Notes
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[1]
La montée du sentiment national se situe vers le milieu du xixe siècle ; l’établissement de l’État-nation bulgare, qui suit la guerre russo-turque, date de 1878.
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[2]
Parmi les nombreux textes imprégnés de cette honte, notons le classique Bai Ganio, d’Aleko Constantinov, qui a créé le personnage non civilisé et abruti du Bulgare dans les blagues populaires [Ditchev, 1994].
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[3]
Le peuple devenant nation est un événement connoté de modernité et de centralisation. L’absence de toute référence à des faits historiques qui ne seraient pas patrimonialisés par la Bulgarie trahit les visées identitaires de l’entreprise (en effet, il s’agit d’un Musée d’histoire nationale).
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[4]
La fille de l’ex-premier secrétaire du pc dirigea la culture dans les années soixante-dix. En 1981, son suicide (?) était probablement lié aux déceptions qu’elle rencontra dans la réalisation de ses projets mégalomaniaques. Pendant les dernières années de sa vie, Lioudmila Jivkova était sous l’influence croissante de gourous et de divers mystiques ; après 1989, la Bulgarie a appris avec étonnement qu’au sein du Comité central il y avait un cercle se nommant la Fraternité blanche, qui souhaitait réformer de manière pacifique le régime en direction du spirituel [Ranov, 1993].
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[5]
Je me fonde sur des entretiens que j’ai eus, en mai 2000, avec deux chercheurs du Musée national d’histoire qui ont activement participé à sa création.
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[6]
En 1937 déjà, le philosophe Nayden Sheytanov avait appelé à un retour aux vrais ancêtres : « En arrière vers les Thraces ! Vers Dyonisios et Orphée ! » [1994 : 297]
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[7]
L’auteur développe l’introduction du troisième élément thrace dans la généalogie nationale.
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[8]
Évidemment, comme partout dans les Balkans, la culture chrétienne vient de Byzance, celle du quotidien de l’Empire ottoman. Notons, cependant, une montée progressive de l’intérêt pour Byzance dans certains milieux de chercheurs, au cours des années soixante-dix.
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[9]
Sur le processus dit de « Renaissance bulgare », voir le film de Tatiana Volksberg La technologie du mal, qui a été diffusé le 9 janvier 2001 par la télévision bulgare.
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[10]
On apprenait que quelqu’un avait trouvé une croix dans la caisse d’une grand-mère turque pour confirmer la théorie du « cryptochristianisme » des Turcs bulgares, lancée par l’ethnologue Todor Ivanov Jivkov, conseiller de son homonyme, le premier secrétaire du pc. D’autres patriotes universitaires citaient Mehmed le Conquérant, qui aurait interdit à ses soldats de prendre des femmes une fois passé le Bosphore et qui leur promit les femmes des populations conquises (donc, au moins la moitié du sang des Turcs vivant en Bulgarie devrait être bulgare). Pendant ce temps la milice amenait les malheureux à la mairie pour les faire choisir, souvent en dix minutes, des noms et des prénoms pour eux-mêmes, leurs enfants, leurs pères.
-
[11]
Notons que la référence aux « pays normaux (civilisés, européens) » a été un argument décisif des débats de ces dix dernières années.
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[12]
L’aspect révolutionnaire était, évidemment, au centre du récit historique sous le communisme.
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[13]
Un tel glissement de sens a déjà eu lieu sous Jivkov, à une époque où les relations turco-bulgares s’étaient améliorées, dans les années soixante-dix. Une confidence recueillie en mai 2000 au Musée d’ethnographie nous paraît éloquente : « On nous a annoncé un jour du ministère des Affaires étrangères qu’il y aurait une visite d’épouses de généraux turcs. Et qu’il fallait rapidement vérifier s’il n’y avait pas des références au joug turc pouvant les blesser. »
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[14]
L’identification aux Balkans est plus facile en Bulgarie, d’un côté, parce que la montagne qui porte ce nom se trouve dans le pays, de l’autre, car elle fut intégrée par la culture nationale au xixe comme émanation de l’esprit de résistance et des plus hautes valeurs morales de la nation.
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[15]
La Bulgarie fut le premier royaume peuplé de Slaves à adopter le christianisme, au ixe siècle.
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[16]
Même si elles sont chantées par des vedettes de variétés, elles sont prises très au sérieux. Notons le scandale qu’a produit le groupe de rock bulgare Wikeda qui osa rajouter le refrain Don’t Worry, Be Happy à l’une de ces chansons patriotiques sacrées (juin 2000).
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[17]
Le Premier ministre Kostov ne cesse de répéter que baisser les impôts ou augmenter les salaires ne relève pas de la compétence du gouvernement, et qu’il faut « négocier » ce genre de décisions avec le Fonds monétaire international.
-
[18]
Principal dieu du panthéon de ce peuple.
-
[19]
Sous le gouvernement de la droite, la première a fait faillite, la seconde a été fermée parce que non conforme aux normes de l’enseignement secondaire.
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[20]
Le dernier exemple est le dynamitage du mausolée de Georgi Dimitrov se trouvant à Sofia, bâtiment d’un symbolisme hautement ambigu (août 1999). Après avoir tenté plusieurs fois de se l’approprier et de l’inscrire dans la ville en tant que trace du communisme, les dirigeants de droite ont décidé d’utiliser sa destruction à des fins de communication politique. À leur grande surprise, l’effet se révéla négatif, car les Sofiotes y étaient en majorité hostiles. Notons le fait étonnant que les historiens ne connaissent pas de tombeau royal ni du premier royaume bulgare ni du deuxième.
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[21]
Pour ce qui est du domaine de l’imaginaire, notons que la falsification, Veda Slovena, l’épopée bulgare à la Macpherson que rassembla Verkovic en 1874, fut republiée du temps de l’euphorie patriotique, et provoqua le clivage des pour et des contre au sein de l’intelligentsia bulgare (1981-1982). À cette occasion M. Nedelchev parle de « deux intelligentsias bulgares » [1996 : 16].
-
[22]
Un thème de M. Herzfeld [1997]. Pour son aspect politologique, voir J.-F. Bayard [1996].
-
[23]
Archives visuelles du laboratoire de la Vie quotidienne, université de Sofia, bobines 1, 4.
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[24]
Entretiens avec le directeur de l’Institut d’ethnographie dont le musée fait partie (juin 2000).
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[25]
Dont l’université de Princeton, la fondation Georges-Soros, le Conseil de l’Europe, une fondation japonaise, etc.
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[26]
Il était également interdit de travailler sur les minorités bulgares à l’étranger pour ne pas créer de problèmes diplomatiques.
-
[27]
Chercheuse de l’Institut d’ethnographie, liée aux activités du musée, mai 2000.
-
[28]
Entretien avec une chercheuse en ethnographie, qui participait aux commissions travaillant sur les rituels, novembre 1999.
-
[29]
Les tentatives de relier les origines turques des Protobulgares et la malheureuse minorité pour dire que l’on était, en effet, des cousins, sont restées marginales. Le traumatisme du « joug turc » est certainement un élément structurel des identités dans les Balkans.
-
[30]
Chercheuse de l’Institut de folklore, entretien de juin 2000.
-
[31]
Notons le scandale que produisit, lors d’un forum que réunit l’ong Femme bulgare, en décembre 1999, l’ethnologue M. Benovska, en disant que la tradition n’était pas le jardin d’Eden et que la violence qu’exercent les hommes sur les femmes en faisait également partie.
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[32]
Les critiques de l’événement disaient qu’il faudrait organiser en parallèle un « ramadan bulgare ». Notons l’orientation culturelle vers l’Allemagne des élites qui sont venues au pouvoir en 1997 : il s’agit certainement d’une notion allemande de la nation comme lien de sang et de culture.
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[33]
Évidemment, il s’agit de la tradition allemande distinguant culture matérielle et culture spirituelle.
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[34]
Il s’agit bien sûr de différents degrés de professionnalisation du domaine folklorique.
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[35]
Entretien avec un ex-responsable idéologique au Comité central du pc (juin 1997).
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[36]
Notons également le musée de plein air des métiers traditionnels Etara (1963), qui réunit des artisans de la région produisant des souvenirs devant les visiteurs.
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[37]
Ce livre présente dans une perspective comparatiste certains des thèmes qui ont été évoqués plus haut.
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[38]
Le paradoxe de l’absence d’une telle « valeur nationale » du cursus éducatif a été identifié par Irena Bokova [1993 : 67].
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[39]
De nos jours, ce phénomène caractérise l’ensemble des Balkans.
1Comme les autres nations qui se sont formées au cours du xixe siècle, la Bulgarie ne cesse de puiser dans le passé pour légitimer son droit d’exister. Son apparition tardive sur la scène européenne [1] rend cette quête d’autant plus visible. Ainsi, dans l’ouvrage fondateur qui joue un rôle de pilier identitaire de la nation, L’histoire slavo-bulgare (1762), le moine Paisiy avoue qu’il s’était mis à réunir en un seul livre les « très glorieux actes des temps premiers de notre race » car les Serbes et les Grecs se seraient moqués que les Bulgares n’aient pas d’histoire [Hilendarski, 1972 : 201]. Nous ne devons pas avoir honte d’être bulgare, tel est le message que Paisiy veut faire passer à ses contemporains et aux générations à venir et, de fait, c’est sur le thème de la honte que se construira l’identité du nouvel État-nation [2]. Un demi-siècle plus tard, le slavophile russe Youri Venelin encouragera les Bulgares à se « doter de leurs propres monuments archéologiques et littéraires » comme les Serbes, car, selon une opinion répandue en Russie par l’historien Karamzine, leur peuple serait d’origine tatare. Or, cette perspective rend les Russes peu enthousiastes pour libérer les Bulgares de l’oppression ottomane [Venelin, 1942 : 116-117].
2L’entreprise muséale, productrice de fierté nationale et de légitimité internationale, apparaît alors comme une affaire de vie ou de mort pour le jeune peuple bulgare. La formule du musée identitaire, qui réunit non pas un savoir universel ou des curiosités universellement intéressantes, mais uniquement le patrimoine national, ne sera jamais remise en question, même si son étendue reste variable. Parallèlement à la littérature patriotique et à l’école, le musée martèlera dans les consciences le récit mythique d’un « nous » qui est toujours déjà là, avant même ses manifestations concrètes et dont le devenir justifie tous les sacrifices.
Histoire : l’érosion du centre
3Ayant accompagné le réveil national, la collecte de traces relatives à l’existence de ce « nous » bulgare commence dès la création du nouvel État. En 1892, les collections d’objets, de monnaies et de peintures quittent la Bibliothèque nationale pour former le Musée du peuple. En 1906, l’ethnographie d’un côté et l’histoire (avec l’art portant largement sur des sujets historiques), de l’autre, forment deux musées distincts. L’époque communiste centralise la gestion financière et idéologique et rattache les musées à la science, c’est-à-dire aux instituts de l’Académie des sciences, voués à la recherche des racines de l’identité nationale. En 1958, le Parlement explicite la vocation du musée : il doit « diffuser le savoir scientifique et promouvoir l’éducation patriotique » [Nedkov, 1998 : 173]. Enfin, le Musée national d’histoire [3] est fondé en 1973 par les cercles de Lioudmila Jivkova [4] dans le but de « réunir tout ce qui pourrait être, pour nous, Bulgares, une source de fierté » [5]. Il fut inauguré en 1981, à l’occasion du 1 300e anniversaire de la création de l’État bulgare, une date qui marqua l’apogée de la fierté nationale dans tous les domaines de la culture. Dans les années quatre-vingt, le Musée national d’histoire avait non seulement « englouti » la moitié du Musée archéologique et tout ce que les musées régionaux pouvaient présenter d’intéressant, il s’était également emparé du beau bâtiment du palais de justice situé au centre ville (on disait qu’en Bulgarie il n’y avait plus de justice mais seulement une histoire).
4Le panthéon des ancêtres fut, à ce moment-là, définitivement établi. À côté des Protobulgares nomades, porteurs de l’autochtonie absolue (probablement à cause de leurs origines obscures) et des Slaves qui représentent le lien aux peuples frères du Comecon, le cercle de Lioudmila intronisa de plein droit les Thraces, incarnation de la sagesse de la terre et des temps immémoriaux [6]. « Guerrier, paysan, prêtre, Georges Dumézil aurait peut-être approuvé cette division. » [Iliev, 1998 : 14] [7] Toute autre composante, byzantine, ottomane, est alors considérée comme étrangère à cette construction allégorique du « moi » national [8]. Un signe tangible : c’est à cette époque que le café turc est rebaptisé café « traditionnel ».
5Cette surenchère identitaire n’était guère innocente, surtout après la mort de la « princesse » communiste Lioudmila Jivkova. En février 1984 (année de l’ouverture du musée au grand public), le Comité central décida qu’il n’y avait pas de minorités ethniques dans le pays [9]. La conséquence est bien connue : la bulgarisation forcée de un million de Turcs. L’euphémisme idéologique « processus de renaissance nationale » impliquait que les Turcs étaient, en effet, des Bulgares islamisés et que des chercheurs tels que des historiens ou des ethnologues pouvaient prouver qu’ils se trompaient d’origines [10]. Le Musée national d’histoire se devait d’incarner cette « vérité », elle marquait une évolution sans alternative vers l’homogénéité nationale.
6Parallèlement, des répliques du musée central sont disséminées à travers le pays. Dans un premier temps, c’était autour des tchitalichta que se cristallisait le noyau identitaire réunissant savoir, fierté, héritage, et c’est de là que le modèle passa vers la métropole [Vakarelski, 1977]. Pendant l’époque communiste, les villes provinciales avaient tendance à imiter la métropole, elles ne pouvaient donc se passer de musée. L’histoire officielle, celle que l’on l’enseigne aux écoliers, était donc reproduite au musée local, sans égard pour les particularités régionales. En 1999 encore, l’exemple le plus frappant était le Musée d’histoire et d’ethnologie de Kardjali, qui est le centre de la région la plus fortement peuplée de Turcs. Créé dans les années quatre-vingt en plein « processus de renaissance », il présente le « kit identitaire » [Herzfeld, 1997] du Bulgare dans toute sa simplicité, sans la moindre tentative de rendre compte des particularités de cette région qui ne fit que tardivement partie de l’État bulgare, ni même de la mémoire du bâtiment magnifique où est abrité le musée : un bâtiment qui fut construit, au début du xxe siècle, comme école coranique. La partie ethnographique est encore plus étonnante : on y voit tous les marquages ethniques de la bulgarité, mais presque pas de référence à la culture de la population turque locale.
7C’est bien étonnant de voir que les bouleversements de la démocratie qui eurent lieu après 1989, et tous les changements de valeurs et de discours qu’ils impliquaient, n’ont pas réussi à ébranler les fondements idéologiques d’une institution comme le musée national d’Histoire. Le bâtiment du palais de justice devant être restitué aux juristes, les collections furent transférées dans un lieu éminemment symbolique : la résidence présidentielle située à Boïana. En dépit des voix qui s’élevèrent pour rappeler qu’il n’existe pas de musées semblables dans la majorité des pays européens [11] et qu’il serait plus raisonnable de le diviser en collections autonomes consacrées à des périodes culturelles cohérentes, la nouvelle exposition inaugurée le 30 juin 2000 afficha une image téléologique remarquable de la nation. À la préhistoire, à l’Antiquité et au Moyen Âge la nouvelle exposition ajoute le xxe siècle. Le trajet commence par la photo d’une caverne préhistorique et se termine en 1946, avec la fin de la monarchie et le début du communisme.
8Il ne s’agit certainement pas seulement de mauvais goût muséographique, mais d’un problème central de l’identité nationale : la continuité. Sur les treize siècles d’histoire célébrée sous Lioudmila il faut en compter sept, donc plus de la moitié, pendant lesquels l’État en question n’existait pas, ce qui rend quelque peu problématique l’identification aux ancêtres dont il est souvent difficile d’évaluer exactement l’héritage. Le récit muséal redonne de l’unité au passé, l’unité du lieu donne de l’unité au temps. Par ailleurs, les expositions, conçues pour être présentées à l’étranger, sont normalement centrées sur une époque culturelle précise (par exemple les Thraces) et non pas sur le récit identitaire.
9Tout en gardant le principe téléologique, la nouvelle version du musée comporte des changements importants. Un premier accent est mis sur l’aspect européen de la Bulgarie précommuniste qui n’évoque que nostalgie. La vie quotidienne (habits, affiches de théâtre, etc.) occupe une part importante de l’exposition. Tout se passe comme si ce pays faisait naturellement partie de la famille européenne. Là, il n’y avait pas de putsch, pas de révoltes [12], pas de corruption, pas de pauvreté ni même de paysans, seules quelques guerres indues venaient troubler l’harmonie du lieu.
10Un deuxième accent est mis sur la marginalisation de la Russie dans l’histoire nationale, suite logique de sa nouvelle orientation géopolitique. Le complexe de gratitude éprouvé envers le grand frère libérateur génère sans doute un sentiment de frustration dans la construction de l’identité nationale. La meilleure chose est donc de mettre les libérateurs dans le couloir et de ne pas trop en parler.
11Un troisième accent pointe les virages diplomatiques. Par exemple, ce que l’on appelait le « joug turc » – mal absolu dont l’éradication constitue le cœur des identités balkaniques – est devenu l’« occupation ottomane » [13]. Autre « compromis », l’absence des frères Cyrille et Méthode, inventeurs de l’alphabet cyrillique et dont plusieurs pays dans la région se disputent la descendance. L’alphabet est là, mais ses auteurs ne sont pas mis en avant, alors que, il y a dix ans, on apprenait à l’école qu’ils avaient le sang bulgare ; dans les années quatre-vingt, une salle entière leur était dédiée [Nedkov, op. cit. : 198]. La référence aux Balkans est également nouvelle ici, comme elle l’est dans le paysage médiatique après 1989 [14]. Dire qu’un événement ou un monument se situe dans les Balkans signifierait que l’on évite les querelles sur sa propriété exclusive. Les Thraces et même les Romains ont donc bien vécu dans les Balkans ; mais curieusement pas les Grecs qui, depuis le réveil national bulgare, sont perçus comme des concurrents.
12Enfin, ce qui étonne, c’est la place centrale qu’occupe le christianisme, en accord avec la nouvelle orientation des élites politiques que l’on voit souvent, bougie dans la main, faire le signe de la croix. Ainsi, le centre de l’exposition est occupé par des icônes. En outre, on apprend que le christianisme pénétra les terres bulgares dès le iie siècle et que, malgré l’oppression des empereurs et des khans, le peuple garda sa foi et l’imposa finalement aux dirigeants. Évidemment, c’est aux historiens de décider à quel point ceci correspond à la vérité historique. Je me limite à constater que ce type d’exégèse représente un changement radical par rapport au récit national d’avant 1989, dans lequel la christianisation de la Bulgarie se fit d’en haut pour des raisons d’État et que, en effet, les croyances païennes étaient, elles, porteuses des valeurs morales nationales les plus profondes. Notons enfin que la référence au christianisme millénaire du pays [15] est vue aujourd’hui comme un atout symbolique essentiel dans le processus d’intégration à l’Europe.
13D’une manière générale, les accessoires de l’histoire resurgissent sur la scène politique depuis 1996. À la différence de son prédécesseur, le président Stoyanov, élu cette même année, passe son temps à apparaître dans des commémorations et des parades militaires. Le mouvement qui destitua le parti communiste et porta la droite au pouvoir en 1997 marchait en chantant des chansons patriotiques [16] de l’époque du réveil national. La récupération des ressources symboliques du patriotisme va, pour la droite, main dans la main avec la perte de souveraineté de l’État [17]. Le jour qui précéda le début des négociations pour l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne (décembre 1999), le Premier ministre Kostov lança un appel au débat sur l’identité nationale : « Demandons-nous qui nous sommes. Que pouvons-nous apporter à l’Europe ? » Contrairement à ce que l’on pourrait croire, cet appel un peu kitsch provoqua de nombreux débats et publications.
14Notons également l’éclatement de l’unité des origines imposée dans les années soixante-dix et la politisation des références aux trois composantes de l’identité nationale. Les protobulgaristes sont de loin les plus nombreux. À travers la glorification de ces ancêtres fiers et belliqueux, des organisations telles que l’Association protobulgare ou la fondation Tanagra [18] expriment, tout comme avant la guerre, des positions nationalistes de droite. Comme on aurait pu l’imaginer, les Slaves ont été happés par la gauche ; des appellations telles que Banque slave ou Université slave indiquent des sympathies marquées pour l’ex-parti communiste [19]. La lignée des descendants des Thraces, nombreuse jadis, semble actuellement s’intéresser surtout aux échanges avec l’étranger et ne joue pas de rôle dans le débat identitaire (c’était bien vers l’« exportation » que Lioudmila avait orienté la thracologie).
15Pour revenir au Musée national d’histoire, ce ne sont pas les débats, mais les développements juridico-financiers qui risquent de saper ses fondements. Depuis 1989, la décentralisation des fonds muséographiques a entraîné le retour des collections en province dans les musées locaux d’où elles avaient été enlevées par décision politique. Une nouvelle loi sur les musées discutée au Parlement au seuil de l’an 2000 permit de dresser le cadre juridique de cette nouvelle situation. Pour le gouvernement, il s’agit de se débarrasser du poids financier que représente le réseau muséal de province. Pour les dix musées locaux qui seront choisis pour devenir des centres régionaux, il s’agit de gagner de l’argent en louant leurs collections pour des expositions qui se tiennent à l’étranger, et espérer voir le commerce des biens culturels se libéraliser pour développer enfin des activités commerciales.
16Serait-ce aussi la fin de l’histoire nationale centralisée et le début d’un régionalisme des mémoires ? On peut craindre alors que le mythe de l’histoire unique vienne à disparaître sous la pression de la conjoncture sans avoir jamais eu à se trouver ouvertement confronté à l’opinion publique.
Ethnologie : le multiculturalisme
17Contrairement à ce que pensait Churchill, les peuples balkaniques souffrent d’un déficit chronique d’histoire. Il ne reste que peu de bâtiments, peu de textes, peu d’objets, et je ne fais pas ici référence seulement aux temps lointains d’avant l’Empire ottoman : même les traces de l’époque communiste sont systématiquement effacées en signe d’adhésion à la cause démocratique [20]. Il s’agit donc non seulement de fonds insuffisants dans des pays relativement pauvres, mais également d’une spécificité culturelle. Ce déficit est comblé de deux façons : par l’imaginaire [21], par l’ethnologie.
18Les usages du marquage ethnique n’ont guère évolué au long du xxe siècle. Il s’agit d’identifier tacitement culture locale et culture nationale et de présenter l’existence de l’une comme preuve de l’existence de l’autre. Le fait ethnique peut être constaté par les scientifiques, simplifié par les poètes et les idéologues, transformé à l’école en identité nationale et imposé de gré ou de force comme s’il s’agissait d’un phénomène naturel [22].
19L’utilisation de ce saut métonymique de l’ethnique vers le national est bien connue. Dans une séquence des actualités de 1942 nous voyons des danses populaires des territoires occupés de Macédoine. Comment douter un seul instant de leur caractère bulgare ? En 1946, l’ethnicité est utilisée de manière plus souple. On voit deux troupes de danseurs russes et bulgares interpréter les danses emblématiques de ces cultures, la ratchenitsa et le kazatchok ; les hôtes de marque russes apprennent la ratchenitsa, cette « belle danse slave ». Chacun possède donc son patrimoine ethnique inaliénable, qu’il est prêt à partager avec le peuple-frère [23].
20Ce genre d’usage de l’ethnicité ne disparaît pas en 1989. Pour une bonne partie de l’opinion publique, le communisme avait trahi les idéaux nationaux, le moment est donc venu de réaffirmer l’identité nationale. Une exposition comme La cour scindée (1996) au Musée d’ethnographie de Sofia avait pour objet, selon la télévision nationale, de montrer que « des deux côtés de la frontière bulgaro-serbe on trouve exactement les mêmes costumes, les mêmes rites ». Comment douter un seul instant qu’il existe bien une minorité bulgare en Yougoslavie ?
21« Malheureusement, on ne trouve plus d’argent pour des thèmes purement bulgares », nous a-t-on dit au musée [24]. Ce qui intéresse les mécènes étrangers [25], ce sont les minorités, et voilà la raison principale du revirement qui est en train de s’opérer dans la communauté des ethnologues. On peut le constater à travers le nouveau type d’expositions au Musée d’ethnographie : Tsiganes (grand succès), juifs, Arméniens, Caracacans, du jamais vu sous le régime communiste [26].
22Une image multiethnique de la Bulgarie émerge sur la place publique sans que pour autant l’opinion soit réellement préparée. En 1998, le leader du parti de la minorité turque, Ahmed Dogan, assurait que la Bulgarie devrait assumer son identité de pays multiethnique. Ses déclarations provoquèrent les foudres des médias. De leur côté, les chercheurs impliqués dans ce travail sont sceptiques : « On va trop loin. Un Américain viendra à Sofia et, au lieu de lui montrer les costumes bulgares, il verra une exposition sur les Turcs. Alors à quoi bon venir en Bulgarie ? » [27]
23L’émergence soudaine du multiculturalisme polarise les discours. Entre nationaux on s’indigne contre ce nouvel « internationalisme » imposé de l’extérieur ; dans les contacts avec l’étranger on s’ajuste comme on peut. Toutes les stratégies sont possibles. La ville de Plovdiv met en avant sa tradition de métissage culturel dans l’espoir d’accueillir différents événements internationaux. Dans le domaine touristique, on commence à insister sur le croisement des cultures, bien que parfois on entende par cela non pas la coexistence de Bulgares, de Turcs et de Tsiganes, mais la succession historique de Thraces, de Slaves et de Protobulgares [Mineva, 2000]. Notons également la colère des écrivains bulgares invités à la foire du livre à Leipzig, en 1999, lorsqu’ils constatèrent que la poétesse tsigane Sally, pourtant peu connue en Bulgarie, attirait plus de public qu’eux.
24La « nouvelle mode » en ethnologie entre en contradiction profonde avec le rôle que cette discipline avait joué pendant l’époque communiste, à savoir de bâtir une ethnicité homogène, efficace et instrumentale. En d’autres termes, l’ethnologie assumait une fonction politique forte. Elle devait lutter contre les « préjugés religieux et les coutumes et habitudes démodés, formés durant les siècles de domination des classes d’exploiteurs », comme le formulait le programme du Xe congrès du parti communiste. Par exemple, la fête de la Saint-Georges fut transformée en fête du berger où l’on mange le même mouton, mais au lieu de célébrer le saint, on fêtait le travail des éleveurs [Petrov, 1998]. Des rites d’enterrement, de mariage, de fiançailles, de baptême et de naissance furent inventés à partir des années soixante-dix, avec la participation de poètes, de musiciens idéologues et, toujours, d’un expert en ethnologie [28].
25Aux yeux des dirigeants, la culture populaire ne méritait pas d’être préservée comme fin en soi : elle avait la vocation pédagogique d’apprendre aux masses laborieuses l’amour du travail et de la patrie en organisant leur temps libre. Il fallait donc consulter les manifestations spontanées populaires, veiller à l’authenticité des pratiques traditionnelles. En effet, cette pédagogie reposait sur une conception idyllique de la tradition ; la culture du peuple était réinventée comme siècle d’or serein et sécurisant, sans clivages ni ambiguïtés.
26L’aspect tristement connu de cette aseptisation de la tradition était le « processus de renaissance » déjà mentionné : le peuple homogène ne pouvait pas avoir des origines ethniques contradictoires [29]. Pour se rendre compte de l’aspect volontariste de l’entreprise il convient de dire que, en 1986, quand l’Institut de folklore reçoit l’ordre de chercher les origines bulgares de la minorité turque, il n’y a pratiquement pas de cadres sachant la langue et donc capables de faire du terrain (comme nous l’avons dit, de telles recherches avaient été interdites pendant des décennies) [30].
27Cette idéalisation du passé est revenue sur la scène publique au cours des années quatre-vingt-dix. On invite alors des ethnologues dans des forums qui se tiennent à l’occasion de fêtes traditionnelles, comme on le fait avec les historiens, lors des fêtes nationales. Les médias s’appliquent à présenter toutes sortes de rites traditionnels dans une perspective mi-identitaire, mi-fait-divers. À l’ordre du jour, on trouve le retour des belles traditions oubliées, uniques au monde [31].
28La classe politique elle aussi se tourne plus souvent vers les signifiants ethniques. En avril 2000, le Premier ministre réunit la diaspora lors d’une rencontre intitulée « La pâque bulgare ». De fait, c’étaient des émigrés ethniquement identifiés comme bulgares [32]. Le président Stoyanov, lui, a préparé une rencontre de la diaspora sous un angle encore plus folklorique à Rojen ; il a dansé le horo avec des femmes vêtues du costume national. La rencontre s’est faite suivant le modèle du sabor, fête de village traditionnelle, car, selon les mots de M. Stoyanov, « on ne peut pas seulement faire parler nos compatriotes d’investissements, il faut aussi manger de l’agneau avec eux, écouter la musique traditionnelle ». Notons également que le programme du canal-satellite, qui fut créé il y a trois ans pour la diaspora, consacre une bonne partie de son temps au marquage ethnique bulgare (danses, musiques, rituels) puisant largement dans l’abondante production des années communistes.
29La situation est donc quelque peu schizophrène. Sur le marché international, ce que l’on peut vendre le mieux, c’est le multiculturel. À l’intérieur des frontières, on mise sur l’homogénéité patriotique. Les gens ont vraiment besoin de ce type de culture, nous ont dit plusieurs collègues, ils allument la radio et veulent savoir dans quel pays ils sont. Ceci explique probablement un phénomène marquant de ces dernières années : le boom d’une nouvelle culture populaire.
Culture de masse : le métissage
30Je n’ai pas distingué dans ce texte l’ethnographie du folklore. Ce clivage démodé marque toujours la recherche et les corporations scientifiques en Bulgarie [33]. Il me semble plus important d’opposer l’aspect patrimonial et l’aspect « perpétualiste » de l’entreprise ethnologique. Il s’agit de voir la culture sous deux angles différents : comme un fait ou comme une pratique, c’est-à-dire comme une chose à préserver et à étudier telle quelle, ou comme une compétence à avoir et à transmettre.
31Plus haut, j’ai assumé une perspective plutôt patrimonialiste. Or, aujourd’hui, c’est l’aspect « perpétualiste » qui domine la scène publique bulgare. Ce phénomène a, lui aussi, ses origines dans l’époque communiste. Le développement du mouvement d’amateurs, les festivals et les compétitions folkloriques de plus en plus pompeux suivront le processus d’industrialisation et, par conséquent, d’acculturation des populations rurales. Participer à ce genre d’activités était, comme le sport, une façon de s’arracher à son statut, de voyager, de gagner de l’argent et même de faire carrière [34]. Par exemple, chanter ou danser lors d’une réunion du Comité central, ou après un dîner donné par le secrétaire général, était une opportunité exceptionnelle de promotion sociale. Des professionnels placés à mi-chemin entre les arts et l’ethnologie retravaillaient le folklore pour lui donner « plus de profondeur et de qualités esthétiques » [35].
32Le régime stimulait non seulement le spirituel, mais aussi la production d’objets de style folklorique. L’Union (zadruga) des artisans avait le statut d’Union de créateurs, comme celle des peintres, des écrivains, etc., ce qui impliquait de nombreux privilèges. Le paradoxe : les maîtres artisans étaient censés produire des objets folkloriques tout en étant traités d’auteurs [36]. La production folklorique se situait alors entre la culture populaire et la culture personnalisée moderne. Il s’agit d’un genre de reproduction de pratiques dont on suppose qu’elles sont propres à la culture traditionnelle nationale.
33Le rôle de l’artisanat dans la fabrication du « kit identitaire » est internationalement répandu [Thiesse, 1999 : 206-220] [37]. Mais il n’y a certainement jamais eu une telle attitude systématique envers la perpétuation de traditions hypothétiques, s’appuyant sur des institutions centralisées, des fonds, des forums, des experts, etc. Un grand nombre de personnes étaient mobilisées dans ce mouvement et, à la différence de la plupart des autres initiatives idéologiques, celle-ci semble avoir eu un écho favorable parmi la population. Le style folklorique devint un univers à part opposé à la « haute culture » que la modernité tentait d’imposer. Dans sa variante la plus répandue (bitov stil), il était associé à la fête, à la boisson et à la bonne bouffe, aux méhanas pour touristes. Ce n’est pas un hasard si c’était l’institution de l’école qui résistait le plus à cette culture (pseudo)folklorique [38]. Le monde folklorique apparaissait là comme une contre-culture paradoxalement imposée et subventionnée d’en haut.
34Il nous semble que c’est sous cet angle que l’on peut comprendre l’émergence d’un néo-folklore qui est devenu l’événement majeur des dix dernières années. Il s’agit d’une musique agressive, souvent grossière, que l’intelligentsia ne cesse de critiquer [Kraev, 1999]. Le rôle de l’auteur est souvent d’adapter des motifs balkaniques ou orientaux à l’audience nationale. Des chercheurs ont identifié cette musique comme l’entrée en force du métissage culturel, surtout balkanique, sur la scène nationale [Dimov, 1995 : 7-10] [39]. D’une manière générale, la référence balkanique est de retour ; après la fin de la guerre froide, elle devance de loin des piliers identitaires comme la slavité ou l’orthodoxie [Todorova, 1997]. Mais il y a aussi dans ce phénomène un élément de continuité : le nouveau folk, la chalga, se positionne comme une contre-culture par rapport aux influences mondialisatrices de la dernière décade. Elle s’oppose non plus à la mission éducative de l’État-nation comme avant (celle-ci traversant une crise profonde), mais aux pratiques disciplinaires nouvelles de la globalisation.
35La référence balkanique/orientale dans ce cas pourrait être interprétée comme une sorte de jouissance des monstruosités locales, comme un défi de l’ordre et du bien imposés d’en haut. S’agit-il donc d’un vrai métissage qui amènerait la tolérance et l’intérêt pour l’autre, ou cet autre balkanique est-il utilisé, comme toujours, pour exemplifier l’abruti, le non civilisé, en bref, l’antonyme de l’Occident ?
36Enfin, notons l’asymétrie qui existe entre les pratiques patrimoniales en crise profonde et les pratiques perpétualistes qui, elles, sont en pleine expansion. À côté du festival national (?) folklorique de Koprivchtitsa vieux de trente ans, Tirnovo lance un événement international semblable, pour ne rien dire du Pirine folk et des autres manifestations de la chalga. Il semblerait que, pour des raisons juridiques, les pratiques perpétualistes sont déjà entrées dans l’ère capitaliste. Les festivals sont devenus des entreprises dans un réseau international où circule l’argent, au moins du côté des médiateurs. La levée de l’interdiction de vendre des biens culturels pourrait rapidement changer les choses et redonner aux activités patrimonialistes le rôle qu’elles tenaient dans l’invention des identités nationales dans le contexte de l’ouverture sur le monde.
37L’identité peut être définie comme règle de production de discours ; elle n’est donc pas un fait, mais une relation dynamique à autrui. Il faut penser les métamorphoses de l’identité nationale bulgare dans le contexte de l’ouverture rapide d’une culture relativement isolée envers les échanges globaux et plus particulièrement dans le processus d’intégration à l’Europe. Les élites nationales, productrices du discours identitaire, se sont retrouvées sous la double contrainte de plaire aux partenaires étrangers d’un côté, et de subvenir aux angoisses de l’autre, une population qui voit la fermeté de la nation traditionnelle la protéger contre les bouleversements de ces dernières années.
38Dans cette situation schizophrène, les autorités ne peuvent se prononcer sur aucun des enjeux identitaires : récit national évolutionniste ou séquence de cultures différentes, centralisme ou régionalisme de la mémoire, mono- ou multiculturalisme, hiérarchisation des pratiques culturelles ou libéralisme total. Nous ne pouvons que constater, non seulement un manque absolu de politique identitaire dans le pays, mais aussi de réflexion sur ce thème, ce déficit étant justifié comme un parti pris démocratique : l’inverse du totalitarisme. Ainsi d’importantes mutations identitaires s’introduisent-elles tacitement dans le pays à la suite de conjonctures diverses. ?
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
-
[1]
La montée du sentiment national se situe vers le milieu du xixe siècle ; l’établissement de l’État-nation bulgare, qui suit la guerre russo-turque, date de 1878.
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[2]
Parmi les nombreux textes imprégnés de cette honte, notons le classique Bai Ganio, d’Aleko Constantinov, qui a créé le personnage non civilisé et abruti du Bulgare dans les blagues populaires [Ditchev, 1994].
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[3]
Le peuple devenant nation est un événement connoté de modernité et de centralisation. L’absence de toute référence à des faits historiques qui ne seraient pas patrimonialisés par la Bulgarie trahit les visées identitaires de l’entreprise (en effet, il s’agit d’un Musée d’histoire nationale).
-
[4]
La fille de l’ex-premier secrétaire du pc dirigea la culture dans les années soixante-dix. En 1981, son suicide (?) était probablement lié aux déceptions qu’elle rencontra dans la réalisation de ses projets mégalomaniaques. Pendant les dernières années de sa vie, Lioudmila Jivkova était sous l’influence croissante de gourous et de divers mystiques ; après 1989, la Bulgarie a appris avec étonnement qu’au sein du Comité central il y avait un cercle se nommant la Fraternité blanche, qui souhaitait réformer de manière pacifique le régime en direction du spirituel [Ranov, 1993].
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[5]
Je me fonde sur des entretiens que j’ai eus, en mai 2000, avec deux chercheurs du Musée national d’histoire qui ont activement participé à sa création.
-
[6]
En 1937 déjà, le philosophe Nayden Sheytanov avait appelé à un retour aux vrais ancêtres : « En arrière vers les Thraces ! Vers Dyonisios et Orphée ! » [1994 : 297]
-
[7]
L’auteur développe l’introduction du troisième élément thrace dans la généalogie nationale.
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[8]
Évidemment, comme partout dans les Balkans, la culture chrétienne vient de Byzance, celle du quotidien de l’Empire ottoman. Notons, cependant, une montée progressive de l’intérêt pour Byzance dans certains milieux de chercheurs, au cours des années soixante-dix.
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[9]
Sur le processus dit de « Renaissance bulgare », voir le film de Tatiana Volksberg La technologie du mal, qui a été diffusé le 9 janvier 2001 par la télévision bulgare.
-
[10]
On apprenait que quelqu’un avait trouvé une croix dans la caisse d’une grand-mère turque pour confirmer la théorie du « cryptochristianisme » des Turcs bulgares, lancée par l’ethnologue Todor Ivanov Jivkov, conseiller de son homonyme, le premier secrétaire du pc. D’autres patriotes universitaires citaient Mehmed le Conquérant, qui aurait interdit à ses soldats de prendre des femmes une fois passé le Bosphore et qui leur promit les femmes des populations conquises (donc, au moins la moitié du sang des Turcs vivant en Bulgarie devrait être bulgare). Pendant ce temps la milice amenait les malheureux à la mairie pour les faire choisir, souvent en dix minutes, des noms et des prénoms pour eux-mêmes, leurs enfants, leurs pères.
-
[11]
Notons que la référence aux « pays normaux (civilisés, européens) » a été un argument décisif des débats de ces dix dernières années.
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[12]
L’aspect révolutionnaire était, évidemment, au centre du récit historique sous le communisme.
-
[13]
Un tel glissement de sens a déjà eu lieu sous Jivkov, à une époque où les relations turco-bulgares s’étaient améliorées, dans les années soixante-dix. Une confidence recueillie en mai 2000 au Musée d’ethnographie nous paraît éloquente : « On nous a annoncé un jour du ministère des Affaires étrangères qu’il y aurait une visite d’épouses de généraux turcs. Et qu’il fallait rapidement vérifier s’il n’y avait pas des références au joug turc pouvant les blesser. »
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[14]
L’identification aux Balkans est plus facile en Bulgarie, d’un côté, parce que la montagne qui porte ce nom se trouve dans le pays, de l’autre, car elle fut intégrée par la culture nationale au xixe comme émanation de l’esprit de résistance et des plus hautes valeurs morales de la nation.
-
[15]
La Bulgarie fut le premier royaume peuplé de Slaves à adopter le christianisme, au ixe siècle.
-
[16]
Même si elles sont chantées par des vedettes de variétés, elles sont prises très au sérieux. Notons le scandale qu’a produit le groupe de rock bulgare Wikeda qui osa rajouter le refrain Don’t Worry, Be Happy à l’une de ces chansons patriotiques sacrées (juin 2000).
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[17]
Le Premier ministre Kostov ne cesse de répéter que baisser les impôts ou augmenter les salaires ne relève pas de la compétence du gouvernement, et qu’il faut « négocier » ce genre de décisions avec le Fonds monétaire international.
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[18]
Principal dieu du panthéon de ce peuple.
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[19]
Sous le gouvernement de la droite, la première a fait faillite, la seconde a été fermée parce que non conforme aux normes de l’enseignement secondaire.
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[20]
Le dernier exemple est le dynamitage du mausolée de Georgi Dimitrov se trouvant à Sofia, bâtiment d’un symbolisme hautement ambigu (août 1999). Après avoir tenté plusieurs fois de se l’approprier et de l’inscrire dans la ville en tant que trace du communisme, les dirigeants de droite ont décidé d’utiliser sa destruction à des fins de communication politique. À leur grande surprise, l’effet se révéla négatif, car les Sofiotes y étaient en majorité hostiles. Notons le fait étonnant que les historiens ne connaissent pas de tombeau royal ni du premier royaume bulgare ni du deuxième.
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[21]
Pour ce qui est du domaine de l’imaginaire, notons que la falsification, Veda Slovena, l’épopée bulgare à la Macpherson que rassembla Verkovic en 1874, fut republiée du temps de l’euphorie patriotique, et provoqua le clivage des pour et des contre au sein de l’intelligentsia bulgare (1981-1982). À cette occasion M. Nedelchev parle de « deux intelligentsias bulgares » [1996 : 16].
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[22]
Un thème de M. Herzfeld [1997]. Pour son aspect politologique, voir J.-F. Bayard [1996].
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[23]
Archives visuelles du laboratoire de la Vie quotidienne, université de Sofia, bobines 1, 4.
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[24]
Entretiens avec le directeur de l’Institut d’ethnographie dont le musée fait partie (juin 2000).
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[25]
Dont l’université de Princeton, la fondation Georges-Soros, le Conseil de l’Europe, une fondation japonaise, etc.
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[26]
Il était également interdit de travailler sur les minorités bulgares à l’étranger pour ne pas créer de problèmes diplomatiques.
-
[27]
Chercheuse de l’Institut d’ethnographie, liée aux activités du musée, mai 2000.
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[28]
Entretien avec une chercheuse en ethnographie, qui participait aux commissions travaillant sur les rituels, novembre 1999.
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[29]
Les tentatives de relier les origines turques des Protobulgares et la malheureuse minorité pour dire que l’on était, en effet, des cousins, sont restées marginales. Le traumatisme du « joug turc » est certainement un élément structurel des identités dans les Balkans.
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[30]
Chercheuse de l’Institut de folklore, entretien de juin 2000.
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[31]
Notons le scandale que produisit, lors d’un forum que réunit l’ong Femme bulgare, en décembre 1999, l’ethnologue M. Benovska, en disant que la tradition n’était pas le jardin d’Eden et que la violence qu’exercent les hommes sur les femmes en faisait également partie.
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[32]
Les critiques de l’événement disaient qu’il faudrait organiser en parallèle un « ramadan bulgare ». Notons l’orientation culturelle vers l’Allemagne des élites qui sont venues au pouvoir en 1997 : il s’agit certainement d’une notion allemande de la nation comme lien de sang et de culture.
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[33]
Évidemment, il s’agit de la tradition allemande distinguant culture matérielle et culture spirituelle.
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[34]
Il s’agit bien sûr de différents degrés de professionnalisation du domaine folklorique.
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[35]
Entretien avec un ex-responsable idéologique au Comité central du pc (juin 1997).
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[36]
Notons également le musée de plein air des métiers traditionnels Etara (1963), qui réunit des artisans de la région produisant des souvenirs devant les visiteurs.
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[37]
Ce livre présente dans une perspective comparatiste certains des thèmes qui ont été évoqués plus haut.
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[38]
Le paradoxe de l’absence d’une telle « valeur nationale » du cursus éducatif a été identifié par Irena Bokova [1993 : 67].
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[39]
De nos jours, ce phénomène caractérise l’ensemble des Balkans.