Notes
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[1]
Ce ruban de terre accompagnait les usoirs, bande d’exploitation communautaire de plusieurs mètres entre les façades et la rue.
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[2]
Le caue de Gironde est parmi l’un des plus actifs sur le sujet. De même, le Pôle d’équilibre territorial et rural du pays du Ruffécois organise, depuis 2011, la végétalisation participative d’Embourie, village de nord Charente.
-
[3]
« Lignes de végétaux annuels, bisannuels ou vivaces, que l’on plante le long des allées pour maintenir la terre des plates-bandes ou pour servir à l’ornementation », Trésor de la langue française informatisé [url : https://www.cnrtl.fr/definition/bordure, consulté le 15/09/2022].
-
[4]
Source : base Cassini de l’ehess [url : http://cassini.ehess.fr/fr/html/fiche.php?select_resultat=18306, consulté le 01/09/2022].
-
[5]
Source : données Insee de 2016 [url : https://www.commune-mairie.fr/la-foret-de-tesse-16240/, consulté le 01/09/2022].
-
[6]
[url : https://www.villes-et-villages-fleuris.com/les-communes-labelisees, consulté le 15/09/2022]
-
[7]
Constatation faite à propos des poiriers en espalier qui poussaient devant les maisons de villages en Moselle.
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[8]
« Culture paysanne qualifiée par l’autoconsommation, le bricolage, l’échange, un désir d’autarcie également, et dont il apparaît qu’elle s’achemine vers la fin » (Bergues, 2011, p. 13).
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[9]
Sur les différentes facultés des plantes et leur aptitude à se mouvoir, voir les différents livres de Stefano Mancuso (dont L’intelligence des plantes, écrit avec Alessandra Viola, Paris, Albin Michel, 2018).
-
[10]
Elles sont répertoriées dans le Guide des arbres et arbustes des haies du Poitou et des Charentes publié en 2020 par Prom’Haies.
-
[11]
Atelier du sablier et betg bureau d’études Voiries et réseaux divers (vrd), « Études préliminaires & esquisse, aménagement du bourg de la commune de Forêt-de-Tessé », novembre 2018. Document fourni par Anaïs Escavi, paysagiste.
-
[12]
Cette marque est « un outil de traçabilité des végétaux sauvages et locaux » [url : https://www.vegetal-local.fr/, consulté le 15/07/2024].
-
[13]
Au sens de Bénédicte Chaljub, expression reprise du titre de son ouvrage sur Renée Gailhoustet, publié chez Actes Sud en 2009.
-
[14]
Aussi en déconseillant certaines plantes faciles mais nocives à la biodiversité locale, tel l’arbre à papillons.
-
[15]
« Qui au village sait encore reconnaître la diversité, la variété des cultures des immenses champs colorés des coteaux de l’Yonne ? Sait-on qui les cultive, quand et comment ? » (Dibie, 2006, p. 254).
Introduction
Cadre et objet de la recherche
Il y a un moment pour tout et un temps pour toute activité sous le ciel : un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher ce qui a été planté […] Sème tes graines le matin et le soir ne laisse pas ta main en repos, car tu ne sais pas ce qui réussira : est-ce que ce sera ceci ou cela ?
2 Dans l’expression « jardin liminaire », la définition du terme « jardin » évoque d’abord une idée d’enclos, même symbolique : ce lieu est par essence « lieu d’une appropriation » (Deladerrière, 2006, p. 18) ainsi que celui d’un espace qui prolonge la maison. « Liminaire » fait référence au seuil entre la maison et, d’une part, son terrain, d’autre part, la voirie publique. La ligne qui marque la limite de la propriété cadastrale s’accompagne d’une marge au sens identifié par Arnold Van Gennep (1981 [1909]), puisque « suspendue entre deux mondes » (celui de l’intime et celui de la vie publique). Cette marge assume le statut symbolique de zone neutre, où propriétés privée et publique tendent à se confondre. Parmi les références historiques, le tour de volet, une bande de terrain large d’un mètre maximum qui longeait les façades des villages-rue de Moselle, où l’on trouvait des fruitiers en espalier et un banc [1] (Wieczorek, 2003), garde à nos jours une servitude spécifique. L’aménagement des stoep (trottoirs), aux Pays-Bas, est représentatif de ce statut liminaire, mais nous étudions ici une zone qui n’est ni minérale ni adaptée à la marche.
3 En milieu rural, ce « passage matériel » formé par une étroite bande de terre est individualisé par les habitants par le choix de la végétation et le soin qui lui est accordé. Il s’agit de « frontages actifs » au sens indiqué par Nicolas Soulier (2012) : le côté d’un terrain longeant la voie publique (du terme anglo-saxon « frontage »), où les habitants laissent les traces de leur activité.
4 À la suite de l’abandon du désherbage chimique, la végétalisation participative des rues, qui prend ses marques en ville, est depuis peu encouragée dans les villages. Plusieurs Conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (caue) visent à mobiliser les riverains, y compris par le repérage et la valorisation d’initiatives spontanées individuelles. [2] Nous étudions ici des cas spontanés, réalisés en dehors d’un accord formalisé, en essayant d’identifier les fils conducteurs, les motivations et les compromis dans l’entretien partagé de cette marge. Ces jardins de rue se distinguent par l’absence de revendications quant à la réappropriation de l’espace public, la création de lien social ou l’autonomie alimentaire. Ces pratiques informelles, caractérisées par des accords tacites avec les acteurs publics, recèlent-elles le potentiel de tisser de nouveaux liens avec le milieu ?
5 L’enquête a été réalisée sur une saison, durant l’été 2022, donc à la fois lors du pic du cycle de fleurissement et d’une période de sécheresse marquée. La recherche sur le terrain s’est essentiellement déroulée à La Forêt-de-Tessé, dans le nord du département de la Charente, avec l’analyse de hameaux au sein d’une commune rurale éclatée, dotés chacun d’une identité propre. Leur petite taille et l’absence de commerces déterminent une relation particulière à la circulation mécanisée, particulièrement faible : les rues analysées sont dépourvues de trottoirs, la circulation piétonne s’effectue tout naturellement sur la voirie même, et le stationnement généralement dans le domaine privé. Les bordures en pleine terre, dans ce contexte, remplacent les trottoirs.
6 Le terme « bordure », qu’on utilise parfois à la place de l’expression « jardin liminaire », est ici entendu au sens large, comme « ce qui garnit ou renforce le bord de quelque chose » et, plus précisément, comme la rencontre entre l’espace privé et l’espace public, et non pas dans son sens le plus expressément horticole [3].
7 L’expression « jardin paysan » évoque les jardins d’exploitants agricoles qui dominaient les villages au début du xxe siècle, caractérisés par une « logique paysanne du bricolage, de la récupération et du faire par soi-même » (Bergues, 2004, p. 3). Ces lieux sont antécédents à une idéologie hygiéniste et horticole. Dans cet entourage domestique utilitaire, les fleurs étaient présentes de manière modeste, surtout sur les seuils. Le jardin paysan devient, vers la fin du xxe siècle, un modèle d’inspiration, à la spontanéité idéalisée, dans l’accompagnement d’une maison rurale rénovée (Ranck, 2002). Sa logique de dépassement d’un cadre fait partie de la « culture paysanne » d’autrefois.
À l’extérieur du jardin, à l’échelle du village, les empreintes du bricolage et du travail agricole sont également visibles, ici et là quelques plantes poussées au gré du vent ou d’une initiative individuelle, toujours ce passage aisé entre privé et public, entre soi et les autres, entre sauvage et domestique.
Méthodologie
9 La collecte de données a eu lieu par un repérage visuel, photographique et sur le plan cadastral des différentes formes de végétalisation dans les hameaux de La-Forêt-de-Tessé. Des entretiens ont été réalisés avec les riverains-jardiniers. Le point de vue des particuliers a ensuite été confronté à celui du maire de la commune et de la directrice d’une association (Prom’Haies) pour la promotion des haies dans les Charentes et le Poitou. Cette structure organise des plantations participatives dans des communes rurales ; elle nous intéresse par son rôle à l’interface entre agriculteurs et villageois, en vue d’explorer les liens possibles entre les jardins liminaires et le bocage.
10 Pour établir un historique de l’usage des rues villageoises, des cartes postales locales ont été utilisées. Pour analyser les propos recueillis lors des entretiens dans un cadre plus vaste, touchant à l’évolution de l’image du jardin d’agrément en milieu rural, nous les mettons en résonance avec le travail de l’ethnologue Martine Bergues (2011), qui prend pour cadre des villages lotois et retrace l’histoire des concours de fleurissement.
Le contexte
Contexte géographique et social
11 Localisée dans le département de la Charente, à la limite des Deux-Sèvres, la commune de La-Forêt-de-Tessé se situe dans l’aire d’attraction de Ruffec (3 477 habitants en 2015). Équidistante de Poitiers et d’Angoulême, et de La Rochelle et de Limoges, Ruffec se trouve au centre d’une vaste zone rurale. Les prix fonciers bas ainsi que la présence d’une ligne de tgv qui desservait la ville jusqu’en 2017 font que beaucoup de Britanniques, et quelques Néerlandais, ont investi la région depuis les années 1990. Parmi eux, le nombre de retraités est élevé, accentuant le déséquilibre existant dans la pyramide des âges des habitants. La population de La-Forêt-de-Tessé a atteint un pic de 900 habitants autour de 1840 [4], mais décline doucement depuis. De nos jours, sur environs 200 Tesséens, dix seulement exercent la profession d’agriculteur, alors que les champs occupent environ 70 % du territoire de la commune [5].
12 La-Forêt-de-Tessé se situe non seulement à l’écart de la sphère d’influence d’une plus grande ville, mais aussi hors du circuit des concours floraux. Elle ne fait pas partie des communes labélisées « Villes et villages fleuris », une appellation d’ailleurs rare dans la région, y compris dans les localités proches les plus touristiques [6].
Le support physique des plantations
13 Le sol local, riche en argile et calcaire, n’est pas particulièrement fertile, comme l’évoque l’auteur anglais Garry Holding sur sa tentative ratée de devenir un French paysan (Holding, 2016) ou comme le rapportait déjà un guide de 1905 : « La plus grande partie du canton de Villefagnan est formée de ces assises [calcaires] où l’on peut puiser le moellon sous l’étroite couche de terre arable. Aussi abuse-t-on des murs de pierre sèche autour des champs » (Ardouin-Dumazet, 1905, p. 186).
14 Le bâti traditionnel se caractérise par des murs épais en moellons calcaires hourdés à l’argile. Si les joints ne sont pas enduits à la chaux, les murs doivent être entretenus afin d’éviter que des racines des végétaux ne s’y infiltrent. Les murs de clôture en moellons, dans la continuité du bâti, sont d’une hauteur qui n’arrête pas le regard. Le Carnet des paysages du pays Ruffécois du caue de Charente met en avant le rôle de « la végétation qui court sur la façade, la plate-bande le long du mur » (Lévêque, 2019, p. 8).
15 Les bordures récoltent les eaux pluviales de la voirie, sans pour autant assumer un profil creux. Si les plantes par leurs racines cherchent l’eau, leurs feuilles la restituent à l’atmosphère par évapotranspiration. La végétation peut ainsi assumer un rôle d’assèchement des murs de soubassement [7] (Wieczorek, 2003).
Les études de cas de notre enquête
La Forêt-de-Tessé, hameau Chez Bertrand
L’ensauvagement maîtrisé
16 Monique et Michel habitent à la fois sur la place principale du hameau et en lisière de forêt. Les maisons donnant sur la place gardent souvent leurs portails ouverts et, surtout à la belle saison, les voisins font des allées et venues d’une maison à l’autre. Ce cadre estival de « culture paysanne » [8] sans paysans, est à contrebalancer avec des hivers silencieux et un nombre réduit d’habitants. Monique, née en 1937, a fait de sa maison un point de rencontre pour les villageois. Dans sa vie active, elle gérait des colonies de vacances et a créé une maison de retraite à Ruffec. Elle partage sa maison avec un prêtre d’origine vietnamienne, Michel. Des enclos pour la volaille, un potager, des zones fleuries et quelques arbres d’ornement entourent la maison. Une route étroite longeant le terrain part de la place et rejoint la forêt après une cinquantaine de mètres ; le jardin liminaire court le long de cette route.
17 Pour Monique, que j’interroge, les bordures fleuries ont été plantées par « sa génération », à partir des années 1970. Dans les années 1960, le remembrement s’est imposé pour faciliter l’utilisation du nouvel outillage agricole : « On a même démoli une maison pour faire passer les engins ! » Auparavant, le long des bordures, « il n’y avait rien, les animaux qu’on conduisait dans les chemins broutaient. Des moutons, des chèvres, des vaches. Il n’y avait pas de ronces dans les bois, les animaux mangeaient, c’était super ! »
18 Ces souvenirs de libre déambulation des animaux au sein d’un habitat et la présence de mares font écho aux descriptions rapportées par Martine Bergues pour le Lot : « La circulation des animaux, l’omniprésence de la terre battue, l’entreposage des matériaux et outils, tout cela laissait peu de place aux plantations. Cependant, les fleurs étaient présentes, mais en des lieux réservés », notamment en bordure des potagers (Bergues, 2011, p. 41). Une carte postale ancienne de Montjean, commune limitrophe, montre une rue en terre battue où se côtoient humains et animaux, une maigre végétation au sol, mais des plantes grimpantes en façades et un jardin protégé par une clôture (figure 1).
Carte postale d’une commune limitrophe à La-Forêt-de-Tessé (non datée) Tous droits réservés
Description
Carte postale d’une commune limitrophe à La-Forêt-de-Tessé (non datée) Tous droits réservés
19 Nous quittons la cour de la maison pour nous diriger vers le jardin liminaire. Monique nomme avec facilité la plupart des plantes, même si le soin du jardin est désormais pratiqué par Michel. Je lui demande la quantité de travail que cela implique : « Un peu, il faudrait le faire au printemps, [et] maintenant [à la fin de l’été], disons trois fois par an ». « De temps en temps, je passe », rajoute Michel. Un accord oral a été pris avec les cantonniers, qui viennent toutes les trois semaines : « Ne va pas trop près du mur, j’ai des fleurs, fais attention », j’ai dit au jeune qui passe avec la tondeuse. « Alors, c’est Michel qui passe après ».
20 La bordure proche de la place a été aménagée au début des années 1990, quand un grand tas de terre « du temps de ma mère » a été enlevé. Une glycine s’y trouvait déjà, rejointe ensuite par une exubérante bignone aux fleurs orangées, qui s’aventure désormais sur un poteau électrique et qu’il faut contenir. Un hortensia bleu est un cadeau récent, et un rosier « se trouvait devant la fenêtre, il est venu par-là. », indique-t-elle.
21 À droite du portail, une vieille baignoire en métal accueille des dahlias et un pommier d’amour, également des dons. Le long du mur, en direction de la forêt, après des giroflées, la séquence s’anime de rosiers et de glycines (figure 2).
22 Sur quels critères les essences ont-elles été choisies ? « Ça s’est planté tout seul. Parce que de l’autre côté il y en a, le vent ou les oiseaux ont emporté les graines », comme l’explique Monique. Dans cette bordure, le rôle du jardinier est surtout d’enlever ce qui gêne. Ici, pas de projet global, mais l’harmonie d’un jardin qui se construit dans le temps.
23 Un althéa, arbuste vivace et résistant, « arrivé tout seul », atteint désormais les deux mètres et sa floraison se renouvelle constamment entre juillet et octobre. Monique a planté des iris, juste sous la descente d’eau pluviale – « elles disparaissent, puis elles reviennent » –, ainsi que quelques primevères. Dans son discours, les plantes se déplacent, et semblent toutes douées de volonté propre, ce qui ne va pas sans évoquer les études récentes de Stefano Mancuso sur l’intelligence du monde végétal [9].
24 Nous dépassons le pignon de la maison et nous rapprochons des bois : la séquence s’ensauvage graduellement, à la fois par le choix des essences autant que par un moindre entretien. Suit une série odorante de jasmins, de chèvrefeuilles et de rosiers, se reproduisant tous par marcottage, complétée par un vinaigrier, « une saleté ! Il y en a partout… », qui aime les lisières de forêt et peut atteindre plusieurs mètres de hauteur. Puis un lilas et une grande aubépine, dont l’épaisseur ligneuse témoigne de l’ancienneté.
25 Si certaines essences n’ont pas a été plantées, elles ont néanmoins été « sélectionnées » par Monique, à l’instar de ce que font les paysagistes contemporains comme Gilles Clément avec son « jardin en mouvement », et toutes sont nommées. Si la partie proche de la place évoque l’esthétique d’un jardin paysan, lorsqu’on se rapproche des bois apparaissent plusieurs espèces ligneuses champêtres communes dans la région [10] (figure 3).
Transition entre la bordure qui sort du village et la forêt
Description
Transition entre la bordure qui sort du village et la forêt
Extension du domaine du privé
26 Marin puis gardien de nuit, Auguste a emménagé dans le hameau en 2012. À la retraite depuis peu, il prend soin d’un petit jardin devant sa maison, d’un verger et d’un potager à l’arrière, tout en laissant l’usufruit d’un hectare de prairie à un agriculteur.
27 La proximité de ce petit jardin permet à sa mère, âgée, d’en profiter : là où s’épanouissent désormais les iris, « c’était des ronces et du lierre », raconte-t-elle. Il est délimité, sur rue, par un mur en parpaing monté au moment de l’achat de la maison en ruine, en remplacement d’un muret bas.
28 De l’autre côté du mur, le jardin liminaire a entièrement été planté par Auguste, à l’exception des rosiers. Il prodigue les mêmes soins à cette bordure extérieure qu’au petit jardin devant la maison, à raison d’une à deux fois par semaine : « Ah, c’est du boulot quand même ! », dit-il.
29 Limité par les restrictions d’arrosage de l’été 2022, le jardinier confesse arroser « l’indispensable, sinon ça va mourir, [mais] si j’arrosais plus cette plante, il y en aurait bien plus ». C’est le seul jardinier-riverain qui accorde autant de soins à son jardin « hors les murs ».
30 Le choix de plantes rustiques n’est pas sans évoquer les conseils distillés par Maisons paysannes de France pour créer un jardin paysan :
Achetez des fleurs d’ornement bon enfant, simples, robustes, tout en laissant s’installer les sauvageonnes qui vous plaisent […]. Mais ne pensez pas qu’il suffise de laisser libre cours à la nature […] Les beaux jardins prétendument « en liberté » présentés dans les magazines ne sont se sont pas faits tout seuls, loin de là !
32 La bordure est délimitée par des pierres, posées par Auguste. Elles marquent la limite du travail du cantonnier : « Quand il voit qu’il y a des fleurs, il fait attention ; il est gentil. » À La Forêt-de-Tessé, les pierres en bordure signalent indifféremment de vraies limites de propriété cadastrale et des appropriations par le soin d’un espace domanial.
33 Le mur en parpaing brut est habillé en partie haute d’une grille. Le choix de la végétation est motivé par la capacité de la plante à couvrir le mur tout en offrant un fleurissement permettant d’élaborer des bouquets pour le domicile : les rosiers, dont un rosier liane blanc « qui grimpe beaucoup » et des pois de senteur, une grimpante annuelle qui va « loin, loin si on la laisse », dont « la fleur est très jolie, [et] tient très bien en vase », comme le raconte Auguste. Plus bas, des belles-de-nuit et des capucines. Ici, « la passion des fleurs déborde et outrepasse les limites de propriété » (Bergues, 2011, p. 113).
34 Ce jardinier est sensible à l’attention portée à son mur planté : peu de temps après cet entretien, il a fait peindre le parpaing.
Les pots de fleurs-gardiens
35 Côtoyant le mur d’Auguste, se trouve un mur végétal en thuya, rare dans ce contexte et qui ne va pas sans rappeler un type relevé par Pauline Frileux dans son analyse du « bocage pavillonnaire » (2010). En effet, la haie périphérique, qui libère de la place au gazon à l’intérieur de la parcelle, devient « élément majeur du jardin. Haute et opaque, elle sépare et protège l’espace privé » (idem, p. 640). Pourtant, à quelques pas de là, un portail ajouré laisse tout deviner de la cour intérieure et de la maison.
36 Thierry et Chantal, le couple qui y vit, se sont installés ici, dans l’ancienne ferme familiale de Thierry, en 1984, à une époque où le hameau était dépeuplé. Tous deux sont jeunes retraités, il a travaillé dans le bâtiment et elle comme femme de ménage. La ferme s’étalait à l’origine d’un côté et de l’autre de la route, élargie au moment du remembrement. Le large espace devant le portail et le garage étaient autrefois une cour de ferme. Cet espace, bien qu’ouvert sur la rue, reste la propriété du couple et illustre la confusion qui, de prime abord, semble souvent régner en milieu rural entre espaces public et privé : ici, le rappel passe par un sol minéral rose et la mise en place de grands pots en céramique. Ailleurs, ce sont des objets rappelant le monde agricole d’antan (outillage, charrues) qui assurent cette fonction symbolique d’affirmation de la propriété d’une marge.
Jardiner malgré soi
37 Adèle est une peintre anglaise de 70 ans qui s’est établie dans le hameau il y a une douzaine d’années après avoir vécu longtemps aux États-Unis. Son portail est toujours ouvert ; le romarin déborde de sa clôture et les voisins s’en servent, mais elle n’est pas à l’aise avec l’idée d’une appropriation de l’espace commun. Pourtant son pignon est couvert par de la vigne : elle aussi jardine donc hors les murs, mais par le devoir d’entretien d’une plantation qui est là « depuis toujours » (figure 4).
Pignon avec une vigne ancienne : le devoir d’entretien
Description
Pignon avec une vigne ancienne : le devoir d’entretien
Jardinage communautaire
38 « Les fleurs doivent, dans toute la mesure du possible, constituer une chaîne continue d’un bout à l’autre du village. C’est ce genre de fleurissement, tout à fait particulier au village français, qui constitue la décoration la plus spectaculaire et la plus appréciée des touristes, notamment des touristes étrangers », conseille le Guide du savoir fleurir du Comité national pour le fleurissement de la France (cnff), édité pour la première fois en 1980 (Bergues, 2011, p. 294).
39 Cet effet d’embellissement est pleinement atteint à Éparon. Les rues sinueuses accueillent de très nombreuses séquences plantées : de la lavande et des plantations généreuses, mais structurées, d’une famille anglaise, aux grands volumes mystérieux des belles-de-nuit d’une voisine âgée ; des haies vertes à la taille géométrique avec, en face, les roses trémières échappées d’une parcelle à l’abandon ; un puits, habillé de pots fleuris et de grands bacs en pierre bien entretenus ; du lierre, toléré sur les murs d’une maison ; des iris bien soignés, de rares vivaces et quelques tentatives ratées de stériliser le sol avec du gravier. Si tout cela manque de cohérence, c’est la profusion même qui constitue le liant. Pas de projet global, mais une convergence de volontés. Cette luxuriance renforce l’impression d’un bourg bien vivant.
40 Mais qui jardine l’espace commun ? Quel est le degré de concertation entre les habitants et avec les services d’entretien municipaux ? Madeleine doute de ses qualités de guide, car cela ne fait « que cinquante-trois ans » qu’elle habite à Éparon. Cette ancienne institutrice, âgée d’un peu plus de 70 ans, est en effet née dans un autre hameau de la commune. Son mari et son père ont tous deux été maires de La-Forêt-de-Tessé.
41 Elle évoque la présence, il y a un demi-siècle, d’animaux domestiques « se promenant partout et mangeant tout […], ce n’était pas la peine d’avoir des fleurs ». Après la disparition de ces troupeaux en divagation, les terres, notamment aux abords du puits, se sont réensauvagées – « c’était affreux, plein de ronces », dit-elle. Vers 1960-1965, « les habitants ont décidé de faire quelque chose. Et puis après, sur le bord de la route, y a des roses trémières qui ont poussé, on a semé des ancolies ». Plusieurs personnes disposaient d’un « droit de puits » (une servitude de puisage), « on s’est mis d’accord. On s’est dit : “bon, on nettoie, puis on met des fleurs”. » Les abreuvoirs ont été transformés en bacs à fleurs (figure 5). On peut s’interroger sur le rôle de la presse dans la diffusion des injonctions du cnff, dans le Guide de la France fleurie, à « décorer les fontaines, les lavoirs, les abreuvoirs, les vieux puits » (Bergues, 2011, p. 294). Le sentiment d’abandon de ces espaces autrefois animés, désormais vidés de leur utilité première, est remplacé par la choralité de la végétalisation.
Description
42 Avec quelle fréquence les travaux d’entretien de cet espace se déroulent-ils ? Madeleine, qui a déjà à sa charge son propre jardin et son verger, soupire : « Je passe à côté tous les jours alors, bon, quand je vois qu’il y a des mauvaises herbes… ». Cette promenade quotidienne s’explique par le fait que sa famille possède plusieurs biens disséminés dans le hameau. Ses filles s’occupent également de certaines bordures. Si cela leur « prend du temps », l’entretien consiste majoritairement en de la coupe. Dans son souvenir, à La-Forêt-de-Tessé, « il y a toujours eu un cantonnier qui entretenait tous les villages. Il connaissait les lieux, savait où les habitants du hameau avaient planté des fleurs, où il ne fallait pas désherber. »
43 On retrouve dans les bordures d’Éparon de nombreuses caractéristiques du jardin paysan tel que défini par Martine Bergues : échanges en dehors de l’économie horticole, emploi de plantes résistantes et vigoureuses, qu’elles soient vivaces ou récupérées, utilisation de pots de fleurs, et plantation des fleurs décoratives qui s’opposent aux friches (Bergues, 2011). Les rues sinueuses du village rappellent aussi l’un des conseils de Maisons paysannes :
Si votre maison donne sur rue, ne négligez pas le petit jardin « de devant » pour égayer les trottoirs […]. Conservez ou recréez une petite bande plantée de fleurs, ou à défaut, faites quelques trous dans les revêtements et disposez-y quelques graines de rose trémière, cela leur suffit pour se propulser parfois de plusieurs mètres.
Lorigné, hameau Le Sauvage
La bordure résiliente
45 Le hameau Le Sauvage est annoncé par d’anciens abreuvoirs transformés en bacs à fleurs. De nombreuses maisons s’ornent de bordures plantées avec soin. En haut du village, une mare ovale plantée d’iris s’étale entre un puits et un saule pleureur. La maison de Susan et Garry, en face, s’étire jusqu’aux champs. Ils l’ont achetée en 1988, à une époque où de nombreux biens étaient à l’abandon. Ils sont parmi les premiers Britanniques à s’installer dans la commune. Garry a alors enseigné dans un lycée français et Susan a donné des cours d’anglais.
46 Adeptes de l’agriculture biologique, ils visent l’autosuffisance alimentaire avec une petite ferme en polyculture-élevage. Garry a écrit un livre où il décrit, avec ironie, sa tentative de devenir un french paysan (Holding, 2016) ; par ce désir d’autarcie (Bergues, 2011, p. 13) l’aménagement de leur habitat se rapproche ici en effet du jardin paysan, défini par Martine Bergues.
47 Susan et Garry ont d’abord transformé la cour de la ferme, envahie par les ronces, en un jardin, selon la dynamique déjà observée par l’ethnologue du jardin : le premier acte consiste à enfermer les poules dans un enclos (Bergues, 2011). Ce n’est que quelques années après que Susan commence à s’occuper de la bordure extérieure :
quand je me suis aperçue que tout autour de la maison c’était mauvaises herbes et ronces, j’ai nettoyé et planté. Je ne pense pas que d’autres avaient encore eu l’idée de faire quelque chose en dehors de chez eux. Les gens me donnaient des plants, je les plantais. Ce n’est pas le type de bordure où on s’exclame « Mais quelle belle bordure ! », c’est un peu sauvage.
49 Dit en anglais, le terme de « (garden) bordure » évoque immédiatement les bandeaux de vivaces herbacées des cottage garden, mais aussi ceux, débordants et à l’image de la nature, de la paysagiste Gertrude Jekyll. Cette esthétique a migré dans la campagne française, où le jardin d’agrément populaire était représenté tout au plus par quelques fleurs introduites dans les potagers.
50 Garry pense avoir joué un rôle dans le verdissement du village. Quand on a cessé de conduire les vaches s’abreuver à la mare, Susan et Garry ont demandé au maire la permission de restaurer et d’aménager le site. Ensuite, un voisin a, à son tour, restauré un four situé à proximité : « Quand il a vu que nous allions améliorer les choses, il a aussi amélioré son four. C’est contagieux, c’est comme une maladie. Tout le monde veut faire sa petite part. »
51 Nous nous rapprochons de la bordure (figure 6). Réduite à néant deux ans auparavant après un rejointoiement du mur, elle a resurgi d’elle-même. Susan reconnaît des pois sauvages, du lilas, de la monnaie du pape, de la valériane, du calendula et des iris, situés sous la descente d’eau pluviale, mais ne peut pas nommer la totalité des plantes, toutes issues de dons de graines. En tournant au coin du mur, l’ensemble devient plus sauvage à mesure qu’il se rapproche des champs.
En arpentant les villages : des regards collectifs
52 Les riverains présentés ici illustrent des approches différentes : l’entretien minimal de la bordure résiliente (Susan), l’ensauvagement maîtrisé (Monique), l’extension du domaine du privé (Auguste), le jardinage communautaire (Madeleine), la minéralisation (Thierry), le « jardinier malgré lui » (Adèle). Dans les hameaux analysés, les linéaires plantés sont dans l’ensemble plus nombreux que les enherbés.
53 En parcourant les hameaux où ont été réalisés les entretiens, et en comparant le tracé des limites avec le plan cadastral, on remarque que, souvent, la limite entre espaces privé et public n’est pas marquée physiquement. En général, les jardins liminaires au profil à hauteur de chaussée et sans bordures prévalent nettement sur les parterres rehaussés. Parmi la végétation, les herbacées basses sont bien plus présentes que les arbustes. Nous sommes loin de la tendance caractéristique du périurbain à créer des obstacles visuels (Frileux, 2010). Les plantes grimpantes sont plutôt réservées aux murs des maisons. Les bordures, larges et rarement minéralisées, ne se prêtent pas aux plantations interstitielles, typiques de milieux plus urbains.
54 En Charente, la présence de murs de clôture fait que les plantations n’ont pas à assumer seules le rôle d’écran visuel. Une situation bien différente des clôtures grillagées pavillonnaires qui vont de pair avec des « murs végétaux » (Frileux, 2013, p. 154). La hauteur des plantations ruffécoises ne dépasse que très ponctuellement celle des murs, qui, par leur taille à hauteur d’œil, laissent passer le regard. Par cette redondance, la bordure devient donc plus une garniture que le renforcement d’une ligne de séparation (voir la définition initiale de « bordure »). Le sens de « bordure » s’éloigne ici de celui de « frontière » (border) et se rapproche du geste de soin, comme dans « border un lit ». Une épaisseur vivante, souple, perméable, changeante qui brouille et adoucit la minéralité figée des murs.
55 Les jardins liminaires présentent une grande variété d’espèces et ne sont pas sans évoquer les « haies champêtres » promues par Dominique Soltner, où l’association des espèces assume plus d’importance que le choix de chacune d’elles (2019, p. 128). Ils forment ainsi un décor changeant qui rend la promenade agréable, à l’opposé d’un frontage uniforme. Les jardins liminaires créent un appel, une invitation, par leur fleurissement. Par le respect d’une hauteur et d’une densité qui permet au regard de courir dans les deux sens, les passants peuvent entrapercevoir les jardins, et les habitants, depuis leurs intérieurs, ouvrent leur horizon visuel sur l’espace public.
Le maire de La Forêt-de-Tessé, la mémoire et la gestion
56 La mairie de La Forêt-de-Tessé tolère les plantations de bordures, qui profitent à l’image de la commune, sans les encourager. La question du frontage est intégrée dans une optique de gestion. Gérard Le Henanff s’est installé à La Forêt-de-Tessé au début des années 2000. Il en est le maire depuis 2020. Membre de longue date de l’association Mémoire fruitière des Charentes, qui préserve et diffuse les essences locales, il estime que « les gens peuvent faire des plantations à condition qu’elles ne viennent pas à empiéter sur la voirie » et que les plants choisis soient adaptés à la sécheresse et à un arrosage diffus. S’ils souhaitent planter « et entretenir, c’est à leur initiative, et sous leur responsabilité ».
57 Il soulève le fait que, la commune étant très éclatée, il y a énormément de voirie à entretenir. Puisque la plantation en elle-même ne représente pas un coût important, sa préoccupation se porte plutôt sur le désherbage. Contrairement à d’autres petites communes, La Forêt-de-Tessé emploie deux salariés, mais leurs deux temps de travail réunis ne constituent même pas un temps plein. Ils ne touchent pas aux espaces plantés par les particuliers, puisque le maire souligne que l’entretien de simples bandes enherbées, dont ils devraient se charger, s’avère plus facile que celui des plantations.
58 J’ai remarqué qu’une rose trémière qui avait poussé face au cimetière avait rapidement été coupée par les cantonniers : le maire craint le pouvoir envahissant des graines de cette plante, mais aussi l’inesthétisme de ses grandes hampes quand elles se dessèchent. Il dit qu’« on voit beaucoup la rose trémière dans les ruelles de l’île de Ré, où ça pousse entre le goudron et les maisons : les graines peuvent tomber au sol, cela ne se reproduit pas trop, mais chez nous, il faut faire attention ». La proximité d’Ars-en-Ré et de ses plantations, spectaculaires au mois de juillet (figure 7), offre un chronotrope de référence aux Charentais, mais le regard n’est pas toujours éduqué à apprécier la végétation dans tout son cycle de vie.
Ars-en-Ré, carte postale de venelle en fleurs envoyée en 1980 Tous droits réservés
Description
Ars-en-Ré, carte postale de venelle en fleurs envoyée en 1980 Tous droits réservés
59 En 2022, le maire de La-Forêt-de-Tessé a fait réaliser un aménagement paysager autour du cimetière et de la mairie. Dans les études préliminaires, les paysagistes notent : « traitement végétalisé en pied de murs des granges, une qualité paysagère à conserver [11] ». Les bordures des particuliers et les hélianthes plantées par la municipalité ont été conservées et intégrées au projet d’aménagement. En effet, des hélianthes poussent à la fois dans une bordure municipale préexistante et dans celle entretenue par un particulier, mais dans quel sens ont-elles migré ? Ces fleurs, de la même famille que les tournesols, ne constituent finalement qu’une version plus urbaine des oléagineux cultivés aux alentours. Dans le Guide de la France fleurie du cnff, édité à plusieurs reprises dans les années 1980, une palette précise de fleurs était conseillée : « En préconisant pour les espaces privés les mêmes espèces que celles qui agrémentent les espaces publics, on dote les fleurs d’un pouvoir d’intégration » (Bergues, 2011, p. 295), tout en réduisant la diversité des essences.
60 Le maire explique que le projet était surtout motivé par des problèmes de captation des eaux. Le parti pris a été de conserver les accotements naturels et de ne pas créer de trottoirs pour conserver un aspect rustique à la traversée du village, renforcé par une plantation d’arbres. Ainsi, la nécessité d’une meilleure gestion des eaux, identifiée à plusieurs endroits de la commune, est à mettre en relation avec le constat fait par les caue que les bordures plantées peuvent gérer efficacement l’eau (Dédenon, 2022). Des ajustements de pente ainsi qu’une végétation spécifique – comme par exemple les iris – pourraient ainsi aider à faire face au changement en cours du régime des eaux pluviales.
L’association Prom’Haies : un paysage de transition
61 Les bordures, ainsi que les haies, sont des plantations linéaires susceptibles de créer une trame. Parler des bordures comme d’un bocage invite « aux glissements d’une échelle à l’autre, de la haie au réseau, et implique aussi la notion de territoire » (Frileux, 2013, p. 14).
62 Je suis reçue à Montalembert (79) par Françoise Sire, directrice de Prom’Haies. L’association, fondée en 1989, agit en faveur des arbres et des haies en Poitou et en Charentes. Elle met en avant de la multifonctionnalité de ces clôtures végétales utiles pour la biodiversité, la gestion de l’eau, le stockage de carbone comme pour la biomasse, elles sont dotées également de fonctions agronomiques. Les haies servent pour l’hébergement de la faune auxiliaire en cas de lutte intégrée.
63 La logique des marges comme réservoirs de diversité génétique vitale à l’agriculture a été mise en lumière par les travaux de Michel Pollan (2004). Non seulement les plantes fleuries (pois, luzerne…) aux abords des cultures peuvent attirer les insectes ou nourrir les larves, mais, dans l’agriculture traditionnelle, des parties non cultivées pouvaient conserver des graines non sélectionnées et donc devenir réservoirs de mutations, sources de nouvelles variétés, avec des caractéristiques potentiellement utiles (résistance à la sécheresse, aux nuisibles).
64 L’association est actuellement investie dans la démarche « végétal local [12] ». L’importance de cette méthode réside surtout dans la relation entre la flore et la faune locales, qui communiquent et sont adaptées génétiquement entre elles. Cela me rappelle le discours du maire sur la diffusion des graines de rose trémière : le particulier-semeur est-il conscient de sa responsabilité ?
65 Mme Sire indique que l’association se concentre à présent sur la conservation et la valorisation de l’existant. « Planter, surtout en plaine, c’est facile », le problème est l’entretien. Cela fait à nouveau écho aux paroles du maire.
66 Prom’Haies vise principalement les agriculteurs, propriétaires de 70 % du foncier dans la région, et les collectivités. Il existe deux formes de participation des particuliers : les opérations de plantation et la participation à des inventaires de l’existant. Les particuliers s’intéressent aux chantiers participatifs dans un rayon de proximité uniquement, et surtout pour le volet pédagogique, mais ne participent pas à l’entretien.
67 Quand une haie assume le rôle de transition entre les centres habités et les champs, le choix des essences se complique : « Quand tu dis aux riverains, la commune va planter une haie, dedans ça va être du fusain, du cornouiller sanguin et du noisetier, il va dire : “tiens ça je ne connais pas…”, “je préférerais un truc fleuri…” ou “je voudrais un truc qui ait des feuilles tout l’hiver !”. » Il y a donc un travail important de concertation et de partage des connaissances à envisager, entre agriculteurs, élus et habitants, ruraux et néoruraux.
68 Quel sera le paysage issu de la concertation entre ces acteurs ? Prom’haies apporte un début de réponse : « Dans les interfaces, quelque chose qui plaît beaucoup à tout le monde, aux particuliers et aux collectivités, ce sont les vergers et les arbres fruitiers. » Peut-on également imaginer les bordures accueillir des espèces arbustives et favoriser la cueillette ? Ce dernier aspect renforcerait-il la sociabilité villageoise, déjà présente dans la culture des bordures ?
Conclusion
69 Notre imaginaire historique est colonisé par un « regard touristique » (Laferte, 2016, p. 20) sur les campagnes, où s’effacent les traces de fonctionnalité. Les témoignages révèlent que le fleurissement des hameaux est une « coutume récente » et, de plus, produit d’une imagination avide de recréer une campagne fantasmée et intemporelle, parsemée de fermettes proprettes : « la réalité de la vie agricole a été occultée pour ne pas brouiller cette image idéale » (Bourdeau-Lepage et Vidal, 2014, p. 38). On oublie les cours boueuses, les tas de fumier, les animaux vagants. Ce réel n’a guère survécu à la modernisation du monde agricole au tournant des années 1960. Et ce n’est qu’une fois disparus les animaux domestiques et les paysans, les mares et les tas de terre, que purent vraiment éclore les bordures plantées dans les villages.
70 Dans la construction de cette campagne façonnée par le végétal d’agrément, on peut identifier plusieurs facteurs de diffusion d’une appropriation par le soin. Dans la pratique spontanée, un rôle important est joué par une sorte d’effet miroir entre voisins, encourageant l’entretien des espaces partagés. Plus la pratique est reconnue et légitimée dans l’espace public, plus grand est le nombre de participants désireux d’intervenir pour végétaliser et entretenir un espace reconnu par eux comme étant bien commun. La reconnaissance publique devient une incitation, l’image des villages parvient même à attirer des habitants, comme cela a été mis en avant par le caue de Gironde avec « l’exemple inspirant » du village-jardin de Chédigny, situé en Touraine (Lehu, 2022).
71 Sauf exception, la règle commune de ces jardins de rue est celle du moindre effort en matière d’entretien. Contrairement à l’aspect récréatif des jardins partagés urbains, le jardinage supplémentaire généré par les plantations en bordure naît de l’intériorisation d’une « contrainte de décor », même si cette pratique solitaire nourrit, en revanche, les échanges oraux.
72 L’informalité des règles en milieu rural fait que les accords avec les cantonniers s’établissent aisément, de manière tacite ou orale. Dès lors qu’une plantation privative est identifiée comme telle, son entretien est à la charge du particulier. Reste à déterminer ce qui détermine cette reconnaissance, notamment dans le cas de plantes sauvages. La bienveillance des mairies – pas toujours acquise – s’avère un élément clé des jardins liminaires. Les questions de droit qui sont nécessairement anticipées en ville sont ici peu évoquées.
73 La plantation des bordures est effectuée le plus souvent en absence d’un projet, par « bricolage floral » (Bergues, 2011). Les essences choisies sont des annuelles robustes ou des vivaces qui se ressèment seules, mélangées avec des adventices. On retrouve ce choix dans des aménagements contemporains urbains au style un peu campagnard et visant un entretien réduit. L’attention se porte souvent sur le fleurissement estival, aux dépens d’une animation annuelle (plantes caduques et pérennes, échelonnement des fleurissements).
74 Les premiers acteurs de cette tradition sont de jeunes adultes, témoins des remembrements des années 1960 ; le phénomène s’est ensuite transmis aux générations suivantes ou aux nouveaux venus, puisque les échanges floraux agissent fréquemment comme supports de sociabilité ou d’intégration. Si l’énergie des jeunes retraités déborde sur les jardins de rue, leur vieillissement les écarte progressivement du jardinage, qu’ils délèguent à des proches. Une transmission intergénérationnelle se met ainsi en place. La prévalence de personnes âgées parmi les jardiniers-riverains est le reflet de la démographie locale. La végétation qui s’épanouit donne alors une impression d’animation à des rues peu peuplées où courent rarement des enfants.
75 Aucun des jardiniers ne disposait de savoirs approfondis en horticulture ou en paysagisme, mais la majorité possédait une connaissance pragmatique des plantes. Parmi les motivations évoquées pour planter sa bordure, il y a le désir de contenir une nature envahissante (ronces, lierre…), mais cela ne peut plus être considéré comme une raison essentielle, dans la mesure où, en absence de plantations particulières, les cantonniers en assurent l’entretien.
76 La passion des fleurs ne suffit pas à expliquer la raison pour laquelle certains – mais pas tous – franchissent le mur de leur jardin pour cultiver un terrain de plus, en dehors de l’espace domestique. On peut percevoir, en filigrane, parmi les motivations, une volonté esthétique ou une expression d’identité. Aucun ne met en avant la création d’un écran visuel, même si l’élaboration d’une épaisseur peut participer à un rituel « de protection » en relation à sa position liminaire. La volonté d’accueil tant valorisée dans les incitations au fleurissement est intériorisée. Les bordures relèveraient du « principe de la délicatesse » de Roland Barthes : « La délicatesse est une perversion qui joue du détail inutile (infonctionnel) […], on pourrait dire : jouissance du futile » (Barthes, 2002, p. 58-59). Par cette « politesse des maisons [13] », les bordures constituent l’urbanité du rural, une garniture accueillante et généreuse, et qui finalement invite à la promenade. Plus qu’à la mise en scène du chez-soi, il s’agit de la volonté de décor née du désir des habitants d’investir les espaces communs tombés en désuétude, comme les puits et les mares.
77 Une déconnexion apparaît entre la création d’un décor et la perception de son utilité. Aucun des jardiniers n’a valorisé une fonction pratique des bordures, alors qu’elles sont nombreuses et mises en avant en ville. La végétalisation des façades joue un rôle thermique : les plantes grimpantes et les arbustes créent de l’ombre et limitent l’accumulation de chaleur dans les murs à forte inertie. La couverture végétale au sol évite sa surchauffe, et préserve un niveau d’humidité ambiant par l’évapotranspiration foliaire. Les plantations peuvent aussi absorber les excès d’eau et protéger le bâti et la voirie. Par leur continuité, les bordures offrent des couloirs écologiques, des trames vertes aptes à préserver la biodiversité et à remailler les centres habités avec des espaces naturels. Le fleurissement – même avec des espèces horticoles – assure un rôle fondamental dans la pollinisation, alors que les prairies naturelles ont disparu des champs environnants. Les jardins liminaires peuvent aussi perpétuer des essences locales. L’aspect olfactif est également peu mentionné par les témoins. Le potentiel environnemental des bordures est bien sous-évalué par les jardiniers qui interviennent spontanément sur l’espace public. À cette fin, les institutions peuvent promouvoir une culture commune dans le choix des espèces, dans une volonté de soins qui cherche moins à dominer la nature qu’à l’accueillir [14].
78 Toutes classes sociales confondues, par ces plantations d’agrément, le désir de représentation éloigne l’image de la campagne de sa fonctionnalité productive. Le début de la végétalisation des bordures coïncide avec une époque, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, où l’arrachement des haies battait son plein. La plantation de ces bandes hétérogènes et multicolores aurait-elle tenté de compenser l’uniformité nouvelle des champs alentour ? Il est à souligner que peu de gens identifient les cultures fourragères ou oléagineuses environnantes [15], hormis les iconiques tournesols, qui se succèdent sur des parcelles désormais immenses. Les modestes bordures représentent en revanche un extérieur connu, composé d’espèces familières et facilement reconnaissables. Le jardin liminaire serait, pour les enquêtés, la compensation inconsciente d’une campagne perdue. Si « le fleurissement ostentatoire des rues et des maisons a pris la place des tas de fumier » (Dibie, 2006, p.104), son rôle n’est pas que décoratif, et dépasse l’aspect caricatural des « villages fleuris ».
79 C’est un paysan qui a vécu jeune l’enthousiasme de la suppression des haies qui cite l’expression biblique : « il y a un temps pour planter, un temps pour arracher » (Bourgault 2021, p. 142). Les premiers jardiniers-riverains appartiennent à la génération qui a connu le remembrement, et ils transmettent par leurs plantations spontanées un modèle que les institutions commencent à mettre en avant. Le lien entre hameaux et campagnes peut se retisser dans la continuité entre les différentes formes de bocage : les haies et les jardins liminaires. Ces derniers assument leur rôle territorial par une convergence entre villageois et agriculteurs et par une conception qui aborde le paysage comme un phénomène non seulement visuel, mais aussi en tant que canevas de relations interespèces. Si les haies participent à la domestication de la nature, les jardins liminaires peuvent participer au réensauvagement et au réenchantement du territoire.
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Mots-clés éditeurs : frontage, végétalisation participative, urbanisme rural, jardin paysan, jardin de rue
Mise en ligne 30/10/2024
https://doi.org/10.3917/esp.192.0083Notes
-
[1]
Ce ruban de terre accompagnait les usoirs, bande d’exploitation communautaire de plusieurs mètres entre les façades et la rue.
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[2]
Le caue de Gironde est parmi l’un des plus actifs sur le sujet. De même, le Pôle d’équilibre territorial et rural du pays du Ruffécois organise, depuis 2011, la végétalisation participative d’Embourie, village de nord Charente.
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[3]
« Lignes de végétaux annuels, bisannuels ou vivaces, que l’on plante le long des allées pour maintenir la terre des plates-bandes ou pour servir à l’ornementation », Trésor de la langue française informatisé [url : https://www.cnrtl.fr/definition/bordure, consulté le 15/09/2022].
-
[4]
Source : base Cassini de l’ehess [url : http://cassini.ehess.fr/fr/html/fiche.php?select_resultat=18306, consulté le 01/09/2022].
-
[5]
Source : données Insee de 2016 [url : https://www.commune-mairie.fr/la-foret-de-tesse-16240/, consulté le 01/09/2022].
-
[6]
[url : https://www.villes-et-villages-fleuris.com/les-communes-labelisees, consulté le 15/09/2022]
-
[7]
Constatation faite à propos des poiriers en espalier qui poussaient devant les maisons de villages en Moselle.
-
[8]
« Culture paysanne qualifiée par l’autoconsommation, le bricolage, l’échange, un désir d’autarcie également, et dont il apparaît qu’elle s’achemine vers la fin » (Bergues, 2011, p. 13).
-
[9]
Sur les différentes facultés des plantes et leur aptitude à se mouvoir, voir les différents livres de Stefano Mancuso (dont L’intelligence des plantes, écrit avec Alessandra Viola, Paris, Albin Michel, 2018).
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[10]
Elles sont répertoriées dans le Guide des arbres et arbustes des haies du Poitou et des Charentes publié en 2020 par Prom’Haies.
-
[11]
Atelier du sablier et betg bureau d’études Voiries et réseaux divers (vrd), « Études préliminaires & esquisse, aménagement du bourg de la commune de Forêt-de-Tessé », novembre 2018. Document fourni par Anaïs Escavi, paysagiste.
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[12]
Cette marque est « un outil de traçabilité des végétaux sauvages et locaux » [url : https://www.vegetal-local.fr/, consulté le 15/07/2024].
-
[13]
Au sens de Bénédicte Chaljub, expression reprise du titre de son ouvrage sur Renée Gailhoustet, publié chez Actes Sud en 2009.
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[14]
Aussi en déconseillant certaines plantes faciles mais nocives à la biodiversité locale, tel l’arbre à papillons.
-
[15]
« Qui au village sait encore reconnaître la diversité, la variété des cultures des immenses champs colorés des coteaux de l’Yonne ? Sait-on qui les cultive, quand et comment ? » (Dibie, 2006, p. 254).