Notes
-
[1]
Sous la direction de Raymond Bellour, Jean-Michel Frodon et Christine Van Assche.
1La Cinémathèque française consacre, ce mois de mai 2018, une grande rétrospective à Chris Marker. Celle-ci donnera lieu sûrement, en plus du catalogue de l’exposition publié par Actes Sud [1], à une floraison d’articles et de livres, tant l’œuvre de Chris Marker est aujourd’hui célébrée par les cinéphiles à travers le monde. Pour Esprit, c’est l’occasion de revenir sur certains aspects de l’œuvre de ce grand artiste dont on peine à dire qu’il ne serait qu’un cinéaste : ce serait faire fi de ses photos, de ses installations, de ses dessins… et de ses textes, depuis son roman le Cœur net, paru en 1949, jusqu’à sa collection « Petite planète », ses traductions, et la centaine d’articles écrits dans notre revue et quelques autres.
2Car Marker a été un collaborateur régulier d’Esprit pendant une décennie, entre 1946 et 1955 : il nous a donné des textes mordants, précis, drôles, érudits et engagés sur des sujets aussi divers que la poésie, le jazz ou le dessin animé, la Jeanne d’Arc de Dreyer, une réunion de patrons chrétiens, ou encore le salon du chat. Autant de textes disponibles aujourd’hui dans nos archives, dont nous proposons une sélection sur notre site ce mois-ci en complément de ce dossier.
3Nous avons donc voulu, plutôt que de rajouter à la glose considérable qui entoure le travail de Chris Marker, revenir sur ce que la fréquentation de ses œuvres peut nous apporter, depuis nos préoccupations d’aujourd’hui : relire son texte « Croix de bois et chemin de fer » nous interroge alors qu’il y a un mois Mireille Knoll, âgée de 85 ans, a été assassinée à Paris parce qu’elle était juive. Marker, lui, se met en scène, en janvier 1951, tentant d’expliquer à un contrôleur de train allemand que « c’est justement en n’oubliant rien, en nous souvenant ensemble des camps de concentration, que nous arriverons peut-être à travailler ensemble dans un monde sans camps de concentration ».
4« Ensemble », le mot est à considérer. Il permet d’appréhender certains des engagements de Marker qui, c’est frappant, ne séparait le politique ni de l’esthétique ni de la morale. Pour autant, rien qui pèse ou qui pose : François Crémieux qui l’a côtoyé affirme que Marker était un homme heureux, rejoignant en cela Jean-François Dars et Anne Papillault, qui le décrivent comme « joueur ». Cela, nous le retrouvons dans l’humour et la fantaisie qui marquent certaines de ses œuvres, sans toutefois le renvoyer à un brio narcissique.
5« Ensemble », c’est bien ce qui, plus gravement, aura marqué cette génération Marker forgée par la guerre, ce qu’évoque ici celui qui aura été filmé en jeune Casque bleu engagé, François Crémieux : une génération qui, au sortir de la résistance au nazisme, à vingt ans, s’est construite dans les luttes de libération, de décolonisation, dans un geste ample qui ne se contente pas du « périmètre national ». Une génération qui a pu avoir ses moments d’aveuglement idéologique, dont Marker ne se cachait pas, lui qui a demandé que l’on cesse de visionner certains de ses films, mais qui faisait de la lucidité et de l’intelligence du monde une forme de responsabilité à laquelle il n’est pas question de se dérober.
6Olivier Mongin, partant de l’intérêt de Marker pour Giraudoux et sa génération, met en avant comment l’après-guerre, ce temps de la réconciliation franco-allemande mais aussi de guerre froide intellectuelle, est simultanément le moment d’une pluralité des « révolutions artistiques ». Il montre comment il existe alors à Esprit « un chantier portant sur les modes d’expression artistiques qui force l’admiration, et auquel Marker participe activement […] il y aura appris, par-delà les philosophies de l’histoire, à lier la question de la réalité à celle de la temporalité ». À lire cette réflexion sur « La guerre aura bien eu lieu », on en vient à se dire qu’en effet, comme l’a vécu Marker et comme le rappelle Olivier Mongin : « Avoir des certitudes ne suffit pas, il faut pouvoir y croire à plusieurs. »
7Croire à la réalité de la guerre, sans se laisser écraser par sa noirceur, comment ne pas y penser aujourd’hui, au moment où la Syrie nous rappelle tragiquement l’intrication des conflits passés et présents ? Croire à plusieurs n’implique pourtant pas de croire à une seule vérité, de vouloir tout unifier dans un grand récit totalisant. Il s’agit plutôt de faire l’expérience d’une série d’instants présents, jamais dans l’emphase, mais dans une attention au plus incandescent du réel, comme le suggèrent Jean-François Dars et Anne Papillault dans leur choix de photos reproduites ici, ou Nathalie Bittinger lorsqu’elle analyse cette mémoire plurielle du monde qui a hanté Marker, « lézardée, portée par une subjectivité mouvante qui se pare de différents masques pour transcrire les métamorphoses incessantes des images-mémoire ».
8Car Chris Marker se saisit de tous les matériaux, sans hiérarchie a priori, et toujours dans cette démarche à la fois politique, personnelle et artistique, il bricole son « Meccano imaginaire », qu’il soit filmé, écrit, photographié, dessiné… Une inspiration pour qui veut animer une revue aujourd’hui, au croisement des perspectives et des curiosités, dans un esprit de sérieux mais sans se prendre trop au sérieux. Cette liberté, Marker ne la revendique même pas, mais il l’aura pratiquée pendant toute sa vie, avec l’irrévérence frondeuse qui accompagne parfois les engagements de certains artistes, rappelant parfois l’implication dans le jeu que peuvent avoir les enfants, et que « Chris » aura su conserver pour mieux nous les transmettre.
Notes
-
[1]
Sous la direction de Raymond Bellour, Jean-Michel Frodon et Christine Van Assche.