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Article de revue

Pratiques nautiques et cosmologie : l'Odyssée d'Homère revisitée

Pages 725 à 739

Notes

  • [1]
    Il n’y a pas lieu de discuter ici de l’identité de l’auteur ou du groupe d’auteurs connus sous le nom d’Homère. Par « Homère », j’entendrai donc l’auteur, quel qu’il soit, du texte qui nous est parvenu sous le titre Odyssée.
  • [2]
    V. Bérard traduit le grec « amphotøerôthen » par « aux deux joues aiguisées » et non, comme on le préfère généralement, par l’expression « aux deux tranchants aiguisés ». Il fait valoir que les haches à double tranchant sont à usage rituel, à la différence de l’outil dont la nymphe munit le héros, qui doit servir, lui, à un usage pratique [note du traducteur au vers 235]. Quelle que soit la forme technique exacte de cet outil, il s’agit manifestement de ce que nous nommons une « cognée » ou « hache d’abattage », qu’il faut affûter en effet des deux côtés du tranchant.
  • [3]
    V. Bérard note que le propre de la doloire est d’avoir une seule joue affûtée pour être tranchante [note du traducteur au vers 236]. Les traducteurs anglais de l’Odyssée interprètent généralement le mot grec « skeparnon » par « herminette ».
  • [4]
    On peut voir des charpentiers de marine à l’œuvre sur le chantier de la frégate l’Hermione, à Rochefort.
  • [5]
    C’est la thèse soutenue par B. Brea et développée devant nous, sur le terrain à Lipari, par U. Spigo.
  • [6]
    C’est la thèse soutenue par A. Ballabriga [1998] et I. Malkin [1998].
  • [7]
    Nous attendions beaucoup de ses performances à la voile, de son volume intérieur prêt à recevoir nos instruments, et de son espace convivial pour y recevoir. L’équipage se composait de Gilles Baloux, pour la manœuvre et la navigation ; Dominique Czarny, pour les prises de vues vidéo et Hervé Jézéquel, pour la photographie, l’un et l’autre collaborateurs du Musée national des arts et traditions populaires ; Rémy Levallois, pour la logistique ; et moi-même, pour diriger l’expédition, faire la navigation et la météorologie, et conduire le programme scientifique. Tous, nous avons pris les quarts de manœuvre, et chacun a concouru au programme nautique et au programme scientifique.

1Quel marin ne rêve, en naviguant en Méditerranée, aux aventures d’Ulysse et de ses compagnons ? Comment, en traversant la mer Tyrrhénienne, ne pas évoquer la magicienne Circé, les sirènes et le Cyclope ? En mer Ionienne, ne pas faire escale à Ithaque et à Corfou, l’île des Phéaciens ? Comment, en mer Égée et dans le meltem, ne pas penser à la flotte grecque qui eut tant de mal à se rendre d’Aulis en Eubée jusqu’à Troie, à l’entrée des Dardanelles, par manque d’un vent favorable ? Combien de lieux, sur les îles ou sur les côtes de la Méditerranée, n’évoquent-ils pas le passage des héros armés de bronze au retour de la guerre de Troie ?

2Peu de textes, en vérité, ont été autant sollicités que l’Odyssée d’Homère, dès l’Antiquité hellénique même, pour tenter de donner, à travers le mythe et l’épopée, un sens géographique aux navigations d’Ulysse. Et la question demeure toujours controversée : faut-il prendre l’Odyssée uniquement comme une belle histoire narrant les aventures d’un héros au retour d’une guerre lointaine, ses rapts et ses pillages, ses navigations et ses naufrages, ses rencontres avec des monstres, des sirènes et des géants, son commerce avec des magiciennes, des nymphes et des déesses ? Peut-on découvrir, à travers les épisodes de la narration, des indications assez précises sur les lieux de ses escales et les routes qu’il a suivies, sur les amers et les sites remarquables des côtes qu’il a découvertes, sur le temps qu’il a mis pour se rendre d’un endroit à l’autre, sur les courants et les tourbillons propres à telle ou telle zone maritime, sur les tempêtes, les bourrasques et les calmes à redouter, selon les saisons de l’année ? Comment prendre ces indications ? Comme des informations codées pour pilotes expérimentés ? Comme l’analogue de nos portulans, qui garderait la mémoire de la parole vivante des vieux capitaines, sans les informations graphiques qui la soutiendraient ? Comment, dès lors, faire la part de la mythologie et du plaisir de conter, d’un côté, la part des observations et des connaissances positives, de l’autre ?

3C’est pour reprendre cette interrogation à neuf et tenter d’y répondre avec les moyens d’aujourd’hui, que, après trente années de travaux sur les rites, les mythes et l’oralité [Cuisenier, 1994, 1998, 2000], j’entreprends maintenant d’interpréter l’Odyssée d’Homère à la lumière des pratiques nautiques traditionnelles et des conditions écologiques gouvernant le choix des routes maritimes anciennes. Le projet consiste à déchiffrer le texte du poète en portant une attention scrupuleuse aux techniques nautiques, aux routes maritimes et à la caractérisation des sites, pour mieux comprendre l’univers cosmologique et mythologique dans lequel se meuvent les hommes et les dieux de l’épopée. À cette fin, le propos conjugue quatre approches distinctes : s’inspirer des sites tels que l’on peut les aborder à la voile et à l’aviron, lentement, au ras de l’eau ; interpréter le résultat des fouilles archéologiques qui renouvellent notre connaissance de la colonisation grecque archaïque ; tirer parti des connaissances météorologiques modernes pour comprendre le régime des vents ; mobiliser les savoirs empiriques des vieux marins pêcheurs, derniers détenteurs des méthodes anciennes de pronostication du temps (photo 1).

4De ce projet, je précise maintenant les termes. Voici donc, pour commencer, le contexte scientifique dans lequel cette recherche s’articule : ce sera l’objet de la première section de cet article. Et une ébauche des premiers résultats obtenus pour une partie du voyage d’Ulysse, celle qui concerne le royaume d’Éole et les Lestrygons : ce sera l’objet de la seconde section.

L’Odyssée et la connaissance des pratiques nautiques archaïques

5Quiconque s’engage dans une recherche comme celle-ci est confronté à un étonnant paradoxe : l’abondance, la surabondance même, des connaissances acquises sur l’Odyssée, leur ancienneté et leur modernité, d’une part ; la rareté et la relative pauvreté des informations dont on dispose sur les savoirs empiriques des marins de la haute Antiquité et sur les routes maritimes évoquées par le texte d’Homère, d’autre part.

• Un paradoxe : l’abondance et la rareté des connaissances

6Les textes fondateurs d’Homère [1], sans cesse sollicités depuis leur fixation au temps des Pisistratides (fin du vie siècle av. J.-C.), font en effet l’objet d’interrogations nouvelles : en la seule année 1998 et en la seule langue française, deux livres majeurs viennent d’être consacrés à l’interprétation de l’Odyssée, l’un, qui met en valeur la représentation du monde, des dieux et des hommes que l’on peut lire dans cette épopée [Said, 1998], l’autre, qui dégage la manière dont cosmographie et mythologie s’y articulent [Ballabriga, 1998]. Et en 1999, en la seule langue française aussi, deux autres ouvrages viennent de paraître, l’un, sur la philosophie implicite d’Homère [Conche, 1999], l’autre, sur la Méditerranée aux temps homériques [Malkin, 1999]. Et comment ne pas citer, en langue anglaise, le livre fondamental d’Irad Malkin, The Returns of Odysseus [1998] ?

7Par ailleurs, et à la suite de Fernand Braudel [1966], les meilleurs auteurs donnent une place de choix aux savoir-faire et aux connaissances nautiques pour l’interprétation des cultures méditerranéennes anciennes et de leur histoire. En 1987, un géographe, navigateur et essayiste, Tim

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Le catamaran de l’expédition, avec Panarea en arrière-plan (septembre 1999, photo Hervé Jézéquel).

8Severin, est allé jusqu’à tenter de reconstituer l’itinéraire suivi par le héros grec d’après les enseignements d’un voyage sur une réplique de l’Argo, le navire de Jason [1989]. Plus récemment, l’archéologie sous-marine a progressé de découvertes en découvertes, jusqu’à renouveler notre évaluation des capacités manœuvrières des navires de l’Antiquité grecque et romaine [Pomey, 1998]. Un siècle et plus de photographie et de cinéma ajoute, aux immenses ressources iconographiques conservées dans les musées de la marine et dans les musées d’archéologie, des archives visuelles et audiovisuelles plus variées encore, mais peu exploitées, parce que mal connues [Seta, 1955a, 1955b, 1958] : bref, les richesses bibliographiques et documentaires sur la navigation en Méditerranée surabondent.

9Peu de travaux, cependant, ont pris pour matière les pratiques empiriques vivantes des marins et des pêcheurs, des capitaines de navire et des pilotes [Casson, 1971]. On dispose, certes, de monographies sur des pêches spécialisées comme la pêche au thon en Sicile, en Tunisie [Borrel, 1956], la pêche aux éponges dans les Cyclades [Follin, 1981], voire la pêche à l’espadon à partir des îles Éoliennes (archipel de Lipari) [Collet, 1989], ou encore les petites pêches côtières comme il s’en pratique sur tous les littoraux [Bresc, 1984]. On n’a guère de monographies en revanche [Buttitta, 1999] et aucune étude d’ensemble, sinon dans les Instructions nautiques [1999], sur la connaissance empirique des routes nautiques : par où passer pour aller d’un port à un autre, compte tenu des vents et des courants ; comment doubler tel cap par vent contraire ; à quelle heure partir pour bénéficier d’un vent favorable ou pour attendre, en bonne place, une renverse prévisible du vent, afin de se rendre d’un abri à un autre ; où mouiller par coup de vent ; quel parti prendre en cas de tempête et en vue de côtes ; combien de jours et de nuits compter pour passer d’une île lointaine à une autre ; comment naviguer par temps de brouillard ou d’orage ; de quels documents se servir ; où s’approvisionner et comment, etc.

10Ces connaissances empiriques résultent de savoir-faire appris dans l’exercice de la navigation, d’une expérience qui a été léguée de génération en génération, de patron à apprenti, de pilote à pilote, le plus souvent de manière orale. De tels savoirs ont certes évolué au cours des âges. Mais ils ont fait preuve d’une grande continuité, et cela pour deux groupes de raisons. Les conditions écologiques et les contraintes provenant du mode de propulsion des navires, l’aviron et la voile, ont, en effet, longtemps imposé des limites permanentes à des changements possibles. Quant aux moyens d’information mobilisables pour transmettre ces arts de la navigation, ils procédèrent, jusqu’aux temps présents, des mêmes sources : la parole vivante des maîtres de bord, d’une part, les portulans et les cartes, les livres de feux, les Instructions nautiques [op. cit.], les Pilotes côtiers, d’autre part.

11Or, depuis une quarantaine d’années, les arts empiriques de la navigation sont en mutation profonde. Le moindre navire de pêche professionnel, le plus petit caboteur sont désormais dotés d’un radar, d’un radiotéléphone et d’un sondeur électronique. De tels équipements, il est vrai, ne rendent pas obsolète l’utilisation des cartes, bien au contraire, ils en étendent l’usage. Mais depuis une dizaine d’années, le changement technique prend l’allure d’une mutation. Le système de positionnement par satellites, en effet, se généralise. Il rend la consultation des cartes sur support papier de moins en moins fréquente, de moins en moins pertinente, puisque le marin peut désormais déterminer la position de son navire sur écran, fixer son cap, tracer sa route, avec une précision jusqu’alors inégalée, et même visionner sur écran les cartes météorologiques, sans passer par la télécopie. Il n’est plus besoin de recourir aux savoirs empiriques pour identifier les amers, reconnaître des lieux, tracer une route, infléchir celle-ci, le cas échéant, en fonction de la météorologie. En quelques années, le trésor des arts anciens de la navigation se trouve ainsi complètement déprécié. Cessant d’être consulté, il est sur le point de tomber dans l’oubli. Faute d’être recueilli comme il convient, il risque de disparaître ou de ne plus subsister que par traces. Devenu alors objet d’investigations historiques, il lui manquerait l’essentiel pour que la mémoire en soit dûment conservée : le témoignage enregistré de la parole et de la gestuelle vivantes.

12À cette situation, il faut remédier. Avec beaucoup d’autres, cette recherche sur les navigations d’Ulysse y tend.

• Un exemple : Ulysse charpentier de marine

13Or les textes homériques, l’Odyssée en particulier, nous apprennent autant sur les arts traditionnels encore vivants de la navigation que la pratique vivante de ces arts nous apprend sur les textes homériques eux-mêmes.

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Sur l’île Salina, le port de Lingua : le marin pêcheur N.N. au cours d’un entretien (1999, photo H. Jézéquel).

14Assurément, la navigation à la voile et à l’aviron, en Méditerranée, a techniquement évolué, depuis Homère jusqu’aux temps récents, en raison de la généralisation de la propulsion par moteur et hélice. Quant au mode de connaissance des routes nautiques, il a été bouleversé par la généralisation des techniques nouvelles de positionnement des navires, de traçage des routes et de pilotage automatique. Mais certaines conditions intellectuelles et techniques de la navigation à l’aviron et à la voile ont assez perduré pour fournir d’irremplaçables références au texte d’Homère, lequel, à son tour, propose un lot d’informations et d’images précieuses pour comprendre ces pratiques nautiques (photo 2).

15Victor Bérard a déjà montré, dans les quatre volumes de ses Navigations d’Ulysse, comment des passages entiers du texte homérique resteraient à jamais inintelligibles si l’on ne se référait à l’expérience vivante des marins contemporains ou à la pratique actuelle de la construction navale [1927-1929].

16Tel, le texte qui relate comment Ulysse a confectionné un radeau au départ de la grotte de Calypso. Réduit à ses seules forces après avoir perdu sa flotte et ses équipages, il s’apprête à quitter la nymphe, qui le presse de partir : « Prends les outils de bronze, abats de longues poutres, unis-les pour bâtir le plancher d’un radeau ! Dessus, tu planteras un gaillard en hauteur, qui puisse t’emporter sur la brume des mers. » [Odyssée : V, vers 160-165] La nymphe vint alors « lui donner une hache aux deux joues affûtées, un gros outil de bronze, que mettait bien en main un manche d’olivier aussi ferme que beau ; ensuite elle apporta une fine doloire et montra le chemin vers la pointe de l’île, où des arbres très hauts avaient poussé jadis, aunes et peupliers, sapins touchant le ciel, tous morts depuis longtemps, tous secs et, pour flotter, tous légers à souhait. Calypso lui montra une futaie d’antan, et la toute divine regagna son logis. Mais lui, coupant ses bois sans chômer à l’ouvrage, il jetait bas vingt arbres, que sa hache équarrit et qu’en maître il plana, puis dressa au cordeau. » [Ibid. : V, vers 234-245]

17Tout, apparemment, est dit avec une précision suffisante. Mais tout, ou presque, pose problème, si l’on s’avise de suivre le texte pour tenter de construire l’embarcation qui y est décrite.

18Et d’abord, de quel genre d’embarcation s’agit-il ? Le mot grec employé par Homère est « schediè » [ibid. : V, vers 174], que l’on traduit ordinairement par « radeau », et qui désigne en effet, chez d’autres auteurs comme Platon, Thucydide et Xénophon, une embarcation légère et construite à la hâte, ou un échafaudage. Le bâtiment ainsi nommé s’oppose, dans le vocabulaire d’Homère, à un autre type de bâtiments, les « nèes ôkuporoi », les « vaisseaux à la marche rapide », ces navires soigneusement construits, longs et fins comme ceux qui ont conduit les guerriers d’Homère de l’Hellade à la Troade. Trop vagues encore, ces mots ne peuvent nous donner une idée du genre d’embarcation qu’Ulysse a en tête. La suite du texte apporte des précisions.

19La nymphe Calypso en effet munira le héros de deux outils pour construire ce bâtiment : une grande hache, « pelekus », un « outil que l’on tient bien en main », de bronze, « aiguisé des deux côtés », « dont la douille était emmanchée d’un beau et fort bois d’olivier » [2], une hache d’abattage ou cognée, donc ; et une « doloire », « skeparnon », bien affûtée [3], pour parer le bois après abattage, à moins que ce ne soit une herminette comme en utilisaient, jusqu’aux temps présents, bien des charpentiers de marine des côtes de la Méditerranée, de l’océan Indien et des Caraïbes [4].

20Ainsi équipé, Ulysse se rend à la futaie que lui indique la déesse et trouve là des aunes, des peupliers et des sapins. Le texte précise qu’ils sont « morts depuis longtemps, tous secs, et, pour flotter, tous légers à souhait ». Cette notation est étrange : les bois morts tombés dans une forêt sont généralement impropres à la charpenterie navale. Il semble que le poète incorpore, dans sa narration, les connaissances empiriques répandues chez les marins et les maîtres charpentiers, qui savent que le bois séché est meilleur que le bois tout récemment abattu. Comme tous les Grecs qui ont voyagé et navigué, Homère connaît en effet le spectacle qu’offrent les chantiers navals, avec leurs piles de bois d’œuvre qui sèchent sur les lieux mêmes où les bâtiments prennent forme. Décrit-il comment un naufragé procède pour construire un radeau primitif avec du bois mort ramassé sur place ? Évoque-t-il, au contraire, les techniques d’assemblage d’une embarcation sur un chantier comme il s’en trouve sur toutes les côtes et les îles du monde grec archaïque ? Entre ces deux interprétations, le texte ne permet pas de trancher.

21Ulysse abattit donc à la hache d’abattage, ou préleva, vingt arbres de cette forêt. Il les « équarrit », les « plana », puis, selon Bérard, les « dressa au cordeau » [ibid. : V, vers 244-245]. Cette dernière traduction est controversable. On voit mal, en effet, pourquoi il faudrait tant de soin, et donc tant de temps, pour préparer les bois destinés à bâtir une embarcation aussi rudimentaire qu’un radeau. Dans sa traduction anglaise, Murray interprète l’expression grecque « epi stathmên ithune » : « Il les dressa à la ligne. » Et pour comprendre cette notation technique, Franck Brewster se réfère à la pratique consistant à tracer une ligne à l’ocre rouge pour guider le travail de « parer » les pièces de bois majeures qui formeront la structure du bâtiment [Murray cité par Brewster, 1926 : 51] : disposition nécessaire pour ajuster par la suite et assembler les pièces d’une coque creuse, mais superflue pour confectionner un plat radeau de troncs d’arbre. Quoi qu’il en soit, Homère caractérise sans aucune ambiguïté l’ouvrage d’Ulysse : le héros opère « epistamenôs », « en homme compétent », « en homme de savoir ». C’est une nouvelle référence aux connaissances techniques des charpentiers de navires. Et c’est une nouvelle indication montrant que ce fameux « radeau » d’Ulysse est rien moins qu’un amas de bois sommairement assemblé, mais une embarcation construite « selon les règles de l’art ». Le texte se poursuit : « Calypso revenait : cette toute divine apportait les tarières. Ulysse alors perça et chevilla ses poutres, les unit l’une à l’autre au moyen de goujons et fit son bâtiment. » [Odyssée : V, vers 246-248]

22La philologie est de peu de secours, ici, pour comprendre la technique d’assemblage employée par Ulysse. Le mot « gomphoisi » désigne en effet les petits éléments (de fibres végétales ou de bois ?) utilisés pour assembler les pièces maîtresses de la structure d’un navire, et les verbes « arariskeîn » et « armozeîn » signifient, le premier, « serrer, s’ajuster, comme des guerriers se serrent les uns les autres en rapprochant leurs boucliers en peau de bœuf » [Iliade : II, 105], et le second « ajuster, adapter des pièces les unes aux autres ». Mais quel est le mode précis d’assemblage ? Couturer par liens végétaux ? Maintenir simplement les pièces maîtresses serrées les unes contre les autres par des traverses chevillées ? Assembler par tenons et mortaises, ce qui est un mode beaucoup plus élaboré ?

23Déjà, les auteurs anciens s’interrogeaient sur le genre de liaison utilisée par les charpentiers des navires homériques. Ne voit-on pas Agamemnon s’inquiéter à voir « les planches des navires pourries et leurs liens distendus » [ibid. : II, vers 135] ? Varron et Pline en concluent que les « liens » en question étaient des « ligatures », et donc que les bâtiments de la flotte grecque à Troie étaient à coques « cousues ». La découverte d’épaves du vie siècle av. J.-C. à Saint-Tropez, à Giglio et dernièrement à Marseille montre que cette dernière technique était alors de pratique courante. Et l’on sait par l’iconographie et l’archéologie que les navires égyptiens et phéniciens étaient assemblés par « tenons » et « ligatures » : tel, le navire funéraire de Chéops (2500 av. J.-C.), telle, la barque de Dashur (1800 av. J.-C.) [Pomey, op. cit. : 90], qui n’ont rien de « radeaux ». Mais on sait aussi que l’assemblage par tenons et mortaises était connu dès le xive siècle av. J.-C. Les deux techniques étaient donc simultanément en usage aux temps homériques, soit au xiiie siècle av. J.-C. si l’on se réfère aux événements connus sous le nom de « guerre de Troie », soit au viiie-viie siècle av. J.-C., si l’on vise l’époque de la composition de l’Odyssée. Je suggère que le premier type d’assemblage – tenons et ligatures – était considéré par les premiers auditeurs du poème comme primitif, archaïque, ou rudimentaire, comme l’étaient les armes et les outils de bronze, par opposition au second type d’assemblage – tenons et mortaises –, qui convenait aux navires modernes de l’époque : c’est ce dernier qui paraît s’imposer dès le ve siècle av. J.-C. et que l’on observe sur l’épave du Kyrénia, à Chypre, qui date du ive siècle av. J.-C.

24Le texte homérique se poursuit : « Les longueur et largeur qu’aux plats vaisseaux de charge donne le constructeur qui connaît son métier, Ulysse les donna au plancher du radeau ; il dressa le gaillard, dont il fit le bordage en poutrelles serrées, qu’il couvrit pour finir de voliges en long ; il y planta le mât emmanché de sa vergue ; en poupe, il adapta la barre à gouverner, puis, l’ayant ceinturé de claies en bastingage, il lesta le plancher d’une charge de bois. » [Odyssée : V, vers 249-257]

25Le poète se réfère ici aux dimensions des navires de commerce ou de charge, larges et creux, comme ceux que l’on connaît par l’archéologie, par opposition à celles des vaisseaux de guerre ou d’expédition, longs et fins, dont nous n’avons pas encore trouvé de restes, mais que nous connaissons bien par l’iconographie.

26Mais il suffit, on l’aura compris : le texte d’Homère n’est guère intelligible si l’on ne se rapporte pas aux pratiques nautiques et à l’expérience de la construction navale. Et dans l’incertitude quant à la signification exacte du vocabulaire technique, il est difficile de préciser quelles sont les réalités et les pratiques auxquelles le poète se réfère. Le bâtiment construit par Ulysse est-il une embarcation plate formée de pièces assemblées par ligatures, par tenons et chevilles, ou par les deux procédés concurremment ? Le poète, en ce cas, décrirait un radeau archaïque, comme ceux qui descendaient le Nil, chargés de pierres de construction. S’agit-il d’un navire à coque creuse formée de pièces assemblées par ligatures, par tenons et chevilles, ou par tenons et mortaises ? En ce cas, Homère évoquerait les techniques courantes de la construction navale que son héros polytechnicien, Ulysse aux mille compétences, serait censé maîtriser.

27De ce bref examen, une conclusion se dégage en toute certitude. Outre les qualités narratives et poétiques, la richesse mythologique et la splendeur des descriptions, le texte de l’Odyssée est une source infiniment précieuse d’interrogations et d’informations sur le vocabulaire et sur les techniques nautiques, ainsi que sur la manière dont celles-ci sont vécues et pensées.

28Dans quelle mesure et comment peut-on aussi interroger ce poème épique sur les routes nautiques et sur la représentation du monde que se formaient les marins des temps homériques ? Telle est la question qui se pose maintenant. Je tenterai d’y répondre en prenant deux exemples.

La représentation du monde et la connaissance empirique du temps

29Dans un livre récemment paru, Les fictions d’Homère. L’invention mythologique et cosmographique dans l’Odyssée, Alain Ballabriga s’élève contre l’idée régnante, dans les années 1960 et suivantes, selon laquelle les voyages d’Ulysse seraient un périple purement imaginaire, sans aucun lien avec les réalités de la Méditerranée ancienne [op. cit.]. Il s’attache à montrer, avec des historiens de la colonisation grecque archaïque comme Irad Malkin, que les évidentes aberrations de la géographie impliquée dans l’Odyssée s’éclairent si l’on comprend que le levant et le couchant ne s’opposent pas comme deux directions contraires, mais convergent comme les confins du monde empiriquement connu. Et pour figurer cette représentation du monde expérimenté par les Grecs de l’époque archaïque (viie-vie siècle av. J.-C.), cet helléniste en donne la carte mentale. On y voit comment les voyageurs qui partent de Grèce vers le levant ou ceux qui de Grèce se dirigent vers le couchant peuvent suivre des routes préalablement connues, tout comme ceux qui partent des confins orientaux ou ceux qui partent des confins occidentaux pour se diriger vers la Grèce. Au contraire, les voyages qui se déroulent au nord d’une ligne reliant le couchant d’été au levant d’été, et ceux entrepris au sud d’une ligne symétrique reliant le couchant d’hiver au levant d’hiver sont le fait exclusif de figures et de pays mythologiques : le soleil, la lune et les étoiles, Héraclès, Jason et les Argonautes, les Hyperboréens et les Éthiopiens, l’Océan. Donc, pour les Grecs de l’époque archaïque, plus leur connaissance empirique des routes nautiques devient incertaine, plus aussi cette connaissance prend un caractère légendaire, voire mythologique (photo 3).

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Le monde de la Grèce archaïque, reconstitué par A. Ballabriga [1998].

30À cette perspective générale d’interprétation, j’ajoute deux considérations, l’une et l’autre inspirées de l’histoire et de la pratique de la navigation. En suivant les travaux les plus récents des archéologues et des historiens des temps homériques, comme ceux de J.V. Luce et d’I. Malkin, il semble que l’auteur ou les auteurs de l’Iliade et de l’Odyssée aient eu une connaissance personnelle, ou tout au moins une connaissance très précisément documentée des sites de Troie et d’Ithaque. Il ne suit pas de là qu’ils aient eu une pratique personnelle des routes nautiques situées aux confins du monde hellénique, ni encore moins une connaissance technique comme celle que pouvaient en avoir les capitaines de navires marchands ou les commandants de vaisseaux de guerre. Pour des marchands, des pirates et des guerriers, le secret a du prix, la désinformation aussi. Certains itinéraires pouvaient être parfaitement connus de « professionnels » de la navigation sans pour autant que ces connaissances soient divulguées. Il est donc raisonnable de penser que les navigations d’explorations, d’expéditions maritimes à caractère militaire ou commercial aient précédé les traversées régulières qui s’ensuivirent entre la zone centrale du monde grec et ses marges, sans que les auteurs et les auditeurs des épopées homériques en aient eu la connaissance technique. L’histoire et l’archéologie des îles Éoliennes en donneront la preuve.

31Il faut aussi noter, et c’est ma seconde considération, que les figures mythologiques récurrentes dans les poèmes homériques sont à prendre au sens précis qu’elles avaient pour les destinataires de ces pièces chantées et jouées par des acteurs en représentation, pour un public qui en connaissait le contenu et savait apprécier la qualité de la performance. Dans la narration, l’intervention d’une nymphe comme Calypso, pour un navigateur, c’est aussi l’annonce d’une figure accueillante, une manière allusive de signifier une étape possible sur une route nautique, le nom donné à une source, des informations, aussi, sur les ressources d’eau potable qu’il peut trouver en un point déterminé. La mention d’un antre, d’une caverne, d’une grotte sous un nom comme celui d’Odysseus à Ithaque près de Port-Polis, c’est aussi une indication précieuse pour l’équipage d’un navire marchand, d’un navire de pirates ou de guerriers, puisqu’il désigne un lieu favorable pour y déposer une cargaison de marchandises, une troupe d’esclaves ou du butin, voire à y célébrer un culte. Tout site désigné du nom d’une figure mythologique est de ce fait même un site marqué, auquel une histoire est rattachée qui en fixe les caractéristiques et en facilite la remémoration. Le nom appelle le sens, il préfigure un environnement de facilités ou de dangers, de calme ou de menace, il signale un climat de sentiments et d’émotions, de craintes et de possibles plaisirs.

32C’est dans cette perspective générale que je propose d’interpréter les passages relatifs au royaume d’Éole, ce territoire maritime situé aux confins du monde connu des Grecs, en les confrontant à la connaissance des lieux et à l’expérience des marins d’aujourd’hui.

• Aux confins du monde connu, le royaume du Maître des vents

33Après l’épisode du Cyclope, Ulysse reprend la mer : « Nous gagnons Éolie, où le fils d’Hippotès, cher aux dieux immortels, Éole, a sa demeure. C’est une île qui flotte : une côte de bronze, infrangible muraille, l’encercle tout entière ; une roche polie en pointe vers le ciel. » [Odyssée : X, vers 1-4]

34Depuis l’Antiquité, on s’accorde à localiser l’Éolie dans la plus orientale des îles de l’archipel aujourd’hui nommé Lipari. Les Grecs la nommaient l’« île Ronde », « Strongulé », dont les Italiens ont fait « Stromboli ». Île ronde, en effet, « comme faite au tour, toute ronde dans un cercle d’eau » [Bérard, op. cit., 2 : 200]. Telle la voyaient les premiers colons grecs, depuis les hauteurs, une fois installés dans les lieux. Mais telle elle n’apparaissait point aux premiers navigateurs, telle elle n’apparaît point aux marins d’aujourd’hui. Avant de se donner à la vue comme « ronde », l’île s’aperçoit en effet comme « haute, très haute » : elle a près de 1 000 mètres d’altitude. De loin, on la voit comme un cône régulier. Du sommet, une fumée s’échappe en longues nuées, le jour ; des feux luisent par intermittence, la nuit. Entre toutes les îles et les promontoires des côtes voisines, Stromboli se distingue le mieux. On la reconnaît sans équivoque aucune (photo 4).

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Le Stromboli et son panache de fumée (1999, photo H. Jézéquel).

35C’est une « île qui flotte », dit le texte. Percevoir une île lointaine, aux contours bien définis se détachant à l’horizon sur une mer calme, comme si elle « flottait » à la surface de la mer, voilà une expérience qui est fréquente chez les navigateurs. Voilà aussi une comparaison que font souvent les poètes. Mais, depuis l’Antiquité aussi, on a l’expérience de ces pierres flottantes qui servent à poncer. Un voyageur du xviiie siècle, Spallanzani, les a bien décrites, telles qu’elles viennent d’une montagne qu’il a visitée dans une île volcanique voisine : « Elle n’est formée que de pierres ponces toutes blanches. De loin, on la dirait couverte de neige depuis son sommet jusqu’à sa base, immense carrière d’où l’on tire toutes les ponces employées en Europe à divers usages. Là se rendent les vaisseaux français, italiens et autres, destinés au trafic de cette production volcanique. La plage de Campo Bianco m’offrit d’abord quantité de ces pierres volcaniques qui surnagent sur l’eau. » [Bérard, op. cit. : 202] Et le voyageur d’ajouter que, à Stromboli, on trouve les pierres ponces « à un tiers environ de l’élévation de l’île dans la partie de l’Est, sur le bord des sentiers qui traversent les vignes et dans les excavations formées par la chute des eaux… Stromboli a donc vomi autrefois des ponces et n’en vomit plus aujourd’hui » [ibid.].

36La qualité des pierres ponces extraites des carrières des Lipari est à ce point célèbre qu’elle a longtemps formé une ressource importante pour l’économie des îles. Elle a connu un déclin, mais avec l’exigence de performance des hautes technologies modernes, l’industrie en est en plein regain. Caractériser Stromboli comme une « île flottante » a donc, dans le langage de l’époque, une pertinence certaine.

37Cette île est tout entière encerclée d’une « côte de bronze », « infrangible muraille », poursuit le texte [Odyssée : X, vers 3-4]. Une lecture cursive passerait vite sur ces expressions, tellement la référence au métal est usuelle, tellement la qualité d’un mur d’enceinte est évidemment de s’opposer au franchissement. Pour qui navigue dans ces parages, la description est en réalité d’une incroyable précision. Victor Bérard l’avait déjà noté : pour un voyageur des temps archaïques ignorant l’usage du fer, caractériser une côte du nom du seul métal courant, le bronze, consiste à reconnaître à cette côte les qualités de ce métal (pour nous toutes relatives, certes), sa dureté, son tranchant, sa couleur, son éclat, la sonorité qu’il émet quand on le frappe et qu’il entre en résonance. Les Instructions nautiques n’emploient-elles pas une expression similaire, « côte de fer », pour caractériser de pareilles côtes abruptes, en Sardaigne [Bérard, op. cit. : 201] ? Or, de fait, cette île se dresse comme une haute masse droite issue de la mer, inabordable de partout sauf par deux petites plages de galets noirs. La principale est située au nord-est, sous le village actuel de San Vincenzo. Vue de loin sous l’éclairage rose du soir, avant le crépuscule, l’île apparaît d’une étrange couleur bronze doré, méritant ainsi pleinement son qualificatif homérique.

38Quant au nom que lui donne le poète, « Aiolíê », que nous traduisons par « Éolie », la signification en est discutée. Les commentateurs s’accordent cependant sur un point : il vise une figure mythologique pré-grecque. Quel est ce personnage ? Homère nous apprend qu’il vit sur cette île avec sa femme et ses douze enfants, six fils et six filles, et qu’à ses fils il a donné ses filles pour épouses. Tous passent leurs journées dans la jouissance des banquets et leurs nuits dans les délices de respectables amours [Odyssée : X, vers 4-13]. À pareille description de la vie et de la société idéales, les destinataires du message épique saisissent une annonce : aux confins de l’univers connu, sur des sites étranges comme cette « île qui pointe », vivent des êtres dont l’apparence seule est humaine, des êtres pareils aux dieux. En ces parages, il faut donc s’attendre à tout : à la sérénité des calmes ou au déchaînement des forces cosmiques. Cet Éole de l’« île qui pointe » est-il une divinité révérée par les indigènes qu’auraient rencontrés les premiers navigateurs grecs ? Bernabo Brea n’est pas loin de le penser, et les archéologues siciliens en donnent pour preuve une céramique portant l’inscription « AIOLOU » trouvée dans un lieu cultuel de Lipari. Le père de cet Éole, Hippotès, serait-il alors une figure mythologique attachée aux territoires d’Italie méridionale d’où viendrait le peuple pré-grec qui s’installa dans l’archipel, les Ausoniens [5] ? Serait-ce plutôt un Héraclide, c’est-à-dire le descendant de la lignée mythologique dont les colonisateurs grecs, arrivés de Cnide en Asie Mineure, elle-même colonie de Sparte, revendiquent l’ascendance [6] ?

39La controverse est ouverte, et je n’en développerai pas les arguments ici. Car l’identité historique d’Éole et du peuple habitant ces îles importe moins, pour la compréhension de la navigation dans ces parages, que la fonction spécifique remplie par cette figure mythologique dans la narration épique. Quel comportement Éole a-t-il donc avec les navigateurs qui s’approchent de sa demeure (photo 5) ?

40Une fois de plus, le texte mérite d’être analysé de près. Comme un prince des îles, Éole habite sur les hauteurs, loin des plages exposées aux incursions des pirates et autres navigateurs étrangers : il faut « monter » vers sa demeure. Il est d’abord accueillant, mesurant peut-être les forces en présence, et la menace que représentent ces hôtes inattendus. Il reçoit Ulysse et sa troupe fastueusement, pendant tout un mois, de banquet en banquet, écoute le héros grec lui conter la guerre de Troie. Puis, quand Ulysse et ses gens veulent partir pour regagner enfin leur île natale, Ithaque en mer Ionienne, il leur procure la seule ressource dont il est véritablement le maître, le gouvernement des vents : « Il écorche un taureau de neuf ans ; dans la peau, il coud toutes les aires des vents impétueux, car le fils de Cronos [Zeus] l’en a fait régisseur : à son plaisir, il les excite ou les apaise. Il me donne ce sac, dont la tresse d’argent luisante ne laissait passer aucune brise ; il s’en vient l’attacher au creux de mon navire ; puis il me fait souffler l’haleine d’un zéphyr, qui doit, gens et vaisseaux, nous porter au logis. » [Ibid. : X, vers 19-27]

41Le texte est on ne peut plus clair : la fonction d’Éole consiste à se comporter en « tamias », à « régir, ou distribuer, ordonner, dispenser » les vents, en force et en direction. Et c’est en effet l’activité à laquelle cet intendant des forces cosmiques se livre : il suscite un calme en enfermant les vents dans le sac de cuir, puis provoque un léger vent de nord-ouest, le zephuros, propre à conduire l’escadre des guerriers grecs depuis le Stromboli jusqu’au détroit de Messine et, par-delà, jusqu’à la mer d’Otrante et Ithaque.

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Sur l’île Filicudi, les vestiges archéologiques d’un comptoir (?) de haute époque mycénienne, près du village de Capo Graziano (1999, photo H. Jézéquel).

42On sait comment la narration épique se poursuit : les compagnons d’Ulysse s’emparent du sac contenant les vents. Ces derniers se déchaînent aussitôt, et une « thuella », une brusque tempête [ibid. : X, vers 48], ramène la flotte à son point de départ, en soufflant du sud-est. Furieux, Éole et les siens repoussent Ulysse et ses gens, « que les dieux fortunés ont en haine ». Voilà contés dans les termes d’une narration épique le difficile contact de Grecs archaïques avec des îles et des peuples inconnus ; voilà très exactement décrits les soudains changements de temps auxquels les navigateurs étrangers s’exposent dans ces parages, ces vents violents et inattendus que les Lipariotes d’aujourd’hui nomment, en toute précision, « bourrascas », « bourrasques ».

43Ce sont ces brusques et incessants changements de temps que j’ai voulu personnellement étudier, en septembre 1999, en recueillant les connaissances météorologiques empiriques des marins pêcheurs de l’archipel, afin d’en préparer l’analyse linguistique et l’interprétation anthropologique.

• Savoirs empiriques et pronostication du temps

44À cette fin, j’avais affrété pour l’association Navigations d’Ulysse un grand catamaran de croisière [7]. Partis d’Hyères, le 5 septembre, nous avons fait une brève escale technique à Ajaccio et une autre à Porto Pozzo, au nord-est de la Sardaigne, le 7, où il nous fallait faire des prises de vue sur le site supposé des Lestrygons, pour une autre partie du programme. Arrivés à Palerme le 9 septembre en fin de matinée, nous avons pris à notre bord, comme il avait été prévu longuement à l’avance, deux collègues siciliens : Nara Bernardi et Ignazio Buttitta. Nara est ethnologue et linguiste, spécialiste de la langue des Lipariotes et travaille pour l’atlas linguistique de la Sicile sous la direction du professeur Ruffino. Ignazio, dit « Nino », est ethnologue et historien, spécialiste de l’analyse des rituels et auteur d’une étude sur la pronostication du temps aux Lipari, parue dans les Nuove effemeride. L’équipage ainsi complété, nous pouvions quitter Palerme le même jour à minuit, en direction des îles Éoliennes. Limités par les moyens et par le temps, nous nous en approcherions par le couchant, à la différence des Grecs des temps archaïques qui, venant de mer Ionienne, approchaient par le levant. Mais je savais que, une fois parvenus à Lipari, nous aurions plus d’une fois à faire le trajet en sens inverse, du sud-est vers le nord-ouest, par les bouches de Vulcano. Et c’est ce qui advint en effet.

45Nara et Nino avaient toutes les compétences requises. Ils avaient la connaissance préalable du terrain, les publications présentes à l’esprit, avaient pris contact avec des informateurs, Nara, avec le milieu des marins pêcheurs, Nino avec les archéologues et les historiens du lieu. Les enquêtes pouvaient commencer. Elles durèrent, avec chacun de nos interlocuteurs, des heures entières, se déroulant tantôt sur la plage, les marins ramendant leurs filets ; tantôt sur le quai, nous, cherchant à conforter notre connaissance des vents, ou nous remémorant les tempêtes que l’on avait essuyées ; tantôt au domicile des marins pêcheurs, avec les photos de famille accrochées aux murs, nous les cartes en main ; tantôt à bord du catamaran, le regard tourné vers le ciel alors qu’arrivait la bourrasque, dans l’attente de rafales imminentes ; tantôt sur les sites d’occupation antique, avec les archéologues. Il nous fallut plus d’une fois quitter, à l’incitation des marins pêcheurs, le mauvais port de Lipari, exposé au nord-est, par des vents de force 6 à 7 sur l’échelle de Beaufort, pour nous réfugier sous le môle de Pignataro. Ou encore quitter Lipari pour trouver abri à Vulcano, au port du Ponant, en être chassés par une bourrasque d’ouest, et déguerpir pour le port du Levant, lequel ne pouvait nous protéger des vents d’est survenant alors, quotidiennement, en fin d’après-midi, et où nous ne pouvions donc mouiller longtemps. Il nous fallut même, une fois, par un vent de force 4 quitter le môle de Pignataro, vers 13 heures, pour laisser place aux bateaux de commerce. Et voici que survint la bourrasque alors que nous manœuvrions pour dégager les ancres, atteignant en quelques minutes force 8, soit 43 nœuds, alors que nous nous élevions difficilement au vent pour nous éloigner du môle et de la côte : l’Éole accueillant était devenu un Éole furieux.

46On comprend que, avec des changements de vents si soudains et si brutaux, l’art de la pronostication du temps ait occupé une telle place dans la pensée et les soucis des marins pêcheurs de l’archipel. Or deux thèmes majeurs émergent des centaines de pages d’entretiens que nous avons recueillis : on prévoit les bourrasques en déchiffrant les nuages, on pronostique le temps en observant le volcan.

47En développant le premier thème, les Lipariotes ne se distinguent guère par des connaissances spéciales : ils se comportent comme tous les marins du monde, attentifs aux signes que leur prodigue l’environnement. Quand de petits cumulus blancs s’amoncellent sur la côte de Calabre telle qu’ils la devinent au sud-est depuis Stromboli, Panarea, Salina, Lipari ou Vulcano, en milieu d’après-midi, alors qu’un sensible courant de vent provient du Ponant, ils s’attendent à ce que ces nuages grossissent et finissent par se rassembler en une formation continue, la « barrone », la « barre ». D’un blanc éclatant d’abord, la « barre » passe au gris léger, puis à un gris plus soutenu au fur et à mesure qu’elle s’approche, jusqu’à devenir noire au voisinage des îles. C’est le signe que le libeccio cédera, que le meggiorno shirocco se lèvera. Les vents du sud-est s’affronteront alors aux vents d’ouest, dans le voisinage des sommets. Au flux régulier de secteur ouest, la bourrasca mettra fin. Elle durera dix, vingt, trente minutes, une heure parfois, rarement plus, avec des forces montant à 8 ou à 9, entraînant un flux de secteur est, qui dure deux ou trois heures en s’affaiblissant graduellement à 5 ou à 4 Beaufort, jusqu’à céder temporairement la place aux calmes, puis aux prémices de la bourrasque suivante.

48C’est en développant le second thème, la pronostication du temps par l’observation du volcan, que les marins pêcheurs des Lipari se distinguent. Ignazio Buttitta avait déjà recueilli sur le sujet des propos de pêcheurs [1999]. Tel ce proverbe souvent énoncé : « Strummuli non fa marinaru » (« Le Stromboli ne fait pas le marin »), pour signifier qu’une activité brutale du volcan annonce un mauvais temps à venir ; ou, version moderniste, pour dire qu’il ne suffit pas de savoir déchiffrer les fumées du Stromboli pour être bon marin. Tel ce propos, quand on observe que le Stromboli envoie des tappi di fuoco, des émissions de matière pierreuse accompagnées de flammes et d’explosions : « Quando Stromboli fa fanali o è sciroccu o è mastraeli » (« Quand le Stromboli fait la lumière d’un fanal, alors arrivera sirocco ou mistral »). La plupart des vieux pêcheurs regardent, avant de partir en mer, quelles sont les activités du volcan, quelle est l’intensité des lueurs qui s’en dégagent, la couleur et la direction des fumées qu’il émet, la force et la fréquence des explosions. De ces pratiques et des propos qui les soutiennent se dégage la conviction largement partagée qu’il y a un rapport entre l’activité volcanique et la météorologie particulière des îles Éoliennes.

49Les voyageurs des siècles précédents avaient déjà remarqué cette curieuse propension des marins pêcheurs des îles à lier volcanisme et météorologie. Tel Spallanzani, qui rapporte en ces termes les informations qu’ils lui donnèrent : « Lorsque le vent du nord ou du nord-ouest souffle, les fumées sont petites, blanches, et les détonations très modérées. S’élève-t-il un vent de sud-ouest, de sud-est ou de sud, les fumées s’étendent davantage ; elles sont noires, ou du moins obscures, et les détonations plus fortes et plus fréquentes. Si l’un de ces trois vents souffle avec violence, il arrive souvent que la fumée se répand sur l’île entière et l’obscurcit comme un brouillard pluvieux. [….] les fumées épaisses, abondantes, qui correspondent pour l’ordinaire avec des éruptions plus violentes et plus fréquentes n’accompagnent pas seulement les vents de sud-ouest, de sud-est ou de sud ; mais elles les devancent de quelques jours ; c’est par leur apparition que les habitants de l’île annoncent les temps favorables ou contraires à la navigation. » [Bérard, op. cit. : 208]

50En observateur sagace et prudent, Spallanzani note que lors du mois qu’il passa dans l’archipel, le vent de sud-ouest souffla avec violence par deux fois, un 13 septembre et un 1er octobre. Il relève : « La première fois, on n’aperçut aucune modification sensible dans le volcan, qui, dans cette circonstance, aurait dû, suivant l’opinion commune, exhaler plus de fumée et faire entendre des détonations plus fortes. Mais la seconde fois, ces symptômes arrivèrent selon les indications des insulaires. » [Ibid. : 209]

51Et le docte voyageur de conclure que pour décider s’il y a des rapports directs entre « les vicissitudes de l’atmosphère et celles du volcan », il faudrait avoir une longue suite d’observations physiques, « ce qui nous manque absolument ».

52Deux siècles plus tard, Spallanzani est comblé : les mesures de l’activité volcanique sont surabondantes, celles de l’activité météorologique ne manquent point. Et nul, parmi les savants d’aujourd’hui, ne s’avise de rechercher un quelconque rapport entre les unes et les autres, tellement elles apparaissent indépendantes, tellement, aussi, les modèles explicatifs dont on se sert en géologie sont différents de ceux que l’on utilise en physique de l’atmosphère.

• Pronostication du temps et prévisions météorologiques

53Faut-il donc classer les pratiques et les propos des marins pêcheurs des îles au catalogue des superstitions, préjugés et autres fadaises ? Ignazio Buttitta, déjà, a relevé des doutes chez certains de ses interlocuteurs. Le fait est que les jeunes générations ne se préoccupent guère de pronostiquer le temps à la manière des anciens. Pourquoi donc, en effet, un marin pêcheur tenterait-il un pareil exercice, alors qu’il dispose d’informations météorologiques par la radio, qu’au surplus son bateau est équipé de moteurs puissants capables de le déhaler de la côte en cas de besoin, autrement mieux qu’à la voile et à l’aviron comme antan ?

54Les pratiques de la pronostication du temps d’après l’activité du volcan n’en ont pas moins fonctionné sur la longue durée. Historiens et voyageurs relèvent leur ancienneté. Pline, Strabon, Diodore de Sicile en font déjà abondamment état. Tous se réfèrent, directement ou indirectement, au texte de l’Odyssée présentant Éole, sur son île de bronze, comme le régisseur des vents. La question, dès lors, ne peut manquer de se poser : l’association, dans la conscience des usagers de la mer, entre l’activité volcanique et l’activité atmosphérique, loin d’être une grossière superstition, ne serait-elle pas à prendre comme l’écho affaibli, certes, mais bien perceptible des connaissances qu’avaient accumulées les savants de l’Antiquité grecque ou romaine ? La source lointaine dernière ne s’en trouve-t-elle point dans le poème homérique lui-même, texte hautement littéraire, texte fondateur des formes les plus élevées de la culture grecque ? Ces propos, ces dictons, ces proverbes, ces anecdotes, ces récits de naufrage et de tempête que nous avons recueillis auprès de modestes pêcheurs, ne nous faut-il pas les considérer comme la version ultime, mais encore bien organisée, des vers que chantaient les aèdes grecs s’accompagnant à la lyre ? Telle est l’une des deux perspectives d’interprétation que je développerai dans le traitement des données que la mission Navigations d’Ulysse a collectées aux Éoliennes.

55Cette manière de prendre les pratiques et les propos des marins pêcheurs souffre cependant d’une faiblesse. Elle suppose en effet que les formes les plus élaborées de la connaissance savante se soient transmises continûment, pendant trois millénaires et se soient diffusées dans tous les milieux sociaux, jusqu’à parvenir à leurs derniers détenteurs, les vieux Lipariotes d’aujourd’hui. Ce qui est pour le moins incertain. Car à la perpétuation de pareilles connaissances, il faut qu’il y ait de bien fortes raisons, et des raisons toujours actuelles. Il faudrait, en d’autres termes, que la pronostication du temps en observant l’activité volcanique soit empiriquement fondée. S’il n’en est rien, et nous savons maintenant que c’est le cas, on ne voit pas comment de pareilles croyances dureraient indéfiniment en un domaine de l’activité humaine durement sanctionné par la pratique : la navigation.

56Or il y a une seconde manière d’interpréter les pratiques et les dires des marins pêcheurs lipariotes, qui n’est nullement exclusive de la précédente. Elle consiste à prendre leurs propos avec fidélité et la plus grande circonspection, à répertorier les formules imagées dont ils se servent, le vocabulaire dont ils usent, pour identifier les qualités sensibles qu’ils repèrent aux phénomènes qu’ils observent et dont ils tirent parti pour leurs pronostications. C’est ainsi qu’ils parlent parfois de l’« œil du vent ». J’ai cité plus haut l’expression proverbiale commençant par les mots « Quando Stromboli fa fanali » pour désigner les « lueurs » intermittentes que l’on observe souvent lors des phases d’activité du volcan. Ces images, à n’en point douter, visent des épisodes météorologiques locaux, brefs mais caractéristiques, que les observateurs étrangers ne saisissent pas, faute d’avoir les moyens de les repérer et de les classer par des mots. Le marin pêcheur, lui, doit décider s’il embarque ou non. Et au choix qu’il fera, il y a toujours un enjeu : la pêche à réussir, le matériel à retrouver, la vie même, parfois, à épargner ou à sauver. Loin d’être un exercice gratuit, le déchiffrement des signes est affaire grave. Il faut pour s’y adonner savoir et compétence : on prévoit juste ou non. Et la sanction est immédiate, sans appel. La bourrasque survient ou les nuages se dissipent. Il fallait pêcher sous la côte du levant ou sous celle du ponant. Il fallait prendre un abri ou non.

57L’art de la pronostication se nourrit donc de ses relatifs succès et se remet de ses relatifs échecs. S’il se perpétue, c’est parce que, en situation d’indécision, nul ne raisonne en termes de vérité ou de fausseté, mais en termes de chances et de risques. Et pour apprécier la chance, tout indice est bon à saisir. Il y a donc un rapport certain, au plus profond de la conscience de ces marins pêcheurs, entre la capture de proies en mer et les jeux de hasard, ces jeux que, d’autre part, ils aiment tant pratiquer : la logique et la forme en sont les mêmes, seuls les enjeux diffèrent. Mieux que les modèles de la dynamique des fluides, ce sont, en vérité, les modèles de la théorie des jeux qui rendent intelligible la pratique vivante des marins éoliens. Et c’est bien cette théorie qui rend le mieux compte des rapports qui existent entre leur pratique professionnelle et leur comportement religieux : en pêche, on court sa chance ; en ce monde, on joue sa destinée (photo 6).

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L’île Vulcano, aux confins du monde connu par les Grecs, la baie du Ponante (1999, photo H. Jézéquel).

• Les confins du monde et la perception des limites

58On joue sa destinée, donc, quand on est marin pêcheur, aux Lipari et ailleurs, partout, en Méditerranée, où la logique des jeux de hasard l’emporte sur la conviction que les destins sont arrêtés et voulus par les dieux, filés et tramés par les Parques. Voilà une différence majeure entre les marins pêcheurs d’aujourd’hui et ceux des temps homériques quant à la façon dont l’expérience maritime informe la conception générale du monde.

59L’univers naturel dans lequel se meuvent les Lipariotes, en effet, n’est pas seulement un univers empiriquement connu et borné, aux limites physiques parfaitement identifiées parce qu’elles sont atteintes lors des sorties de pêche, parce qu’elles sont saisies par des cartes, fixées par des photographies, enserrées dans un réseau d’informations électroniques et satellitaires. Ce monde, ils savent aussi qu’il est situé au milieu d’un univers maritime plus large aux limites, elles aussi, identifiées, cartographiées, photographiées, fixées avec une extrême précision par un dispositif mondial d’observation et de surveillance. Ces marins pêcheurs d’aujourd’hui ne vivent pas « aux confins », comme les Grecs d’autrefois, mais dans un lieu qui n’a pas d’autres limites que celles de la Terre même. Si proche des anciens Grecs l’expérience maritime de ces pêcheurs d’aujourd’hui soit-elle, elle en diffère cependant par la manière dont les Grecs anciens se représentaient les confins. Elle fournit ainsi, par contraste, un moyen de mieux saisir ce que pouvait être la perception des limites pour les navigateurs de la haute Antiquité grecque, tels, du moins, que le personnage épique d’Ulysse en offre l’archétype.

60Figurons-nous donc ces marins de la haute époque mycénienne, au xive siècle avant J.-C. Ils montent un navire d’expédition à vingt rameurs, semblable à celui que décrit Homère quand Télémaque partit à la recherche d’informations sur son père auprès de Nestor, en Messénie. À cette époque, on situait l’île d’Ithaque à l’extrémité nord-ouest du monde grec. C’était, pour un marin venant du centre du monde hellénique, le Péloponnèse ou l’Égée, et se dirigeant vers le couchant, la dernière terre grecque. Là prenaient fin les routes nautiques connues, celles que parcouraient les commerçants, les voyageurs et les armées régulières. Plus loin vers le nord-ouest commençait la mer ouverte, l’Adriatique lointaine et pour ainsi dire boréale, ses tempêtes, ses côtes peuplées de tribus hostiles et guerrières, en contact avec des populations plus boréales encore, des Hyperboréens. Plus directement à l’ouest, il fallait se lancer sur la mer ouverte pour parvenir jusqu’en Italie du Sud, vers Tarente. Parvenus en ces parages, de hardis navigateurs mycéniens pouvaient longer les côtes italiennes, approcher de la Sicile, franchir le détroit de Messine en évitant Charybde et Scylla, remonter encore vers le nord, le long de ces côtes, jusqu’au cap Circeo. Il fallait beaucoup plus de hardiesse encore pour s’éloigner de ces côtes italiennes et se hasarder dans l’archipel lointain que gouvernait le roi mythique Éole. Les rares navigateurs qui tentaient pareille expédition pour apporter des armes et des outils de bronze aux populations néolithiques de ces îles ne pensaient qu’à une chose pour le voyage du retour : prendre la direction du soleil levant ou du midi, regagner les côtes italiennes ou les côtes siciliennes et, par-delà, la mer Ionienne et le monde familier de son archipel et de ses côtes. Car, dans l’autre direction, vers l’ouest et le nord-ouest, c’était pour ces marins une mer se trouvant au-delà de tout ce qui était connu, une mer des confins, une mer par-delà toute limite accessible.

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Sur l’île Filicudi, le rocher La Canna, borne du monde connu des Grecs de la haute époque mycénienne (1999, photo H. Jézéquel).

61Cette impression de confins, de marge entre le monde connu et l’inconnu, était renforcée par l’étrangeté du paysage : des volcans en activité continuelle, des éruptions régulières comme au Stromboli, toutes les dix minutes, telles des pulsations, une énorme respiration venant des abîmes. Et pour parachever ce sentiment de toucher les limites du monde, eux qui venaient des horizons de la mer Ionienne ou de la mer Égée toujours délimités par des îles, ils trouvaient là d’immenses rochers, fichés droit en mer, précisément comme des bornes. Ces rochers qui s’appellent aujourd’hui Pietra Menalta, Pietra Lunga, Pietra della Crapazza dans les bouches de Vulcano. Ou, plus impressionnant encore, cette pointe dressée vers le ciel, La Canna, haute de 100 mètres et plus, étroite en effet comme la canne de lave d’un Géant qui l’aurait plantée là, en pleine mer, pour dire : « Halte ! Au-delà, on ne passe pas ! » (Photo 7)

62J’ai montré combien l’Odyssée conservait, dans son texte même, beaucoup plus de connaissances nautiques précises qu’on ne le pense souvent. À cette fin, j’ai distingué des connaissances techniques, comme celles qui sont relatives à la charpenterie de marine, et des connaissances pratiques, comme celles qui sont relatives à la pronostication du temps. Et j’ai tenté de montrer que ces dernières enveloppaient les éléments d’une cosmologie. Comment pouvons-nous ressaisir les principes fondant cette cosmologie, nous, hommes du xxie siècle, qui appréhendons le cosmos tout autrement ? J’en ai relevé le défi, en essayant de comprendre l’expérience des marins grecs s’approchant des limites du monde qu’ils connaissaient. Je ne prétends certes pas avoir vécu la même expérience, tant les conditions de navigation diffèrent. Mais les éléments du cosmos, eux, ont peu changé. La mer, les vagues, les couleurs, les calmes et les tempêtes ; les vents, le ciel et les nuages ; le firmament, les planètes et les étoiles composent à jamais l’environnement des marins. Percevoir les états variables et les grandes invariances de cet environnement, voilà qui nourrit toujours l’imagination dont notre intelligence a besoin pour construire notre représentation du monde. En projetant de suivre les marins grecs dans le sillage d’Ulysse, en nous mettant à l’écoute des marins lipariotes narrant leurs aventures de mer, c’est bien l’expérience sensible des éléments fondant une certaine cosmologie que nous avons tenté de ressaisir. ?

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Ballabriga Alain, 1998, Les fictions d’Homère. L’invention mythologique et cosmographique dans l’Odyssée, Paris, puf.
  • Bérard Victor, 1927-1929, Les navigations d’Ulysse. Vol. 1 : Ithaque et la Grèce des Achéens. Vol. 2 : Pénélope et les barons des îles. Vol. 3 : Calypso et la mer de l’Atlantide. Vol. 4 : Nausicaa et le retour d’Ulysse, Paris, Armand Colin.
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  • Homère, Iliade (L’), 1949, traduction de Paul Mazon, Paris, Les Belles-Lettres.
  • – Odyssée (L’), 1933, traduction de Victor Bérard, Paris, Les Belles-Lettres.
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  • – 1955b, Isole di fuoco (« Îles de feu »), Paris, Société française d’anthropologie visuelle (cat. no 37).
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Mots-clés éditeurs : risque, Odyssée, météorologie, charpenterie, navigation

Mise en ligne 03/10/2007

https://doi.org/10.3917/ethn.014.0725

Notes

  • [1]
    Il n’y a pas lieu de discuter ici de l’identité de l’auteur ou du groupe d’auteurs connus sous le nom d’Homère. Par « Homère », j’entendrai donc l’auteur, quel qu’il soit, du texte qui nous est parvenu sous le titre Odyssée.
  • [2]
    V. Bérard traduit le grec « amphotøerôthen » par « aux deux joues aiguisées » et non, comme on le préfère généralement, par l’expression « aux deux tranchants aiguisés ». Il fait valoir que les haches à double tranchant sont à usage rituel, à la différence de l’outil dont la nymphe munit le héros, qui doit servir, lui, à un usage pratique [note du traducteur au vers 235]. Quelle que soit la forme technique exacte de cet outil, il s’agit manifestement de ce que nous nommons une « cognée » ou « hache d’abattage », qu’il faut affûter en effet des deux côtés du tranchant.
  • [3]
    V. Bérard note que le propre de la doloire est d’avoir une seule joue affûtée pour être tranchante [note du traducteur au vers 236]. Les traducteurs anglais de l’Odyssée interprètent généralement le mot grec « skeparnon » par « herminette ».
  • [4]
    On peut voir des charpentiers de marine à l’œuvre sur le chantier de la frégate l’Hermione, à Rochefort.
  • [5]
    C’est la thèse soutenue par B. Brea et développée devant nous, sur le terrain à Lipari, par U. Spigo.
  • [6]
    C’est la thèse soutenue par A. Ballabriga [1998] et I. Malkin [1998].
  • [7]
    Nous attendions beaucoup de ses performances à la voile, de son volume intérieur prêt à recevoir nos instruments, et de son espace convivial pour y recevoir. L’équipage se composait de Gilles Baloux, pour la manœuvre et la navigation ; Dominique Czarny, pour les prises de vues vidéo et Hervé Jézéquel, pour la photographie, l’un et l’autre collaborateurs du Musée national des arts et traditions populaires ; Rémy Levallois, pour la logistique ; et moi-même, pour diriger l’expédition, faire la navigation et la météorologie, et conduire le programme scientifique. Tous, nous avons pris les quarts de manœuvre, et chacun a concouru au programme nautique et au programme scientifique.
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