Couverture de ESP_191

Article de revue

Penser en relation les mutations actuelles de l’agriculture dans les rapports à l’espace

Pages 229 à 244

Notes

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1 François Purseigle, Bertrand Hervieu (dir.), 2022, Une agriculture sans agriculteurs : la révolution indicible, Paris, Presses de Sciences Po, 222 pages.

2 Bertrand Valiorgue, 2020, Refonder l’agriculture à l’heure de l’anthropocène, Lormont, Le Bord de l’eau, 240 pages.

3 Harvey S. James Jr (dir.), 2021, Handbook on the Human Impact of Agriculture, Cheltenham, Edward Elgar, 430 pages.

4 La ruralité et l’agriculture françaises ont régulièrement donné lieu à la publication de récits et de points de vue d’acteurs [1]. C’est encore le cas récemment. Dans ces essais, il est question de partir « à la reconquête de nos campagnes », lorsqu’on lit par exemple Jean-Marc Esnault – directeur du groupe de formation privée The Land – qui nous souhaite, via le titre de son ouvrage, « bienvenue dans la nouvelle ruralité » (2022). Sans qu’il nous soit possible de restituer ici son raisonnement pas à pas, l’auteur part d’un double constat. Le premier est socio-économique : « le passage d’une société paysanne à une société capitaliste industrielle » (Esnault, 2022, p. 39). Le second est socio-écologique, marqué par le temps de l’Anthropocène, soit « l’âge à partir duquel on estime que l’Homme est devenu le principal acteur du désordre planétaire surpassant les forces géophysiques » (ibid., p. 61). Ceci amène Esnault à formuler un certain nombre d’enjeux avec pour objectif affirmé « une ruralité plus habitée et plus vivante ». Sans surprise, l’agriculture occupe une place de taille : « une agriculture écolo, sinon rien ! », au travers de laquelle on met l’accent sur « la relation que doivent entretenir agriculture et écologie », soit une agriculture dite régénératrice (ibid., p. 122-126). Dans un autre essai, Jean-Marie Séronie (2014), agronome et consultant dans le monde agricole, invoque l’agriculture française sous les traits d’« une diva à réveiller » en suggérant « les chemins de la reconquête ». Il dégage plus précisément cinq défis : « Accepter que l’économie agricole n’est plus un long fleuve tranquille ; Apprendre à gérer des injonctions paradoxales ; Élargir ses compétences : chef d’atelier mais aussi chef d’entreprise ; Accepter des horizons agricoles plus variés qu’hier ; Concilier adaptation au marché et gouvernance territoriale » (Séronie, 2014, p. 35, 43, 56, 61 et 73).

5 Au-delà d’une rédaction qui peut s’avérer normative ou militante, nous pouvons retenir deux leçons de ces témoignages : l’agriculture ne peut s’appréhender aujourd’hui indépendamment des territoires d’inscription et des interactions plurielles qui s’y nouent ; elle ne peut pas non plus être séparée des problématiques socio-environnementales, locales et globales. La combinaison invite à une approche pluri-échelles, pensées en relation.

6 En regard, cette fois en partant de la littérature académique, on peut dégager, parmi d’autres, deux grandes approches qui structurent les études rurales françaises. D’une part, un focus est assumé à l’endroit des mondes agricoles, où les questions rurales et agricoles sont envisagées de concert – et l’on sait que la constitution de la sociologie rurale s’est réalisée en parallèle des processus de modernisation agricole. Le manuel de Bertrand Hervieu et François Purseigle, Sociologie des mondes agricoles (2013), en est une illustration. D’autre part, il a été proposé de « reconstruire une sociologie des mondes ruraux, comprise comme une sociologie de la localisation des groupes sociaux à l’échelle macro-sociale et une sociologie des espaces sociaux localisés, produits de la localisation différenciée des groupes sociaux sur le territoire » (Laferté, 2014, p. 423). Le premier regard considère plutôt les mondes agricoles en tant que tels, en postulant une spécificité et en s’intéressant aux processus de son étiolement. S’attacher à « l’amenuisement de la population des “exploitants agricoles” » est une marque de ce paradigme, lorsqu’on lit Une agriculture sans agriculteurs. Le second aborde ces mêmes groupes suivant un outillage sociologique plus générique, celui des stratifications sociales et de leurs traductions spatiales. Mais n’y a-t-il pas dans les deux cas une certaine permanence d’un référentiel socio-centré ? Qu’en penser aujourd’hui, alors que les appels à la transition socio-écologique, à l’adresse de l’ensemble des acteurs sociaux, montent en puissance ? Comment (re)lire le lien du rural à l’environnement (Hamman, 2017) ? S’appuyer sur quelques publications récentes permet de réfléchir à ces questions, en partant précisément des transformations de l’agriculture, couramment perçue comme le centre des mondes ruraux, mais avec à l’esprit une perspective relationnelle.

7 Les trois ouvrages retenus ont, sur ce plan, une particularité à relever d’emblée. Il ne s’agit pas de recherches uniquement « nouvelles », mais aussi d’un « retour sur ». Les auteurs associent l’épaisseur de travaux de moyen terme, relus à l’aune d’études ou d’actualisations conduites ces dernières années, à celle d’une interrogation actuelle en termes de paradigme, de l’échelle de l’entreprise agricole à celle de l’Anthropocène. François Purseigle et Bertrand Hervieu sont des spécialistes reconnus des mondes agricoles et mobilisent certains acquis ; Bertrand Valiorgue a coanimé entre 2012 et 2019 une chaire dédiée à la gouvernance des coopératives agricoles ; et l’esprit d’un Handbook (Harvey S. James Jr.) est de conjuguer état des lieux et projection sur des chantiers de recherche en cours [2].

8 À n’en pas douter, le titre du dernier ouvrage des sociologues François Purseigle et Bertrand Hervieu se veut accrocheur : Une agriculture sans agriculteurs (2022). Si disparition il y a, c’est celle d’une matrice de la ruralité incarnée dans une figure située de l’agriculteur, le chef d’exploitation agricole familiale : « Partout dans le monde et singulièrement en France, le producteur agricole n’est plus forcément celui qu’on croit », posent les auteurs (p. 8), en proposant une synthèse de recherches qu’ils ont conduites depuis 2009 sur « l’organisation sociale du travail en agriculture » (p. 219).

9 Un premier intérêt du volume est d’informer un questionnement socio--spatial des transformations des métiers de la production agricole qui s’incarnent désormais davantage dans des « projets agricoles » (p. 9) – aux contours et à la pérennité variables – que dans des filiations patrimoniales pensées sur le mode de l’évidence (d’une famille, d’un couple, etc.). Le chapitre i restitue ces évolutions de la « famille agricole ». La relation à l’espace est structurante de l’exploitation agricole et du rapport à la terre rattaché classiquement au monde rural. Elle est au centre des mutations constatées, de deux façons au moins. Premièrement, le rapport entre la propriété et la matérialité de la terre exploitée peut se distendre, voire se disjoindre, sinon encore être sous-traité ou vécu par procuration : par exemple, des prestataires proposent leurs services agricoles à des propriétaires qui exercent parfois un autre métier. « Ainsi, à côté d’agricultures familiales en forte recomposition, apparaissent des agricultures financières et marchandes sans “agriculteurs” à proprement parler, tandis que prolifèrent les paysans sans terre », notent Purseigle et Hervieu (p. 9).

10 Ce n’est donc pas tant un processus unique de disparition que l’éclatement de la figure de l’agriculteur qui se joue et, partant, des formes d’exploitation, mais également des modes d’agriculture. Le modèle, majoritaire en France, des exploitations de taille moyenne se diffracte, à la fois en direction de petites fermes en polyactivité et de grandes entreprises pas seulement « agricoles », mais aussi « commerciales, artisanales ou industrielles » (p. 10). Le chapitre ii l’étaye, à la croisée du social et du spatial : la diversité des surfaces moyennes des exploitations – à laquelle s’ajoute, selon les cas, une dissociation spatiale, naguère impensée, entre le lieu d’activité et le lieu d’habitation – se conjugue avec le recours à une main d’œuvre salariée. Cela peut être le cas en plus du travail familial, mais aussi prendre nettement le pas sur ce dernier dans le cadre d’exploitations de grande taille, se rapprochant d’une structure organisationnelle industrielle. S’y superposent les formes de sous-traitance de tout ou partie des activités déjà pointées. Elles vont jusqu’à « la délégation intégrale de l’entreprise agricole », c’est-à-dire « confier à un tiers non seulement la réalisation de tous les travaux sur l’exploitation, mais aussi la gestion économique et administrative de l’entreprise » (p. 113). L’apparition d’un véritable marché du conseil et du service rappelle ici les « ensembliers » des secteurs du bâtiment et de l’urbanisme (p. 121-127). Corrélativement, se noue un rapport remodelé à l’espace – de l’exploitant et de l’exploitation – du point de vue des échelles de perception et d’action, à mesure d’une « tertiarisation » et d’une « industrialisation » des activités (p. 10).

11 Purseigle et Hervieu se concentrent sur une approche d’abord socio--économique, intéressante pour celui qui analyse les registres du développement durable et de la transition écologique des territoires, dans le rapport avec les préoccupations environnementales. Ces dernières sont bien contextualisées dans l’ouvrage, sans être forcément abordées en tant que telles – par exemple lorsqu’il est question, au détour d’une phrase, des « conflits autour de pulvérisations de produits phytosanitaires ou du bien-être animal » (p. 10). Or, ne se joue pas uniquement ici la question des pratiques agricoles – relativement documentée à présent par les travaux sur et les plaidoyers pour l’agriculture biologique et face au système agro-alimentaire (Touret, 2015). Cerner les transformations de la figure de l’agriculteur et de ses représentations sociales demande de considérer également le paradoxe du rapport socio-individuel à la nature, qui peut être explicité de la façon suivante :

12

D’une part, au plan macrosociétal, les interactions entre la société et la nature n’ont jamais été aussi intenses dans l’histoire de la société humaine qu’aujourd’hui. Au point que les activités humaines influencent les dynamiques globales de la planète (climat), et que l’on ne sait plus faire la différence entre ce qui relève de la nature et ce qui relève de la société. D’autre part, la distance entre la plupart des individus de notre société et la nature concrète n’a, elle non plus, jamais été aussi grande. (Wintz, 2008, p. 87)

13 Plus particulièrement, « tout se passe comme si la société globale […] avait délégué le rapport direct et concret à la nature à quelques spécialistes (les agriculteurs, les forestiers, les exploitants des ressources énergétiques, quelques scientifiques, les associations de protection de la nature…), laissant l’immense majorité des individus se détacher de la nature ou la vivre […] de manière contemplative et mythifiée (les promenades du week-end) » (Wintz, 2008, p. 87). Les mutations agricoles contemporaines emportent également un repositionnement des expériences directes et « compréhensives » de la nature : elles ne sont plus nécessairement endossées par les « agriculteurs » – alors que, réciproquement, et c’est l’aspect que relèvent plus directement les deux chercheurs, on constate une « appropriation diffuse des questions agricoles et alimentaires par l’ensemble du corps social » (p. 11).

14 Ces transformations se jouent à mesure de la diversification des activités agricoles (variables professionnelles notamment), mais aussi des rapports, économiques comme de coprésence matérielle, dans lesquels elles prennent place localement (jeux d’acteurs et variables socio-territoriales). Car c’est aussi ainsi qu’est produite la représentation légitime de soi, en miroir des autres, en résonance à la « double transaction identitaire » explicitée par Claude Dubar. Les transactions sont « externes » et « internes » : elles mettent en œuvre « à la fois des négociations, compromis et conflits entre les acteurs mais aussi des délibérations, doutes et contradictions à l’intérieur des acteurs » (Dubar, 1994, p. 114). Les producteurs agricoles doivent accepter le changement, c’est-à-dire, d’une certaine façon, renoncer à ce qu’ils sont et à ce que leur fonction est pour se projeter et devenir ce qu’ils sont appelés à être et à faire, individuellement et collectivement… Mais appelés par qui et pour quoi ? Comme le rappellent Purseigle et Hervieu, cela passe également par la façon de se nommer et de se donner ainsi à voir dans le corps social : « paysans », « agriculteurs » et/ou « chefs d’entreprise », énoncés adoptés par les mêmes, suivant les scènes publiques, professionnelles ou politiques (p. 144).

15 Il y a là un deuxième apport du livre de Purseigle et Hervieu, à savoir une mise en problématique des échelles, de l’exploitation au territoire d’implantation : « L’une des nouveautés majeures de la situation des campagnes […] est que l’agriculture et les agriculteurs doivent désormais y coexister avec des populations porteuses de visions différentes et divergentes de la gestion de ces espaces » (p. 11). Les représentations et les pratiques des mondes agricoles se reconfigurent en regard du répertoire des « nouvelles ruralités » (Larrue, 2017). Les « nouveaux rapports à la nature dans les campagnes » (Papy etal., 2012) ne se résument pas à la production agricole et intègrent les paysages et les activités de la transition écologique en même temps que des politiques de développement local et touristique (non sans lien à la nature contemplative évoqué plus haut).

16 C’est ce à quoi s’attache le chapitre iii de l’ouvrage de Purseigle et Hervieu, autour de la notion d’« espaces disputés », correspondant à des imaginaires en concurrence, et non plus organisés autour de la « fiction de l’unité du monde agricole ». Production agricole, paysage/patrimoine et environnement sont autant de registres en tension de l’espace rural, qui plus est embrassés dans la notion de « communs » qui peut redistribuer des priorités d’actions territoriales (Kebir et al., 2018). Purseigle et Hervieu écrivent :

17

Pris dans cet espace rural constitué en « commun », l’espace agricole, quoique tissé d’espaces privés, est aussi pensé, abordé et regardé de plus en plus comme un espace public aux fonctions multiples : espace de production, certainement, mais aussi espace résidentiel, espace de loisirs, espace de nature et de contemplation. (Purseigle et Hervieu, 2022, p. 153)

18 C’est d’autant plus vrai que les actualités de ces dernières décennies sont jalonnées de crises sanitaires et environnementales : Lysteria, « vache folle », glyphosate, algues vertes, « mégabassines », la liste est longue… La production agricole intensive est mise en cause, ce qui signifie non seulement des modes de faire rapportés au métier, mais également des relations à la nature, qui ont partie liée. Le constat peut susciter en réaction une part de « déni » : d’où le fait d’évoquer une « révolution indicible » (p. 199 sq.), pouvant s’accompagner de « troubles identitaires » parmi les agriculteurs lorsqu’il est demandé de développer des « initiatives innovantes » ou des « alternatives » (p. 151-155). Ces dernières s’apparentent à autant d’hybridations entre des transactions de continuité et de rupture, passant là encore par un rapport constitué à l’espace. C’est vrai, par exemple, des circuits courts et autres modes de distribution « à la ferme », comme du champ de l’agroécologie, qui, selon les termes mêmes du site du ministère de l’Agriculture, « réintroduit de la diversité dans les systèmes de production agricole » en promouvant la restauration d’« une mosaïque paysagère diversifiée » [3].

19 De rapports à l’espace, il en est aussi question à travers des conflictualités renouvelées, à partir de « la remise en cause du contrôle du foncier par la seule profession agricole », que l’on pense aux compétences de gestion des parcs naturels régionaux ou aux zones Natura 2000, à la protection de la ressource en eau (y compris par rapport aux épandages), à la chasse, ou encore aux campagnes perçues d’abord comme des cadres de vie par des néo-ruraux, etc. Tout cela exerce des effets en retour parmi les agriculteurs eux-mêmes quant à la façon d’appréhender et de se positionner par rapport à ces enjeux, au demeurant plus ou moins médiatisés (p. 164-167) et surtout toujours en évolution.

20 Il suffit de penser à la transition énergétique, dont le mantra vient désormais s’ajouter – non sans de possibles tensions, entre agriculture et environnement par exemple – à celui de la transition écologique des territoires. Cette dimension est moins abordée par Purseigle et Hervieu (sinon une mention contextuelle à l’éolien), alors qu’elle est aujourd’hui au cœur de débats sociétaux majeurs – et de toute une littérature constituée d’approches territoriales, abordant l’acceptabilité sociale d’installations (parcs solaires ou éoliens…) qui portent une empreinte sur les lieux et les paysages par les covisibilités qu’elles instaurent (Hamman, 2022). S’agissant des rapports à l’agriculture, c’est plus encore le cas de la méthanisation agricole, dans la multiplicité de ses modes de concrétisation, derrière l’affirmation courante de méthaniseurs « à la ferme » (Dziebowski et al., 2023). L’accroissement de la production de biogaz [4] en fait un sujet ayant trait conjointement au développement rural et au devenir d’un certain nombre d’exploitations agricoles, jusqu’à parler d’« énergiculture » – pour revenir à l’enjeu de « nommer » ce qui se joue, sur lequel Purseigle et Hervieu terminent leur ouvrage (p. 214). Guilhem Anzalone (du reste cité en note pour une autre copublication, p. 44) et Caroline Mazaud (2021) ont souligné que les agriculteurs porteurs des projets de méthanisation disposent fréquemment de ressources efficaces élargies (syndicales, politiques, associatives) dans le territoire, prolongeant ainsi la réflexion de Purseigle et Hervieu sur la labilité croissante de la notion d’« agriculteur ».

21 Cette dynamique des références sociétales et environnementales dans lesquelles l’activité agricole et ses acteurs sont aujourd’hui enserrés mérite pleine attention, au même titre que les processus socio-économiques et organisationnels. Il s’agit pour les agriculteurs de se situer entre « la nature et la technologie » (p. 195-196), c’est-à-dire d’arbitrer en permanence entre un référentiel technologique et modernisateur – avatar de continuité du modèle de croissance – et des pistes d’innovation, ne passant pas nécessairement par davantage de technique, mais par un « retrait » de celle-ci – ces pistes tendant vers une technicité moindre, mais dont la maîtrise est distribuée socialement, et abordant les techniques sur le plan des usages, tant au niveau de la forme organisationnelle que du rapport aux ressources (Fischer-Kowalski et al., 1997). À la suite du passage du paysan au chef d’exploitation, qui a marqué les études de sociologie rurale depuis Henri Mendras en 1967 (ce qui est rappelé p. 207-208), il y a là de quoi nourrir désormais un dialogue approfondi entre sociologie des mondes agricoles et sociologie de l’environnement. Ce dialogue peut être singulièrement abondé par les écrits actuels portant sur les transformations des métiers et des pratiques agricoles dans l’espace physique et social, par rapport aux analyses produites voilà une ou plusieurs décennies déjà relativement aux phénomènes de mutations agricoles.

22 C’est notamment le cas si l’on considère le rapport entre les pratiques et les acteurs sous l’angle des « nouveaux désirs d’agriculture » repérés par Purseigle et Hervieu (p. 56-60), au-delà de l’étude d’un « effacement » des structures (dont la famille) et des populations (à commencer par l’exploitant agricole) usuellement rattachées aux mondes agricoles. Le déclin de certaines figures sociales et la recomposition d’autres porteurs incarnés des agricultures sont constatés par les auteurs : « Conjuguant le rêve d’une vie au contact de la nature et celui d’une liberté et d’une autonomie, typique d’une activité professionnelle “qui a du sens”, où l’on peut “être son propre patron”, le métier d’agriculteur, malgré ses contraintes connues, n’a rien d’un repoussoir » (p. 57). L’enjeu de « formes de réinvention de la pratique professionnelle » ne concerne alors pas seulement les successions générationnelles d’insiders, mais aussi de « nouveaux venus », à l’image des « néo-ruraux » (Paranthoën, 2014).

23 Trois processus traduisent ici plus particulièrement les interactions effectives des dimensions de professionnalité et d’attention à l’environnement (Peugny et Rieucau, 2021). Premièrement, émergent des modes renouvelés d’organisation collective des agriculteurs. Ces nouvelles formes débordent celles plus traditionnelles d’installations dans une même famille ou un même voisinage, par exemple à partir d’une socialisation partagée d’études supérieures, ou encore en mixant activité de production, de vente directe, de prestation de services et de conseil, expliquent Purseigle et Hervieu (p. 57). Ces collectifs peuvent être vus comme « des leviers pour les transitions agricoles » par la conjonction de « la diversité des ressources échangées ainsi que des coopérations entre les membres », en même temps que « le rôle déterminant du collectif pour l’autonomisation […] des agriculteurs » (Scorsino et al., 2022, p. 79). Deuxièmement, et en relation avec le premier point, ces collectifs participent de la promotion d’une « agriculture alternative et agro-écologique » (ibid.). Ces expériences d’« agriculture citoyenne » apparaissent « fortement concernée[s] par les enjeux écologiques et favorisant la création et la mise en valeur de circuits courts de production et de distribution », ponctuent Purseigle et Hervieu (p. 58). Troisièmement, les processus sociologiques n’ont rien de linéaire : cela vaut dans notre cas. De telles initiatives peuvent être vues « davantage comme une menace que comme un recours possible » par des agriculteurs en place et formés au modèle productif « conventionnel » d’exploitation, suivant une dynamique classique institué-instituant. C’est notamment le « déni » évoqué plus haut. Cela pose la question de l’accès à la terre pour les « entrants » – soit le statut de la propriété, on y revient ensuite – et se traduit dans des conflictualités in situ. D’autant que les nouvelles orientations « ne dessinent pas encore un modèle complet et cohérent de pratiques alternatives » (p. 58-60). Il y a là à la fois une piste et une limite à la prise en compte des défis écologiques.

24 À cet égard, l’ouvrage de Bertrand Valiorgue Refonder l’agriculture à l’heure de l’anthropocène (2020), publié dans la collection « En anthropocène » des éditions Le Bord de l’eau, mérite notre pleine considération, à partir d’une entrée par l’alimentation : « Parce qu’il conditionne l’ensemble de l’économie et un rapport particulier à l’environnement naturel, manger est aujourd’hui le plus politique de nos actes quotidiens » (p. 18). Professeur de sciences de gestion, l’auteur propose une réflexion s’appuyant sur un croisement entre l’outillage de l’économie néo-institutionnelle et la théorie des biens communs. Nous avons déjà relevé à partir de l’ouvrage précédent le cadre renouvelé que les communs peuvent désormais constituer pour l’agriculture française (Purseigle et Hervieu, 2022, p. 153). Valiorgue aborde ainsi les défis de l’agriculture en anthropocène, c’est-à-dire en prenant acte d’une transformation des conditions d’habitabilité de la planète qui considère l’influence des activités humaines sur le fonctionnement même des écosystèmes. Ceci demande à « réinventer en profondeur le fonctionnement de nos systèmes alimentaires depuis la production des matières premières jusqu’à leur consommation » (quatrième de couverture). D’où la mise en exergue des « quatre piliers de l’agriculture régénérative » : « 1. Limiter et gérer l’empreinte environnementale ; 2. Réparer l’atmosphère ; 3. Reconquérir la biodiversité ; 4. Développer un travail institutionnel continu » (p. 67-75). Pour l’argumenter, l’auteur articule un triptyque institutions-stratégies-structures en privilégiant une entrée par les structures du monde agricole et leur inertie, plutôt qu’une lecture verticale partant de réformes macro-institutionnelles censées entraîner mécaniquement de nouvelles stratégies et structures opérationnelles (p. 6-7).

25 Pour Valiorgue, la relation réciproque entre agriculture et anthropocène est liée à une « fracture métabolique », spatialisée et structurante, caractérisant le modèle de production agricole intensif : les lieux de production et de consommation sont déconnectés, les chaînes de valeur allongées (avec de nombreux intermédiaires…) et la volonté de rationalisation toujours plus poussée : réduire le coût de l’alimentation est vu comme un moteur de croissance économique, au prix d’« une dégradation continue de l’environnement naturel ». Quitte à saper les conditions mêmes du maintien dudit modèle de développement (p. 28-32), ce dernier est pris dans une boucle de rétroactions avec les « dérèglements anthropocéniques » : ce que le chercheur nomme « la trappe agricole anthropocénique » (p. 50-52).

26 Il s’ensuit, selon Valiorgue, deux grands enjeux. Le premier tient à la place grandissante de l’incertitude, plus que du seul risque (voir Callon et al., 2014), dans les pratiques agricoles : « Il n’est pas possible de connaître la nature et l’ampleur de l’événement qu’il va falloir affronter et dont il est par conséquent difficile, voire impossible, de se protéger » (p. 48). Les transformations éco--systémiques produisent de l’incertitude par rapport aux réactions du vivant, animal comme végétal, ainsi que des risques nouveaux. Cela interagit avec l’activité agricole suivant deux lignes de tension. L’une concerne l’exposition à des aléas plus fréquents liés au dérèglement climatique (complexifiant par exemple les dates de semis) et à l’apparition de nouvelles maladies (se diffusant d’un territoire à un autre notamment). L’autre a trait à la sensibilité au niveau de l’exploitation elle-même : par exemple, adopter ou non des pratiques d’agroforesterie va jouer sur l’impact effectif qu’aura un manque d’eau, à l’échelle plus large d’un territoire (p. 161-162).

27 Le deuxième aspect mis en avant est la dimension de communs – mares, haies, arbres, talus, etc. – à reconnaître aux « infrastructures agro--écologiques ». C’est là un point nodal pour Valiorgue : relire le sens de la propriété de la terre – problématique fondamentalement socio-spatiale – en rapport aux imaginaires. Ces derniers seraient d’abord perçus et vécus comme agraires, parce qu’en prise directe avec la possession qui permet l’exploitation du sol, et dont dépendent les ressources qui en sont tirées et dont il est fait commerce. L’auteur invite ici à se départir du seul référentiel socio-centré du droit de propriété « inviolable et sacré » : tel que posé par l’article 17 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, ce droit est privatif, soit la conjonction juridique de l’usus, du fructus et de l’abusus pour l’agriculteur sur « ses » terres. Outre le fait, bien noté par Purseigle et Hervieu, que la relation entre activité agricole et propriété évolue – avec la location, la sous-traitance, etc. –, il s’agit de se repositionner en tenant compte d’un référentiel éco-centré, celui de la mise en contact avec le vivant par le sol. « Être propriétaire d’un capital foncier, c’est être responsable et acteur du devenir d’une fraction du système Terre » (Valiorgue, 2022, p. 203).

28 Autrement dit, il s’agit de « donn[er] une fonction sociale et environnementale » au droit de propriété (p. 205). Cette proposition de Valiorgue n’est pas cantonnée à une réflexion philosophique ou sociétale ; elle fait écho à des évolutions effectives du droit. En effet, un lien concret entre agriculture et territoire tient aujourd’hui aux modalités par lesquelles l’aménagement, les collectivités et le droit des sols peuvent interagir en France avec la production agricole, sur un plan technique et opérationnel. Des innovations existent en matière de contrats fonciers agricoles, à partir d’arrangements locaux entre les parties prenantes, autour de l’introduction de clauses ad hoc, avec ou sans négociations collectives. Plusieurs leviers existent, pour répartir la charge de la gestion du bâti agricole, par rapport aux modalités d’attribution des terres ou lorsqu’il s’agit de déterminer des indemnités d’expropriation en rapport à une opération d’aménagement. Ce dernier cas permet au demeurant de bien distinguer ce qui relève de l’agriculteur en tant que « propriétaire (perte de patrimoine) et en tant qu’exploitant (perte de revenu, perturbation économique) » (Perrin et Nougarèdes, 2020, p. 23). La gestion des problématiques d’intérêt territorial/agricole renvoie à des transactions permanentes articulant des principes et des règles. Si l’on admet que, lorsque des positions divergentes s’expriment, il s’agit de les rapprocher afin qu’un projet se concrétise, ces processus se situent dans le « non-droit », mais pas hors droit, la vie civile et sociale de chacun étant d’emblée positionnée dans un rapport à la règle (Carbonnier, 2001). Il y a là matière à des « compromis pratiques » (au sens de Ledrut, 1976), en même temps qu’à la confirmation d’échelles de pertinence élargies dans lesquelles l’agriculture vient se situer – échelles sociétales, par exemple dans le rapport urbain-rural du développement territorial, et/ou environnementales, dans la façon d’assigner des responsabilités aux agriculteurs. La problématique est celle de « la reconnaissance des enjeux multiples du foncier agricole », ce qui suppose de relire les rapports entre propriétaires et usagers, où les conflictualités et les modes de conciliation sont aussi aux prises avec des formes de dé- et de re-territorialisation (Torre et al., 2023). Ceci peut évidemment faire débat parmi les exploitants par rapport aux voies à privilégier (et afin de ne pas subir des coalitions d’acteurs), et pose aussi la question de la reproductibilité d’accommodements localisés.

29 Pour déplier son raisonnement, Valiorgue part, de façon classique, d’une critique des systèmes alimentaires mus par une logique de rationalisation productiviste. En cela, il rejoint d’abord le constat posé par Purseigle et Hervieu de « la disparition des agriculteurs » (Valiorgue, 2022, p. 14), entendue là encore via les transformations imposées à la profession agricole (ibid., partie I de l’ouvrage). Il prolonge ensuite l’analyse, plus directement que sous la plume des deux sociologues, en matière d’« impact négatif sur l’environnement et le système Terre », évoquant les rejets de gaz à effet de serre, l’impact sur la ressource en eau et sur la biodiversité, etc. (p. 15-16). D’où le diptyque affirmé : « C’est à travers une transformation des relations sociales et de notre rapport à la nature que nous pouvons collectivement refonder l’agriculture » (p. 20). Valiorgue qualifie la situation actuelle d’« enclosure [5] ». Il prend pour exemple la concentration au niveau mondial du secteur des engrais, fertilisants et produits phytosanitaires, mais également des semences et de la génétique végétale et animale : ce phénomène réduit sensiblement le champ des possibles et structure de facto le fonctionnement des exploitations agricoles (p. 79-86). De là un renversement de perspective jugé nécessaire pour dépasser la définition « libérale et privatiste » de ces dernières (p. 124), au profit d’une approche par les communs.

30 L’auteur la déploie sur trois fondements. Le premier d’entre eux touche aux capitaux et aux ressources mobilisés par l’activité agricole, en particulier à travers le cas des « infrastructures agro-écologiques ». Celles-ci sont désormais reconnues par la loi française comme participant de la préservation de la biodiversité, si bien que le régime de propriété de l’exploitant agricole connaît une limite : il ne peut pas les détruire ni les aliéner (p. 128-129). La deuxième assise a trait aux finalités de l’activité agricole, qui sont directement en prise avec des droits humains fondamentaux et des biens de première nécessité : se nourrir, se soigner (débouchés thérapeutiques de plantes) et s’habiller (p. 132-135). Enfin, un troisième élément renvoie à l’empreinte environnementale sur l’eau, la terre, l’air et la biodiversité et touche au fait que l’activité agricole affecte des biens communs (p. 136-142).

31 La problématique socio-spatiale s’incarne alors dans une réflexion originale sur les « communs agricoles » (partie II, notamment chapitre 6), dans le cadre d’une gouvernance qui se joue à plusieurs échelles, autour de la coordination de trois formes de communs :

32 – les « communs agricoles territoriaux », destinés à « ouvrir le monde agricole à la société », au sens où « le territoire est le milieu qui porte les exploitations agricoles et c’est par conséquent à cette échelle que s’opérationnalise la transition vers l’agriculture régénératrice » (p. 172-173) ;

33 – les « communs agricoles industriels », dans le but de modifier les « relations commerciales entretenues entre les exploitations agricoles et les opérateurs industriels », à la faveur des organisations de producteurs (p. 183-186) ;

34 – les « communs agricoles européens », afin de transformer la politique agricole commune, au vu de l’importance prise par ce levier (p. 196-197).

35 Cette considération à accorder aux circulations multiscalaires invite à consulter également la littérature anglo-saxonne, afin de se décentrer du seul cas français dans l’appréhension du global et du territorial. Les éditions Edward Elgar ont publié en 2021, sous la direction de Harvey S. James Jr., professeur d’économie appliquée et d’agriculture aux États-Unis, un Handbook on the Human Impact of Agriculture consacré précisément aux interactions entre l’agriculture et les hommes.

36 Le manuel part d’un quadruple questionnement qui rejoint et complète les analyses évoquées de Purseigle et Hervieu, et plus encore de Valiorgue. Tout d’abord, la place du concept de « propriété », dont l’évolution se déroule parallèlement au développement de l’agriculture ; ensuite, la forte empreinte que cette dernière exerce sur l’environnement ; également, son rôle historique dans « l’institutionnalisation des inégalités » sociales (la spécialisation de l’activité agricole génère des surplus appropriables suivant un processus d’accumulation) ; enfin, des problématiques de et au travail (dont des enjeux de santé par rapport aux produits chimiques utilisés, de sécurité par rapport aux machines, etc.). L’ouvrage développe ces questionnements dans l’esprit d’un tour d’horizon accessible et à jour de la littérature internationale. Il est précieux par rapport à une littérature existante conséquente, mais souvent segmentée. L’intérêt d’une lecture relationnelle des enjeux est confirmé ; les 21 chapitres sont structurés en 4 parties qui se complètent :

37 – Les impacts des institutions et organisations du système industriel agro--alimentaire sur l’agriculture et les agriculteurs sont l’objet de la première partie. On relève en particulier un chapitre portant sur l’influence exercée par l’industrie des engrais – en position oligopolistique et donc de contrôle de l’offre de cette marchandise – sur les pratiques agricoles, qui conduit notamment à un sur-usage des fertilisants, négatif tant pour les agriculteurs eux-mêmes que pour les sols et la ressource en eau – et in fine les écosystèmes et la société globalement (Diana Stuart, chap. IV). Une autre contribution porte sur la production d’une figure légitime du « bon agriculteur » qui se répercute sur l’image de soi de ces derniers, par rapport aux transformations que connaissent la succession entre générations ou le travail en famille face aux influences sociétales actuelles (Jérémie Forney et Lee-Ann Sutherland, chap. V).

38 – La partie ii analyse l’application des sciences et des techniques dans le domaine de l’agriculture, à commencer par la mécanisation, les biotechnologies et les technologies numériques. Tout ceci enserre l’agriculteur dans un système agro--alimentaire puissant, à la défaveur des petits exploitants ou des agricultures « alternatives ». Ceci contrevient aussi à des pratiques favorables à la durabilité, si l’on pense aux ogm. Les enjeux d’échelles (des exploitations, des interactions agroindustrielles, des conséquences écologiques, etc.) apparaissent là encore cruciaux.

39 – On retrouve singulièrement cette problématique scalaire s’agissant des conséquences du modèle d’agriculture intensive sur les petits exploitants et les ouvriers agricoles, y compris dans les pays des Suds (partie III). En contrepoint, l’agroécologie est avancée comme une voie possible pour les petits agriculteurs afin d’avoir plus de prise sur la production, mais à la condition de disposer d’une formation ad hoc qui mette le doigt sur les inégalités sociales et environnementales au centre du système agroalimentaire actuel (notamment Julia M.L. Laforge et Charles Z. Levkoe, chap. XVI).

40 – Enfin, la partie iv interroge les effets plus larges de l’agriculture sur la société et les appels à la durabilité, afin de mettre en relation la gouvernance territoriale ou sectorielle avec les incidences sur la santé humaine et les écosystèmes. Sont analysés l’utilisation d’engrais et de pesticides, les travers de la monoculture et les pertes en biodiversité, ou encore ce que signifie « manger sain », entre multinationales tentaculaires et alternatives locales, bio ou militantes.

41 En somme, aborder des agricultures au pluriel réclame une triple exigence. D’abord, cela requiert une analyse processuelle des dynamiques en train de se faire, se défaire et se renouer, et donc intégrer une dimension temporelle. En lien, il convient de restituer des jeux d’acteurs asymétriques et des territoires aux logiques d’abord matérielles et socio-centrées (variable actorielle). Enfin, des regards multiscalaires sont appelés à resituer les interdépendances écosystémiques indépassables (interactions spatialisées).

42 Un outillage analytique en partie renouvelé peut être mobilisé à cet égard, si l’on prend au sérieux deux processus saillants. Premièrement, on a affaire à une circulation croissante des savoirs, aussi bien intellectuels que pratiques. Ils sont tantôt contraints – comme la mondialisation des fournisseurs de semences et d’engrais évoquée plus haut –, tantôt ouverts – lorsqu’il est question par exemple d’un fonctionnement de l’exploitation agricole diversifié et pas uniquement familial, de dissémination d’expériences « alternatives » locales, ou encore de l’agro-écologie, c’est-à-dire d’interactions de modèles institués-instituants produisant certaines dynamiques sociales. Sur ce plan, lire le Handbook dirigé par Harvey S. James Jr. permet de se départir d’un regard franco-français, voire d’un chemin de dépendance que l’on pourrait être tenté de percevoir dans les études rurales (le diagnostic répété d’évolutions qui s’accélèrent, la nécessité de passer par une transition radicale, etc.), tout en percevant des correspondances qui attestent bien la réalité d’effets d’échelles. Deuxièmement, à la différence d’écrits fondateurs comme ceux d’Henri Mendras en France – qui titrait dès 1967 son ouvrage La fin des paysans –, le changement socio-écologique apparaît aujourd’hui au premier plan, tant dans ses effets matériels (événements climatiques plus incertains et plus violents) que dans ses perceptions socio-économiques et socio--politiques « légitimes ». Ceci demande de lier l’appréhension de facteurs socio- et éco-centrés, soit des interactions anthropiques et écologiques. Par exemple, le processus permanent de rationalisation d’une agriculture devant être toujours plus performante et productive afin de limiter les coûts de l’alimentation, déjà pointé par Henri Mendras, peut ainsi être réencastré dans la « fracture métabolique » que dépeint plus largement Valiorgue. C’est cette immixtion que donne à saisir la lecture croisée des ouvrages de Purseigle et Hervieu et de Valiorgue, à partir de leurs accroches respectives, dont les formulations montrent un positionnement d’abord socio-économique – « une agriculture sans agriculteurs » – pour les premiers, et davantage socio-écologique – « vers un monde sans agriculture ? » – pour le second. L’hypothèse d’un changement de référentiel – sous-entendu dans le fait de parler d’une nouvelle ère géologique que serait l’anthropocène – stimule des pistes de discussion renouvelées pour qualifier ce que désigne une rupture ou une bifurcation de pratiques agricoles ou de statut (juridique ou sociétal). Parmi ses pistes, ressortent notamment les rapprochements opérés avec les services écosystémiques, pour certains chercheurs, et avec le champ des communs pour d’autres (Cornu et al., 2021).

43 Enfin, en lien avec les processus et les enjeux qui sont au cœur des trois ouvrages commentés, l’entrée par les acteurs laisse un certain nombre de questions ouvertes. C’est peut-être le tribut de la proposition de changement de paradigme formulée par Valiorgue, vers un regard éco-centré. En ce sens, les agriculteurs ne sont pas diffractés dans la pluralité des profils qui peuvent coexister, qu’il s’agisse des capitaux économiques, sociaux, familiaux, mais aussi culturels et éducatifs, y compris des trajectoires en reconversion. Ils sont, dans leur globalité, ramenés à des « opérateurs situés au tout début des systèmes alimentaires et [qui] rencontrent d’importantes difficultés pour tirer des revenus de leurs activités » (p. 35). « Entre fracture métabolique et -Anthropocène », pour reprendre le titre du chapitre i de l’ouvrage, ce sont d’abord les facteurs exogènes, de nature à fonder une « reconquête collective » de l’agriculture (partie II de l’ouvrage), qui retiennent l’attention de l’auteur. C’est le cas des mouvements sociaux critiques à l’endroit du modèle agricole majoritaire, abordés p. 56-60 en déclinant cinq profils d’activistes : ong spécialisées (comme L214), ong généralistes (comme Greenpeace), leaders d’opinion et influenceurs, associations d’agriculteurs--victimes (notamment des conséquences de l’utilisation de produits chimiques) et groupes radicaux (comme Boucherie Abolition). Valiorgue s’intéresse donc prioritairement au processus de politisation des enjeux à partir des pratiques agricoles, comme levier du changement, tandis qu’il craint que l’« agriculture régénératrice » soit largement « impossible » (p. 108). Pour lui, les variables endogènes au niveau des agriculteurs, soit « l’installation d’un travail identitaire afin de redéfinir [leur] place et [leur] rôle dans la société », ne peuvent aisément s’exonérer du primat de l’emprise agroalimentaire. À l’échelle sociétale, qu’il retient par rapport à la trajectoire anthropocénique, « les investissements spécifiques imposés par les industriels et distributeurs de l’alimentaire sont à l’origine d’une dépendance de sentier et d’un enfermement. Dépasser cette dépendance et sortir de l’enfermement se révèlent extrêmement coûteux » (p. 108-109). D’où la réflexion autour d’une réponse structurale : « La mobilisation et l’entretien [des] biens communs passent par un ensemble de transformations et d’outils qui vont soutenir l’émergence d’une nouvelle exploitation agricole, qui va juridiquement assumer un ensemble de liens fonctionnels avec ces biens communs » (p. 147). Au risque d’un oubli relatif de l’échelle micro-sociale en l’espèce. C’est au contraire pour informer également cette dernière que le Handbook dirigé par Harvey S. James Jr., dans un format qui le permet, prend soin de distinguer les effets des enjeux et des pratiques agricoles sur la société (partie iv) et ceux sur les agriculteurs et les salariés agricoles (partie iii). D’autant qu’il y a là une pluralité de plans, à la fois professionnels (formation à l’agroécologie, protection sociale, etc.) et du quotidien (modes de vie et rapport au confort). Car, faut-il le rappeler, dans l’épaisseur du social comme dans les représentations de l’environnement, « attachements et changement » vont de pair « dans un monde en transformation » (Bousquet et al., 2022).

Bibliographie

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Notes

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