Essaim 2015/1 n° 34

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Article de revue

Mathieu Bellahsen

La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle

Pages 195 à 198

Notes

  • [1]
    M. Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, préface de Jean Oury, Paris, La Fabrique, 2014.
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1 Je ne perçois encore qu’imparfaitement les motifs qui m’ont amené, à la lecture de cet ouvrage, à penser fortement à Louis Althusser, dont j’ai pourtant depuis longtemps délaissé la lecture, et plus exactement aux distinctions qu’il établissait alors entre science et idéologie mais surtout entre pratiques théoriques et pratiques idéologiques. Une des raisons probablement la plus apparente est que l’auteur, Mathieu Bellahsen, se réfère constamment à une entité qu’il appelle la psychiatrie, supposée existante, et dont on peut pourtant éprouver quelque peine à délimiter les contours. Un autre motif, plus avancé sur ce fil, serait que les pratiques psychiatriques n’auraient de pratiques que le nom, faute justement d’une théorie qui les élèverait à un tel statut.

2 Ainsi dispersée en une foule d’activités, la psychiatrie, en rêve d’unité et de légitimité, chercherait à se faire héberger par des théories dominantes qui, elles, sont toujours prêtes à s’étendre au-delà de leurs frontières pour justifier la pertinence de leur propos. Au gré des modes et des enjeux politiques et idéologiques, et en l’absence d’une définition précise de son objet et des outils permettant de le traiter, la psychiatrie, pour s’assurer elle-même de son existence et attester de sa validité scientifique, n’hésiterait pas à demander asile tantôt à la médecine et à la neurologie, tantôt à la psychanalyse, ou bien encore à se laisser coiffer par une philosophie pragmatiste dont la visée utilitariste conduit à confondre science et technique. En défaut de ce supplément d’âme, et devant sa propre impéritie, la psychiatrie pourrait aller jusqu’à se nier elle-même, s’autodétruire, en un geste autosacrificiel spectaculaire, comme cela fut tenté dans les années 1970. Elle pourrait aussi plus sûrement se vouer au positivisme le plus radical, celui qui, faussement pudique, et se réclamant des seuls faits, s’ignore en tant que système de pensée. Elle pourrait enfin se perdre corps et biens dans le grand marigot du social où pataugent déjà les rééducateurs de tous poils.

3 Il n’y a pas à s’offusquer de ces constats sinon à doublement s’étonner que l’on veuille encore donner à ces activités une dorure scientifique, en les acoquinant par exemple aux neurosciences, ou bien que l’on puisse imaginer qu’une clinique du sujet, telle que la psychanalyse la promeut et la soutient, serait une solution aux impasses épistémologiques et praxiques de la psychiatrie. Pourtant, reconnaître la pratique psychiatrique comme une pratique idéologique n’aurait rien d’infâmant, car cela pourrait signifier qu’elle est toujours en attente d’une définition de son objet et ainsi de comprendre sa fragilité intrinsèque et sa dépendance aux discours qui l’occupent ou viennent s’affronter sur un terrain souvent transformé en champ de bataille. Serait-elle dépendante des psychotropes, mâtinée de notions psychanalytiques ou bien hérissée de principes faisant appel à une conscience citoyenne et politique, la clinique psychiatrique ne relève pas pour autant de la médecine ou de la psychanalyse. À être hébergée par la première, elle n’en garde que le lourd appareillage et n’en retire que quelques modestes éclats, et à se réclamer de la seconde, elle trouve là à bon compte une façon d’éviter de mettre en cause ce que pourtant elle met en œuvre, une discursivité qui exclut la folie et le concret de sa clinique institutionnelle.

4 C’est donc d’abord à un questionnement d’ordre épistémologique que la lecture du livre de M. Bellahsen indirectement invite. Il en appelle, en effet, à une psychiatrie dont toutefois les contours ne se dessinent qu’en négativité, en contrepoint de ce qu’il s’emploie brillamment à dénoncer, les dérives d’une psychiatrie contemporaine qui ne trouverait à s’unifier qu’en se soumettant aux exigences d’un néolibéralisme triomphant. Cependant il ne suffit point de changer le vocabulaire d’un discours pour que cette discursivité cède le pas devant les exigences d’une clinique concrète, et ne s’emploie à la recouvrir aussitôt que son objet émerge. Car si ce texte s’intéresse aux dimensions politiques et idéologiques qui déterminent ou pèsent sur les pratiques psychiatriques contemporaines, sa nature pourrait toutefois paraître équivoque, s’il devenait à son tour un discours à l’entente avertie qu’aucune clinique ne viendrait effracter.

5 Mais résumons le propos. Cet ouvrage s’appuie de façon prévalente sur les thèses développées par les philosophes Pierre Dardot et Christian Laval dans La nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, dont la principale est que le néolibéralisme marque une rupture par rapport au capitalisme classique en faisant de tout individu un auto-entrepreneur de lui-même qui doit veiller à faire fructifier et à gérer au mieux son capital santé, culturel, social selon les lois « naturelles » de la compétitivité et de la concurrence. Cela bien sûr ne serait pas sans conséquences sur les rapports que l’individu entretient avec lui-même, les autres et le monde, de sorte que le syntagme « santé mentale », qui revêtit un temps une acception plutôt positive, se trouverait lui-même affecté par cette rupture et serait dès lors assimilé au bien-être comme la raison néolibérale le conçoit et que seule une bonne gestion des relations comme des affects, une « maximalisation de son capital individuel », pourrait garantir.

6 Tout changement de paradigme s’accompagne d’un glissement sémantique. « Qu’est-ce que je vaux ? » entend-on parfois en lieu et place de la question « Qu’est-ce que je veux ? », que Freud considérait comme inaugurale d’une psychanalyse. Mais « la langue pense plus que nous-même » et la colonisation du discours par un vocabulaire issu et forgé par l’économie marchande, l’entreprise, le management, à grand renfort de notions importées de la psychologie, serait le signe le plus apparent d’un changement du mode de gouvernement des individus, ce qui ne peut se concevoir sans une transformation du rapport que l’individu entretient à lui-même. L. Althusser déjà en son temps avait clairement montré combien la notion d’individu, et sa « libre » conscience, était le pivot essentiel et indispensable afin que, par un assujettissement librement consenti et agi, l’idéologie dominante assure pleinement son emprise. M. Bellahsen s’applique à relever, dans ce qu’il est convenu d’appeler le champ de la santé mentale, les signes et les effets de cette colonisation néolibérale, qui semble, en outre, avoir besoin pour s’imposer comme naturelle de s’étendre jusque dans des champs qui traditionnellement échappaient à la rentabilité et à la gestion entrepreneuriale.

7 Mais si sa critique est pertinente et laisse transparaître une connaissance politique approfondie et lucide des enjeux qui pèsent sur les professions qui relèvent de la « santé mentale », une certaine interrogation persiste à la lecture de ce texte quant au risque évoqué qu’un nouveau discours, serait-il révolutionnaire, vienne occuper l’espace dévolu à une théorisation effective de la clinique de la folie, telle, me semble-t-il, que Jean Oury l’a tentée.

Notes

  • [1]
    M. Bellahsen, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, préface de Jean Oury, Paris, La Fabrique, 2014.
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