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Article de revue

Cohabiter dans un studio de travailleurs migrants : contraintes gestionnaires et « arts de faire »

Pages 35 à 50

Notes

  • [1]
    Depuis 1997, dans le cadre d’un Plan national, tous les foyers de travailleurs migrants ont été progressivement transformés en « résidences sociales », ce qui a modifié à la fois leur agencement spatial et leurs cadres légaux. Cette transformation est nommée « réhabilitation » ou « restructuration ». Pour en savoir plus : http://www.financement-logement-social.logement.gouv.fr/circulaire-plan-de-traitement-des-foyers-de-a1220.html, consulté le 11 juillet 2022.
  • [2]
    Le studio de Braman, de 22 m2, est l’un des plus grands de la résidence, mais également de la région, certaines studettes parisiennes n’atteignant pas les 12 m2.
  • [3]
    À l’instar d’Anne Gotman (2001, p. 131), ou de Mahamet Timera (2000) à propos de l’accueil des migrants transnationaux, nous utilisons le terme d’« hospitalité » que les accueillis appartiennent ou non aux réseaux de connaissances des hôtes.
  • [4]
    En effet, la vente d’objets d’artisanat, de textiles et de plats cuisinés convertit ces foyers en des espaces de consommation, mais aussi d’activités rémunératrices pour les habitants et la diaspora.
  • [5]
    Nous choisissons ici de maintenir ce terme entre guillemets afin de souligner le fait qu’il s’agit d’une catégorie employée par les services gestionnaires.
  • [6]
    Le cas de Saint-Denis est particulièrement notable, car le foyer accueillait près de 800 résidents, pour 522 lits.
  • [7]
    Sont également visées par les réhabilitations, les pratiques cultuelles et les activités économiques telles que le petit commerce ou la production et la vente alimentaire. Ainsi, si les espaces de sommeil sont transformés en studio, les espaces collectifs se raréfient, voire disparaissent totalement des plans.
  • [8]
    Les situations de cohabitation que nous présentons dans cet article sont des pratiques interdites par le règlement intérieur des résidences. Si elles étaient également interdites, mais tolérées, dans les anciens foyers, la réhabilitation a entraîné un durcissement des contrôles et des sanctions. En effet, le risque d’expulsion pour « suroccupation » existe et les cas se multiplient : plusieurs procédures ont été lancées en 2019 et 2020, par exemple au foyer Tolbiac, s’ajoutant à la longue liste d’expulsions pour impayés.
  • [9]
    Ce sont en général les aînés déjà en migration qui prennent en charge financièrement le voyage et l’accueil des néomigrants (Timera, 2000). Ici, Braman est accueilli par d’autres membres de sa famille.
  • [10]
    Ils ont tous les trois une quarantaine d’années lors de notre enquête.
  • [11]
    Ici, l’utilisation du terme émique « jeunes » fait référence à l’âge et à la génération de l’individu, mais également à son ancienneté en migration et à son degré de dépendance (Abélès et Collard, 1985). « Jeune » comme « petit » font donc d’abord référence à une relation de dépendance à ses proches, car, comme le dit Stefan Le Courant, « la jeunesse est sociale » (2014, p. 6).
  • [12]
    Cette prise en charge n’a pu être que de courte durée, car, à la suite d’une radio du poignet pour identification osseuse de l’âge, les autorités françaises ont conclu que ces deux jeunes migrants n’étaient plus mineurs et ne pouvaient alors prétendre à un hébergement dans cette structure. Ils sont alors, dès octobre 2019, partis vers Perpignan où sont installés quelques ressortissants soninkés mauritaniens.
  • [13]
    Si nous ne l’abordons pas dans cet article, il semble néanmoins nécessaire de souligner que cette cohabitation, qu’elle ne concerne que des membres de la même famille ou non, s’appuie sur une division des tâches très structurée. En effet, si aucune contrepartie financière ne peut être exigée à un hébergé sans revenu, c’est une compensation en nature qui est alors demandée (ménage, courses, préparation des repas et gestion des ordures). Ainsi, en plus d’un apprentissage du vivre-ensemble dans un studio partagé, le début de la vie au sein de la résidence s’accompagne d’une formation pour effectuer correctement les tâches qui incombent aux personnes dans cette situation.
  • [14]
    Ici, c’est la proximité relationnelle entre Hamidou et Braman qui est mise en avant dans le discours de ce dernier, proximité qui n’existe pas avec les deux autres jeunes arrivés avant Hamidou.
  • [15]
    C’est le cas de certains des enquêtés rencontrés lors du terrain exploratoire d’une résidence parisienne en 2016, qui avaient dans les années suivantes quitté (peut-être temporairement) la résidence, afin d’intégrer « l’appartement d’un ami » le plus souvent en banlieue.
  • [16]
    Extrait d’un programme architectural transmis par le gestionnaire de la résidence à l’agence d’architecture chargée de la réalisation de la nouvelle résidence. Notons que deux programmes ont été envoyés aux architectes, l’un concernant les réhabilitations et l’autre évoquant les réhabilitations concernant « les résidences en suroccupation ». C’est à partir de ce dernier document qu’ont travaillé les architectes pour le cas de Saint-Denis. Il est intéressant de noter que les demandes architecturales changent en fonction des populations concernées, illustrant le caractère dérogatoire de la résidence sociale face aux normes du logement social (Béguin, 2015) et la problématisation de la « suroccupation » dans les foyers.
  • [17]
    Extrait du même programme architectural.
  • [18]
    Braman utilise ce terme pour souligner la petitesse des espaces de sommeil.
  • [19]
    Dans le contexte polygame de la vallée du fleuve Sénégal, « utérin » veut dire de même mère, le père étant toujours le même.
  • [20]
    Les délégués sont des habitants élus par l’ensemble des résidents de l’établissement pour les représenter dans les échanges avec la structure gestionnaire.
  • [21]
    Certains logements consomment plus de 300 litres quotidiens.
  • [22]
    À l’instar de l’accès aux compteurs, cette demande est refusée par les gestionnaires.
  • [23]
    De nombreux membres de la famille de Braman sont présents dans la résidence ; ainsi, au quotidien, il partage ses repas avec les habitants du logement voisin, celui de son cousin, vivant à côté, et de son oncle habitant quelques étages au-dessus.
  • [24]
    Nous traduisons.
  • [25]
    Comme le questionne Marc Bernardot (2014) et l’affiche Adoma sur son site internet : https://www.adoma.cdc-habitat.fr/adoma/L-entreprise/Mediatheque/p-707-Vers-la-fin-des-foyers.htm, consulté le 18 septembre 2020.

1 Depuis 2014, Braman vit au deuxième étage de l’un des nombreux bâtiments d’une résidence sociale située à Saint-Denis. Après avoir passé plusieurs années « chez » son oncle maternel, dans le foyer de travailleurs migrants qui précédait cette résidence [1], ce Mauritanien d’une quarantaine d’années accède pour la première fois à un logement « à son nom » lorsque ce nouveau bâtiment est inauguré. Cette accession au logement, rendue possible par la réhabilitation de la résidence, coïncide également avec un changement de son statut : il n’est alors plus « hébergé », mais devient celui qui peut à son tour recevoir, inviter et loger « chez lui » (Gotman, 2001 ; Lévy-Vroelant et Pasquiers, 2014). D’ailleurs, dès son installation, Braman s’est retrouvé dans la nécessité d’accueillir deux de ses frères dans son studio. Une nécessité qu’il évoque comme morale, ne pouvant « les laisser à la rue ». En effet, beaucoup de ses proches, Soninkés mauritaniens installés sur la côte catalane en Espagne, ont été frappés de plein fouet par la crise économique de 2008. Peinant à retrouver un emploi, ils ont rejoint la France dans les années suivantes. Ainsi, dans le logement d’une vingtaine de mètres carrés de Braman [2], la cohabitation entre les trois hommes se négocie et se rend visible, au fil des aléas migratoires, administratifs et économiques.

2 À partir de l’ethnographie d’une résidence sociale à Saint-Denis et particulièrement du studio de l’un de ses habitants, nous nous intéressons à la pluralité des ajustements sociaux, spatiaux et politiques qui s’organisent afin de continuer à rendre possible l’hébergement des proches (Gotman, 2001). S’inscrivant dans une réflexion sur l’appropriation spatiale des nouvelles résidences sociales issues de foyers, cet article cherche à mettre en lumière les « manières de faire » (de Certeau, 1980) des habitants. Nous nous penchons ici sur la façon dont est vécue et produite la cohabitation au quotidien tout en étudiant comment cette dernière est à la fois gérée et entravée par les gestionnaires. Les stratégies et tactiques habitantes constituent le cœur de notre propos. Qu’elles soient étudiées par la pratique quotidienne in situ (ibid.) ou la mobilisation collective par la grève, elles se développent et se reformulent au fur et à mesure des nouvelles contraintes imposées par les gestionnaires. Dans quelle mesure les pratiques d’hospitalité [3] permettent-elles de faire face à l’augmentation des contraintes et aux nouvelles formes de contrôle qui se développent dans le cadre de la postréhabilitation ? Après être revenue sur la manière dont ces pratiques de cohabitations s’inscrivent dans les parcours migratoires, nous nous intéressons aux stratégies relationnelles et aux tactiques spatiales qui résistent aux contraintes gestionnaires et recomposent les espaces et les cohabitations dans le studio de Braman. Nous considérons ensuite la politique de mise en service de compteurs d’eau individualisés et ses conséquences sur le quotidien des résidents.

Encadré méthodologique

Cet article s’appuie sur l’ethnographie d’une résidence sociale à Saint-Denis, en région parisienne, entre 2017 et 2020. Nos interlocuteurs y sont, en très large majorité, des hommes originaires des trois pays de la vallée du fleuve Sénégal (Mali, Mauritanie et Sénégal), résidents, officiels ou non, voire simples visiteurs, qui pratiquent cet espace au quotidien.
C’est au sein des studios partagés que se sont déroulés nos échanges, sous la forme d’entretiens formels non directifs enregistrés ou de nombreuses conversations autour d’un thé ou d’un repas partagé par les individus qui s’y retrouvent. Nous avons souhaité nous rendre régulièrement dans les logements à différentes périodes de l’année et à plusieurs moments de la journée afin de suivre de manière relativement continue, entre autres, la chambrée de Braman, sur laquelle nous nous concentrons dans cet article. Visitant ce logement en moyenne deux fois par mois, nous avons relevé les modifications progressives des cohabitations chez Braman. À cette observation de la vie quotidienne s’est ajoutée celle d’événements exceptionnels se déroulant dans la résidence, comme la réunion entre habitants et gestionnaires concernant la mise en service des compteurs d’eau individuels. Conviée par Braman, nous y sommes allée comme simple observatrice, sans prendre la parole ni enregistrer la rencontre. Seule la prise de notes a été possible.

De l’hospitalité à la « suroccupation »

3 Que le studio individuel de Braman soit habité effectivement par plusieurs personnes n’est pas un cas isolé dans les résidences sociales issues de foyers de travailleurs migrants en France. De fait, ces pratiques d’hébergement s’inscrivent au cœur de filières et des réseaux migratoires existants dès le début du xxe siècle dans les grandes villes d’Afrique de l’Ouest. Accueillir « les candidats à l’exil », que ce soit dans l’espace national ou international, fait ainsi « l’objet d’une organisation systématique qui contribue à donner à cette migration son caractère communautaire » (Timera, 2000, p. 51). Cette organisation est progressivement devenue visible en France avec l’intensification des migrations, les logements habités par les premiers arrivants faisant fonction d’espaces d’accueil. Notons qu’à la différence des expériences d’accueil de réfugiés chez l’habitant (Gerbier-Aublanc et Masson Diez, 2019), les pratiques d’hospitalité étudiées ici n’entrent pas en contradiction avec le système domestique tel qu’Anne Gotman le définit en reprenant Mary Douglas. En effet, le système domestique que nous analysons « f[ai]t une place […] structurelle à l’hospitalité » (Gotman, 2001, p. 195), lié à une tradition collective de migration et au devoir moral d’accueillir les « jeunes » migrants. L’hospitalité est ici envisagée comme « prolongement du système domestique » (ibid.).

4 L’arrivée en France dans les années 1950 de migrants originaires d’Afrique, sans prise en charge institutionnelle, contraint ces derniers, installés dans des habitats plus ou moins confortables, à reproduire des pratiques d’accueil villageoises puis familiales, afin d’héberger « les jeunes », ceux qui arrivent après (Quiminal, 1991 ; Samuel, 1978 ; Timera, 1993). La construction progressive des foyers à destination des populations dites subsahariennes, majoritairement soninkées et peules, fait perdurer ces pratiques d’hospitalité à l’égard des derniers arrivés et les localise dans ces bâtiments qui deviennent, au cours des années 1970, des espaces économiques et sociaux centraux pour les diasporas (Daum, 1998 ; Fievet, 1996) [4]. Cependant, dès ce moment, les pratiques d’accueil commencent à être pointées du doigt et décriées. La « suroccupation » [5] des foyers, qui renvoie à un nombre d’habitants supérieur au nombre de lits officiellement loués par les gestionnaires [6], devient un problème central pour ces derniers au cours des années 1990. En effet, elle est présentée comme la principale cause de la dégradation des bâtiments et des difficultés de gestion des populations (Béguin, 2015).

5 Présenté comme une solution aux maux du foyer, le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants, qui transforme les foyers en résidences sociales, débute en 1997. Fortement empreint de cette préoccupation, il oriente les réhabilitations vers la production d’espaces individuels visant à réduire, voire à empêcher la « suroccupation » [7] (Béguin, 2015 ; Bernardot, 2014 ; Mbodj-Pouye, 2016).

6 Ainsi, le jour de l’ouverture de la résidence à Saint-Denis, clôturant quinze ans de travaux et donc de vie dans un autre foyer de la ville, les habitants découvrent que des studios individuels ont remplacé les anciens dortoirs aux nombreux lits. Avant, c’était là que les pratiques d’hébergement se déployaient, voire jusque dans les couloirs ou les réfectoires, lorsque le nombre d’habitants dépassait les capacités des chambres multiples. Cependant, aujourd’hui, si le studio est individuel et les espaces collectifs fortement réduits (Guérin, 2019a), le devoir moral et la nécessité économique d’accueillir ses « frères » dans le besoin ne s’estompent pas, et le quotidien se coconstruit alors entre habitants dans l’espace restreint du studio cohabité (Timera, 2000).

La chambrée de Braman : adaptation et cohabitation au sein d’un logement individuel

Braman et ses frères au cours du temps

7 En 2020, la cohabitation chez Braman a lieu entre frères [8]. C’est cependant isolé de sa fratrie qu’il arrive en France en 2003, âgé d’une vingtaine d’années. Ses frères, eux, ont préféré la migration vers l’Espagne. De fait, le départ de la Mauritanie vers la Catalogne de Lassana, l’aîné, a orienté les destinations des cadets. Pourtant, la veille de son départ, Braman refuse de se rendre en Espagne et choisit la France. Si Lassana, qui fournit l’apport financier principal permettant de prendre en charge le voyage [9], aurait préféré que Braman aille lui aussi en Espagne, il accepte néanmoins le départ de ce dernier vers Paris. Braman obtient alors la somme nécessaire pour partir. À son arrivée en France, il est accueilli par un cousin maternel dans son appartement au Blanc-Mesnil, qu’il quitte quatre mois plus tard pour travailler dans une usine de métallurgie à Cluses en Haute-Savoie, où il est cette fois hébergé dans la famille de son père. Il y vit et y travaille deux ans, avant de revenir en région parisienne et d’intégrer le foyer de travailleurs migrants à Saint-Denis, aux côtés de son oncle maternel.

8 Après plusieurs années à être « hébergé », « accueilli » comme le dit Braman, l’ouverture de la résidence sociale issue du processus de transformation du foyer de travailleurs migrants lui permet d’accéder à un logement « à son nom ». Cet espace devient néanmoins le lieu de vie de trois personnes, rapidement rejointes par une quatrième dans les mois suivant l’aménagement. Cohabitent ainsi, dans le studio de 22 m2, Braman, qui en est le titulaire officiel, Sékou, son petit frère « même père même mère », et Moussa, son petit frère du côté de son père [10]. Nous n’avons pas d’informations sur le quatrième cohabitant, décédé avant 2017, que Braman qualifie de « cousin », laissant présager un plus grand éloignement relationnel qu’avec ses frères toujours cohabitants. Une cohabitation à quatre qui se transforme, lors du décès du quatrième « Espagnol », comme Braman les appelle, en un partage du studio entre les trois frères.

9 En 2019, avec l’arrivée progressive « par la mer » de jeunes ressortissants de Hassi Cheggar, le village de Braman, la chambrée est une nouvelle fois bouleversée. Si deux jeunes [11] arrivés en juillet ont pu être « casés » dans l’une des structures spécialisées pour l’accueil des mineurs isolés [12], Hamidou, jeune homme d’une vingtaine d’années, s’installe dans le logement de Braman, car c’est le résident dont il est familialement le plus proche. Il s’agit en effet, comme l’explique Braman et comme représenté sur le schéma de parenté ci-dessous, du « fils du petit frère de mon père qui est même père même mère avec mon père ».

Figure 1. Schéma de parenté de la chambrée de Braman en novembre 2019

Figure 1. Schéma de parenté de la chambrée de Braman en novembre 2019

Figure 1. Schéma de parenté de la chambrée de Braman en novembre 2019

© Laura Guérin, 2021

10 Cette arrivée reconfigure également les réseaux d’hébergement entre les ressortissants du village mauritanien de Braman. En effet, si au cours des cinq ou six premiers jours « la cohabitation s’est faite à quatre » selon ce dernier, le départ en vacances pour quatre mois de M. Timera, un Mauritanien également soninké, vivant au cinquième étage, a permis de « déplacer » Moussa dans le logement temporairement disponible afin de soulager la cohabitation des trois résidents au deuxième étage. Que ce soit Moussa et non Sékou qui change de logement s’explique par la relation de frères « même père même mère » qui lie Sékou à Braman, relation apparaissant souvent plus forte que celle nouée entre demi-frères de mères différentes, celle-ci pouvant être imprégnée par les rivalités entre co-épouses de mariages polygames (Razy, 2007, p. 72). Le choix de maintenir Hamidou, pourtant dernier arrivé, dans la chambrée, peut également relever d’une décision économique, ce dernier ne pouvant assumer une contribution aux frais domestiques, car il est le seul à ne pas avoir d’emploi. En outre, ce « jeune » a besoin d’être accompagné, parce qu’il ne maîtrise pas tous les codes de la vie en cohabitation [13].

11 Cette brève histoire des membres de la chambrée de Braman depuis 2014 laisse entrevoir plusieurs éléments d’analyse. Le premier élément saillant est le partage par tous les cohabitants de liens familiaux, plus ou moins étroits, comme l’illustre le schéma de parenté (figure 1). Cet accueil au sein de la famille est très fréquent et transparaît dans la grande majorité des témoignages d’enquêtés lorsqu’ils évoquent leurs trajectoires d’arrivée en France et dans les foyers. De plus, l’intégration d’Hamidou et non des deux autres jeunes migrants arrivés précédemment laisse percevoir des trajectoires résidentielles et d’intégration au logement différentes en fonction des individus et de leurs liens de parenté [14].

12 Le second élément que nous pouvons relever concerne la malléabilité de cet hébergement, à différentes échelles : logement, résidence sociale et ville, même si cette dernière dimension n’est pas au cœur de la présente étude. Ainsi, si la cohabitation longue de Braman, Sékou et Moussa s’inscrit certes dans le même logement de 2014 à 2020, les aléas de la vie et des migrations reconfigurent plus ou moins durablement cette situation au cours de cette période. En 2019, que Moussa soit logé dans le studio de M. Timera, pendant les quatre mois de vacances de ce dernier, permet de retrouver une cohabitation à trois qui est, au retour du vacancier, de nouveau transformée. Cette fluctuation des cohabitations, intégrant plusieurs logements au niveau de la résidence sociale, voire à l’extérieur, est d’autant plus vraie pour les chambrées où sont hébergés des migrants très récemment arrivés sur le territoire français. En effet, la complexité pour obtenir des papiers, un emploi stable et même une place de « suroccupant » dans une résidence pousse de nombreux migrants récemment arrivés à quitter celle-ci afin de chercher un hébergement en appartement chez des proches [15]. Ainsi, dans le contexte contraint du studio, la cohabitation se réorganise au fil des trajectoires migratoires et administratives des acteurs concernés.

Arrangements spatiaux au sein du studio cohabité

13 La « suroccupation », nous l’avons dit, est érigée en problème central par les gestionnaires à partir des années 1990. Par conséquent, les réhabilitations de foyers qui débutent en 1997 réorganisent totalement le bâti, s’attachant à repenser et à rigidifier l’agencement des logements. Une seule clef est fournie au résident à la signature du contrat. En outre, l’aménagement du studio, particulièrement étudié, compromet fortement l’installation de plusieurs espaces de sommeil, afin d’aller « dans le sens de la lutte contre la suroccupation » [16]. Les studios ainsi aménagés avec de lourds meubles, parfois même fixés au sol, offrent à leur habitant une adaptation spatiale limitée. Composé d’une cuisine donnant sur le couloir de l’entrée, d’une salle de douche séparée et d’une pièce de vie, l’espace est pensé de manière à « éviter la pose d’un second matelas au sol […]. Ainsi, [sont privilégiés], en lieu et place de tables, des plans fixes intégrés sans pour autant nuire à la fonctionnalité du logement » [17]. Le résident dispose alors d’un sommier et d’un matelas, accompagnés d’une table de nuit, d’une table carrée, de deux chaises et d’un long et étroit plan de travail fixé au mur. Au cours d’un entretien téléphonique, en novembre 2018, l’un des architectes de la résidence évoquait les nombreuses recommandations du gestionnaire concernant « l’espace libre au sol » ne devant pas dépasser les « deux mètres carrés » afin que personne ne puisse « dormir par terre ». Les architectes n’ont pu répondre à ce critère, mais il illustre néanmoins le poids de la lutte contre la « suroccupation » dans la fabrique des espaces des nouvelles résidences sociales.

14 Face à ce dispositif spatial contraignant, Braman, Sékou, Moussa et Hamidou transforment, la nuit, l’étroit studio en un dortoir « avec quatre barquettes [18] comme ça », nous explique Braman, en nous indiquant avec ses mains la disposition du matelas, des nattes et du lit qui prennent place au sol. C’est particulièrement la variable temporelle qui est saillante dans les contournements spatiaux du studio, laissant apparaître deux logements distincts : celui de la journée, ouvert aux proches et aux amis, et celui de la nuit, quand le studio devient dortoir.

Figure 2. Schémas de l’organisation spatiale diurne puis nocturne du logement de Braman

Figure 2. Schémas de l’organisation spatiale diurne puis nocturne du logement de Braman

Figure 2. Schémas de l’organisation spatiale diurne puis nocturne du logement de Braman

Les zones privatives et intimes sont symbolisées par les bulles en pointillés.
© Laura Guérin, 2021

15 Les deux schémas présentent les adaptations spatiales du logement de Braman lors d’une cohabitation à quatre (figure 2). Ils sont réalisés à partir de nos observations, pour la partie diurne, et des explications de nos interlocuteurs, pour la partie nocturne. Plusieurs éléments sont notables.

16 Sont maintenus visibles, au cours de la journée, le lit principal, celui de Braman, sur lequel il s’installe fréquemment pour converser avec les nombreux visiteurs qui passent chez lui, ainsi qu’un matelas installé au sol, nommé « canapé » et sur lequel visiteurs et amis prennent place pour partager un thé ou un repas. La nuit tombée, ce « canapé » devient le matelas de Sékou, qui soustrait au regard des autres ses objets d’affection – un Coran, un téléphone portable, des photographies – en les dissimulant dans le meuble proche du canapé, faisant office de tête de lit. Ainsi ce microterritoire semble devenir le soir venu le « chez-soi » temporaire de Sékou (Jouve et Pichon, 2015 ; Serfaty-Garzon, 2003), son « territoire fondamental » (Staszak, 2001).

17 Les nattes de Moussa et Hamidou, rangées la journée sous le lit de Braman, sont sorties et déroulées tous les soirs. La table et les chaises sont déplacées, rangées la journée sous le lit de Braman, afin de dégager suffisamment d’espace au sol pour les y installer. À la différence de Braman et Sékou, Moussa et Hamidou ne possèdent pas d’espace fixe « à eux » au cours de la journée et doivent donc utiliser d’autres ressources spatiales, technologiques et numériques pour produire leur « chez-soi ». De nombreux hébergés ont ainsi recours au téléphone portable qui offre une bulle sensorielle, non représentée sur les schémas, et qui permet à l’individu de s’extraire temporairement, grâce à l’écran et aux écouteurs, des interactions ayant lieu dans le logement (Guérin, 2019b). Encore une fois, la hiérarchie des espaces de sommeil entre les deux frères et le cousin de Braman illustre une différence de statut dans le studio, pouvant s’expliquer par la plus grande proximité relationnelle des deux frères utérins [19], Braman et Sékou. De fait, comme l’explique Anne Gotman, « c’est dans les formes d’hospitalité les plus asymétriques […] que la territorialisation de l’autre est la plus contraignante » (2001, p. 116).

18 Les contraintes pensées lors des réhabilitations sont donc contournées par des pratiques spatiales et des tactiques quotidiennes permettant à l’hébergement de proches d’être maintenu. Néanmoins, cette cohabitation continue à être pointée du doigt par les gestionnaires et combattue par le truchement de nouvelles contraintes techniques qui transforment, en retour, l’organisation des cohabitants.

La mise en service des compteurs d’eau : pointer du doigt la « suroccupation »

19 En 2014, l’installation des résidents dans le nouveau bâtiment n’implique pas la cessation des politiques gestionnaires à l’encontre de cette « suroccupation ». En septembre 2019, l’organisme de gérance présente aux résidents la mise en service de compteurs d’eau individuels afin de facturer le « hors forfait » pour chaque logement, mettant de nouveau à mal les pratiques d’hospitalité et d’hébergement.

La réunion : de l’enjeu écologique à la gestion des populations

20 Si de nombreuses mobilisations sont organisées contre les compteurs d’eau individuels par les résidents et leurs soutiens associatifs comme le Collectif pour l’avenir des foyers, c’est à travers la réunion du 12 septembre 2019, organisée à l’initiative du gestionnaire et se déroulant dans la salle polyvalente de la résidence, que nous allons aborder ici la question de ces compteurs. Rassemblant les délégués [20] accompagnés d’une vingtaine de résidents autour de deux grandes tables, la réunion compte également quatre représentants de l’organisme gestionnaire dont le gérant de la résidence, arrivé depuis peu, et trois membres du siège de la structure : une responsable développement durable, le responsable de tous les sites de la ville de Saint-Denis et un responsable patrimoine-maintenance.

21 La réunion commence vers 17 h 15 par un tour de table suivi d’une présentation par la responsable développement durable du positionnement du gestionnaire face aux enjeux énergétiques. Mettant en avant la volonté d’enclencher une transition écologique en réduisant les consommations de fluides des résidences, elle introduit ce qui entre en vigueur dans les mois suivants, à savoir la facturation des consommations d’eau dites « hors forfait ». En s’appuyant sur « les taux réglementaires des apl ayant été statués en 2010 », elle rappelle la consommation moyenne d’un ménage français (s’élevant à 130 litres par personne et par jour), avant d’évoquer l’adoption d’un seuil plus élevé pour la résidence. En effet, sont considérées comme « hors forfait » les consommations supérieures à 168 litres par jour et par logement.

22 Tout en invoquant ces nouvelles réglementations, la responsable développement durable insiste sur ce qu’elle définit comme l’idée centrale de son propos : il ne s’agit pas « de facturer, mais de diminuer » la consommation. En insistant sur la dimension pédagogique du dispositif, elle indique qu’une « fiche » présentant la consommation d’eau mensuelle de chaque logement, disponible au bureau du gérant, pourrait être imprimée par les résidents qui en feraient la demande. Il s’agirait, selon elle, de « préparer demain » pour donner « des repères » aux résidents envisageant un relogement à l’extérieur de la résidence, où les consommations seraient à leur charge exclusive. Mais cette « fiche » des consommations est déjà à la disposition du gérant, avant même que la facturation du « hors forfait » n’ait débuté. Distribuée aux résidents au cours de la réunion, une liste pointe plusieurs logements dont la consommation dépasse, plus ou moins largement [21], les 168 litres par jour.

23 À la suite de ces présentations, les délégués prennent la parole en contestant plusieurs points. S’ils refusent frontalement la pause de compteurs individuels, c’est plus particulièrement le relevé automatique qui les inquiète, car il ne permet pas de confirmer ou de s’opposer aux chiffres transmis. En effet, installés dans les gaines techniques à l’extérieur des logements, les compteurs ne sont pas accessibles aux résidents pour « des raisons de sécurité » et ne peuvent être consultés que sur demande. Le délégué principal évoque l’accès aux compteurs comme « condition nécessaire » au paiement afin d’atténuer la défiance des résidents envers les gestionnaires. S’ajoute, à la crainte d’une perte de contrôle des informations transmises, celle de l’inscription de cette surconsommation sur les quittances de loyer. De fait, indiquée dans un encadré sur la quittance, la consommation, si elle est hors forfait, doit être réglée afin de pouvoir recevoir sa quittance de loyer. Évoquant les complications administratives que cela pourrait générer pour les résidents, les délégués insistent sur la nécessité de séparer la quittance de la facturation des consommations de fluides [22].

24 Le débat se tend peu à peu lorsque plusieurs résidents soulignent que des fuites sont fréquentes dans leur logement et qu’ils risqueraient d’être facturés sans être responsables de la surconsommation. À cet argument, la responsable développement durable répond qu’il serait, en effet, « primordial » pour les résidents de « faire attention aux fuites » pour les déclarer le plus rapidement possible au gérant afin de ne pas se voir facturer de surcoût. L’un de ses collègues appuie son propos en attestant qu’un « système d’alarme pour les fuites » a été mis en place, transmettant les coordonnées du logement en question lorsque des « anomalies de consommation » sont détectées. Sans définir clairement les indicateurs utilisés pour caractériser ces anomalies, il ajoute « que certaines personnes ne [devraient] pas [s’]étonner de voir l’ouvrier de maintenance débarquer ». Perdant progressivement son calme, le responsable des sites de la ville de Saint-Denis lance : « On va pas se mentir, il y a un gros problème de suroccupation et on a très peu de fuites ». En s’opposant aux positions des délégués, il prend la liste des consommations par studio et pointe les logements à forte consommation (supérieure à 300 L/j) qu’il associe à la « suroccupation ». Il ajoute que cette résidence présente l’une des surconsommations les plus importantes des établissements de la structure gestionnaire, liée, d’après lui, à la « suroccupation » dont il sait « comme tout le monde » qu’elle est très forte dans le bâtiment. Après une heure de débat, le thème évité depuis le début de la réunion surgit : la « suroccupation » est la cause de cette surconsommation d’eau rendue visible par ces nouveaux outils de gestion. Le discours officiel d’une volonté écologique du gestionnaire cède alors la place à un réquisitoire contre l’hébergement de proches dans les résidences, révélant les différents usages que peut avoir le contrôle quotidien des consommations de fluides.

25 La réunion se clôture vers 19 heures sur une demande de délai des délégués avant de procéder à la facturation. Organisée en septembre après un courrier transmis fin août, cette première réunion devait permettre la mise en service de la facturation en octobre. Ces délais très courts sont présentés par les délégués, jouant sur le double discours des gestionnaires, comme contradictoires avec le souhait de former les résidents à des gestes plus écologiques. Ils obtiennent ainsi un délai de deux mois afin de pouvoir prévenir tous les résidents et d’amorcer la réduction des consommations ; c’est d’ailleurs la seule requête qui leur est accordée.

26 Si l’échange observé met en lumière plusieurs thèmes récurrents dans les débats entre délégués, résidents et gestionnaires, il est particulièrement intéressant en raison de son impact sur les pratiques de cohabitation. Si cette question n’apparaît que tardivement au cours de la réunion, elle est particulièrement saillante par la suite. En effet, la liste des studios au sein desquels la consommation d’eau paraît excessive permet au gérant de repérer les logements suspectés de « suroccupation ». Ainsi, si la cohabitation en résidence s’inscrit dans des normes d’usage coproduites par les cohabitants, l’augmentation des contrôles, en particulier par le recours à des compteurs individuels, renforce les contraintes rencontrées au quotidien. Aux outils de contraintes spatiales s’ajoute alors la mise en place d’outils « technico-politiques », à l’instar des compteurs prépayés sud-africains étudiés par Antina Von Schnitzler (2013) qui visent à entraver les pratiques d’hébergement ou des compteurs d’eau parisiens analysés par Konstantinos Chatzis (2006) qui transforment les manières d’utiliser l’eau.

S’adapter aux compteurs d’eau

27 Pour ne pas risquer de mettre en péril l’hébergement de ses proches, de nouvelles transformations sont mises en place dans le logement de Braman afin de réduire au maximum les dépenses d’eau. En effet, là où logent trois habitants et où sont cuisinés et consommés les repas pour deux ou trois chambrées [23], l’enjeu des consommations de fluides devient véritablement problématique, car le logement est déjà pointé par la liste distribuée lors de la réunion. Dans cette section, nous nous intéressons aux tactiques développées par Braman et ses cohabitants, mais également à celles, plus collectives, organisées à l’échelle de la résidence.

28 Lors d’un retour sur le terrain, quelques semaines après la réunion, nous observons dans le logement de Braman la présence d’une affiche imprimée dans la salle de bain (sans y entrer, nous l’apercevons par la porte entrouverte) réclamant à tous les utilisateurs de maintenir la salle de bain propre et de ne pas laisser couler l’eau pour rien. De la même manière, au cours d’une discussion au sujet de la nouvelle cohabitation avec le jeune Hamidou, Braman nous explique être toujours en train de le « former ». En effet, le « jeune » continue de laisser son matelas au sol alors que tout le monde est réveillé, n’ayant pas encore pris le réflexe de le plier et de le ranger au réveil. Au-delà de ces entorses aux règles de cohabitation, sa façon de laver la vaisselle et la salle de bain, il « met l’eau à fond » et « laisse couler trop », doit, pour Braman, évoluer vers un usage plus économe. En effet, puisqu’il n’est pas envisageable de ne plus recevoir de visiteurs, les réductions de consommation d’eau deviennent cruciales, bien qu’il soit peu probable que Braman puisse, avec deux ou trois cohabitants, passer sous la barre du « hors forfait ». Contraignant les usages et accélérant les étapes de formation des jeunes hébergés, la mise en place des compteurs d’eau transforme les manières d’habiter en modifiant, à la marge, les « arts de faire » et les tactiques quotidiennes de la production alimentaire et du maintien de la propreté (de Certeau, 1980).

29 En parallèle de ces adaptations du quotidien, la question des compteurs est aussi traitée collectivement par une mobilisation organisant la grève de paiement des surconsommations. En effet, les petites économies d’eau permises par la réalisation de vaisselles plus rapides ne peuvent suffire à réduire significativement les consommations d’eau. Ainsi, face à la mise en place du hors forfait et voyant la menace planer sur le maintien des pratiques de cohabitation, les résidents, soutenus par les délégués, décident de résister en menant une grève des règlements de hors forfait. D’après les termes du règlement intérieur, les résidents ne risquent pas l’expulsion avant d’atteindre un retard de paiement équivalent à trois mois de redevance. Le refus de verser aux gestionnaires les sommes de la surconsommation de fluides ne met donc pas directement en péril le maintien du résident dans son logement. Néanmoins, ce mouvement de « blocage des paiements », comme le dit Braman, n’est pas suivi par tout le monde. D’une part, ne peuvent être concernées que les personnes résidant dans des logements surconsommant et, d’autre part, « certains payent de temps en temps » comme l’évoque Braman au cours de l’été 2020, suggérant l’engagement plus ou moins constant des résidents. Ainsi, si à la rentrée 2020, aucune disposition coercitive n’a été mise en place par les gestionnaires, la faible mobilisation autour du blocage ne laisse que de minces chances de succès au mouvement. Néanmoins, si le développement d’outils « technico-politiques » complique les contournements et les stratégies d’actions des acteurs, « le cycle presque infini des innovations et subversions » (Von Schnitzler, 2013, p. 688) [24] pourrait voir naître de nouveaux moyens de faire avec et contre ces contraintes d’un genre nouveau.

Conclusion

30 En étudiant les stratégies et les tactiques d’adaptation et de résistance mises en place par les habitants de résidences sociales issues de foyers de travailleurs migrants pour maintenir l’hébergement de proches, nous avons voulu mettre en lumière deux éléments.

31 D’une part, nous nous sommes intéressée à la capacité des acteurs à produire et à maintenir une cohabitation dans l’espace réduit du logement. Cette capacité d’adaptation se transforme et se renouvelle au fil de l’évolution des situations socio-économiques et administratives des habitants et face à la multiplication des contraintes imposées par les gestionnaires. Si nous avons dédié cet article aux « arts de faire » développés afin de contourner les espaces et les réglementations, résister aux contraintes peut également prendre la forme de mobilisations politiques et en particulier de grèves de redevance, où la résistance s’incarne alors dans le collectif, non plus à l’échelle du logement, mais à celle de la résidence.

32 D’autre part, nous avons montré que la réhabilitation entraînant une transformation spatiale des bâtiments et des logements n’apparaît pas comme la seule et surtout la dernière contrainte à laquelle les résidents doivent faire face. En effet, si ces transformations sont présentées comme « la fin des foyers » [25], elles ne sont en réalité que la première marche d’une succession de mécanismes limitant et contrôlant, entre autres, les pratiques d’hébergement et de cohabitation pourtant vitales aux migrants.

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Mots-clés éditeurs : résidence sociale, foyers de travailleurs migrants, cohabitation, contraintes techniques, tactiques

Mise en ligne 09/12/2022

https://doi.org/10.3917/esp.186.0035

Notes

  • [1]
    Depuis 1997, dans le cadre d’un Plan national, tous les foyers de travailleurs migrants ont été progressivement transformés en « résidences sociales », ce qui a modifié à la fois leur agencement spatial et leurs cadres légaux. Cette transformation est nommée « réhabilitation » ou « restructuration ». Pour en savoir plus : http://www.financement-logement-social.logement.gouv.fr/circulaire-plan-de-traitement-des-foyers-de-a1220.html, consulté le 11 juillet 2022.
  • [2]
    Le studio de Braman, de 22 m2, est l’un des plus grands de la résidence, mais également de la région, certaines studettes parisiennes n’atteignant pas les 12 m2.
  • [3]
    À l’instar d’Anne Gotman (2001, p. 131), ou de Mahamet Timera (2000) à propos de l’accueil des migrants transnationaux, nous utilisons le terme d’« hospitalité » que les accueillis appartiennent ou non aux réseaux de connaissances des hôtes.
  • [4]
    En effet, la vente d’objets d’artisanat, de textiles et de plats cuisinés convertit ces foyers en des espaces de consommation, mais aussi d’activités rémunératrices pour les habitants et la diaspora.
  • [5]
    Nous choisissons ici de maintenir ce terme entre guillemets afin de souligner le fait qu’il s’agit d’une catégorie employée par les services gestionnaires.
  • [6]
    Le cas de Saint-Denis est particulièrement notable, car le foyer accueillait près de 800 résidents, pour 522 lits.
  • [7]
    Sont également visées par les réhabilitations, les pratiques cultuelles et les activités économiques telles que le petit commerce ou la production et la vente alimentaire. Ainsi, si les espaces de sommeil sont transformés en studio, les espaces collectifs se raréfient, voire disparaissent totalement des plans.
  • [8]
    Les situations de cohabitation que nous présentons dans cet article sont des pratiques interdites par le règlement intérieur des résidences. Si elles étaient également interdites, mais tolérées, dans les anciens foyers, la réhabilitation a entraîné un durcissement des contrôles et des sanctions. En effet, le risque d’expulsion pour « suroccupation » existe et les cas se multiplient : plusieurs procédures ont été lancées en 2019 et 2020, par exemple au foyer Tolbiac, s’ajoutant à la longue liste d’expulsions pour impayés.
  • [9]
    Ce sont en général les aînés déjà en migration qui prennent en charge financièrement le voyage et l’accueil des néomigrants (Timera, 2000). Ici, Braman est accueilli par d’autres membres de sa famille.
  • [10]
    Ils ont tous les trois une quarantaine d’années lors de notre enquête.
  • [11]
    Ici, l’utilisation du terme émique « jeunes » fait référence à l’âge et à la génération de l’individu, mais également à son ancienneté en migration et à son degré de dépendance (Abélès et Collard, 1985). « Jeune » comme « petit » font donc d’abord référence à une relation de dépendance à ses proches, car, comme le dit Stefan Le Courant, « la jeunesse est sociale » (2014, p. 6).
  • [12]
    Cette prise en charge n’a pu être que de courte durée, car, à la suite d’une radio du poignet pour identification osseuse de l’âge, les autorités françaises ont conclu que ces deux jeunes migrants n’étaient plus mineurs et ne pouvaient alors prétendre à un hébergement dans cette structure. Ils sont alors, dès octobre 2019, partis vers Perpignan où sont installés quelques ressortissants soninkés mauritaniens.
  • [13]
    Si nous ne l’abordons pas dans cet article, il semble néanmoins nécessaire de souligner que cette cohabitation, qu’elle ne concerne que des membres de la même famille ou non, s’appuie sur une division des tâches très structurée. En effet, si aucune contrepartie financière ne peut être exigée à un hébergé sans revenu, c’est une compensation en nature qui est alors demandée (ménage, courses, préparation des repas et gestion des ordures). Ainsi, en plus d’un apprentissage du vivre-ensemble dans un studio partagé, le début de la vie au sein de la résidence s’accompagne d’une formation pour effectuer correctement les tâches qui incombent aux personnes dans cette situation.
  • [14]
    Ici, c’est la proximité relationnelle entre Hamidou et Braman qui est mise en avant dans le discours de ce dernier, proximité qui n’existe pas avec les deux autres jeunes arrivés avant Hamidou.
  • [15]
    C’est le cas de certains des enquêtés rencontrés lors du terrain exploratoire d’une résidence parisienne en 2016, qui avaient dans les années suivantes quitté (peut-être temporairement) la résidence, afin d’intégrer « l’appartement d’un ami » le plus souvent en banlieue.
  • [16]
    Extrait d’un programme architectural transmis par le gestionnaire de la résidence à l’agence d’architecture chargée de la réalisation de la nouvelle résidence. Notons que deux programmes ont été envoyés aux architectes, l’un concernant les réhabilitations et l’autre évoquant les réhabilitations concernant « les résidences en suroccupation ». C’est à partir de ce dernier document qu’ont travaillé les architectes pour le cas de Saint-Denis. Il est intéressant de noter que les demandes architecturales changent en fonction des populations concernées, illustrant le caractère dérogatoire de la résidence sociale face aux normes du logement social (Béguin, 2015) et la problématisation de la « suroccupation » dans les foyers.
  • [17]
    Extrait du même programme architectural.
  • [18]
    Braman utilise ce terme pour souligner la petitesse des espaces de sommeil.
  • [19]
    Dans le contexte polygame de la vallée du fleuve Sénégal, « utérin » veut dire de même mère, le père étant toujours le même.
  • [20]
    Les délégués sont des habitants élus par l’ensemble des résidents de l’établissement pour les représenter dans les échanges avec la structure gestionnaire.
  • [21]
    Certains logements consomment plus de 300 litres quotidiens.
  • [22]
    À l’instar de l’accès aux compteurs, cette demande est refusée par les gestionnaires.
  • [23]
    De nombreux membres de la famille de Braman sont présents dans la résidence ; ainsi, au quotidien, il partage ses repas avec les habitants du logement voisin, celui de son cousin, vivant à côté, et de son oncle habitant quelques étages au-dessus.
  • [24]
    Nous traduisons.
  • [25]
    Comme le questionne Marc Bernardot (2014) et l’affiche Adoma sur son site internet : https://www.adoma.cdc-habitat.fr/adoma/L-entreprise/Mediatheque/p-707-Vers-la-fin-des-foyers.htm, consulté le 18 septembre 2020.
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