Essaim 2003/1 n° 11

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Article de revue

Passe, fin d'analyse et Lettre volée

Pages 115 à 124

Notes

  • [1]
    J. Lacan, L’acte psychanalytique, séminaire inédit, le 10 janvier 1968 (Les italiques sont de nous).
  • [2]
    J. Lacan, … Ou pire, séminaire inédit, le 6 janvier 1972.
  • [3]
    J. Lacan, « L’étourdit », Scilicet 4, Paris, Le Seuil, 1973, p. 44.
  • [4]
    J. Lacan, Le moment de conclure, séminaire inédit, le 10 janvier 1978.
  • [5]
    J. Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, séminaire inédit, le 15 février 1977.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 11. Un premier commentaire en figure dans Le concept du phallus, G. Chaboudez, Paris, Lysimaque, 1994.
  • [8]
    On peut tirer un certain nombre de remarques, concernant l’acte analytique et son éthique, de l’ensemble du commentaire de Lacan sur l’action de Dupin dans ce cadre. Elles sont développées dans « Portrait de l’analyste en héros », G. Chaboudez, Figures de la psychanalyse, n° 6, Toulouse, érès, 2002.
  • [9]
    Il le développe dans l’introduction à l’édition de poche des Écrits (Points, Le Seuil, Paris, 1970), puis dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant (Séances du 17 février, 10 mars, 17 mars, 12 mai, 18 mai 1971), et dans « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 11.
  • [10]
    J. Lacan, Introduction à l’édition Points des Écrits, Paris, Le Seuil, 1970, p. 7.
  • [11]
    J. Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, le 19 avril 1967.
English version

1Passe et fin d’analyse sont parfois peu distinguées dans l’idée que l’on s’en fait couramment, où l’on pense par exemple que l’on termine sa psychanalyse, puis que l’on commence à « faire l’analyste », l’un et l’autre en somme d’un seul mouvement. Pourtant en pratique le moment de la passe se situe durant le parcours d’une analyse, assez avancée, alors que la fin de cette analyse est bien ultérieure, sauf accident. Nous savons par exemple combien Lacan les distinguait en acte au point de n’arrêter jamais une analyse au moment où l’analysant décidait de commencer une pratique d’analyste. Bien plutôt la redoublait-il d’une proposition de contrôle, la poursuite de l’analyse elle-même se faisant sur des années. Nos pratiques nous confirment toujours plus avant ce temps nécessaire d’analyse au-delà du passage à l’analyste, qui se chiffre généralement en années. Dès lors de quoi s’agit-il ?

2On pourrait certes penser que cela ne constitue que le temps nécessaire de perlaboration, et que l’étape d’analyse exigible au-delà de la passe n’est que le temps d’élaborer quelque chose qui a d’ores et déjà eu lieu. Dans ce cas passe et fin d’analyse ne seraient séparées que par le processus nécessaire pour que la passe s’installe, et elles n’auraient lieu d’être distinguées que par ce temps. Il faut dire que le nombre de formulations chez Lacan, qui ont semblé, longtemps, faire de la fin d’analyse et de la passe une seule et même chose, a sûrement contribué largement à ce que nous le fassions nous-mêmes. Cependant certaines propositions, peu nombreuses, s’avèrent en y regardant de près les distinguer nettement.

3Tout d’abord il y a une différence notable entre deux types d’énoncés de Lacan, séparés par un intervalle sensible. L’un est le modèle même de ce qui est formulé au moment de la proposition et date de 1968 : « Celui qui, à la fin d’une analyse didactique relève, si je puis dire, le gant de cet acte, nous ne pouvons pas omettre que c’est sachant ce que son analyste est devenu dans l’accomplissement de cet acte »… et plus loin « … de ce sujet supposé savoir qu’il ne peut que reprendre comme condition de tout acte analytique, lui sait à ce moment que j’ai appelé la passe, que là est le désêtre qui par lui, le psychanalysant, a frappé l’être de l’analyste [1]. » Ici Lacan postule qu’au moment même de la passe, soit l’inauguration du passage à l’analyste, le passant sait ce que son analyste est devenu pour lui et à cause de lui. L’autre fragment, de 1972, formule quelque chose de tout autre, à partir de la même question : « Comment est-ce qu’un psychanalysant peut jamais avoir envie de devenir psychanalyste ? C’est impensable, ils y arrivent comme des billes dans un jeu de tric-trac, sans avoir la moindre idée de ce qui leur arrive. Quand ils y sont, là quelque chose s’éveille [2]. » La différence, essentielle, porte donc sur le savoir. Certes dans le premier cas, il s’agit de ce qui arrive à l’analyste et dans le second de ce qui arrive à l’analysant. Mais dans les deux cas il s’agit de savoir, et Lacan semble donc être revenu sur le fait que le passant, dans le moment même de la passe, savait.

Le passant sans le savoir

4En effet peut-on dire que le passant à ce moment sait ce dont il s’agit, sait ce qui lui arrive et ce qui arrive à l’analyste ? Le non-savoir est au contraire ce qui nous semble marquer la passe comme telle. Il y a certitude, connaissance, compréhension soudaine, levée de refoulement brutale, interprétation tout à coup aisée de chaque rêve, familiarité avec le jeu de l’inconscient, mais s’agit-il de savoir ? Si la passe en effet consiste dans ce que Lacan a appelé la reprise du flambeau du sujet supposé savoir, et si le passant ne reprend ce flambeau que pour autant qu’il est tombé, pour autant qu’il le ramasse pourrait-on dire, cela revient-il simplement à un relais qui n’aurait qu’à être passé en toute connaissance de cause, ou plutôt en savoir de cause ? Certainement pas. Il apparaît au contraire que l’analysant dans ce moment de la passe ne ramasse ce flambeau, le porte à son tour, que pour oublier qu’il est tombé. Il ne le reprend que pour autant qu’il refuse absolument de savoir qu’il est à terre, un refus si catégorique qu’il ne peut pas même s’appeler refoulement. Le moment inaugural de la passe se caractériserait par cette sorte de refus quasi forclusif de ce qui apparaît comme chute du sujet supposé savoir. La décision, toujours un peu agitée ou exaltante de commencer à faire l’analyste, ne revêt cette allure que pour autant qu’elle doit se hâter pour ne pas savoir quelque chose. Se hâter de faire l’analyste, de donner corps au sujet supposé savoir, avant de savoir qu’un tel sujet n’existe pas, qu’il n’était qu’une supposition, précisément, qui soutenait le processus analytique et à laquelle l’analyste se prêtait, mais qui s’est défaite, et avec elle l’être de ce sujet. Ce que Lacan a appelé désêtre frappant l’analyste est donc certes entraperçu, dans la vivacité, la netteté de l’éclair, mais aussitôt l’analysant est plongé dans l’être, l’être de ce même sujet supposé savoir qu’il soutient désormais à sa place, et dans l’être il oublie ou rejette le désêtre de l’Autre.

5Si l’on postule que ce n’est qu’en fin d’analyse, soit un temps logique et chronologique plus tard, que nous pouvons parler de savoir, dans ce cas que s’opère-t-il dans l’intervalle ? Est-ce seulement le temps pour le savoir ? Ou encore est-ce seulement effet de deuil, comme Lacan l’envisage ainsi dans L’Étourdit ? « L’analysant ne termine qu’à faire de l’objet a le représentant de la représentation de son analyste. C’est donc autant que son deuil dure de l’objet a auquel il l’a enfin réduit, que le psychanalyste persiste à causer son désir : plutôt maniaco-dépressivement. C’est l’état d’exultation que Balint, à le prendre à côté, n’en décrit pas moins bien : plus d’un “succès thérapeutique” trouve là sa raison, et substantielle éventuellement. Puis le deuil s’achève. Reste le stable de la mise à plat du phallus, soit de la bande où l’analyse trouve sa fin, celle qui assure son sujet supposé du savoir [3]. » Voici ici clairement dit ce en quoi consistent les deux moments distincts, passe et fin d’analyse, et ce qui s’effectue entre les deux, un deuil concernant la réduction de l’analyste à l’objet a, un reste concernant la mise à plat du phallus, et là seulement le savoir pour le sujet supposé.

6D’ores et déjà nous serions fondés à voir dans ces formulations une suffisante élaboration de ce que nous rencontrons comme expérience du moment de la passe dans nos pratiques, pour autant qu’elle traduisent bien et ce temps d’exultation et ce temps d’oscillation qui s’ensuivent, et ce deuil sensible avec sa raison. Cette oscillation peut être comprise d’ailleurs comme se produisant entre le refus de savoir et l’insistance de cette révélation, entre manie pour l’un et dépression pour l’autre, avec entre chacun de ces temps la réitération d’une même réponse : faire exister le sujet supposé du savoir en son nom. Ce fragment particulièrement détaillé et clair de L’étourdit ne mentionne cependant que l’effectuation d’un deuil, et le temps nécessaire pour que cet état d’exultation laisse place à non pas une dépression mais un « à plat » durable, et un savoir : il n’y a pas là semble-t-il de coupure supplémentaire désignée.

7Pourtant il semble que la fin d’analyse comme telle, soit lorsque le moment de la passe s’achève, ne puisse être produite qu’à l’aide d’une coupure de plus, et qu’elle constitue un temps logique autre. Lorsque Lacan avance par exemple que la fin de l’analyse, c’est quand on a deux fois tourné en rond [4], ou encore lorsqu’il fait remarquer que l’objectivation de l’inconscient dans la passe nécessite un redoublement  [5], tout cela nous porte à croire qu’il n’y a pas là un simple processus de deuil.

8Dès lors comment articuler cette fin au regard de ce que le moment de la passe a produit, et ce qu’elle exige pour être conclue ? Comment situer ce que la fin d’analyse conserve du moment de la passe, et ce qui en passe ?

Le vol de la lettre

9Une réflexion tardive de Lacan à propos d’un commentaire sur la passe à partir de La lettre volée, présenté à son séminaire en 1977, nous a incité à reconsidérer ce texte de ce point de vue. Il trouvait « divinatoire » que Alain Didier-Weill, l’auteur de ce commentaire, ait pu relier la passe avec La lettre volée[6]. Il constatait même que celui-ci avait dans cet écrit, trouvé l’appel qui à lui, Lacan, lui avait fait répondre par la passe.

10Sans reprendre ici la lecture du Séminaire sur « La lettre volée [7] », dont les points fondamentaux sont bien connus, posons aussitôt la question : si le passant peut être représenté comme celui qui franchit le pas de faire le sujet supposé savoir, où est-il dans ce texte ? Nous avons affaire à un ministre qui s’empare sous les yeux mêmes de sa Reine d’une lettre la compromettant, à des fins de chantage, et ce en présence du Roi qui n’a rien vu. Un détective engagé par la Reine trouve, grâce à son habileté, la cachette de la lettre chez le ministre, bien en évidence mais sous l’apparence d’une lettre sans valeur, et s’en empare presque sous les yeux du ministre. L’affaire est pratiquement close, hormis un message laissé à la place de la lettre reprise.

11Lacan a dès longtemps comparé l’acte du psychanalyste à celui de Dupin le détective, qui lui aussi se fait payer pour porter les lettres en souffrance de l’inconscient [8], et il a repris le texte de Poe, pour y interpréter, non sans critique d’ailleurs, l’action de Dupin du point de vue du psychanalyste, précisément.

12Dès lors, on peut être fondé à trouver dans la position du ministre quelque chose qui évoque ce qui est en question pour le passant. Celui qui franchit le pas de faire l’analyste auprès d’autres, à un moment donné de sa propre analyse, peut en effet être considéré comme celui qui s’empare d’une lettre laissée à sa portée, celle pourrait-on dire du sujet supposé savoir. Et tout comme le ministre il se pare de cette lettre, de ce signifiant, de l’être qu’elle lui confère. Si le passant s’empare, et se pare, de cette lettre, disions-nous, c’est pour autant qu’il ne veut pas voir la supposition de savoir tomber de là où il l’avait tout d’abord placée, à la place de son analyste. Il se pare de cet être du sujet supposé savoir pour autant qu’il a chu de l’Autre, laissant à cette place non pas rien mais ce qui se présente sous quelque forme de déchet, qu’évoque aussi bien ce qu’est devenue la Reine à l’instant où le regard du ministre sur sa position difficile quant à son secret la fait déchoir. Le passant s’en empare donc parce que c’est la seule solution qu’il trouve pour refuser de savoir que le sujet supposé savoir, en tombant, s’est avéré inconsistant, et que cette chute n’est pas simplement une mauvaise manœuvre, par exemple, de son analyste.

13Mais si cette lecture paraît en premier aperçu valide, elle ne peut l’être cependant que si elle nous porte au-delà et nous apprend quelque chose sur la passe, notamment dans ce qui la distingue de la fin d’analyse. Lacan a avancé, de façon relativement surprenante alors, que la possession de cette lettre avait sur le ministre un effet féminisant, ce qu’il étayait autour d’une sorte d’inaction, d’indolence, alors même que par ailleurs ce ministre se sert bel et bien de la lettre à des fins de pouvoir. Or le passant quant à lui est à ce moment dans une jouissance de l’être, qui est aussi bien féminisante, l’être que lui confère la lettre, mais pas uniquement. Il a basculé dans cette sorte d’exultation qui tient précisément, comme Lacan le soulignait, à ce qu’il a fait de l’analyste le représentant de la représentation de l’objet a, mais aussi à ce que le sujet supposé savoir qui s’était révélé caduque, inconsistant, existe de nouveau bel et bien, d’une tout autre manière, à sa place à lui, pour autant qu’il s’en fait le support, le représentant. Il s’est en somme donné pour mission de se consacrer à l’existence d’un tel sujet, en s’en faisant le chantre et l’exemple, au moment même où cette existence s’avère douteuse, où la presque certitude s’est formée qu’elle n’a pas lieu. Dès lors cet acte est une négation en acte, négation de ce qui a été entraperçu, voire révélé brutalement dans une lumière saisissante. Et la première réponse, la seule réponse alors que peut faire le passant est d’effectuer cette torsion par laquelle il trouve, en faisant à son tour l’analyste, à nier ce qui s’est révélé à partir de son analyste, pour sauver en quelque sorte ce sujet supposé. « Le sujet supposé savoir existe quand même, la preuve, je lui donne corps. » Ainsi l’accès à la position d’analyste ne se produirait tout d’abord qu’en refusant ce que l’analyse révèle. Le soupçon d’imposture que l’on pourrait voir là tombe aussitôt si l’on songe qu’il y s’agit de foi, et qu’il n’y aurait en somme que cette voie tout d’abord pour devenir analyste. L’imposture ne commencerait que si cette entrée reste l’ordinaire de l’acte analytique, si le vol de la lettre perdure.

Le pas de plus

14Que se passe-t-il ensuite, si nous continuons d’interroger cet appel qu’a constitué pour Lacan son commentaire de La lettre volée ? La lettre est reprise au ministre, il ne saura pas aussitôt qu’il ne l’a plus, et continuera dans l’intervalle à agir comme s’il l’avait. Dupin prévoit qu’il s’exposera ainsi à la chute et au ridicule, ce que Lacan conteste. Le ministre interrogera ses cartes, saura à un moment qu’il ne l’a plus, que son pouvoir a cessé, et au mieux il s’en tirera avec l’amour de la Reine une fois qu’elle l’aura vaincu, au pire, il la haïra.

15Or le passant se verra plus tard lui aussi reprendre la lettre du sujet supposé savoir, et c’est là la coupure supplémentaire que l’on peut supposer comme clôture du moment de la passe. La poursuite de l’analyse audelà du passage à l’analyste est nécessaire pour autant que ce sujet supposé savoir qui a déjà chu de l’Autre, l’analyste, doit choir aussi de l’analysant, si l’on peut dire, c’est-à-dire qu’il vienne à constater que ce sujet il ne l’est pas non plus, que cette lettre il ne l’a pas. Une interprétation supplémentaire reprend cette lettre au passant, sans qu’il le sache aussitôt, et sans qu’il s’effondre plus que le ministre dans la chute ou le ridicule, mais sachant désormais quelque chose à partir du fait qu’il ne l’a plus, sachant que ce sujet il ne l’est pas. Si donc le sujet supposé savoir s’est révélé caduque à la place de l’analyste, puis a fabriqué un nouvel analyste sur le mode de La lettre volée et plus tard reprise, il ne reste plus alors à celui-ci qu’à en admettre l’inessentiel. C’est là qu’un désir d’analyste comme tel est forgé, soit le désir qui persiste à donner support au sujet supposé savoir, non plus pour en prouver ou en sauver l’existence, mais sachant désormais que c’est un semblant nécessaire au processus analytique, auquel il se prête mais qu’il ne saurait incarner.

16Voilà ce que le Séminaire sur« La lettre volée » pourrait en premier lieu éclairer sur la passe dans son rapport à la fin de l’analyse. Voici ce qui pourrait s’appeler un redoublement afin d’objectiver l’inconscient, ou encore ce qui s’appelle tourner en rond deux fois. Le sujet supposé savoir fait deux tours qui tous deux aboutissent à sa chute en deux lieux différents, l’une lorsque la passe commence, l’autre lorsqu’elle s’achève, avec l’analyse. La lettre vole deux fois avant d’achever sa course. Mais il y a plus. Lorsque Lacan reprend ce commentaire en 1971 [9], il va s’en servir pour y montrer bien d’autres points fondamentaux. Et tout d’abord quelque chose qui permet de saisir ce que peut vouloir dire « reste le stable de la mise à plat du phallus ». Si en effet dans un contexte analytique, la lettre peut s’équivaloir au sujet supposé savoir, il n’en reste pas moins qu’elle est aussi et avant tout le phallus, ce que Lacan n’avait pas mentionné dans un premier temps. Or ce que le passant traite dans la passe, puis la fin de l’analyse, est aussi sa position par rapport au phallus et au rapport sexué.

Incidences sur le rapport sexuel

17Lacan nous dit alors que la lettre de la Reine se présente comme un signe de sa jouissance, en tant que jouissance féminine, se manifestant comme hors de la loi, dès lors que la loi sexuelle ne la contient que comme équivalente au phallus. Et nous ne savons pas de quel ordre est cette jouissance, mais simplement qu’elle doit être tue, notamment au Roi, et ne s’inscrit en aucun cas dans le cadre de ce rapport sexué étatisé que figure le couple du Roi et de la Reine, selon l’expression de Lacan. Dès lors cette lettre est le signe que La femme, celle qui s’inscrirait entièrement dans la loi de la fonction phallique comme objet ou signifiant phallique, n’existe pas comme telle. C’est pourquoi la lettre comme signe de cette jouissance a la valeur du signifiant qu’il n’y a pas d’Autre, définition même de la lettre qui signale cela en silence. Mais dès lors que le ministre s’en empare, elle change de nature, et l’on peut penser qu’elle devient le signifiant phallique, qui certes est encore le signifiant de la jouissance féminine, mais n’est plus une lettre. Elle est devenue un signifiant du manque de l’Autre, au sens où c’est ce qui a barre sur la Reine et par là sur le pouvoir, passe la bride à la Féminité, « à la fois toute-puissante et serve d’être à la merci du Roi [10] ». En somme le vol de la lettre, du point de vue du phallus, a pour effet de faire de ce signe de la jouissance de la femme un signifiant de son manque, grâce à quoi elle redevient entièrement équivalente au phallus. Le ministre alors, en possession de ce signifiant phallique pourrait être au sommet de sa virilité, dont ce serait la définition même. Pourtant Lacan nous dit que c’est plutôt là ce qui le féminise : dès lors qu’il s’est emparé du signe de la femme, il la rejoint dans son être. Voilà qui complique sérieusement le schéma du rapport sexué, de cette loi sexuelle que Lacan traduit avec amusement dans la formule dite de la fiction mâle : « On est ce qui a, on a ce qui est, l’objet féminin [11]. »

18Or le rapport du passant au phallus peut tout à fait être envisagé sur ce mode : il s’empare lui aussi du signifiant sous lequel il succombe, en tant que signifiant qu’il n’y a pas d’Autre, il se pare également de ce qui alors devient le phallus, et s’en trouve féminisé à rejoindre par là l’être de la femme. Les modes varient selon que le passant est homme ou femme, puisque l’inexistence de l’Autre n’y a pas la même valeur ni le même effet, puisque le phallus y manque soit dans l’être soit dans l’avoir, mais le rapport à la jouissance féminine y pose la même question.

19Que dire enfin de ce qui se produit lors de la reprise de la lettre ? Lacan avance que le ministre, de subir ainsi une castration, ne s’en portera pas plus mal pour fonctionner comme homme, et même que cette castration le libère en fait de la féminisation qu’il avait subi, et le rend à sa fonction d’homme. Qu’est-ce à dire ? Dans le rapport à la jouissance féminine un premier mode de la position masculine, s’inscrivant entièrement dans la fonction phallique, récuse ce qui de la femme ne s’y inscrit pas, voire s’empare de son signe pour l’y faire rentrer à l’aide de son manque. Mais un audelà peut se produire. Une fois effectuée cette castration au regard de la jouissance féminine, ce sujet y articule sa jouissance phallique aussi bien voire mieux. Il peut aimer la Reine, en être aimé, dit Lacan, cas où cette articulation s’effectue. Ou bien il peut la haïr, cas où cette castration est récusée, où cette articulation ne s’effectue pas, et où le sujet se maintient dans la seule jouissance phallique de la loi sexuelle. Là sont les données de la mise à plat du phallus, car le signifié comme avoir phallique se détache alors et cède le pas au signifiant en tant que supporté par la jouissance phallique.

20Dès lors un tour supplémentaire est là aussi effectué. En effet la lettre comme signe de la jouissance féminine, dès lors qu’elle est hors de la loi sexuelle, qu’elle ne s’y inscrit pas, objectait en silence au rapport sexué d’État du Roi et de la Reine, où l’un est ce qui a, et a l’autre, qui est. Cette objection est en dernier terme la cause du vol de la lettre. Le ministre en la volant tente de rétablir en son nom à lui, si l’on peut dire, la loi sexuelle qui semble bafouée au niveau du Roi. Témoin de la castration insue du Roi qui y est sainement aveugle, au sens de Lacan, le ministre ne l’entend pas de cette oreille, et entend bien par contre brider la féminité, celle qui lègue ce phallus de ne l’avoir pas, et la ramener à équivaloir uniquement à ce qui est, le phallus, à s’inscrire entièrement dans la fonction à ce titre.

21Le vol de la lettre peut donc aussi être lu comme la découverte, et son refus, que le rapport sexué est une fiction, un semblant, tandis qu’au-delà en termes de jouissance, un réel apparaît brusquement qui montre autre chose. Là, la femme « toute dans la fonction phallique » s’avère ne pas exister, et l’homme dans son rapport à la jouissance féminine être châtré. Et loin d’être une exception anecdotique ou une aberration, cette organisation complexe à différents niveaux est exactement ce qu’il faut, Lacan persistera à le dire encore en 1978, pour que le rapport sexuel soit tenable, non pas pour qu’il s’inscrive, mais qu’il réussisse un par un.

22Ce que le ministre ne sait pas en effet, mais que le passant vient, lui à savoir, est que la jouissance féminine, quoique hors de la fonction phallique, n’y objecte pas autant qu’elle le paraît. Une femme est divisée entre deux jouissances : d’une part elle persiste à occuper sa position dans la fonction phallique comme objet ou signifiant, tandis que par ailleurs elle développe également une jouissance qui n’est pas cette trahison que le conte semble nous montrer chez la Reine – pas plus que l’homme ou le passant n’est cet imposteur qu’est le ministre. Cette jouissance n’est pas ce secret que l’homme ne saurait découvrir, mais est simplement entre les dits pour autant que sa logique est autre que celle du discours. Dès lors que la lettre est reprise au ministre, que cette castration salutaire le rend à sa virilité, cette virilité ne repose plus sur les mêmes bases, ne s’ordonne plus seulement dans les termes du rapport sexué de la fiction mâle, selon le mode complémentaire entre l’avoir de l’homme et l’être de la femme. De sorte que pour le passant aussi bien, le tour supplémentaire que comporte le vol de la lettre, puis sa reprise, consiste également à découvrir que si le rapport sexué est une fiction et ne saurait résumer l’expérience de la rencontre entre un homme et une femme, apercevoir et admettre cela comme tel ouvre à une autre modalité du rapport. Une dimension réelle et imaginaire, entre les mailles du discours, a chance alors parfois d’articuler une jouissance phallique à une jouissance supplémentaire, soit de constituer ce qui pourrait s’appeler un rapport sexuel comme tel.

23Le commentaire lacanien nous montre tous ces points fondamentaux à partir du conte de Poe, et ce sont les points mêmes que le passant rencontre et le tour supplémentaire qu’il effectue avant de savoir ce qui constitue sa position d’analyste. Cette fiction a donc l’étonnante propriété, dans sa lecture lacanienne, d’incarner tous ces registres à la fois, et de jeter dès lors une lumière soudaine sur ce qui se déploie entre l’entrée dans la passe et sa sortie, qui coïncide cette fois avec la fin de l’analyse. Lacan ne nous l’a pas indiqué explicitement mais on comprend mieux maintenant pourquoi il parlait, à propos de La lettre volée, d’appel dans ce texte à ce qui lui avait fait répondre par la Passe soit, outre le moment, la procédure.

24À quoi bon, pourrait-on dire, incarner dans une fiction ce propos ce qui ne relève que d’une clinique nouvelle, à élaborer comme telle ? C’est que précisément cette clinique, qui présente la difficulté extrême de procéder du témoignage singulier, ne peut peut-être pas si aisément être évoquée par ceux-là mêmes qui sont en position de l’élaborer en théorie. Dès lors une fiction ainsi construite par Lacan à partir du conte de Poe possède cet avantage singulier de fournir à tous un modèle, certes imaginaire, mais tenable du point de vue des ressorts théoriques en jeu. Or le réel rencontré dans la passe est tel, et produit chez le passant un refus de savoir tel, tout d’abord, que là comme ailleurs une fiction sert mieux que tout autre chose à fixer un réel difficile à saisir. Tout porte à oublier ce réel, puisque son oubli même est la visée de ce qui a propulsé l’analysant à la place d’analyste, puisque analyste en somme il ne l’est devenu d’abord que pour oublier quelque chose.

25La lettre volée en ce sens a peut être valeur de mémorial.

Notes

  • [1]
    J. Lacan, L’acte psychanalytique, séminaire inédit, le 10 janvier 1968 (Les italiques sont de nous).
  • [2]
    J. Lacan, … Ou pire, séminaire inédit, le 6 janvier 1972.
  • [3]
    J. Lacan, « L’étourdit », Scilicet 4, Paris, Le Seuil, 1973, p. 44.
  • [4]
    J. Lacan, Le moment de conclure, séminaire inédit, le 10 janvier 1978.
  • [5]
    J. Lacan, L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, séminaire inédit, le 15 février 1977.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 11. Un premier commentaire en figure dans Le concept du phallus, G. Chaboudez, Paris, Lysimaque, 1994.
  • [8]
    On peut tirer un certain nombre de remarques, concernant l’acte analytique et son éthique, de l’ensemble du commentaire de Lacan sur l’action de Dupin dans ce cadre. Elles sont développées dans « Portrait de l’analyste en héros », G. Chaboudez, Figures de la psychanalyse, n° 6, Toulouse, érès, 2002.
  • [9]
    Il le développe dans l’introduction à l’édition de poche des Écrits (Points, Le Seuil, Paris, 1970), puis dans le séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant (Séances du 17 février, 10 mars, 17 mars, 12 mai, 18 mai 1971), et dans « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 11.
  • [10]
    J. Lacan, Introduction à l’édition Points des Écrits, Paris, Le Seuil, 1970, p. 7.
  • [11]
    J. Lacan, La logique du fantasme, séminaire inédit, le 19 avril 1967.
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