« Troubled times had come to my hometown
Now Main Street’s whitewashed windows and vacant stores
Seems like there ain’t nobody wants to come down here no more »
Bruce Springsteen, My Hometown, 1986
1 Le but de cet article est de proposer une conceptualisation de la notion de tomason. On doit cette dernière à Genpei Akassegawa (1987), artiste japonais d’hyperart, qui l’a développée dans les années 1980. Pour désigner la catégorie d’objets urbains qu’il veut dévoiler il a repris ironiquement le nom de Gary Thomasson, célèbre joueur de baseball états-unien « acheté » par une équipe japonaise (les Yiomiuri Giants) en 1982. Une fois au Japon, Gary Thomasson s’est avéré inutile, manquant toutes ses balles, pathétique ombre de son passé. Les thomassons d’Akassegawa sont de cet ordre, il s’agit d’objets urbains dont la fonction n’est plus connue mais qui semblent s’attarder dans nos espaces : escalier ne débouchant sur rien, panneau indiquant un lieu qui n’existe plus, tuyau sans usage dépassant d’un mur, etc.
2 Le tomason se rencontre dans d’autres œuvres artistiques et littéraires (Gibson, 1993 ; Vladislavić, 2006) jusqu’à constituer un ensemble qui contient suffisamment d’éléments de définition pour servir de fondement à l’établissement d’un concept utile en sciences sociales et plus spécifiquement en géographie et en urbanisme parce qu’il permet de désigner clairement certains objets et espaces urbains que jusque-là nous n’avions pas de mot, en tout cas pas un mot commun, pour dire. Pas de mot… alors même que tout un chacun a fait cette expérience : circuler, rencontrer un objet, un espace, un bâtiment, qui n’est pas à sa place, dont on sait qu’il est un reste du passé, oublié. Mais quel passé ? Pourquoi est-il là ? À quoi servait-il ? Combien de temps restera-t-il ? Qui ne connaît pas le sentiment qu’une telle rencontre suscite ? On est intrigué, on s’interroge, on regarde d’un autre œil ce qui nous entoure, dont l’actualité soudain se redéfinit aussi par un certain rapport à un passé presque oublié et presque effacé, mais presque seulement. C’est peu de chose, mais pour qui tente de comprendre l’expérience spatiale, c’est peut-être important.
3 Je propose dans ce qui suit d’utiliser une orthographe simplifiée, tomason et non pas thomasson. C’est aussi ce que fait l’écrivain sud-africain Yvan Vladislavić (2006) qui a repris la notion, mais je souhaite surtout marquer une différence avec Akassegawa, parce que le tomason tel que je le définis diffère sur certains points du sien, parce qu’aussi, s’éloignant du nom propre originel, on est dans la construction d’un nom commun pour désigner un concept. Je prétends en effet que cette notion, issue de la littérature et de l’art, peut devenir un concept utile des études urbaines (urbaines puisque le tomason est urbain). Il faut pour cela la clarifier en même temps que montrer qu’en elle convergent des propos sur la ville d’auteurs divers (écrivains, poètes, chercheurs) qui, à mon sens, ont parlé des tomasons « sans le savoir » pour traiter de la question des mémoires citadines et de leur rapport à l’espace urbain. Cet exercice de définition du tomason suppose donc d’abord un détour par une réflexion à partir d’un corpus, très hétérogène, de littérature et de sciences sociales sur la mémoire, l’espace et le temps. Cette hétérogénéité des sources est volontaire : sont mis sur le même pied textes littéraires, chansons et textes scientifiques parce que c’est de la circulation d’une idée qu’il est question, une idée qui n’hésite pas à franchir toutes les lignes, disciplinaires et même, bien plus, de nature de l’expression de la pensée. Deux auteurs principaux sont d’abord mobilisés ici, Jean-Jacques Rousseau et Marcel Proust, pour leurs apports sur la réflexion entre mémoire et espace et parce qu’ils ont mis en place ce qui peut servir de modèle à la compréhension du tomason (la pervenche et la madeleine). Dans un deuxième temps une définition conceptuelle du tomason pourra être proposée et déjà élargie à la question de la mémoire dans les espaces urbains.
La pervenche et la madeleine
4 « Ah ! voilà de la pervenche ! » (Rousseau, 2009, p. 290). Ce « cri de joie » (ibid.) de Jean-Jacques, le narrateur des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, est causé par ce qu’il appelle une « réminiscence » : voyant, au bord d’un chemin, des pervenches, il est ramené au souvenir d’une promenade avec Mme de Warens, « maman », lors de laquelle elle lui avait montré des pervenches, auxquelles sur le moment il n’avait pas prêté intérêt. Mais trente ans après, elles font surgir brutalement le souvenir d’une époque qui est, a posteriori, définie par l’auteur comme celle du bonheur, celle où il vivait pleinement une relation amoureuse avec celle qui était à la fois personnage maternel et femme de sa vie. Ces petits objets, dont la pervenche est un des meilleurs exemples, sont qualifiés par Georges Poulet de « signes mémoratifs », c’est-à-dire « un objet présent, par association de ressemblance, [qui] rappelle l’image d’un objet passé, qui, à son tour, par association de contiguïté, détermine le réveil des sentiments» (Poulet, 1952, p. 229). Ils provoquent des « réminiscences », c’est le terme employé par Rousseau : « toutes ces tendres réminiscences me firent verser des larmes sur ma jeunesse écoulée, et sur des transports désormais perdus pour moi » (Rousseau, 2009, p. 484). Ce qui se produit est donc, souligne Georges Poulet, l’imbrication de deux mémoires : la mémoire ordinaire, qui fait que l’on se souvient d’objets, la mémoire affective, qui fait que l’on peut sentir à nouveau les sentiments passés.
5 Chez Rousseau cette mémoire affective est involontaire : provoquée par un objet, accidentellement. Il faut faire le lien avec la définition platonicienne de la réminiscence : elle est provoquée par une perception des sens mais permet de faire surgir une connaissance oubliée. Ce qui m’importe ici est bien le rôle joué par la perception d’un objet dans l’espace : est établie par ce processus de réminiscence la relation directe entre souvenir et sens (ce peut-être la vue, le goût, le toucher, l’odorat, l’ouïe). Une perception matérielle fait ressurgir un souvenir et peut faire revivre un sentiment. Ce dont on conclura que notre perception de l’espace intègre notre perception du passé.
6 La très célèbre expérience vécue de la madeleine décrite par Marcel Proust a des effets similaires à ceux de la pervenche chez Rousseau. Proust avait d’ailleurs envisagé de donner un autre titre à ce qui allait devenir À la recherche du temps perdu : Les Réminiscences du cœur. L’objet central de l’œuvre est précisément cela : montrer comment il est possible de revivre des expériences du passé, des sentiments du passé, grâce à des expériences sensorielles. Il s’agit bien chez Proust de « revivre », ce pourquoi Georges Poulet propose de parler de « reviviscence » plutôt que de réminiscence. Retrouver le temps perdu ne consiste pas à en retracer la chronologie, à dater, à se rappeler à force d’efforts intellectuels, mais à être capable de vivre à nouveau ce que l’on a vécu, à ressentir à nouveau ce que l’on a ressenti, à renouveler une expérience. Et c’est seulement à la condition que cela soit possible que Proust peut penser surmonter ce qui est pour lui un problème existentiel majeur, celui de « la mort fragmentaire et successive telle qu’elle s’insère dans toute notre vie » (Proust, 1954, t. 2, p. 221). La mort chez Proust n’est pas la fin de la vie, mais le changement incessant de notre moi :
« la vraie mort de nous-mêmes, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi différent et jusqu’à l’amour duquel ne peuvent s’élever les parties de l’ancien moi condamnées à mourir. » (Proust, 1954, t. 2, p. 221)
8 Sans cesse je meurs au sens où je change et où le moi que je suis n’est plus celui que j’étais. Proust en fait la démonstration à travers l’évolution du sentiment amoureux dans « Le Temps retrouvé » :
« n’avais-je pas tenu à Albertine plus qu’à ma vie ? Pouvais-je alors concevoir ma personne sans qu’y continuât mon amour pour elle ? Or je ne l’aimais plus, j’étais non plus l’être qui l’aimait mais un être différent qui ne l’aimait pas, j’avais cessé de l’aimer quand j’étais devenu un autre. » (Proust, 1954, t. 7, p. 615)
10 Proust se confronte à cette angoisse, comme Jean-Jacques Rousseau avant lui : « l’on a remarqué que la plupart des hommes sont, dans le cours de leur vie, souvent dissemblables à eux-mêmes et semblent se transformer en des hommes tout différents » (Rousseau, 2009), p. 495). Ceci, dit Rousseau, est une évidence, ce qui est important est d’en chercher les causes. Celles-ci sont pour lui extérieures et viennent des sens. Ces diverses « manières d’être […] dépendaient en grande partie de l’impression antérieure des objets extérieurs, et que, modifiés continuellement par nos sens et par nos organes, nous portions, sans nous en apercevoir, dans nos idées, dans nos sentiments, dans nos actions, l’effet de ces modifications » (ibid.).
11 Cette relation à l’objet extérieur, cette conviction qu’il compte, est partagée par Proust. L’objet en tant qu’il est unique cependant chez Proust. Et c’est là que peut se comprendre la place de l’espace dans les processus mémoriels, car les espaces sont des objets et les objets sont dans l’espace. Proust fait d’ailleurs bien plus fortement que Rousseau le lien entre espace et temps :
« Il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons. » (Proust, 1954, t. 1, p. 146)
13 Cette foi dans le lieu fait le pont avec le temps : notre présent, comme notre passé, est à la fois moment et lieu.
14 Dès lors, on comprend mieux le fonctionnement de la métaphore proustienne : c’est la mise en relation de deux sensations, l’une présente, l’autre passée, qui permet de retrouver l’être que l’on fut, d’être pleinement parce que l’on est à la fois hier et aujourd’hui (ce qui permet l’espoir d’être aussi demain). C’est ce qui explique le sentiment de bonheur profond provoqué par la madeleine qui est le bonheur de surmonter la mort. L’expérience vécue met ici en cause la compréhension intellectuelle de ce que sont le temps et l’espace, et c’est sur la base de cette expérience que Proust va établir sa distinction entre mémoire volontaire et mémoire involontaire. D’un côté la mémoire volontaire est un effort intellectuel pour tracer le cours du temps, cours qui rétabli la continuité chronologique des événements, les dates, les identifie comme autant de moments extérieurs à soi. D’un autre côté, la mémoire involontaire est une expérience des sens, qui fait revivre une expérience antérieure et la détache de la chronologie et de la continuité du flux du temps. Or, dans le processus de la mémoire involontaire, c’est souvent sous la forme d’espace du passé que surgit le temps « perdu » :
« La sensation commune avait cherché à recréer autour d’elle le lieu ancien, cependant que le lieu actuel qui en tenait la place s’opposait de toute la résistance de sa masse à cette immigration dans un hôtel de Paris d’une plage normande ou d’un talus d’une voie de chemin de fer […]. Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation commune s’était accouplé un instant, comme un lutteur, au lieu actuel. » (Proust, 1954, t. 7, p. 224)
16 Soudain, donc, sans que l’on comprenne comment, une émotion nous envahit. C’est un choc qui est temporel et spatial à la fois. C’est ce choc qui fait prendre conscience, par l’expérience que nous en faisons, que nous sommes plongés dans une erreur : confrontés à l’écoulement du temps et au changement de l’espace, nous avons l’illusion d’une double continuité. Cette illusion nous est donnée par la reconstruction d’un temps qui serait une chronologie en même temps qu’un espace qui serait une étendue mesurable et contiguë. Notre vécu du temps et de l’espace est tout autre : il est « discontigu » et discontinu.
17 Comprenons bien l’enjeu pour une « géographie de l’expérience » (Tuan, 1971). Walter Benjamin dans sa lecture de Proust montre comment l’ensemble de la Recherche repose sur une conception du temps opposée à celle de Bergson, le temps n’est pas continu mais fait de moments : « Toute l’œuvre de Proust est bâtie là-dessus : chacune des situations où le narrateur sent passer le souffle du temps perdu devient, par là même, incomparable et se trouve détachée de la suite des jours » (Benjamin, 1955, p. 381). Proust lui-même, cité par Benjamin, l’explique à propos de l’œuvre de Baudelaire : « le monde de Baudelaire est un étrange sectionnement du temps où seuls des rares jours notables apparaissent ». Ce sont des jours de « remémoration» ajoute Benjamin, « ils ne se lient pas les uns aux autres, mais se détachent plutôt du temps » (ibid. p. 370). Pour Benjamin c’est ce détachement du flux du temps qui peut expliquer ce qu’il appelle l’aura, c’est-à-dire ce qui définit l’œuvre d’art parce que c’est ce qui la rend non-reproductible : « si l’on entend par aura d’un objet offert à l’imagination l’ensemble des images qui, surgies de la mémoire involontaire, tendent à se grouper autour de lui, l’aura correspond, en cette sorte d’objet, à l’expérience même que l’exercice sédimente autour d’un objet d’usage » (ibid. p. 378). Or, l’aura, qui fait le caractère unique notamment de l’œuvre d’art, ne concerne pas que le temps : « Qu’est-ce à vrai dire que l’aura ? Une singulière trame d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il » (ibid. p. 75). Si l’on suit cette piste, une géographie de l’expérience doit proposer une lecture de l’espace humain comme non pas contigu (de même que le temps n’est pas continu) mais fait de lieux isolés reliés entre eux par la mémoire involontaire.
18 À partir de ces quelques considérations sur le vécu du temps et de l’espace, on peut établir des hypothèses. Premièrement, notre expérience du temps est discontinue. Des moments se dégagent d’une chronologie. Deuxièmement, notre expérience du temps est liée à celle de l’espace, impossible de le dire mieux que David Harvey (2000) : « Time is always memorialized not as flow, but as memories of experienced places ». Troisièmement, notre expérience de l’espace est caractérisée par des « solutions de continuité ». Des lieux se détachent d’une étendue et le terme qu’il faudrait forger, pour établir le parallèle avec notre perception du temps est discontiguë.
19 On pourrait se référer à de très nombreux textes de la littérature pour appuyer davantage ces hypothèses, ce serait une longue liste, inutile ici, ou un autre projet que celui de ce texte. L’intrication de l’espace et du temps d’une part, des objets et des sentiments d’autre part, est un thème récurrent. Pour conclure sur ce point, je voudrais faire référence à un bref passage de L’Homme foudroyé dans lequel Blaise Cendrars me semble en rendre parfaitement compte. Il évoque le souvenir d’une nuit d’amour dans un hôtel marseillais avec une femme, Mme de Pathmos, dont il savait déjà qu’il ne la reverrait plus ensuite. Une nuit de don réciproque complet : « une des rares heures de ma vie qui vaille la peine d’avoir été vécue et qui, je le sais bien, au moment de ma mort me fera regretter l’existence et bénir cette nuit qui m’a comblé » (Cendras, 2015, p. 219). Un moment donc qui se détache des autres dans un vécu du temps discontinu. Or ce passage contient aussi un exemple d’association d’images, qui est un des fonctionnements de la reviviscence :
« j’associe le souvenir de cette nuit passionnée […] au spectacle d’un trois-mâts retour du cap Horn rencontré un jour au milieu de l’Atlantique par très grosse mer, ciel d’airain, soleil implacable et un vent soufflant en ouragan […] un des plus beaux souvenirs du monde que j’emporterai de chez les hommes. » (Cendras, 1945, p. 219)
21 Il n’y a aucun rapport direct entre les deux souvenirs. L’un est celui d’une personne, l’autre d’un objet et d’un paysage. Le seul point commun entre eux est qu’ils se détachent de la continuité du temps et de l’espace. Il s’agit de fragments.
22 Si nos expériences de l’espace et du temps sont fragmentaires, il me semble absolument nécessaire de nous interroger sur nos espaces de vie. Chacun, certes, a ses lieux de mémoire, chacun a ses reviviscences, mais qu’est-ce qui fait que tel ou tel espace y est propice ou pas ? Je veux avancer l’idée que c’est justement la présence ou l’absence d’objets aptes à être des « signes mémoratifs » dans nos espaces de vie qui les rend propices ou au contraire impropres à la reviviscence. Les tomasons sont ces objets, qui sont donc les pervenches et les madeleines de nos espaces.
Le tomason
23 Il se trouve, en effet, comme indiqué en introduction, que nous disposons d’une théorie sur ces « signes mémoratifs », celle des tomasons, applicable à l’espace et tout particulièrement à l’espace urbain comme le dit Akassegawa : « as long as people have cities, and as long as they are conscious, the hyperart of Thomasson will continue to flit in and out of view, in the space between mind and metropolis » (Akassegawa, 1987, p. 3).
24 Quelques éléments de définition permettent de conceptualiser cette notion.Les tomasons sont la conséquence du changement de l’espace. En ce sens ils sont caractéristiques de nos espaces urbains puisque ceux-ci sont soumis au changement dans la mesure où la ville capitaliste est caractérisée par l’intensité des processus de destruction créatrice (Harvey, 1990). Les tomasons sont accidentels. Ils ont été oubliés lors d’une phase de transformation spatiale. Il n’est pas possible, donc, de créer volontairement des tomasons, on peut seulement ne pas les détruire. Les tomasons sont inutiles. Ils ne servent à personne, le plus souvent on ignore même à quoi ils ont servi. Cette inutilité est une caractéristique essentielle, tout particulièrement dans le contexte contemporain des villes marquées par l’idéologie néolibérale qui supporte mal l’inutile et le non-marchand. En conséquence, rendre utile un tomason revient à le dénaturer. Un tomason qui n’est plus abandonné n’en est plus un.
25 Les tomasons faisaient partie d’un système dont les autres éléments ont été détruits. Ils sont donc une trace du passé et signalent tout à la fois le changement et la continuité : ils dénoncent l’illusion de la pérennité de la ville, ils relativisent l’espace urbain parce qu’ils indiquent aussi que le présent lui-même est appelé à n’être plus. Ils disent donc le caractère éphémère de la ville en ouvrant sur un passé qui n’est plus immédiatement compréhensible. Les tomasons sont révolutionnaires. Et ce, en un sens précis : parce qu’inutiles, parce que gratuits, ils remettent en cause l’ordre urbain de la ville capitaliste (on pourrait dire néolibérale). Les tomasons sont des équivalents de la pervenche de Rousseau et de la madeleine de Proust parce qu’ils se détachent dans l’espace par leur caractère incongru et qu’ils se détachent aussi de la continuité du temps (puisque l’on ne sait exactement de quand ils datent, on sait seulement qu’ils sont restes du passé). C’est leur caractère inexpliqué qui fait leur valeur.
26 J’ai rencontré cette notion par hasard, dans un livre d’un écrivain sud-africain, Yvan Vladislavić, Portrait with keys. Vladislavić raconte dans ce livre comment, alors qu’il marche dans la rue, il découvre un « poteau » qu’il n’avait jamais remarqué, fermement ancré sur le trottoir. Il ne comprend pas ce que c’est, ni ce que cela a pu être, il comprend que cela a été un temps utile. Il désigne donc cette chose comme étant un tomason :
« the natural habitat of the tomason is the city street. […] Tomasons thrive in the man-made world, in spaces that are constantly being remade and redesigned for other purposes, where the function of a thing that was useful and necessary may be swept away in a tide of change or washed off like a label. […] As my eye becomes attuned to everything that is extraneous, inconspicuous or minor, that is abandoned or derelict, the obvious, useful facts of the city recede and a hidden history of obsolescence comes to the surface. » (Vladislavić, 2006, p. 175-176)
28 En ce sens, le tomason est une madeleine parce qu’il sert de déclencheur à la « mémoire involontaire ». Portait with keys est placé, par deux exergues, sous un double parrainage. L’ouvrage s’ouvre sur une citation de Lionel Abrahams, écrivain et poète sud-africain : « Memory takes roots half in the folds of the brains : half’s in the concrete streets we have lived along ». Cette phrase dit l’objet de Portrait with keys : un livre sur la mémoire, les deux présences du passé, dans nos souvenirs et dans l’espace. Le lien entre les lieux et la mémoire est ici affirmé et le livre est un vagabondage dans la mémoire et dans Johannesburg, un ensemble de textes brefs parmi lesquels le lecteur est invité à flâner comme dans les rues de la ville. Le deuxième exergue est une citation de Michel de Certeau (1980) : « Haunted places are the only ones people can live in ». Akassegawa qualifiait précisément ses tomasons de « spectres » : « A spectre is haunting Tokyo – the spectre of Thomasson » (Akassegawa, 1987, p. 1). Le lien est aisé à faire, donc, entre les « spectres » d’Akassegawa et les « revenants de la ville » (de Certeau, 1980, p. 189) de Michel de Certeau. Ce que ce dernier décrit sous le nom de revenants correspond presque exactement à la définition des tomasons qui « tour à tour […] inquiètent un ordre productiviste et […] séduisent la nostalgie qui s’attache à un monde en voie de disparition » (ibid. p. 190). La patrimonialisation, critiquée par Certeau dans ce texte, réintroduit au contraire l’objet du passé dans un ordre des choses, une chronologie qui mène au présent, elle correspond donc à la mémoire volontaire de Proust : elle est regard porté sur le passé et non pas expérience du surgissement du passé. Ceci rejoint les analyses de Benjamin sur l’œuvre de Proust : « ne peut devenir élément de la mémoire involontaire que ce qui n’a pas été expressément et consciemment vécu par le sujet » (Benjamin, 1955, p. 337). Ces traces que Certeau appelle les revenants de la ville, sont donc ce qui a échappé à la « destruction créatrice » consubstantielle du capitalisme. Le système capitaliste est producteur d’espace, mais est en même temps limité dans son développement par les inerties spatiales (rigidité des infrastructures, du bâti, etc.) ; pour son bon fonctionnement (c’est-à-dire l’accroissement des profits) la destruction-reconstruction permanente est donc indispensable (Harvey, 1990). Des lieux et des objets y échappent cependant un temps : un bar populaire dans un quartier en cours de gentrification, un vieil hôtel construit à l’époque coloniale et pas encore devenu « patrimoine »… autant de petites enclaves laissées pour un temps hors du présent, reliques fragiles de l’espace passé, autant de tomasons. Les tomasons sont des traces : Vincent Veschambre (2008) est un des auteurs qui a le mieux dit toute l’importance qu’il fallait leur accorder, construisant sur ce terme de trace une solide théorie du changement urbain. Ces lieux sont essentiels, il me semble qu’on ne pourra jamais le dire mieux que Michel de Certeau (1980) : « les restes de passés déchus ouvrent, dans les rues, des échappées vers un autre monde » (p. 191), ils contribuent à rendre la ville « habitable » (ibid. p. 203). C’est précisément le rôle des tomasons.
29 Dans un de ses romans, Lumière virtuelle, William Gibson (1993), étudié par Henri Desbois (2011), a lui aussi mobilisé la notion de tomason. Dans une San Francisco du futur, le Bay Bridge, pont reliant San Francisco à Oakland en traversant la baie d’ouest en est, a été abandonné à la suite d’un tremblement de terre. Devenu inutile car ne menant plus nulle part, il est par contre habité, plus exactement squatté par les marginaux. L’objet inutile devient espace refuge pour des exclus qui y construisent leur univers, un camp non-légal au sein même de la ville. On est loin du petit objet urbain, déjà. Mais on peut aller plus loin dans les échelles : une cité ouvrière ou minière quand l’usine ou la mine (les vieux pays miniers, les régions industrielles regorgent de tomasons ou bien en sont eux-mêmes) ont fermé (Gervais-Lambony, 2012), voire une ville entière, une ville fantôme (Davis, 2002), ne sont-elles pas des tomasons ? Et dès lors, comment qualifier les habitants des tomasons, eux-mêmes reliques, eux-mêmes rejetés dans un temps et des lieux passés, et devenus inutiles en même temps que leur habitat ?
30 Le texte de la chanson My Hometown de Bruce Springsteen (que l’on trouvera dans l’album Born in the usa de 1986) est une manière de réponse à ces questions. Ici c’est toute une ville industrielle des États-Unis qui devient tomason : plus d’usine, plus d’emplois, des boutiques fermées, un centre-ville déserté. Ce qui semblait si solide s’est effondré, ce qui semblait un lieu pour s’ancrer devient un lieu dont il ne reste qu’à partir. Je reproduis ici les paroles de la chanson, mais c’est une invitation surtout à l’écouter tant ces paroles ne prennent leur sens qu’accompagnées de la musique plus évocatrice encore des sentiments nostalgiques des personnages.
31 I was eight years old and running with a dime in my hand
32 Into the bus stop to pick up a paper for my old man
33 I’d sit on his lap in that big old Buick
34 And steer as we drove through town
35 He’d tousle my hair and say “Son take a good look around
36 This is your hometown”
37 In 65 tension was running high at my high school
38 There was a lot of fights between the black and white
39 There was nothing you could do
40 Two cars at a light on a Saturday night in the back seat there was a gun
41 Words were passed in a shotgun blast
42 Troubled times had come to my hometown
43 Now Main Street’s whitewashed windows and vacant stores
44 Seems like there ain’t nobody wants to come down here no more
45 They’re closing down the textile mill across the railroad tracks
46 Foreman says these jobs are going boys
47 And they ain’t coming back to your hometown
48 Last night me and Kate we laid in bed
49 Talking about getting out
50 Packing up our bags maybe heading south
51 I’m thirty-five we got a boy of our own now
52 Last night I sat him up behind the wheel
53 And said “Son take a good look around
54 This is your hometown”
Le tomason, concept souple
55 On voit, à travers cet exemple états-unien toute la richesse du concept de tomason. Elle tient à la diversité des applications possibles et il faut conserver cette souplesse. Les tomasons peuvent être de dimensions variées, être des traces d’un passé très ancien ou très récent, susciter des sentiments divers aussi : nostalgie, volonté de résistance, désir de fuite… Une chose est certaine : c’est seulement dans la mesure où ils suscitent un sentiment qu’ils sont de véritables tomasons. Et rien d’automatique à cela : un jour ils auront cet effet sur quelqu’un, une autre fois non. Quand ils font leur effet, le sentiment est émotion au sens ou il met en mouvement la pensée, le souvenir et bien souvent l’action dans le présent aussi. La recherche et l’étude des tomasons peuvent, de la sorte, être un point de départ pour une réflexion bien plus large sur la relation d’une ville à son passé ou des villes en général à leur passé. C’est dans ce sens que je voudrais conclure le présent texte.
56 Albert Camus a écrit plusieurs textes sur les villes et la mémoire. Ainsi, il propose dans L’Été, de distinguer les villes d’Europe, chargées d’histoire, des villes « sans âme et sans recours », comme Oran. Oran où l’on peut se trouver soi-même parce que l’on n’est pas perturbé par les « rumeurs du passé » (Camus, 2014, p. 75), Oran qui est à sa manière un désert : « il faut d’autres déserts, d’autres lieux sans âme et sans recours. Oran est l’un de ceux-là » (ibid., p. 77). À Vienne, Prague, Florence, Paris… on est comme assailli par la mémoire des lieux, par le vacarme du passé. Le temps n’est plus, explique Camus, où Descartes pouvait choisir de faire d’Amsterdam son « désert » puisqu’« Amsterdam, depuis trois siècles, s’est couverte de musées » (ibid.). Non, le nouveau désert ce sont les villes sans mémoire affichée, mais dont pourtant bien sûr on garde la mémoire en soi. Et c’est à propos d’Alger que Camus l’écrit dans Noces : « ce sont souvent des amours secrètes, celles que l’on partage avec une ville » (ibid., p. 32). Et ce sont ces amours qui fondent le lien individuel à une ville et à travers elle au monde :
« ces cours instants où la journée bascule dans la nuit, faut-il qu’ils soient peuplés de signes et d’appels secrets pour qu’Alger en moi leur soit à ce point liée ? […] soirs fugitifs d’Alger, qu’ont-ils donc d’inégalable pour délier tant de choses en moi ? » (Camus, 2014, p. 39)
58 Par ces mots sur Alger et Oran, Camus semble faire écho à Blaise Cendrars qui décrit Marseille dans L’Homme foudroyé. Comme Oran, le Marseille de Cendrars a l’« air de tourner le dos à la mer » (Cendrars, 2015, p. 66). Mais surtout « c’est une ville qui reste humaine. Il n’y a pas de ruines, et quelle leçon pour les urbanistes ! Marseille, presque aussi ancienne que Rome, ne possède aucun monument. Tout est rentré sous terre, tout est secret » (ibid. p. 69). Il y a pourtant des traces… par exemple, « de la mainmise royale et de sa forte tradition, que reste-t-il ? […] une porte, une balustrade, un écusson, par-ci, par-là, dans le vieux quartier que je viens de parcourir » (ibid. p. 70). Ce sont des traces infimes, et inexpliquées à l’époque (les choses ont bien changé et le « patrimoine » marseillais est aujourd’hui mis en valeur) : « tout est rentré sous terre, tout est enseveli » (ibid.).
59 Le Marseille de Cendrars, comme l’Alger de Camus, sont riches de signes secrets que nous appellerons tomasons. S’oppose ici le modèle de la ville musée et celui de la ville secrète, la ville des tomasons. Pour mieux comprendre ce que cela peut signifier, on peut mobiliser un autre auteur sud-africain, Herman Charles Bosman (1905-1951), qui d’ailleurs est revendiqué comme source d’inspiration par Yvan Vladislavić. Bosman et Vladislavić se répondent en effet à travers le temps car ils font le même effort pour dire une autre réalité de la ville de Johannesburg. Les essais de Bosman sur Johannesburg, publiés dans la presse sud-africaine dans les années 1940, sont réunis dans un volume posthume publié en 1957 : A cask of Jerepigo. Yvan Vladislavić, dont presque toute l’œuvre est consacrée à Johannesburg, fait référence à plusieurs reprises à Bosman. Les deux auteurs visent le même objectif : comprendre les rapports entre la ville présente et la ville passée en même temps que les relations entre les différents espaces de la ville. Ces deux relations, temporelles et spatiales, sont ce qui fait que la ville est ville. Pour Vladislavić, Bosman lui-même est devenu un des fantômes de Johannesburg : « Wherever I go in Joburg, I bump into Herman Charles Bosman » (Vladislavić, 2006, p. 187). Bosman est à Johannesburg, tout comme le passé est présent, c’est l’objet même du livre que de dire cette expérience : « every time I go walking, I stumble out of the present » (ibid. p. 124). Bosman avait la même obsession pour le passé de Johannesburg, lui qui écrivait à une époque où la ville était déjà dans une course effrénée à la modernité, détruisant les traces de son passé pour rebâtir sans cesse. Une ville amnésique, une ville sans mémoire : « there is no other city in the world that is so anxious to shake off the memories of its early origins » (Bosman, 1957, p. 50).
60 Dans une ville qui se définit par le rythme accéléré des phases de transformation, comment garder la mémoire ? Portrait with keys est imprégné de cette question, de ces anecdotes, de ces personnages citadins confrontés au changement constant de leur ville, tout y converge. Pour Vladislavić, Johannesburg est en effet caractérisée par le rythme accéléré du changement : « in Johannesburg […] we do not wait for time and the elements to weather us, we change the scenery ourselves, to suit our moods » (Vladislavić, 2006, p. 209). Ce temps accéléré du changement laisse derrière lui des traces fantomatiques. Johannesburg peut alors être érigée en cas extrême de confrontation permanente du citadin au changement, cas extrême mais emblématique de la condition citadine en général : les villes changent, c’est avec cela qu’il faut vivre. Or, Portrait with keys est né, nous dit son auteur, d’une révélation : « in a single afternoon, a Johannesburg concealed within the place familiar to me came to the surface, like one of Calvino’s invisible cities, which are magical because they are real » (ibid.). Il s’agit donc bien de dire les surgissements proustiens qui permettent la communication entre le passé et le présent. Et c’est là très exactement le point de rencontre entre Vladislavić et Bosman. Ce dernier croit que les lieux gardent leurs fantômes et, visitant l’ancien Magistrate Court de Johannesburg, désaffecté et condamné à être détruit, il y insiste : « remember, as you walk the yard and your footsteps echo because of the silence, that there are ghosts from the past that walk beside you » (Bosman, 1957, p. 44). Dès lors, détruire les lieux hérités du passé, c’est en chasser les fantômes, or ce sont eux qui font l’âme de la ville : « it is a very salutary thing to have ghosts about » (ibid., p. 44). Car, pour Bosman, les villes ont une âme, et pour Johannesburg « the undying spirit of the mining-town, born of large freedoms and given to flamboyant forms of expression […] something that stir in the raw depths of Johannesburg, like the awakening of an old and half-forgotten memory » (ibid., p. 215) : voilà qui est fait, par la médiation de Vladislavić, Herman Charles Bosman a rencontré Michel de Certeau !
61 Rendre possible ce réveil de souvenirs à moitié oubliés, c’est bien la fonction du tomason. De fait, tomason est seulement un mot que l’on peut utiliser pour fédérer un nombre considérable de réflexions sur les relations des espaces urbains à leur passé (Didier et al., 2007). On en trouve maints exemples en littérature, preuve à mon sens que ce que l’on nomme alors correspond bien à un vécu, vécu différent d’une ville à l’autre mais toujours important. Important parce que, pour reprendre la formule de Michel de Certeau, seuls les lieux hantés sont habitables. Être hanté signifie être habité par son passé, mais un passé « sauvage », avec lequel il est possible de communiquer car il surgit par surprise, non pas un passé expliqué, daté, imposé. Cette présence-là du passé est forcément mystérieuse, les tomasons en sont la forme matérielle. Le concept de tomason répondrait donc finalement à un besoin : dire une des conditions pour faire des espaces urbains les lieux d’une expérience heureuse de soi et du monde, à savoir la présence dans les espaces urbains d’objets et de le lieux, nécessaires, de reviviscence.
Bibliographie
Références bibliographiques
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- Camus, A. 2014 [1959]. Noces (suivi de) L’Été, Paris, Gallimard, collection « Folio ».
- Cendrars, B. 2015 [1945]. L’homme foudroyé, Paris, Gallimard, collection « Folio ».
- Certeau, M. (de) 1980. L’invention du quotidien, t. 2, Paris, Gallimard.
- Davis, M. 2002. Dead Cities, New York, The New Press.
- Desbois, H. 2011. « Le paysage énigmatique. Le Bay Bridge et l’élan allégorique contemporain dans Lumière virtuelle de William Gibson », dans C. Imbert et P. Maupeu (sous la dir. de), Le paysage allégorique, entre image mentale et pays transfiguré, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 353-367.
- Didier, S. ; Berry-Chikaoui, I. ; Florin, B. ; Gervais-Lambony, P. 2007. « Mémoires », dans E. Dorier-Apprill et P. Gervais-Lambony (sous la dir. de), Vies citadines, Paris, Belin, p. 209-230.
- Gervais-Lambony, P. 2012. « Nostalgies citadines en Afrique du Sud », EspacesTemps.net.
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- Vladislavić, I. 2006. Portrait with Keys. Joburg and What-What, Johannesburg, Random House.
Mots-clés éditeurs : ville, mémoire, temps, espace, tomason
Mise en ligne 28/03/2017
https://doi.org/10.3917/esp.168.0205