Notes
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[1]
Voir notamment à ce propos les travaux de Joëlle Salomon Calvin.
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[2]
Une amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) est, très schématiquement, une association de consommateurs qui a pour objectif de passer un contrat avec un producteur le plus proche possible géographiquement, pour l’achat régulier de tout ou une partie de sa récolte, quelle qu’elle soit (il y a en principe partage du risque). Récolte qui est ensuite partagée par les adhérents souvent sous forme de panier prépayés à tarif fixe. Ce système s’apparente à celui des Community supported agriculture aux États-Unis ou aux Tekkei japonais.
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[3]
Projet anr « jassur » Jardins associatifs urbains, services écosystémiques pour une ville durable.
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[4]
Source : Réseau des amap pour le nombre d’amap et calculs propres.
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[5]
Coopérative bretonne de renom, spécialisée dans la tomate.
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[6]
Herbicide très puissant.
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[7]
L’hydroponie est un mode de culture (le plus souvent en serre) sur substrat inerte où les éléments nutritifs sont dissous dans l’eau d’arrosage (au goutte-à-goutte). L’aquaponie est une culture hors sol se faisant en symbiose avec de l’élevage de poisson. La bioponie est une culture hors sol utilisant des matières organiques pour donner les éléments fertilisants dans l’eau.
1L’agriculture urbaine semble aujourd’hui opérer son retour dans les villes des pays occidentaux. Les initiatives publiques, privées, associatives et même entrepreneuriales foisonnent. Si l’engouement pour le développement de ces initiatives est certain compte tenu des services rendus (fonction nourricière, sociale, environnementale), des voix discordantes se font entendre et remettent en question le bien-fondé de cette agriculture souvent non professionnelle. Considérée par certains comme anecdotique dans la consommation alimentaire de la plupart des citadins, ou comme un phénomène de mode voire un loisir pour urbains, elle est même parfois remise en question en tant qu’agriculture.
2L’interview croisée restituée ici, entre Christine Aubry et Jean-Noël Consalès, a pour objectif de faire le point sur l’état des débats autour de cette question renouvelée de l’agriculture urbaine. On y découvre une agriculture plurielle, un terreau d’innovation et peut-être les signes d’une transformation du monde agricole.
3Christine Aubry, agronome, est ingénieure de recherche à l’umr-sadapt, inra/Agroparistech, elle dirige l’équipe Agricultures urbaines. Elle a participé à la création du potager expérimental sur le toit d’Agroparistech.
4Jean-Noël Consalès, urbaniste et géographe, est maître de conférences à l’umr-telemme, cnrs/Université d’Aix-Marseille. Il co-coordonne le projet de recherche anr jassur (Jardins associatifs urbains). Outre ses activités de chercheur, il a assumé des fonctions à la Fédération nationale des jardins familiaux et collectifs et a accompagné la création de plusieurs jardins associatifs.
5Espaces & Sociétés : avant toute chose, peut-être devrions-nous revenir sur la notion d’agriculture urbaine. Polysémique, elle fait parfois l’objet de débats. Comment la définiriez-vous ? Quels enjeux y a-t-il autour de cette définition ?
6Christine Aubry : dans notre équipe de recherche « Agricultures urbaines » avec un « s » à agriculture et un « s » à urbaine, nous prenons la définition qui a été donnée par Paule Moustier et Alain M’Baye en 1999. Elle consiste à dire que l’agriculture urbaine est l’agriculture localisée en ville ou à sa périphérie (donc intra- et périurbaine) dont les produits, et aujourd’hui les services, sont essentiellement à destination de la ville. C’est donc une agriculture qui partage avec la ville des ressources (foncier, main-d’œuvre, eau, etc.) qui peuvent faire l’objet d’usages complémentaires ou concurrents. Cette définition qui est maintenant bien partagée à l’échelle internationale, nous paraît intéressante parce que très englobante. Elle met l’accent sur les fonctions et les services que rend cette agriculture urbaine dans sa diversité et aussi sur les ressources, productives en particulier, qui sont utiles à cette agriculture urbaine. Il existe des formes très variées d’agricultures intra- et périurbaines, que ce soit dans les pays du Sud ou les pays du Nord. D’ailleurs, cette définition est née dans les pays du Sud mais je trouve qu’elle s’applique très bien dans les pays du Nord.
7Jean-Noël Consalès : comme cela vient d’être souligné, ce qui est intéressant dans cette définition c’est effectivement son caractère englobant. Car il existe bien une controverse : schématiquement, on a une vision nord-américaine qui tend à considérer l’agriculture urbaine comme exclusivement intra-urbaine et non professionnelle, bien qu’elle tende à se professionnaliser. À?l’inverse on a une tradition plutôt européenne, voire française, qui en donne une définition avant tout professionnelle et périurbaine. Il y a donc parfois des oppositions de principe sur cette définition. C’est dérangeant parce que, au-delà de la controverse, ce qui me semble essentiel, c’est la diversité des liens, des relations qui se tissent entre l’agriculture et l’urbain. C’est par exemple très intéressant de voir comment les agricultures professionnelles et non professionnelles nous renseignent l’une sur l’autre. Selon moi, il ne faut pas cantonner la question agricole et l’agriculture urbaine à leur seule dimension professionnelle, et encore moins à leur seule inscription périurbaine.
8Christine Aubry : on parle souvent de controverse, or selon moi il y a controverse lorsqu’il y a affrontement de théories ou de données. Or nous sommes ici sur un domaine où il n’y a ni l’un ni l’autre. D’une part, les définitions ne sont guère précises et, d’autre part, il y a un vrai problème de données. Peu travaillent réellement sur l’agriculture urbaine dans le sens large décrit plus haut. De ce fait peu de personnes ont des éléments concrets pour étayer la définition. Le problème est qu’on est face à une controverse qui est plutôt d’ordre politique voire syndicale agricole que réellement scientifique. Exemple intéressant, le Canton de Genève, en Suisse, a très récemment eu affaire à une véritable levée de boucliers de la part de ses agriculteurs périurbains face au développement de formes à la fois associatives et commerciales d’agricultures en ville? [1]. Ils se sont opposés à leur dénomination, par le canton, « d’agriculture urbaine ». A finalement été retenu le terme assez alambiqué de « production alimentaire en ville ». Mais la production alimentaire n’est-elle pas justement l’agriculture ? Derrière tout ce processus se cachait tout simplement le fait que ces agriculteurs périurbains ne voulaient pas voir partagées les subventions du canton. Ceci alors que, par ailleurs, certains de ces nouveaux agriculteurs urbains participaient à la production de plants, notamment de plants bios, pour les agriculteurs périurbains, sans être reconnus en retour comme des agriculteurs. On était alors en pleine contradiction. Cela montre bien qu’il y a un caractère politique, syndical et de revendication sur des ressources derrière ces questions de définition. En France il n’y a pas encore d’opposition franche de la part des syndicats agricoles, mais plutôt de certains chercheurs. Mais cela pourrait venir dès lors qu’il y aurait une revendication de statut d’agriculteur de la part de formes émergentes d’agriculture dans la ville.
9Jean-Noël Consalès : c’est arrivé dans l’histoire des jardins ouvriers. À?partir de la fin du xixe siècle les agriculteurs professionnels ont vu d’un très mauvais œil le développement des jardins ouvriers, associés à une forme de concurrence. L’enkystement du débat en France provient, selon moi, du fait que la sphère agricole technique actuelle s’est constituée durant les Trente Glorieuses. Cette sphère agricole est très en lien avec la profession et a du mal à se positionner face aux formes émergentes de l’agriculture qui en révolutionnent les canons traditionnels. Par exemple, côté professionnel, les chambres d’agriculture commencent, aujourd’hui, à reconnaître les amap? [2]. Mais lorsqu’un jeune s’installe comme maraîcher avec pour objectif de vendre en amap, elles continuent de préconiser une surface minimale de 6 000 mètres carrés, un respect de certaines normes techniques etc. Or, il y a aujourd’hui des formes innovantes d’installations qui font fi du bagage technique et des mètres carrés préconisés. Les jeunes qui s’installent ainsi arrivent à développer leur activité et à s’en sortir en dehors des normes édictées par le ministère de l’Agriculture relayées par les chambres d’agriculture. Ce changement dans les pratiques est certes un peu brutal et peut être perçu comme déstabilisant. En résulte une résistance qui s’appuie souvent sur des arguments qui n’ont rien de scientifique, mais qui sont de l’ordre de la réaction. Cela est assez frappant, voire déstabilisant et pour tout dire agaçant !
10Christine Aubry : ce qui peut aujourd’hui nous donner espoir est que le ministère lui-même commence à s’intéresser de près à ces formes émergentes d’agriculture urbaine professionnelles et non professionnelles. Ceci alors que certains agriculteurs le font déjà aussi. On connaît par exemple le cas de maraîchers périurbains, professionnels, installés et reconnus, qui proposent, contre rémunération, des formations aux jardiniers associatifs amateurs. La demande est telle qu’ils n’arrivent pas à la satisfaire. Un autre phénomène, plus rare celui-là, est que certains agriculteurs sont en train de tester des systèmes techniques d’agriculture intra-urbaine, notamment hors sol, mais pas nécessairement high-tech (culture sur substrat ou en gouttière par exemple). Ils anticipent qu’un des enjeux pour l’agriculture dans l’aménagement urbain va être la récupération de terrains pollués, de friches industrielles, etc. J’ai un récent exemple d’agriculteurs professionnels qui testent des formes d’agriculture urbaine hors sol sur une ancienne piste d’atterrissage qu’il serait trop coûteux de déconstruire. Ils ont ensuite l’intention de développer une activité sur ces espaces, avec des productions de type maraîchère, petite arboriculture etc., et ce dans une perspective professionnelle.
11Jean-Noël Consalès : l’une des caractéristiques de l’agriculture urbaine à souligner est qu’elle fait preuve d’innovations économiques et organisationnelles constantes. Par exemple, les amap ont donné lieu au développement d’une grande variété de systèmes de paniers de fruits et légumes. Tous les jours sort une formule toujours plus proche du consommateur. Ici on est réellement dans un phénomène qui n’est pas ankylosé, qui est dynamique et innovant dans le rapport producteur/consommateur.
12Christine Aubry : on retrouve le même phénomène sur le plan technique. On observe des innovations en matière de récupération des déchets urbains pour l’agriculture, de formes d’agriculture sur le bâti ou dans des espaces très contraints. On utilise par exemple, à titre expérimental, dans de la production commerciale et dans certains jardins associatifs, les composts urbains comme substrat (marc de café par exemple). Certains agriculteurs périurbains commencent d’ailleurs à montrer un net intérêt pour le développement de ces substrats. Ces perméabilités-là, urbain/périurbain, professionnel/non-professionnel, me semblent beaucoup plus intéressantes à étudier scientifiquement que des pseudo-controverses qui sont surtout basées sur des positions réactionnaires peu renseignées. Positions qui par ailleurs ne résistent pas dans la profession agricole elle-même. La preuve : les agriculteurs commencent eux-mêmes à s’y intéresser. Il est par ailleurs très intéressant de noter la multifonctionnalité des formes émergentes de cette agriculture urbaine. Je pense à des projets précis, notamment d’agriculture sur les toits, où il y a à la fois production de paniers dans des circuits ultra-locaux et récupération de déchets urbains compostés par les habitants du quartier. Il y a là une participation concrète au métabolisme urbain et une implication des habitants à la production de leur propre nourriture. Ces phénomènes sont très intéressants sur le plan social et écologique, au-delà même de la fonction productive et alimentaire. Les exemples cités ne sont pas des phénomènes de citadins aisés. On voit cela se mettre en place dans des quartiers populaires avec un intérêt considérable des personnes. À côté des fonctions alimentaires (production d’une part de la nourriture consommée) sont aussi attendues des fonctions sociale et culturelle qui sont fondamentales dans ces quartiers. À mon sens, ceux qui considèrent que ce n’est pas de l’agriculture ou que c’est un phénomène pour citadins aisés sont des personnes qui n’ont pas véritablement travaillé sur le sujet.
13Jean-Noël Consalès : la critique sur l’aspect citadin aisé reviendrait à résumer la question de l’agriculture urbaine au cas des jardins partagés de Paris. Et encore, les situations à Paris sont très diverses. À Marseille, les projets de jardins partagés ou familiaux sont le plus souvent portés par des bailleurs, avec des associations, dans des quartiers d’habitat populaire : ces projets très ciblés et aux objectifs très divers ne sont pas du tout dans des quartiers aisés, loin de là ! Le terme bobo, par exemple, qui est souvent évoqué renvoie à des situations particulières qu’il ne faut pas nier, mais qu’il ne faut pas, à mon avis, hisser au rang de contrepoint de la dynamique « agriculture urbaine ». L’agriculture urbaine répond aujourd’hui à de multiples attentes émanant de publics de plus en plus hétérogènes. Rien d’étonnant à ce que dans le lot se trouvent des expériences portées par des citadins aisés. Mais, s’arrêter à ces exemples consisterait à nier les expériences, beaucoup plus nombreuses, où les jardins s’implantent dans des quartiers populaires, dans des contextes urbains difficiles. Avant la charte Main Verte de Paris, les jardins partagés ont trouvé leur modus vivendi à Lille, dans un quartier populaire, avec les associations des Amis des Jardins Ouverts et néanmoins clôturés.
14Christine Aubry : de même à Paris que sur la carte des jardins partagés parisiens, une très grande majorité se situe dans l’Est [populaire] de la ville. Les personnes impliquées ne sont pas que des cadres. On y retrouve souvent une mixité un peu rigolote, qui ne se vit d’ailleurs pas forcément aisément. Je pense à un cas où coexistent une majorité de cadre supérieurs et un petit groupe de dames maghrébines. Les unes cultivaient des fèves et de la menthe, pour leur consommation et les autres, des cultures pédagogiques pour leurs enfants. Finalement, tout ce petit monde a fini par se mélanger. On voit maintenant des fèves pousser dans la zone de jardin des cadres supérieurs. Les échanges de plantes et les échanges sociaux ont fini par se créer. Ce sont des lieux de mixité et c’est intéressant parce qu’il n’en reste plus beaucoup aujourd’hui dans notre société.
15Espaces & Sociétés : l’agriculture urbaine peut-elle, à défaut de nourrir les villes occidentales, contribuer de manière significative à la consommation alimentaire de ses habitants, comme cela peut-être le cas dans certains pays du Sud ?
16Christine Aubry : la fonction nourricière est présente, indéniablement. Mais bien sûr pas dans les mêmes proportions que dans les pays du Sud. Dans les villes du Sud, au Sénégal, à Madagascar par exemple, 60 et 100 % des produits périssables (légumes, lait, œufs) sont produits dans la ville ou à proximité immédiate ; ceci dans des formes de vente professionnelles ou mixtes professionnelles/vivrières. Dans les Pays de l’Est, le poids des jardins dans la production de l’alimentation des personnes est colossal (Dubbeling et al., 2010). En Russie, par exemple, c’est plus de 60 % des pommes de terre qui sont produites de façon privée (Boukharaeva et Marloie, 2011). On retrouve ce type de phénomène en Tchéquie et dans les autres pays anciennement socialistes d’Europe de l’Est. En France, cette fonction nourricière attendue des jardins peut être liée à la paupérisation de la population mais pas seulement. Il s’agit aussi du désir de retrouver des liens avec son alimentation (Pourias et Aubry, 2013). On essaie aujourd’hui dans le cadre d’un projet de recherche? [3] de quantifier cette fonction des jardins associatifs. Elle apparaît présente et non négligeable pour les familles concernées, y compris dans le cas où la surface est faible. Si l’on considère maintenant l’agriculture urbaine dans sa globalité, le nombre de familles concernées en Île-de-France, par exemple, reste relativement faible par rapport à l’ensemble de la population. Par exemple, le nombre de personnes qui consomment directement des produits issus des amap franciliennes est inférieur à 100 000 sur environ 12 millions d’habitants? [4] ! On peut dire que c’est anecdotique, mais cela a amené une modification considérable du regard des consommateurs et du développement agricole (ce qui n’était pas le plus simple) sur les produits. Il y a 10 ans il n’y avait pas dans les supermarchés toute la diversité des formes de légumes et de tomates que l’on voit maintenant. Diversité qui a été récupérée par l’agriculture professionnelle. Beaucoup d’innovations sont nées de ces formes innovantes de relations entre les producteurs et les consommateurs qu’ont été les amap. Si Savéol? [5] s’intéresse à des formes de tomates particulières, de type cœur de bœuf, c’est parce que d’autres les ont expérimentées avant. On voit aujourd’hui une diversité de productions dans les jardins associatifs qui n’existe, je pense, nulle part ailleurs. On y voit également des formes très techniques de lutte contre les mauvaises herbes et les bio-agresseurs qui sont totalement innovantes. On peut faire le pari que dans l’avenir toutes ces expériences menées à la fois par ces formes non professionnelles et professionnelles d’agriculture vont être un réservoir d’idées. En France cela ne fait qu’émerger : l’agriculture intra-urbaine, sur les toits, dans des systèmes de substrats, de gouttières etc., confronte à des défis techniques porteurs d’innovations colossales.
17Jean-Noël Consalès : les détracteurs de l’agriculture urbaine invoquent souvent le caractère quantitatif anecdotique que l’on vient d’évoquer. C’est sans compter sur les aspects qualitatifs qui sont très présents dans la production. Dans les jardins par exemple, on observe qu’au-delà du discours de la recherche de ressourcement, de repos, de contact avec la nature etc., est toujours présent chez les jardiniers le fait d’aller vers un autre mode de consommation. C’est très frappant car trans-générationnel et trans-catégories socio-professionnelles : faire son potager c’est un sas vers une autre forme d’alimentation. C’est une interrogation sur sa propre alimentation et sur ce que fournit l’agriculture traditionnelle. Donc si l’aspect quantitatif de production reste à prouver et à quantifier, parce que jamais démontré, l’aspect qualitatif, lui, me semble certain.
18Espaces & Sociétés : qu’en est-il de la qualité des produits issus de cette agriculture ? Que ce soit en termes de pollution urbaine ou des modes de production choisis ?
19Christine Aubry : le lien entre pollution urbaine et qualité des produits est très difficile à montrer. L’incertitude scientifique est considérable. Ce n’est pas parce qu’on a, dans le sol, un taux important de métaux lourds, plomb ou cadmium pour les plus graves, que ce taux va forcément être dangereux pour la santé humaine. Il faut que ces métaux passent dans les plantes, puis dans l’intestin sachant que les passages ne se font pas de manière identique. Il y a derrière ces questions des incertitudes scientifiques et des recherches à mener sur ce qu’on appelle la bio-disponibilité, c’est-à-dire le passage d’une teneur dans un sol à une teneur dans une plante, et sur la bio-accessibilité c’est-à-dire le passage d’une teneur dans une plante à une teneur dans une personne. Cela ne veut pas dire que le risque n’existe pas, ni que c’est forcément très dangereux s’il y a des résidus de pollution dans un sol de jardin associatif. D’autant qu’il peut y avoir des solutions de protection (production hors sol, dans des bacs, en isolant, etc.). A contrario on s’intéresse assez peu, en France en particulier, à la pollution urbaine affectant l’agriculture plus traditionnelle. Or elle existe. Les épandages de boue non contrôlés ont heureusement cessé dans les années 1990 après la révélation des pollutions sur la plaine de Pierrelaye-Bessancourt en région parisienne.
20Pour ce qui concerne la pollution due au trafic routier, elle ne concerne pas que l’agriculture intra-urbaine. En plein centre de Paris, sur le toit d’Agroparistech, la présence de métaux lourds dans les légumes produits a été mesurée 10 et 100 fois en dessous des normes européennes. En effet, dès lors qu’on s’élève un petit peu on s’abstrait d’une partie de la pollution atmosphérique. Sur la même question, nous avons fait un travail il y a quelques années en périurbain (Petit, Aubry et Rémy, 2011). On s’est rendu compte qu’à proximité immédiate des routes, entre 20 à 50 mètres, il peut y avoir des dépôts non négligeables. Or l’agriculture périurbaine n’a jamais été interrogée sur ce point. Lorsque nous avons fait nos enquêtes dans les années 2007/2008 nous n’avons pas toujours été accueillis à bras ouverts. Ceci alors qu’on disait que l’essentiel des terres, notamment en Île-de-France était situé en dehors de cette pollution très contrainte. Ce qui est clair cependant, c’est que si l’agriculture commerciale intra-urbaine devait se développer, les producteurs seraient obligés de démontrer l’innocuité des produits du point de vue de la pollution atmosphérique.
21Sur le recours aux produits phytosanitaires, une enquête avait été faite il y a quelques années qui montrait des utilisations de round up? [6] et autres pesticides pas très raisonnables dans les jardins. Or il y a une grande distinction à faire entre les jardins privés et les jardins associatifs. Le changement a été considérable et beaucoup plus rapidement dans les jardins associatifs. Un travail réalisé cette année (Le Paul, 2013) montre que dans les jardins associatifs y compris dans l’ancienne génération familiale de la périphérie de Paris, on a des pratiques qui sont maintenant très écologiques. Cela ne veut pas dire qu’on n’utilise plus du tout de produits ; mais on les utilise de manière beaucoup plus parcimonieuse que dans l’agriculture professionnelle et que dans les jardins privés. Donc cela va plutôt dans le bon sens. Reste la question de la qualité sanitaire des produits (bactéries, etc.) sur laquelle on a globalement très peu de données.
22Plus globalement, la question de la qualité est une question qu’il faut instruire. Mais là encore, il faut la poser de manière générale. Est-il plus ennuyeux pour des consommateurs d’avoir accès à des produits cultivés de manière biologique – dans les villes, c’est ce qu’on exige de fait – et dont la pollution sera contrôlée, plutôt que d’acheter des produits dont on n’aura pas de contrôle de pollution, issus d’une agriculture professionnelle classique, certes beaucoup plus raisonnée qu’il y a 20 ans, mais qui peut encore utiliser des produits phytosanitaires.
23Jean-Noël Consalès : la majorité du maraîchage français est cultivée en zones périurbaines. Si ces questions se posent sur l’intra-urbain, elles doivent aussi se poser sur le périurbain. Je suis d’accord avec Christine Aubry. Dans les jardins associatifs, il y a eu des changements radicaux de pratiques durant les 10 dernières années. Et là je proposerais une vision schumpetérienne, si j’ose dire, du phénomène : c’est la crise qui crée l’innovation ou, en tout cas, l’évolution du système. Ce que j’ai pu constater à Marseille et ailleurs c’est que les jardins associatifs sont souvent menacés par la pression foncière, ils sont donc en permanence obligés de « montrer patte blanche ». Aujourd’hui « montrer patte blanche » revient à être irréprochable sur la qualité environnementale des pratiques. Ceci a eu de réelles incidences, y compris dans les anciens jardins associatifs, chez les jardiniers du type des papis toxiques (Schwartz, 2013), soit des personnes plutôt âgées qui voulaient avoir un tel volume d’autoproduction qu’elles utilisaient une grande quantité de produits. Ce que je constate aujourd’hui c’est que ces mêmes papis toxiques commencent à avoir un discours (même si ce n’est que du discours parfois) qui tient compte de l’environnement. Et les pratiques associées commencent à se développer. Il n’y a pas aujourd’hui une association qui n’ait sa charte ou son règlement intérieur, intégrant des pratiques respectueuses de l’environnement.
24Pour revenir sur la qualité, il faut rappeler qu’en sciences sociales il n’y a pas une qualité mais des qualités, qui renvoient chacune à des représentations. Le consommateur a-t-il la même représentation de la qualité lorsqu’il achète sur le marché, en amap, etc. ? Est-ce qu’il a un savoir technique sur la qualité intrinsèque et sanitaire de son produit ? Je ne suis pas sûr. Mais malgré ces interrogations, le terrain montre que les personnes qui consomment la tomate de leur jardin ont l’impression, la certitude, de consommer un autre type de produit. De fait, la qualité gustative est là, parce qu’à la différence de la tomate du supermarché, elle est cueillie à maturité et dans des bonnes conditions. En revanche la qualité sanitaire demeure inconnue et donc à investir par la recherche.
25Espaces & Sociétés : il existe un certain nombre de projets, parfois très utopiques, de fermes verticales high-tech. Va-t-on vers une agriculture urbaine commerciale high-tech qui paraît loin de l’agriculture bio-paysanne originelle ?
26Christine Aubry : l’agriculture urbaine en France ce n’est pas que des jardins. C’est aussi des formes commerciales ou partiellement commerciales. Nos villes sont plus denses que les villes américaines, il y a donc moins de fermes urbaines en sol. Quelques-unes s’installent tout de même dans les interstices et ce ne sont pas forcément que des jardins associatifs. Aussi on observe l’arrivée de formes high-tech d’agriculture. À Paris au moins deux serres sur les toits doivent voir le jour au printemps 2014. En Seine-Saint-Denis existe le projet, toujours en cours d’instruction, de la tour maraîchère de Romainville qui est une ferme verticale. À noter qu’en Europe de telles fermes n’existent pas encore. Si on prend un peu de recul, ces formes high-tech d’agriculture, qui utilisent des systèmes techniques en hydroponie voire en aquaponie et plus récemment en bioponie [?7], ne sont pas du tout nouvelles et sont déjà largement utilisées. La première question à se poser est : quels sont les intérêts et inconvénients d’introduire ces systèmes en ville ? L’intérêt pourrait provenir du fait d’être en ultra local – on préfère ici le conditionnel car c’est à quantifier. C’est d’ailleurs ce que revendiquent ces projets. Cela permettrait de produire, avec ces techniques, d’autres produits, par exemple des variétés de tomates anciennes ne supportant pas le transport, qu’on pourrait récolter à pleine maturité. Mais pour l’instant aucune donnée ne permet de savoir si elles auraient un meilleur goût que celles que l’on cultiverait sur des toits avec d’autres formes techniques ni qu’elles seraient meilleures que les tomates actuelles cultivées en hydroponie qui, elles, subissent le transport et sont issues de variétés sélectionnées pour cela. D’autres avantages peuvent se trouver sur les plans énergétiques et environnementaux (économie de carburant due à la production sur place, économie d’eau, meilleur contrôle des bio-agresseurs, réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, etc.). Mais tout cela n’a pas encore été quantifié, instruit sur un plan scientifique, ce qui alimente les questions de type « mais qui sont ces aliens ? »…aliens qui, en tant que mode de production, viennent, rappelons-le du monde rural où ils sont déjà très présents dans le paysage agricole professionnel (production maraîchère hydroponique). A-t-on intérêt ou non, « on » étant la communauté, à les faire venir plus près ? Pour le moment on n’en sait strictement rien.
27Jean-Noël Consalès : si on fait de la science-fiction, l’un des avantages serait effectivement l’absence de transport. L’absence de qualité d’une tomate hydroponique serait liée au fait qu’on la cueille verte et au choix de variétés plus adaptées au transport qu’au goût. Avec une production intra-urbaine, on pourrait mobiliser d’autres variétés et les cueillir beaucoup plus tard. On est donc aussi dans un questionnement sur la qualité. On se situe également dans une prospective qu’on maîtrise mal et qu’il faudra interroger par d’importantes démarches scientifiques. Ce qui est beaucoup plus concret cependant c’est que la question des agricultures urbaines va en se complexifiant. Si la professionnalisation se développe sur la base de secteurs de niche, elle ne condamnera pas, à mon avis, les formes non professionnelles d’agricultures où le consommateur devient directement producteur. Car ces dernières relèvent d’une aspiration sociale très forte. Elles renvoient, par exemple, aux fonctions sociales et culturelles des jardins associatifs – qui répondent, on l’a vu plus haut, à des attentes trans-générationnelles et trans-catégories socio-professionnelles. C’est un besoin social qu’il faut écouter, comprendre et traduire dans des projets d’aménagement cohérents, innovants et créatifs.
28Christine Aubry : ce qui est amusant, c’est que les projets high-tech ne sont pas porteurs de ce besoin social de reconnexion directe des consommateurs avec la nature. Cependant, ces projets, qui ne sont, par ailleurs, pas si futuristes, portent aussi des revendications sociales mais d’une autre nature. Ils sont en effet présentés comme pouvant participer à une alimentation de qualité à bas coût pour les populations à faibles revenus – c’est le discours du projet de Romainville. Ce qui ne veut pas forcément dire que l’on va réussir : produire à bas coût n’est pas simple du point de vue technique. On vise ici de la quantité de qualité (différente de celle de l’agriculture hydroponique que l’on trouve dans les supermarchés) et cette fois pour la masse. Donc pour toutes les personnes qui n’auraient pas accès à d’autres formes de consommation. Un autre point à souligner – qui se retrouve beaucoup aux États-Unis dans l’agriculture urbaine high-tech – est l’insertion sociale par l’emploi créé (personnes en insertion, etc.). Quasiment tous les projets de ce type mettent en avant la mobilisation de personnes en insertion avec la possibilité ensuite d’une vraie embauche. C’est une autre forme de lien social. Là aussi on ne sait pas si au-delà des business plans optimistes cela marchera.
29Espaces & Sociétés : l’agriculture urbaine existe et se développe dans un grand nombre de pays occidentaux. Y retrouve-t-on des préoccupations similaires à celles décrites ici ?
30Christine Aubry : la diversité des questions relatives à la qualité des produits, à l’insertion dans la ville de l’agriculture etc. se pose de la même façon, et probablement plus fortement encore que chez nous, dans d’autres pays européens. À Berlin se pose notamment la question de l’opportunité d’installer des fermes verticales alors qu’existe une grande zone agricole autour de la ville. La réponse n’est pas forcément simple. Même chose aux États-Unis et au Canada où l’on commence à mesurer l’effet de ces formes d’agriculture urbaine sur des phénomènes tels que l’obésité. Des résultats montrent que les personnes ayant accès à un jardin associatif ou community garden, s’alimentent souvent mieux. On constate l’effet d’entraînement (notion que nous avons tirée d’une étude de Jill Litt aux États-Unis [Litt et alii., 2011]) selon lequel, à partir du moment où on produit soi-même, on est amené à consommer plus de légumes et à chercher d’autres produits de qualité dans le commerce, ce qui pourrait amener à privilégier des circuits courts auprès de maraîchers proches, par exemple.
31Espaces & Sociétés : l’agriculture urbaine est souvent perçue comme un épiphénomène dans le secteur agricole. Or, cela a été développé plus haut, elle remet en question certains fondamentaux, et ce jusque dans les pratiques agricoles. N’est-elle donc pas plutôt porteuse d’une révolution lente ?
32Jean-Noël Consalès : un élément très important que l’on constate dans le développement de l’agriculture urbaine aujourd’hui est l’apparition de nouveaux acteurs liés au projet. Acteurs que l’on ne s’attend pas spontanément à croiser lorsqu’il est question d’agriculture. En fait, l’agriculture urbaine, dans sa dimension territoriale et urbanistique, dépasse la sphère traditionnelle strictement agricolo-agricole et mobilise désormais des urbanistes, des paysagistes, des architectes. Dans le projet, ces acteurs ont besoin d’autres compétences : les savoirs techniques des agronomes, par exemple, ou les analyses des écologues en matière de biodiversité urbaine. De fait, l’agriculture urbaine réclame de multiples compétences mais aussi une sorte de méta-culture de projet. Elle devient une réelle source de projets d’aménagement du territoire et d’urbanisme. Et je tiens à souligner qu’en la matière il n’existe pas de solutions clé en main. Il n’y a pas « une » manière de faire du projet d’agriculture urbaine. Chaque site, chaque situation, va appeler des réponses spécifiques. C’est un secteur économique d’avenir parce que l’implication physique de cette agriculture dans des contextes urbains de plus en plus différenciés, va demander des manières de faire, qui sont en train de se construire, mais qui restent largement à définir par des apports renouvelés, innovants et créatifs.
33Christine Aubry : effectivement ce à quoi on est en train d’assister et qui ne se vit pas de manière très heureuse dans le monde agricole, c’est à la dépossession par les villes du développement agricole. Le développement agricole traditionnel, c’est-à-dire les chambres d’agriculture et les conseillers agricoles, ne sont pas forcément aujourd’hui les mieux placés pour aider ce développement et les relations entre les agricultures intra- et périurbaine et la ville, et entre les formes professionnelles et non professionnelles d’agriculture urbaine. Ils n’ont pas nécessairement les bons outils. Le monde non agricole intervient de plus en plus, y compris directement sur les pratiques techniques des agriculteurs et cela, forcément, ne se vit pas de manière joyeuse, c’est compréhensible. Mais c’est un phénomène de société qui ne fait que s’amplifier. Au lieu d’avoir une réaction de conservatisme frileux, il faudrait qu’il y ait une véritable adaptation du monde du développement agricole plus encore que des agriculteurs eux-mêmes (qui le font à mon avis parfois plus que leurs représentants) à ces nouvelles demandes de la ville. Ce qui est demandé est en quelque sorte une révolution culturelle.
Références bibliographiques
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- Moustier, P. ; M’baye, A. 1999. « Introduction », dans Moustier, P. (sous la dir. de), Agriculture périurbaine en Afrique subsaharienne : actes de l’atelier international du 20 au 24 avril 1998, Montpellier, cirad, p. 7-16.
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- Pourias, J ; Aubry, C. 2013. Locally Grown Food Within Cities: Food Function of Parisian Associative Gardens, présenté au XXVth Congress of the European Society of Rural Sociology (esrs), Florence, Italie, 29/07-2 août 2013.
- Schwartz, C. ; alii. (sous la dir. de) 2013. Jardins potagers : terres inconnues ?, Éditions edp Sciences, Courtaboeuf.
Mots-clés éditeurs : agriculture, développement urbain, agriculture urbaine, innovation
Date de mise en ligne : 01/08/2014
https://doi.org/10.3917/esp.158.0117Notes
- [*]
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[1]
Voir notamment à ce propos les travaux de Joëlle Salomon Calvin.
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[2]
Une amap (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) est, très schématiquement, une association de consommateurs qui a pour objectif de passer un contrat avec un producteur le plus proche possible géographiquement, pour l’achat régulier de tout ou une partie de sa récolte, quelle qu’elle soit (il y a en principe partage du risque). Récolte qui est ensuite partagée par les adhérents souvent sous forme de panier prépayés à tarif fixe. Ce système s’apparente à celui des Community supported agriculture aux États-Unis ou aux Tekkei japonais.
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[3]
Projet anr « jassur » Jardins associatifs urbains, services écosystémiques pour une ville durable.
-
[4]
Source : Réseau des amap pour le nombre d’amap et calculs propres.
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[5]
Coopérative bretonne de renom, spécialisée dans la tomate.
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[6]
Herbicide très puissant.
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[7]
L’hydroponie est un mode de culture (le plus souvent en serre) sur substrat inerte où les éléments nutritifs sont dissous dans l’eau d’arrosage (au goutte-à-goutte). L’aquaponie est une culture hors sol se faisant en symbiose avec de l’élevage de poisson. La bioponie est une culture hors sol utilisant des matières organiques pour donner les éléments fertilisants dans l’eau.