hui, étudiante en Administration économique et sociale, elle habite, pour la première fois, dans son propre appartement, en compagnie d’un jeune homme camerounais lui aussi. Le f2, trouvé « état neuf », est au cœur de la Rabaterie, un quartier « finalement beaucoup plus calme que ce que les gens pensent ». Simple passage vers un avenir encore chargé d’incertitudes, le logement est le lieu d’une précarité estudiantine transitoire et revendiquée. L’intérieur fait l’objet d’une attention à l’économie. Les matelas, posés à même le sol, la quasi-absence d’électroménager (à l’exception d’un impressionnant poste radio avec lecteur de disques compacts et d’une petite télévision bon marché) et l’assemblage disparate d’un mobilier mi-récupération, mi-premiers prix d’hypermarchés veulent évoquer un intérieur étudiant. « Vous avez dû connaître ça vous, les appartements d’étudiants », me glisse-t-elle. « On est jeunes alors on s’en fout de tout ça. » On y mange. On y dort. On y reçoit des copains. Pourtant, derrière l’apparente négligence, l’appartement est image de soi, trace de parcours et outil de sociabilité.
18L’investissement du logement que développe Mlle Ibawta est nourri par une implication intense dans le réseau de relations étudiant auquel s’ajoute une absence totale d’attachement au quartier. Mlle Ibawta n’habite pas à la Rabaterie : elle y « vit ». La différence est de taille et justifie une modalité particulière d’investissement du cadre de résidence. Si aucun voisin n’a jamais franchi le seuil, les « copains de fac » sont souvent présents. Pour se « faire des bouffes », ils viennent de toute l’agglomération urbaine. Presque tous étudiants en aes, ils ont été disséminés autour des repères de la vie étudiante que sont les différents sites universitaires. Pour évoquer leurs lieux respectifs de résidence, ils développent en imagination un réseau en étoile qui s’organise autour des pôles d’activités estudiantines. Les extrémités du réseau sont les appartements des uns ou des autres, de ceux qui n’ont pas eu la chance ou les moyens de trouver à se loger « près de la fac ». À ce mode de représentation, s’ajoute une parfaite méconnaissance du quartier de résidence. Certains, même, vont jusqu’à en ignorer le nom. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’obtenir un logement hlm abandonnent toute exigence quant à sa situation géographique. La garantie d’avoir un loyer bon marché s’accompagne, en général, de la quasi-certitude de ne pas être en centre-ville. Tous espèrent alors se voir proposer « quelque chose de bien ». La qualité intérieure de l’appartement (taille des pièces, état de propreté initial…) et la distance par rapport aux sites universitaires fréquentés mesurent le degré de bonne fortune ou la qualité des « bons plans » des uns et des autres.
19La précarité de l’aménagement est ici au service d’un discours sur l’implication dans le monde étudiant, un monde comme pourvu de repères géographiques propres, suspendant ou réinterprétant les autres. Mlle Ibawta trouve dans ses nouveaux repères toutes les ressources pour légitimer le fait de « vivre là » au milieu des tréteaux métalliques et des étagères en pin.
Mise en ordre
20L’ordre et la propreté du logement figurent la mise en correspondance d’un ordre des choses avec des schémas mentaux, dit Mary Douglas, d’où l’agacement que l’on ressent quand on constate le désordre de la maison et le calme que l’on éprouve quand le rangement est enfin terminé [Douglas, 1966]. Cet acte de mise en correspondance que constitue l’activité ménagère ne relève pas uniquement du domaine de la raison. Il appartient plutôt au registre de « l’évidence incorporée » [Kaufmann, op. cit.]. Trajectoire résidentielle, opinion de sa propre situation sociale et importance concédée au regard d’autrui alimentent le rapport à l’espace habité jusqu’à son nettoyage et son rangement. Les savoir-faire personnels, présentés comme « allant de soi », s’élaborent à partir des modalités d’appréciation de ce qui est sale et désordonné. Ils organisent ensuite le traitement qu’il convient d’appliquer pour obtenir un appartement jugé « en ordre » et « présentable ». Mme Bedu sait « tenir » son intérieur. Locataire depuis plus de deux ans d’un f3 dans l’une des barres, la jeune femme au foyer de vingt-quatre ans est mère d’une petite fille de trois ans et mariée à un ouvrier employé dans une usine voisine. Elle entretient son appartement avec soin. La jeune femme n’est « pas bordélique » et espère bien que cela se remarque.
• Nettoyer
21Le ménage est un dialogue permanent entre une idée du monde et d’objectives conditions de logement. Comme tout dialogue, il a ses règles et ses usages. Faire le ménage vise, avant tout, à repérer les attaques de « la crasse ». Pour cela, la jeune femme mobilise trois indicateurs : le visible, l’olfactif et l’hygiénique [3].
22Le visible consiste à repérer les indices impliquant la nécessité d’un nettoyage. Les traces de graisse dans la cuisine, de poussière dans le séjour ou les moutons dans les chambres sont les signes normaux qui indiquent l’urgence du ménage. D’autres signes visibles peuvent apparaître qui n’appartiennent pas au registre du normal. Il s’agit essentiellement du mélange de saletés distinctes spécifiquement attribuées à chaque pièce. Le critère de visibilité de la saleté met en lumière un aspect de la stratégie de nettoyage développée par Mme Bedu. La mise en ordre fait respecter la mise en pièces. Il peut être normal d’avoir, dans chaque sous-espace de l’intérieur domestique, des salissures spécifiques à condition que cela indique la nécessité d’un nettoyage immédiat. Les échanges, eux, sont intolérables. La subdivision de l’espace domestique est l’objet de permanentes attaques contre lesquelles les activités ménagères sont chargées de veiller et d’intervenir. Faire le ménage est un acte de préservation d’un ordre à soi. À la Rabaterie, l’exiguïté des logements rend les problèmes plus aigus et les nécessités d’intervention plus impérieuses. Qu’importe, Mme Bedu veille sur la sectorisation du foyer.
23Le deuxième critère de saleté développé par la jeune femme est défini à partir du caractère olfactif. Est sale ce qui sent mauvais ou, plus exactement, ce qui est susceptible de dégager de coupables relents. L’odeur est, en général, plus anticipée qu’elle n’est constatée. Lorsqu’elle se dégage, il est déjà trop tard : le responsable de la tenue de l’intérieur, le gestionnaire de l’ordre ménager a failli à sa mission. Il s’expose à la réprobation des membres du foyer, des visiteurs ou même du voisinage. Alors, pour éviter cela, la jeune femme descend consciencieusement et très régulièrement les poubelles. Elle aère les chambres tous les matins. Elle ferme les portes lorsqu’elle s’affaire aux fourneaux. Incontrôlables dans leur diffusion, redoutables dans leur ténacité, les odeurs sont d’insidieuses accusatrices. Elles peuvent porter l’opprobre, parfois très loin et très longtemps, sur un locataire accusé de ne pas bien tenir son ménage. « Il y a des gens, chez eux, ça pue jusque sur le palier. Moi, j’ai pas envie qu’on dise, tiens, elle doit pas beaucoup s’occuper de son chez-elle… Des fois, y a des odeurs, quand on est dedans, on s’en rend pas compte. » La mise en ordre est chargée d’enjeux. Elle est acte de préservation des limites qui jalonnent les micro-espaces du « chez-soi ». Elle contribue ainsi à entretenir une identité domestique rigoureusement dimensionnée. Contrôlant, retenant ses odeurs, Mme Bedu empêche le corésident, l’étranger proche de prendre prise sur l’intime.
24Hygiénique peut être le terme pour qualifier un dernier critère de saleté développé par la jeune femme. De hugieinon (la santé), l’hygiénique désigne ce qui est sain, dénonce ce qui ne l’est pas. Il s’agit, dans ce cas, d’apprécier un état de salissure continu et d’y remédier régulièrement. Il est plus, ici, question d’entretien que véritablement de nettoyage. Ce critère allie les indicateurs de périodicité (« Je lave le par-terre toutes les semaines au moins ») et d’utilisation réelle de l’espace (« Quand il y a eu du passage, je passe un petit coup de balai »). Il est, de tous les critères, celui par lequel la jeune femme exprime le mieux sa volonté affirmée d’asseoir un contrôle total et permanent sur la tenue de son ménage. Le maintien en habitabilité de l’espace apparaît comme un acte de contrôle du temps et des mouvements. Ainsi, Mme Bedu se présente-t-elle comme la gestionnaire incontestable de l’occupation spatiale domestique. Parente, sans doute, de la ménagère de Pierre Sansot, Mme Bedu pourchasse la saleté. Avec infiniment plus de modestie, son action n’est pas sans rappeler celle du démiurge ou du grand prêtre. Comme eux, elle a vocation à passer du chaos à l’ordre. Comme eux, elle crée. Et créer n’est pas nécessairement produire à partir de rien. C’est générer de l’ordre dans un ensemble confus. « La ménagère, comme les grands prêtres mais plus souvent qu’eux, se doit de réguler un chaos menaçant » [Sansot, 1991]. Pour les uns, le cosmos, pour l’autre l’exiguïté d’un petit logement hlm, la différence d’objet paraît immense. Reste la démarche. Et Mme Bedu, garante d’habitabilité, déploie beaucoup d’habileté dans l’accomplissement de sa mission, beaucoup de savoir-faire pour « tenir [son] chez-soi ».
• Ranger
25Intimement lié au nettoyage, le rangement participe de la même activité de « faire le ménage ». Comme le nettoyage, le rangement est chargé d’enjeux. Mme Bedu joue son statut de maîtresse de maison, sa capacité à recevoir et garantir le bien-être familial. Pour se tirer honorablement de sa mission, elle ré-interroge, à l’occasion, sa déjà longue expérience de l’exiguïté. Il faut, pour le confort familial et le regard potentiellement inquisiteur du visiteur, que tout soit « à sa place » et que l’appartement présente une image jugée « acceptable ». Pour sentir que tout est bien rangé, deux indicateurs structurent l’appréciation de Mme Bedu : la vue et la pratique.
26La vue permet de repérer immédiatement ce qui n’est pas à sa place et trahit la fausse innocence de l’apparente évidence des emplacements. Il s’agit, dans un premier temps, de signifier le respect de l’assignation des pièces. Mme Bedu insiste sur l’irréprochabilité du « living » destiné à la réception. Il y a une stricte hiérarchie des lieux à tenir propres et rangés. Par sa fonction de réception le « living » est placé très haut dans cette hiérarchie. Viennent ensuite les chambres, ces pièces « à nous » que Mme Bedu range régulièrement. Et puis, il y a le « cagibi », ce recoin bricolé que seule fréquente la maîtresse de maison, aménagé dans la cuisine entre le lave-linge et le mur. D’autres familles ont relayé de semblables « fourre-tout » sur le balcon. Elle a préféré le soustraire aux regards. Dans ce coin, le désordre s’inscrit dans le temps infini. C’est le seul endroit que Mme Bedu avoue n’avoir « jamais vraiment rangé ». Dans ce « petit bazar » protégé du regard des autres, elle est seule à « s’y retrouver ».
27En maîtresse de maison consciencieuse, la jeune femme entretient la distinction entre public et privé. L’aménagement a fixé les choses que l’on doit voir dans chaque pièce. Le rangement traque les choses que l’on ne doit pas y voir. Dans son appartement, Mme Bedu cache le trop vieux et préserve le trop neuf. Ces logiques valent avant tout pour les biens les plus irremplaçables, et ce, pour quelque raison que ce soit. Cette mesure de sauvegarde touche avant tout le mobilier du séjour. Le « napperon de tête » protège le dossier du canapé et contribue à retarder la lente assimilation de l’équipement domestique. La mesure touche aussi les peintures murales, les huisseries intérieures… ces éléments du logement dont on ne contrôle que très mal l’entretien et le remplacement. Le rangement masque les outrages du temps et stabilise l’ordre des choses.
28Parallèlement au regard, la pratique constitue un second moyen de conclure à la nécessité du rangement. Lorsque Mme Bedu constate le désordre par expérience, il est déjà trop tard. On « ne retrouve plus rien ». Le trouble est installé. La sanction du « bazar » ambiant indique l’impérieuse nécessité d’une re-mise en ordre. Le dérèglement de la mise en habitabilité est une situation exceptionnelle (mais non nécessairement anormale) qu’il convient de rectifier au plus vite. « Quand il y a eu du monde… Des fois, on sort des choses qu’on a pas l’habitude. Le service à apéro… des choses comme ça. C’est normal, après, il faut ranger. » La mise en ordre prépare et répare l’intrusion de l’autre. Elle contribue à organiser, à domestiquer une possible interaction avec autrui sur le terrain du privé.
Mise en scène
29Cet intérieur bien à soi peut servir de base à un discours sur l’altérité toute proche que représentent les « gens de la cité », ces locataires hlm tout proches dont on imagine des styles de vie bien différents. Dans la vie de l’intérieur, l’extérieur reste bien présent.
• Enfin chez soi !
30Après « une journée de boulot », M. Croizer, l’agent d’entretien en accession à la propriété, est content de se retrouver chez lui. L’ordre intérieur le repose du « n’importe quoi » qui, dit-il, caractérise l’ambiance du quartier et de son lieu de travail. « Dehors, vous avez les collègues d’à côté qui salopent tout. Après avoir été là-dedans toute la journée, c’est agréable de se retrouver chez soi. » « Dans ses meubles », M. Croizer se ressource. Cet espace, dont il domine l’organisation, est paisible et ordonné. L’ordre intérieur devient un repère « garde-fou » du soi. Il est, comme le remarque Jean-Claude Kaufmann, le monde familier qui contribue à construire et jalonner une identité dispersée, contradictoire et mouvante [Kaufmann, op. cit]. Il est un outil symbolique de dé-altération. « On ferme la porte, on est chez soi. » C’est un autre univers qui commence. Le cadre fermé de ce monde domestique est un cénacle dont M. Croizer aime à retrouver le paysage rassurant. Il faudra, parfois, attendre quelques instants pour que, grâce à quelques manipulations d’objets, M. Croizer se sente vraiment chez lui. Quelques micro-rituels quotidiens jalonnent une domesticité réparatrice. « Quand je rentre, j’aime bien écouter le répondeur, me mettre dans le canapé… des trucs comme ça… Je décompresse. » Pour être « enfin rentré », M. Croizer recrée un univers de gestes et de sons familiers. Habiter c’est aussi construire des ambiances propres à accompagner un environnement spécifique, comme une bulle spatio-temporelle d’autant plus intensément privative que l’extérieur se fait plus oppressant.
31De cette bulle part une étrange et complexe « connexion » avec l’extérieur. Au moment de l’enquête, il n’y a pas d’accès Internet chez la famille Croizer. Il n’y a d’ailleurs pas de micro-ordinateur. Il n’y a pas non plus de connexion tv par câble ou satellite. Il y a juste un impressionnant poste de télévision à écran large et son stéréo… surmontant un magnétoscope pourvu de toutes les options, un équipement d’une grande complexité technologique. Au sein du foyer, cet appareil occupe un statut particulier et remplit des fonctions spécifiques. Dans le domicile, base arrière d’une vie mouvante et dispersée, il assiste la famille dans son effort pour se « tenir au courant ». Il déverse son flot d’informations. En cela réside la fonction pratique de l’objet. Il est aussi une merveille de technique et de progrès montrant, aux visiteurs et à eux-mêmes, que les époux Croizer ont les moyens économiques et symboliques de posséder et de dominer un appareillage moderne, complexe et « cher ». En cela réside le statut high-tech de l’objet. Retranché dans son espace domestique, M. Croizer aime à s’installer devant son poste pour « être au courant de ce qui se passe dans le monde ». Parallèlement l’utilisation du magnétoscope contribue à dominer la succession et la simultanéité des programmes de diffusions. Il abolit presque les horaires. Les époux Croizer sont satisfaits de cet appareil. Elle, l’a trouvé un peu coûteux mais bien agréable. Elle reconnaît aisément que « ça en jette ». Lui, ne tarit pas d’éloges sur les capacités techniques de l’engin. « Avec ça, si on loupe un truc [un programme] c’est qu’on l’a bien voulu. » « Au courant de tout », M. Croizer engrange les arguments de discussions futures. Il fait même de temps à autre « des cassettes pour les profs du collège » à qui, parfois, il « apprend des trucs dans leurs matières ». L’appareillage domestico-médiatique assiste l’univers privé dans sa vocation stratégique. Il contribue à fournir les ressources qui préparent ou réparent les interactions développées sur les terrains extra-domestiques.
32De l’autre côté du parking, le lecteur cd de Mlle Ibawta diffuse discrètement une musique d’ambiance. Ce soir, « il y a des copains à bouffer ». La jeune femme ne veut pas pour autant donner d’elle à cette occasion l’image d’une ménagère ou d’une maîtresse de maison.
33À l’occasion des « bouffes avec les copains », elle organise une réception au ras du sol. « Sans faire de manières », Mlle Ibawta et ses amis s’accommodent du minimum, organisent la pénurie de chaises et l’exiguïté de la table. Tout le monde mange assis par terre. Les éléments de la table sont posés à même le tapis. Quasi constante dans les « bouffes » auxquelles s’adonne le groupe de relation cosmopolite, cette forme de réception est présentée comme une adaptation des conditions objectives de la pratique à une volonté de recevoir devenue signe de reconnaissance. L’intérieur, parsemé de mobilier africain, présente un savant mélange d’ethnicité et d’appartenance estudiantine. Dans ce cadre, les discussions des copains mettent en scène des personnages qui s’autonomisent les uns par rapport aux autres. L’idée collectivement admise selon laquelle le monde étudiant est un monde d’ouverture, de culture et de curiosité alimente et justifie l’intérêt pour les « cultures autres ». Autour d’un plat de nouilles « recette cité-u » collantes à souhait, l’étudiante africaine développe un discours de l’altérité, une altérité que l’on peut évoquer entre nous et chez nous : une altérité domestiquée. De l’autre côté de la porte, le voisin, lui, représente une autre forme d’altérité : celle avec laquelle « on n’a rien en commun ». Il est celui avec qui on ne partage que l’espace. Il est l’inconnu à tête connue. Il représente ceux avec lesquels il faut vivre la nécessité de co-présence. À l’altérité choisie du monde privé, répond l’altérité imposée des lieux de la vie quotidienne publique.
• Quand on est chez les gens…
34Chez la famille Croizer, « on sait recevoir » ou, plus exactement, on a prévu une multitude d’outils spatiaux destinés à gérer en terrain privé les interactions avec autrui. L’agencement des éléments du mobilier est, comme l’a ailleurs constaté Béatrix Le Wita, le moyen de faire connaître son statut par différents artifices [Le Wita, 1988]. Mise en ordre pour soi, mise en ordre de soi, la dimension symbolique du « chez-soi » est investie d’une capacité à communiquer à un éventuel visiteur une certaine idée de soi-même. Le petit couloir d’entrée, dépouillé de tout artifice décoratif, où l’on peut discuter tout en gardant une distance convenable, la table du séjour où l’on reçoit les « enquêteurs » et où l’on expédie les démarches courantes, le canapé qui se prête à plus de convivialité, puis, de nouveau, la table autour de laquelle les invités se retrouvent pour dîner, la cuisine où certains proches s’autorisent parfois à « donner un coup de main »… l’appartement regorge de dispositifs spatiaux polysémiques et modulables utilisés pour signifier, simultanément, les statuts relatifs des personnes présentes et l’idée que se font les occupants de leur propre appartenance sociale. Mobilier, tapis, bibelots… distinguent l’espace dans la hiérarchie sociale tout autant qu’il distingue une hiérarchie de sous-espaces dans les relations sociales. Il existe, à l’intérieur du logement, une multitude de sous-seuils dont le franchissement ou le non-franchissement soulignent, comme l’a déjà remarqué Céline Rosselin, les rapports entre les individus et, par conséquent, leur degré d’intimité [Rosselin, 1995]. Un modus vivendi tend à s’instaurer quant aux usages d’espaces dont Mme Croizer suppose que chacun a préalablement intégré les règles essentielles. Les convenances s’impriment dans l’espace et les franchissements successifs rendent intelligibles les distances sociales qui séparent les personnes. « Quand on est chez les gens, on va pas partout. On fouille pas partout. Quand je vois les gamins qui courent partout, qui ouvrent les tiroirs et les parents disent rien, moi ça me met en boule. Je me dis que c’est du manque de savoir-vivre. » Hôtesse et maîtresse, Mme Croizer domine son espace et la manière de le disposer. Elle juge la manière d’en disposer. Attention aux codes !
35Emménager, aménager, déménager, ranger, apprêter pour la réception… sont autant d’actes qui exposent ou trahissent une domestication du cadre formel de la vie privée. Loin d’être un objet détaché de l’habitant, le logement hlm apparaît véritablement comme une « modalité de sa propre existence » [Bonnin, 1994]. La fonctionnalité ré-interprétée des espaces intérieurs confère une dimension à la vie privée et place les résidents dans un jeu de relations sociales. La mise en habitabilité est un effort permanent auquel chacun se livre pour bâtir sa place dans ce quartier paupérisé, vieillissant et stigmatisé. Alors, chacun, à sa manière, organise une articulation entre le public et le privé et construit de l’espace vécu. Scènes ou coulisses des relations familiales, conviviales, professionnelles… le chez-soi se construit dans la relation sociale. Images de soi, images pour soi, les appartements loués ou achetés s’animent et donnent à voir l’organisation de cosmologies personnelles. Ils prennent place dans une « mise en ordre de soi, des autres et du monde » [Bonnin, Perrot, 1989]. Ici, des familles et des individus expriment une volonté tenace d’échapper aux assignations et aux catégories. Bricolant leur environnement, ils préservent une part irréductible d’indétermination et de secret. De toute la force de leurs compétences habitantes, ils semblent dire : « Je ne suis pas ce qu’on pourrait croire ! » ?
Bibliographie
Références bibliographiques
- Bonnin Philippe, 1994, in Les hommes, leurs espaces et leurs aspirations. Hommage à Paul-Henri Chombart de Lauwe (ouvrage collectif), Paris, L’Harmattan.
- Bonnin Philippe et Perrot Martyne, 1989, « Le décor domestique en Margeride », Terrain, no 12, avril.
- Certeau (de) Michel et al., 1994 [1980], L’invention du quotidien. Habiter, cuisiner, Paris, Gallimard.
- Delaporte Yves, 1986, « L’objet et la méthode. Quelques réflexions autour d’une enquête d’ethnologie urbaine », L’Homme, 97-98.
- Denèfle Sylvette, 1992, « Le lave-linge ou le propre du sale », in Alain Gras et Corinne Moricot [dir.], Autrement, « Technologies du quotidien. La complainte du progrès », coll. « Sciences en société », no 3.
- Douglas Mary, 1992 [1966], De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Découverte.
- Filiod Jean-Paul, 1996, « “Ça me lave la tête.” Purification et ressourcement dans l’univers domestique », Ethnologie française, XXVI, no 2, avril-juin.
- Haumont Nicole et al., 1966, Les pavillonnaires, Paris, Centre de recherche d’urbanisme.
- Kaufmann Jean-Claude, 1997, Le cœur à l’ouvrage. Théorie de l’action ménagère, Paris, Nathan.
- Lamarche-Vadel Gaétanne, 1990, « Entre les pierres du mur », Autrement, no 116, coll. « Mutation ».
- Le Wita Béatrix, 1988, Ni vue, ni connue. Approche ethnographique de la culture bourgeoise, Paris, Maison des sciences de l’homme.
- Lucas Philippe, 1981, La religion de la vie quotidienne, Paris, puf.
- Rautemberg Michel, 1989, « Déménagement et culture domestique », Terrain, no 12, avril.
- Segalen Martine, 1990. Nanterriens, les familles dans la ville. Une ethnologie de l’identité, Presses universitaires du Mirail.
- Rosselin Céline, 1995, « Entrée, entrer. Approche anthropologique d’un espace du logement », Espaces et Sociétés, no 78.
- Salhins Marshall, 1989, Des îles dans l’histoire, Paris, Hautes Études/Gallimard/Seuil.
- Sansot Pierre, 1991, Les gens de peu, Paris, puf.
- Zonabend Françoise, 2000 [1980], « La mémoire longue », Gradhiva, no 31, Paris, Jean-Michel Place.
Mots-clés éditeurs : Saint-Pierre-Des-Corps, espace domestique, banlieue, hlm
Date de mise en ligne : 03/10/2007.
https://doi.org/10.3917/ethn.033.0473Notes
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[1]
Programme de développement social des quartiers dits « sensibles ».
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[2]
Ce travail a fait l’objet d’une thèse de doctorat en ethnologie, soutenue en 2001 à l’ehess sous la direction d’Emmanuel Terray (Denis la Mache : Lieux communs, ethnologie de l’art d’habiter un grand ensemble hlm).
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[3]
Ceux-ci ne sont pas sans rappeler les critères déterminant l’état de saleté du linge mis à jour par Sylvette Denèfle [Denèfle, 1992].