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Article de revue

Le logement, facteur de sécurisation pour des classes moyennes fragilisées ?

Pages 17 à 36

Notes

  • [1]
    Le questionnaire de cette étude réalisée en partenariat avec la cfe-cgc a été administré par l’entreprise Toluna en février 2009 auprès d’un échantillon représentatif des actifs français. L’échantillon a été déterminé par la méthode des quotas : par sexe, pcs, statut d’emploi (cdi, cdd, etc.), région, taille d’agglomération, sur la base des données de l’Insee relatives aux actifs. Les traitements statistiques ont été effectués par l’équipe de recherche de l’Université Paris-Dauphine composée de Mathias Duguet et Thomas Sigaud. Les analyses ont été réalisées avec Claire Juillard (Cusin et Juillard, op. cit.).
  • [2]
    Les indépendants ont été traités à part compte tenu de leurs spécificités et des forts contrastes qui existent en leur sein.
  • [3]
    Ces membres « par alliance » représentent 18,2 % des classes moyennes.
  • [4]
    Les classes populaires représentent quant à elles 44 % des actifs, les indépendants, 5,5 % et les hauts revenus, 2,9 %. On notera que les cadres et les professions intellectuelles supérieures se concentrent dans la strate supérieure des classes moyennes (50,1 %). Ils ne sont cependant pas absents de la strate inférieure (13,7 %).
  • [5]
    Une récente étude de l’Insee confirme le bien-fondé des opinions recueilles (Pujol et Tomasini, 2009). Durant la période 1996-2007, les catégories intermédiaires (situés entre le 2e et le 9e décile) ont vu leur niveau de vie (mesuré par unité de consommation) diminuer de 1,4 %, en moyenne. Dans le même temps, les dépenses contraintes (logement, énergie) auxquelles elles ont dû faire face ont fortement augmenté (Bigot, 2009).
  • [6]
    Dans les différents histogrammes, l’éclair correspond à la fracture – au sein des classes moyennes – que suggère la réponse à la question posée.
  • [7]
    La France compte 2 millions de travailleurs pauvres, soit 8 % des actifs (Clerc, 2008).
  • [8]
    Ce taux est inférieur aux 57,2 % de propriétaires recensés par l’Insee, car il s’agit ici d’actifs, ce qui exclut les plus de 65 ans, plus souvent propriétaires. Pour la même raison, l’échantillon sous-représente les locataires du parc social, à 11,6 % ici, contre 14,9 % au dernier recensement de la population.
  • [9]
    À titre de comparaison, l’Insee comptabilisait 32,2 % de ménages ayant perdu le statut de propriétaire au profit de celui de locataire entre 1997 et 2002 (Debrand et Taffin, 2005).
  • [10]
    Selon le Centre d’Analyse Stratégique (2009), un an après l’entrée dans la vie active, seule la moitié des « Bac+4 ou plus » ayant un emploi sont cadres ou fonctionnaires de catégorie A. Pour les autres, l’acceptation d’un emploi au-dessous de leurs qualifications est le moyen d’éviter le chômage.

1Même si elles ont toujours résisté aux tentatives de définition, les classes moyennes ont longtemps été associées à un imaginaire de progrès et à l’idée de démocratisation de la société. Durant les Trente Glorieuses, en particulier, une communauté d’aspirations et de destin semblait alors les unir. Aujourd’hui, c’est au contraire leur déstabilisation qui retient l’attention des sociologues et des économistes. Qu’elles soient présentées comme étant « à la dérive » (Chauvel, 2006) ou comme gagnées par la « peur du déclassement » (Maurin, 2009), l’interrogation sur leur sort dépasse le cadre de l’analyse de groupes sociaux spécifiques. L’étude des classes moyennes conduit en effet à s’interroger sur l’avenir des équilibres sociaux et territoriaux, et à porter un nouveau regard sur les conditions de mobilité sociale et résidentielle dans une société en mutation.

2À partir d’une vaste enquête par questionnaire menée auprès d’actifs français (Cusin et Juillard, 2010), cet article montre l’existence de profonds clivages au sein des classes moyennes. Appréhendées à partir des PCS, les classes moyennes se différencient en effet fortement les unes des autres par le revenu et la situation d’emploi. À côté de celles (majoritaires) qui poursuivent une trajectoire sociale ascendante, d’autres, en nombre croissant, doivent faire face au phénomène du déclassement professionnel et à l’insuffisance des ressources monétaires. En matière de logement, l’existence de décalages entre statuts sociaux et conditions matérielles de vie se confirme. Le tiers inférieur des classes moyennes est fréquemment confronté à des parcours résidentiels non seulement bloqués mais aussi « descendants ». Enfin, dans un univers économique et social perçu comme plus incertain, les classes moyennes assignent au logement un rôle croissant de sécurisation tant patrimoniale que statutaire.

À la recherche des classes moyennes

Un groupe social flou, hétérogène et en perpétuel mouvement

3Depuis l’apparition de la notion, dans le premier tiers du xixe siècle, le flou qui entoure les classes moyennes ne s’est pas dissipé (Bosc, 2008). S’il est acquis que leurs membres ont en commun de n’appartenir ni aux classes populaires ni à la fraction la plus riche de la société, la question des frontières continue de se poser. Il faut dire que, hétérogènes par nature, les classes moyennes évoluent sans cesse (Charle, 2003 ; Pech, 2011). Chaque époque a vu l’apparition de « nouvelles classes moyennes ». Petite et moyenne bourgeoisie entrepreneuriale du xixe siècle, puis employés à col blanc, fonctionnaires et cadres ont modifié le visage des classes moyennes, au gré des transformations de l’appareil productif, de l’évolution du rôle de l’État, de l’essor du marché ou de la démocratisation du système scolaire. Les gentrifieurs « revanchards » de Smith (1996), les « bobos » de Brooks (2000) ou encore la « creative class » de Florida (2005) sont les derniers avatars de ces « nouvelles classes moyennes », comme en témoignent aujourd’hui les nombreux travaux qui leur sont consacrés en sociologie urbaine (Cusin, 2008).

4Si l’on s’en tient aux analyses macrosociologiques, deux approches sont principalement utilisées pour déterminer l’espace socio-économique des classes moyennes. La première donne le primat au niveau de vie. Dans ce cas, la médiane des revenus par unité de consommation constitue le barycentre de classes moyennes définies par inclusion des deux à trois déciles de revenus situés de part et d’autre de la médiane. Cette méthode constitue un bon outil pour une analyse des inégalités de revenu. Mais, au plan économique, elle reste biaisée par la non prise en compte du facteur discriminant que représente le patrimoine. Au plan sociologique, elle réduit les classes moyennes à des groupes de revenu qui rassemblent des univers sociaux particulièrement disparates.

5La seconde approche repose sur les catégories socioprofessionnelles. Celle-ci offre une perspective plus sociologique de la stratification sociale. D’abord parce que les pcs renvoient à la notion de milieu professionnel, tout en intégrant des dimensions telles que le niveau de qualification, le degré d’autonomie dans le travail ou le secteur d’activité. Ensuite, parce que la nomenclature des pcs repose sur les représentations que la société se fait de sa propre hiérarchie sociale. Elle renseigne donc sur le système d’attentes sociales associées aux différents statuts. Néanmoins, les pcs ne se confondent pas avec les classes sociales. Elles permettent de proposer une définition des classes moyennes qui suppose un usage plus méthodologique de la notion de classe (synonyme de « couche » ou de « strate ») que « réaliste », au sens de la théorie marxiste.

Les classes moyennes « retrouvées » : la méthodologie de l’étude

6Le choix de l’une des deux approches dépend avant tout de la problématique de départ. La définition opératoire des classes moyennes que nous proposons s’appuie en priorité sur l’approche par les catégories socioprofessionnelles, ceci afin de donner le primat à la notion de statut et de mesurer les éventuels décalages avec les conditions matérielles de vie. Le critère du revenu est ensuite utilisé pour mesurer les phénomènes de différenciation internes aux classes moyennes.

7L’enquête par questionnaire a été menée début 2009 auprès d’un échantillon représentatif de 4 000 actifs [1]. Afin de reconstruire l’espace des classes moyennes, ont été inclus : dans le cas des célibataires, les personnes de pcs 3 (cadres et professions intellectuelles supérieures) et de pcs 4 (professions intermédiaires [2]); et dans le cas des couples, les ménages pour lesquels au moins une personne est de pcs 3 ou 4. D’où la présence d’ouvriers, d’employés et d’indépendants au sein des classes moyennes (tableau 1 [3]).

Tableau 1

pcs des personnes interrogées faisant partie d’un ménage de classes moyennes

Tableau 1
PCS Nombre Part dans les classes moyennes (%) Agriculteurs 1 0,05 Indépendants 41 2,1 Cadres et professions intellectuelles supérieures 555 29,2 Professions intermédiaires 994 52,5 Employés 208 10,9 Ouvriers 98 5,2 Total classes moyennes 1 897 100

pcs des personnes interrogées faisant partie d’un ménage de classes moyennes

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

8L’inclusion des professions intermédiaires, souvent considérées comme le « noyau dur » des classes moyennes, va de soi. Celle des cadres et des professions intellectuelles supérieures, plutôt que celle des employés, obéit à une logique de distinction statutaire. Parce qu’ils occupent des emplois dits d’exécution, les employés sont classés avec les ouvriers au sein des classes populaires.

9Sur la base du revenu déclaré, trois strates de tailles voisines ont été distinguées au sein des classes moyennes (tableau 2). Comme le fait l’Insee, un coefficient de 1,5 a été appliqué pour rendre comparables le revenu des célibataires et celui des couples, afin de prendre en compte l’effet de mutualisation des ressources et des dépenses de ces derniers.

Tableau 2

Revenus mensuels des classes moyennes

Tableau 2
Classes moyennes Revenu des célibataires Revenu des couples Poids de chaque strate dans les classes moyennes (%) Par des cadres et professions intellectuelles sup. dans chaque strate (%) CM Inférieure moins de 1 800 € moins de 2 700 € 35,4 13,7 CM Intermédiaire de 1 800 à 2 499 € de 2 700 à 3 749 € 32,8 25,8 CM Supérieure de 2 500 à 4 399 € de 3 750 à 6 599 € 31,8 50,1

Revenus mensuels des classes moyennes

Note : Après application du taux d’équivalence de 1,5, un couple qui gagne 2 700 € a un revenu que l’on considérera équivalent à celui d’un célibataire qui gagne 1 800 €.
(Source : Cusin et Juillard, 2010)

10Les ménages dont le revenu est égal à ou excède 4 400 € par mois pour une personne seule, ou 6 600 € pour un couple, ont été classés parmi les « hauts revenus » (près de 3 % des actifs). En revanche, aucune limite inférieure de revenu n’a été retenue, l’objectif étant de pouvoir mesurer les phénomènes de déclassement professionnel ainsi que leurs répercussions sur le niveau de vie et les conditions de logement. Ainsi constituées, les classes moyennes représentent 48 % des actifs interrogés [4].

Disparités économiques et déclassement social au sein des classes moyennes

11Les classes moyennes occupent-elles une position privilégiée par rapport au reste de la population active ? Pour y répondre, nous proposons une radiographie de leur situation socio-économique sur la base des opinions mesurées et sur celle de leurs conditions objectives de rémunération et d’emploi. Cette radiographie permet de mesurer l’ampleur du phénomène du déclassement que subit une partie des classes moyennes.

Des sentiments de contrainte financière révélateurs d’une fracture au sein des classes moyennes

12Interrogées sur leur situation financière, les classes moyennes ne se perçoivent pas comme une population favorisée. En effet, 55 % déclarent se sentir « un peu juste financièrement », et près de 10 % en difficulté. Seuls 35 % se sentent plutôt à l’aise et 0,4 % très à l’aise, contre respectivement 69 % et 17 % parmi les « hauts revenus ». Les différenciations internes apparaissent très nettement, recoupant les différences de revenus (figure 1). Dans la strate inférieure, un ménage sur cinq (19 %) se considère en difficulté et 65 % « un peu juste financièrement ». Fait symptomatique, ces scores sont proches de ceux des classes populaires. De par la structure de ses réponses, la strate intermédiaire se rapproche des ouvriers et des employés. À l’opposé, la strate supérieure des classes moyennes et les « hauts revenus » se démarquent par une proportion de ménages « à l’aise » supérieure à 50 %. Une fracture apparaît donc nettement entre d’un côté les strates inférieure et intermédiaire et de l’autre la strate supérieure.

Figure 1

Sentiment d’aisance financière de l’ensemble des actifs (en % ) [6]

Figure 1

Sentiment d’aisance financière de l’ensemble des actifs (en % ) [6]

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

13En termes d’évolution du revenu, les opinions exprimées sont encore plus négatives. Seuls 19 % de la strate supérieure déclarent que leur revenu augmente normalement [5]. Ces chiffres sont de 11 % et 8 % pour les strates inter médiaire et inférieure. Un sentiment de stagnation des revenus prédomine, atteignant un maximum de 44 % au sein de la strate inférieure, contre 36 % dans la strate intermédiaire et 33 % dans la strate supérieure. En moyenne, 10 % des ménages déclarent que leur revenu diminue (respectivement 12%, 10% et 8% dans les strates inférieures, intermédiaires et supérieures). La structure des réponses révèle ici une rupture entre la strate inférieure et la strate intermédiaire des classes moyennes (figure 2).

Figure 2

Opinion des ménages concernant l’évolution de leur revenu (en %)

Figure 2

Opinion des ménages concernant l’évolution de leur revenu (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

Un sentiment de déclassement qui touche un ménage « moyen » sur cinq

14La manière dont les personnes se perçoivent elles-mêmes au sein de la hiérarchie sociale est également instructive. Ainsi, 19 % des classes moyennes s’identifient aux classes populaires (figure 3). Ce chiffre atteint 34 % au sein de la strate inférieure des classes moyennes, et respectivement 16,5 % et 6,5 % au sein des strates intermédiaire et supérieure. A contrario, 52 % des employés et 45 % des ouvriers ont le sentiment d’appartenir aux classes moyennes. Ces résultats confirment le brouillage des frontières entre classes sociales. Ils traduisent également le décalage entre le statut socioprofessionnel et les conditions matérielles de vie. La limite inférieure des classes moyennes apparaît d’autant plus poreuse que s’opère un chassé-croisé entre les classes moyennes se sentant déclassées et les classes populaires qui, de par leurs conditions de vie, ont le sentiment de vivre une forme d’ascension sociale.

Figure 3

Sentiments subjectifs d’appartenance de classe des ménages des classes moyennes (en %)

Figure 3

Sentiments subjectifs d’appartenance de classe des ménages des classes moyennes (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

Le décrochage objectif de la strate moyenne inférieure

15Selon l’enquête, les classes moyennes affichent un revenu mensuel net supérieur à la moyenne des personnes interrogées, avec 2 133 €/mois pour un célibataire (3 200 € pour un couple), contre environ 1 928 € (2 892 € à deux) pour l’ensemble des actifs. Les disparités sont cependant fortes en leur sein. La strate inférieure affiche un revenu moyen de 1 310 €, pour une personne seule, soit 2,4 fois moins que le revenu moyen de la strate supérieure des classes moyennes. Ce revenu les place au-dessous des employés (1 511 €) et des ouvriers (1 466 €).

16Le fait d’avoir construit la strate inférieure avec un plafond de revenu (inférieur à 1 800 € pour une personne seule, 2 700 € à deux) explique en partie ce revenu plus faible que celui des classes populaires. Cette construction révèle néanmoins l’ampleur réelle du phénomène de déclassement. Ce que confirme une analyse de la répartition par décile de revenu. En effet, au sein de la strate inférieure, les 20 % les moins bien rémunérés ont des revenus inférieurs à 1 000 €, ce qui les place au-dessous du seuil de pauvreté relative (60 % du revenu médian). D’après ces données, la classe moyenne inférieure s’avère donc un peu plus touchée par le phénomène de pauvreté relative que les ouvriers et les employés.

17Précisons que cette strate est essentiellement composée de professions intermédiaires, avec néanmoins 14 % de cadres. On y observe une surreprésentation des femmes, des jeunes (de moins de 30 ans) et des moins jeunes (5065 ans), des diplômés de niveau Bac+2 à Bac+4 et des familles monoparentales. Ces actifs sont particulièrement confrontés au chômage. Le taux de chômage de la strate inférieure est de 8,9 %, contre 2,8 % au sein de la strate supérieure. Ce taux se situe entre les 7,8 % des employés et les 10,2 % des ouvriers. De plus, parmi les chômeurs de la strate inférieure, 23,5 % sont sans emploi depuis plus de 18 mois, soit 3 points de plus que les ouvriers et 9 points de plus que les employés.

18Mais le chômage n’est pas le seul responsable. La comparaison entre les 8,9 % de chômeurs et les 20 % de ménages se situant en dessous du seuil de pauvreté révèle l’existence de « travailleurs pauvres [7] ». En cause : la précarisation de l’emploi (cdd, contrats aidés, stages, intérim, apprentissage). La strate inférieure occupe en effet la première place en termes d’emplois précaires (19 %, contre 5 % de la strate supérieure, 9 % de la strate intermédiaire, 16 % des ouvriers et 18 % des employés) et la seconde place en termes de temps partiel subi (13 %), juste derrière les indépendants.

19La faiblesse des revenus de la strate inférieure s’explique également par la moindre part de couples biactifs qu’on y observe. Seuls 54 % des couples de cette strate ont deux sources de revenus, contre 87 % pour la strate intermédiaire et 93 % pour la strate supérieure. La classe moyenne inférieure compte même moins de biactifs que les employés (75 %) ou les ouvriers (65 %). D’où des revenus plus faibles pour ces ménages, et une fragilité accrue en cas de perte d’emploi et de séparation. Cette situation, nous le verrons, est à l’origine de mobilités résidentielles descendantes, qui se traduisent par des déménagements contraints et, pour un nombre significatif de ménages, par la perte du statut de propriétaire.

20Certes, toutes les classes moyennes ne sont pas « à la dérive ». La strate supérieure et une partie de la strate intermédiaire gardent le cap de trajectoires sociales ascendantes. Mais appartenir aux classes moyennes ne suffit pas pour être à l’abri des difficultés professionnelles et économiques. Les opinions, comme les données objectives recueillies à travers l’enquête, le montrent. Malgré son niveau de formation, la strate inférieure subit une forme de déclassement professionnel et monétaire. Et une partie significative de cette strate partage le même sort que les franges les plus modestes des catégories populaires.

Un état des lieux du logement des classes moyennes

21Le parcours résidentiel dit « ascendant » est emblématique d’une société de classes moyennes. Aujourd’hui, il reste la règle. Mais, la fréquence des parcours résidentiels « bloqués » ou « descendants » souligne de plus en plus la fragilité des classes moyennes les plus modestes. Et, paradoxalement, même lorsqu’ils semblent plus à l’aise financièrement, les ménages des classes moyennes ne se montrent pas beaucoup plus satisfaits de leur logement que les classes populaires.

Y a-t-il un habitat spécifique aux classes moyennes ?

22Avec 54 % de ménages logés en maison individuelle, les classes moyennes ne se distinguent pas des autres actifs par leur répartition entre habitat individuel et collectif. Leur spécificité apparaît en revanche très nettement en ce qui concerne la localisation de leur logement et leur statut d’occupation.

23Globalement plus urbains, les actifs des classes moyennes sont surreprésentés en banlieue, puis dans les villes-centres (figure 4). Choix de mode de vie sans aucun doute, c’est aussi le résultat des contraintes d’accès aux emplois tertiaires, le plus souvent situés dans les zones centrales ou péricentrales des villes. Ceci rappelle que les logiques d’embourgeoisement et de gentrification de ces zones sont intimement liées à la spécialisation professionnelle des espaces urbains.

Figure 4

Localisation des groupes d’actifs en fonction des zones Insee (en %)

Figure 4

Localisation des groupes d’actifs en fonction des zones Insee (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

24Mais là encore, les classes moyennes n’offrent pas un visage unifié. Les localisations en ville-centre sont plus fréquentes au sein des strates inférieure (un peu plus que chez les employés) et supérieure (un peu moins que chez les « hauts revenus ») qu’au sein de la strate intermédiaire. Les centres urbains aimantent plus fortement à eux les jeunes actifs, les personnes célibataires ou en couple sans enfant, ainsi que les familles monoparentales. La banlieue permet aux familles de la strate intermédiaire et plus encore de la strate supérieure de réaliser un compromis entre un éloignement limité au lieu de travail et un gain d’espace. Le périurbain, généralement présenté comme l’univers privilégié des classes moyennes (Jaillet, 2004), reste relativement moins investi par leurs franges actives que les centres et les banlieues, à l’exception notable de la strate inférieure, surreprésentée dans le périurbain et le rural. L’effet prix explique pour partie cet éloignement des centres.

25Le statut d’occupation distingue plus nettement encore les classes moyennes des classes populaires. Avec 52 % de propriétaires [8], elles distancent largement les ouvriers (37 %) et les employés (36 %). Seuls les « hauts revenus » affichent un taux supérieur (64 %). À l’inverse, les classes moyennes sont peu présentes dans le parc social (plus de deux fois moins que les classes populaires). Les projets de déménagement confirment l’attrait massif des classes moyennes pour la propriété. Ils sont 92 % parmi les classes moyennes à projeter un achat, soit trois points de plus que l’ensemble des actifs.

26Au sein des classes moyennes, le décrochage de la strate inférieure se confirme au plan résidentiel. Parmi celle-ci, seuls 39 % des ménages sont propriétaires (contre 63,5 % dans la strate supérieure et 54 % dans la strate intermédiaire, figure 5), soit seulement 2 points de plus que les ouvriers et 3 points de plus que les employés. Mais paradoxalement, cette strate se tourne peu vers le parc social malgré la faiblesse de ses revenus. Seuls 11 % des ménages de la strate inférieure occupent un logement social et, surtout, parmi ceux qui ont un projet de déménagement, seuls 5 % envisagent d’en faire la demande.

Figure 5

Statut d’occupation (en %)

Figure 5

Statut d’occupation (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

27La faible présence des classes moyennes au sein du logement hlm, y compris de la frange qui en aurait le plus besoin, apparaît comme un facteur particulièrement distinctif des classes moyennes. Elle suggère l’existence, au-delà des difficultés d’accès d’une population pourtant largement éligible, d’un profond désaveu du logement social sur lequel nous reviendrons.

Le paradoxe de l’insatisfaction des classes moyennes

28Les classes moyennes ne se montrent pas plus satisfaites de leur situation résidentielle que les autres actifs. En la matière, seuls les « hauts revenus » se détachent nettement. À l’exception notable de leur strate inférieure, les classes moyennes se déclarent moins pénalisées que les classes populaires par le coût du logement et l’inconfort, mais elles ont en revanche tout autant le sentiment d’être à l’étroit (premier motif d’insatisfaction, cité par 25 % des personnes interrogées), de subir les nuisances sonores (15 %) et d’habiter un quartier qui ne leur plaît pas (9 %) (tableau 3).

Tableau 3

Appréciation du logement

Tableau 3
Considérez-vous que votre logement est : Trop petit Trop coûteux pour votre budget Trop bruyant Dans un quartier qui ne vous plait pas Inconfortable Ouvriers 24 18 14 11 10 Employés 25 21 15 12 11 CM Inférieure 26 21 15 9 10 CM Intermédiaire 26 12 16 10 6 CM Supérieure 24 12 13 9 5 Ensemble CM 25 16 15 9 7 Hauts revenus 19 10 10 5 5 Indépendants 21 19 11 5 10 Ensemble 25 18 14 10 9

Appréciation du logement

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

29Outre le critère du revenu, le statut d’occupation constitue le principal facteur de clivage entre satisfaits et insatisfaits. Globalement, on ne compte que 5 % d’insatisfaits chez les propriétaires, contre 24 % chez les locataires du privé et 20 % chez les locataires du social. Le manque d’espace et de confort prédomine dans le parc locatif privé, tandis que l’insatisfaction concerne avant tout l’environnement du logement dans le parc hlm.

30Pourquoi, bien que plus souvent propriétaires que les employés et les ouvriers, les classes moyennes n’affichent-elles pas des taux de satisfaction supérieurs à ceux-ci ? Et pourquoi, à statut d’occupation identique, se montrent-elles plus souvent insatisfaites que les autres couches de la population active ?

31Une première explication de ce paradoxe tient aux différences de localisation entre classes moyennes et classes populaires. Surreprésentées en milieu urbain, les classes moyennes sont confrontées à une offre plus chère, à des logements moins spacieux et à un environnement jugé plus difficile. Ce que confirment les taux d’insatisfaction plus élevés en ville-centre (18 %) et en banlieue (14 %), qu’en périurbain (9 %) ou en zone rurale (8 %). Et c’est en Île-de-France que les classes moyennes peinent le plus à se loger de façon satisfaisante : la région compte un tiers de plus d’insatisfaits (coût, espace, auxquels s’ajoute la durée des trajets domicile/travail) que le reste de la France

32Une deuxième piste explicative est suggérée par la prise en compte de l’effet d’âge. Contrairement à ce que l’on observe chez les autres actifs (figure 6), l’insatisfaction des classes moyennes diminue très peu avec l’avancée en âge, alors qu’augmentent pourtant les chances d’avoir bénéficié d’un parcours ascendant. Ce constat conduit à appréhender la question de la satisfaction en confrontant les aspirations des classes moyennes aux moyens réels dont elles disposent.

Figure 6

Part des insatisfaits en fonction de l’âge (en %)

Figure 6

Part des insatisfaits en fonction de l’âge (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

33Pour la strate inférieure, ce sont les moyens d’un parcours résidentiel ascendant qui font largement défaut. Dans cette strate aux revenus limités, la surreprésentation des 50-65 ans, montre que l’insuffisance des moyens n’est pas seulement liée aux premières étapes du cycle de vie. En revanche, pour la strate supérieure et une partie de la strate intermédiaire, l’insatisfaction est à interpréter en termes d’aspirations croissantes plutôt qu’en termes d’insuffisance structurelles des moyens. Comme l’ont bien montré Tocqueville 1981 [1840] ou Durkheim 2000 [1897], la logique d’aspirations croissantes est caractéristique des classes moyennes en ascension sociale. Tout se passe comme si leur aspiration à poursuivre leur progression tendait à réduire la satisfaction qu’elles retiraient de leur novelle situation, pourtant meilleure que la précédente. L’appartenance aux classes moyennes va de pair avec la perspective de bénéficier d’une trajectoire ascendante. Et c’est sans doute là que se situe la caractéristique principale de ce groupe par ailleurs protéiforme. Du moins lorsque les désirs individuels ne se trouvent pas freinés par l’insuffisance des moyens concrets de les réaliser.

Projets de déménagement, déficit de confiance et parcours bloqués

34Fidèles à la logique d’aspirations croissantes, mais aussi plus mobiles professionnellement, les classes moyennes sont proportionnellement plus nombreuses à vouloir déménager. C’est le cas respectivement de 41 %, 40 % et 34 % des strates inférieure, intermédiaire et supérieure, contre 35 % des ouvriers et 36 % des employés.

35La réalisation de ce souhait semble cependant difficile à plus de 25 % des candidats au déménagement. Ce pessimisme atteint 34 % de la strate inférieure, soit un chiffre supérieur à celui des ouvriers (figure 7). Les classes moyennes intermédiaire et supérieure restent quant à elles à distance de l’optimisme affiché par les hauts revenus. Parmi les principaux obstacles aux projets de déménagement cités, le niveau élevé des prix immobiliers et des loyers (31 %) arrive en tête. Suivent les incertitudes relatives à la situation professionnelle (15 %), l’insuffisance des revenus (14 %), les difficultés d’accès au crédit (12 %), les contraintes familiales (11 %) et la crise immobilière (10 %). La fragilisation des parcours professionnels, la flambée des prix immobiliers et la crise font clairement sentir leurs effets.

Figure 7

Pessimisme quant à la réalisation du projet (en %)

Figure 7

Pessimisme quant à la réalisation du projet (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

Déménagements contraints et parcours résidentiels « descendants »

36Nombreux sont ceux qui peinent à améliorer leurs conditions de logement, lorsqu’ils ne font pas l’expérience de parcours « descendants ». Ainsi, 28 % considèrent que leurs conditions ne se sont pas améliorées lors de leur dernier déménagement, et 8 % qu’elles se sont dégradées. Ce sentiment touche près de 10 % de la strate inférieure, et près de 9 % de la strate intermédiaire, soit le double de la strate supérieure. Ces chiffres sont d’ailleurs proches de ceux des ouvriers et des employés (figure 8). Le niveau des prix du logement est en cause, de même que l’insuffisance de l’offre (quantitative et qualitative), particulièrement dans les centres urbains (et plus encore à Paris) où sont surreprésentées les classes moyennes.

Figure 8

Évolution des conditions de logement à la suite du dernier déménagement (en %)

Figure 8

Évolution des conditions de logement à la suite du dernier déménagement (en %)

(Source : Cusin et Juillard, 2010)

37La notion de parcours « descendants » peut également se mesurer à l’aune de la perte du statut de propriétaire. C’est le cas de 12 % des ménages appartenant aux classes moyennes, et surtout de 28 % de leur strate inférieure [9]. Celle-ci enregistre en la matière un taux supérieur à celui des ouvriers (22 %) et des employés (23 %). Plus précaire du fait de la faiblesse de ses revenus et de la fragilisation des parcours professionnels, elle peine par ailleurs à faire face aux charges de remboursements de prêts. La perte d’emploi, et plus encore une séparation, expliquent une large part d ces parcours descendants. La propriété n’est plus un aboutissement, ni même une garantie, en particulier pour la strate inférieure qui construit sa trajectoire résidentielle « à crédit ».

La sécurisation par le logement dans une société plus incertaine

38Que ce soit sous l’angle économique, professionnel ou résidentiel, le constat de l’éclatement des classes moyennes conduit à s’interroger sur les dynamiques d’une société dite de classes moyennes. Ce constat atteste le changement de modèle socio-économique. Plus concurrentiel, celui-ci s’accompagne d’une augmentation des mobilités sociales descendantes. Dans une société marquée par la croissance des incertitudes, les acteurs développent des stratégies individuelles de sécurisation, au sein desquelles le logement constitue un enjeu majeur, tout particulièrement pour les classes moyennes.

L’idéal de mobilité ascendante remis en cause dans les faits

39L’image que l’on se fait d’une société de classes moyennes est longtemps restée associée au modèle qui a prévalu durant les Trente Glorieuses, caractérisé par une croissance économique soutenue et par une forte mobilité sociale ascendante. Au cours des années 1980-1990, la thèse de la « moyennisation » de la société française annonçait la réduction tendancielle des inégalités, l’homogénéisation des modes de vie et la disparition des classes sociales (Mendras, 1988 ; Dirn, 1998).

40Depuis, cette vision a largement été remise en cause (Bidou-Zachariasen, 2004). Le constat de la crise du modèle fordiste et la succession des récessions économiques ont conduit à un renouvellement du regard porté sur l’évolution du salariat. Robert Castel (1995) montrait déjà au milieu des années 1990 que les classes moyennes n’étaient plus à l’abri de l’onde de choc fragilisant les salariés. Par la suite, les travaux sur les inégalités intergénérationnelles (Chauvel, op. cit. ; Peugny, 2009) et sur la déstabilisation des cadres (Bouffartigue et Gadea, 2000) ont confirmé cette évolution.

41Si le thème du déclassement est avant tout associé au sort des classes moyennes, alors que le phénomène n’épargne pas non plus les classes populaires, c’est sans doute qu’en raison de leur statut, les classes moyennes ont matériellement et symboliquement à la fois plus à gagner… et à perdre au jeu de la mobilité sociale.

42Nous l’avons vu, le déclassement touche d’abord les jeunes diplômés entrant sur le marché du travail [10]. Il atteint également les classes moyennes au cours de leur parcours professionnel et résidentiel. D’après une étude de l’insee, la mobilité professionnelle descendante s’avère même plus forte chez les cadres et les professions intermédiaires que chez les employés et les ouvriers (Monso, 2006). Mais s’il est un fait objectif, le déclassement est aussi une inquiétude qui traverse l’ensemble de la société (Maurin, op. cit.). C’est par conséquent à la lumière de la diffusion de cette « nouvelle peur sociale » que doivent être interprétées les stratégies de sécurisation par le logement que mettent en œuvre les ménages des classes moyennes.

Des stratégies défensives qui redéfinissent les classes moyennes et recomposent le territoire

43Avec la localisation, la propriété du logement est assurément la pierre angulaire des stratégies défensives des ménages de classes moyennes. Si 52 % d’entre eux sont propriétaires (soit 15 points de plus que les ouvriers et les employés), 92 % de ceux qui projettent de déménager souhaitent acheter leur prochain logement ! La propriété remplit pour eux plusieurs fonctions : satisfaire un désir d’autonomie (se sentir « chez soi », pouvoir personnaliser son logement), mettre à distance les classes populaires, constituer un patrimoine, etc. Dans un univers plus incertain, ces fonctions tendent à se renforcer. En particulier, comme le souligne Louis Chauvel (op. cit.), consécutivement à l’affaiblissement des mécanismes collectifs de protection sociale, on assiste à une individualisation et à une « repatrimonialisation » des modes de protection. Les ménages se voient d’ailleurs encouragés à assurer par eux-mêmes leur avenir socio-économique, notamment en vue de leur retraite. Les injonctions à devenir propriétaire s’accompagnent de nombreux dispositifs publics d’aide à l’accession. Les incitations (fiscalité, prêt à taux zéro, etc.) prennent ici le pas sur les mesures de protection sociale. De fait, le logement est aujourd’hui le premier actif détenu par les Français. Le désir d’être propriétaire se renforce d’autant plus chez des classes moyennes qu’elles ne se sentent pas assez riches pour être définitivement à l’abri, mais trop pour être sécurisées par les politiques publiques.

44Les choix de localisation des classes moyennes conduisant à différentes formes d’entre-soi sont aujourd’hui bien documentés, que ce soit à l’échelle du peuplement de vastes zones urbaines (Donzelot, 2009) ou à l’échelle « microlocale » (Authier, 1995 ; Cartier et al., 2008). il en ressort que si les espaces de mixité sociale restent prédominants au plan numérique (Oberti et Préteceille, 2003), la fragmentation sociale du territoire et l’homogénéisation sociale des espaces urbains est particulièrement nette aux deux extrémités de la hiérarchie socio-spatiales. Elle l’est aussi dans nombre de communes périurbaines (Charmes, 2005).

45Cependant, l’étude des relations entre propriété et entre-soi mériterait d’être approfondie. Deux dimensions essentielles de cette relation sont à prendre en compte. La première conduit à considérer le coût d’accès à la propriété comme un « ticket d’entrée » dans des zones plus homogènes socialement, donc plus sécurisantes. Les prix immobiliers des quartiers fonctionnent ainsi comme des barrières invisibles mettant à distance les classes populaires et les difficultés sociales auxquelles on les associe généralement. La seconde, en sens inverse, fait de la préservation de l’entre-soi du quartier d’habitation une condition au maintien de la valeur immobilière du bien acheté. L’entre-soi social est ainsi renforcé par un entre-soi de propriétaires. Empêcher l’arrivée de populations pauvres constitue en effet un double enjeu : il s’agit de garantir la stabilité et la paisibilité du quartier et, par voie de conséquence, de se protéger contre une diminution de la valeur du patrimoine immobilier détenu. D’où la croissance des mobilisations de riverains (phénomène du nimby) visant notamment à empêcher la construction de logements sociaux (Charmes, op. cit.). Ce phénomène, bien décrit par Mike Davis (1997) à propos des banlieues de classes moyennes et aisées de Los Angeles, montre l’importance croissante des liens entre sécurisation patrimoniale et sécurisation sociale de l’environnement du logement.

46Mais accéder à la propriété, c’est aussi obtenir un statut. Celui-ci constitue un élément majeur de différenciation sociale pour des classes moyennes soumises à de nouvelles incertitudes. C’est pourquoi le logement est de plus en plus l’objet d’« investissements compensatoires » (Jaillet, op. cit.), satisfaisant un désir d’ancrage à la fois territorial et social. Les ménages recherchent à travers le logement une assise matérielle et un statut symbolique qui leur font défaut dans la sphère professionnelle. Les classes moyennes exposées professionnellement cherchent, par le choix de la localisation et par l’accès à la propriété, le moyen de se distinguer des couches populaires desquelles leurs conditions d’emploi et de vie les rapprochent de plus en plus. L’habitat contribue ainsi à redonner une certaine consistance à la notion de classes moyennes, non sur la base de collectifs préétablis, mais à travers l’agrégation de stratégies individuelles de distinction.

47Le rôle de marqueur social et de sécurisation du logement peut également se mesurer à l’aune du désaveu massif des classes moyennes pour le parc social. La faible présence de cette population pourtant largement éligible au logement social, et plus encore leur très faible souhait d’y résider (2,3 %) en attestent. Certes, d’autres raisons expliquent cette sous-représentation des classes moyennes : la méconnaissance de leurs droits, des demandes non satisfaites, la progression sociale permettant de se diriger vers les autres parcs, etc. Mais le parc social pâtit avant tout de son déficit d’image. il est de plus en plus perçu par les classes moyennes comme un univers pour populations en difficulté, donc peu susceptible de fournir un environnement favorable à leur destin social et à celui de leurs enfants. Même les plus modestes font désormais le choix du parc locatif privé, cherchant ainsi à éviter le déclassement symbolique que représente à leurs yeux le logement social.

48Le statut d’occupation et la localisation constituent donc bien un enjeu de distinction sociale, en même temps que de sécurisation, pour des classes moyennes qui se sentent fragilisées. Leurs choix ont cependant un prix. Le refus du parc social fragilise un peu plus la frange modeste de ce groupe social. Le parc locatif privé, plus cher, offre des conditions de logement parfois moins bonnes en termes d’espace et de confort que le parc social. Quant à la propriété, elle conduit à supporter des taux d’effort supérieurs à ceux des locataires, outre qu’elle constitue un frein à la mobilité. Sans compter que l’acquisition du logement n’est pas nécessairement le choix le plus rentable économiquement (Coloos, 2010). Enfin, elle ne se révèle pas toujours être la garantie qu’elle semblait promettre, comme le montrent les nombreuses pertes du statut de propriétaire (28 % de la strate inférieure !), généralement provoquées par la survenue d’aléas conjugaux et professionnels, mais aussi par des niveaux d’endettement difficiles à supporter.

Conclusion

49La sociologie des classes moyennes doit composer avec la difficulté de définir un ensemble social évolutif et marqué par une forte hétérogénéité interne. Au terme de cette étude, les classes moyennes actives apparaissent non seulement hétérogènes mais éclatées.

50La confrontation entre statuts socioprofessionnels, moyens économiques et conditions de logement fait apparaître trois logiques résidentielles bien distinctes. Pour les ménages en ascension professionnelle, la logique qui prédomine est celle des aspirations croissantes. La mobilité résidentielle s’inscrit dans une trajectoire permettant d’acquérir le statut de propriétaire (sans que celui-ci ne soit particulièrement le signe d’une réussite sociale) et d’améliorer ses conditions de logement (sans réel surcroît de satisfaction). Cette fraction des classes moyennes est tirée vers le haut et ses aspirations se nourrissent de ce mouvement ascendant. Au contraire, pour les ménages victimes du déclassement professionnel et de l’insuffisance des revenus, leurs conditions matérielles les confrontent à ce qui s’apparente à une logique de « subsistance ». Leurs trajectoires résidentielles sont bloquées ou descendantes (détérioration des conditions de logement, perte du statut de propriétaire). Le sort de cette fraction des classes moyennes rejoint celui des classes populaires modestes, avec néanmoins une différence de taille : la défense des marques d’un statut social supérieur, comme le montre le refus du logement hlm. Enfin, pour les classes moyennes se situant dans l’entre-deux, les plus nombreuses, la logique de sécurisation par le logement prédomine. L’acquisition du logement, même au prix de sacrifices financiers lourds, et la recherche d’entre-soi orientent leurs stratégies défensives face à un contexte professionnel incertain et un environnement urbain vécu comme plus difficile.

51En raison de l’importance numérique des classes moyennes, les choix résidentiels de celles-ci influent sur la dynamique des territoires. Si les espaces intermédiaires restent les plus nombreux, les conséquences socio-spatiales de ces choix se font le plus nettement sentir aux deux extrémités de l’échelle. Tandis que les choix électifs de localisation renforcent l’entre-soi dans des quartiers centraux ou résidentiels, les stratégies d’évitement des ménages « moyens », y compris des plus modestes, renforcent l’entre-soi non voulu des quartiers d’habitat social. Les choix de localisation et le statut d’occupation jouent donc un rôle accru dans l’évolution de la stratification sociale et dans les recompositions territoriales. Le territoire tend ainsi à redonner une certaine consistance à l’espace social des classes moyennes qui, par ailleurs, en perd sur le plan professionnel et économique.

Références bibliographiques

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Mots-clés éditeurs : statut professionnel, stratégies de sécurisation, inégalités, trajectoires résidentielles, logement, classes moyennes, déclassement

Date de mise en ligne : 17/04/2012

https://doi.org/10.3917/esp.148.0017

Notes

  • [1]
    Le questionnaire de cette étude réalisée en partenariat avec la cfe-cgc a été administré par l’entreprise Toluna en février 2009 auprès d’un échantillon représentatif des actifs français. L’échantillon a été déterminé par la méthode des quotas : par sexe, pcs, statut d’emploi (cdi, cdd, etc.), région, taille d’agglomération, sur la base des données de l’Insee relatives aux actifs. Les traitements statistiques ont été effectués par l’équipe de recherche de l’Université Paris-Dauphine composée de Mathias Duguet et Thomas Sigaud. Les analyses ont été réalisées avec Claire Juillard (Cusin et Juillard, op. cit.).
  • [2]
    Les indépendants ont été traités à part compte tenu de leurs spécificités et des forts contrastes qui existent en leur sein.
  • [3]
    Ces membres « par alliance » représentent 18,2 % des classes moyennes.
  • [4]
    Les classes populaires représentent quant à elles 44 % des actifs, les indépendants, 5,5 % et les hauts revenus, 2,9 %. On notera que les cadres et les professions intellectuelles supérieures se concentrent dans la strate supérieure des classes moyennes (50,1 %). Ils ne sont cependant pas absents de la strate inférieure (13,7 %).
  • [5]
    Une récente étude de l’Insee confirme le bien-fondé des opinions recueilles (Pujol et Tomasini, 2009). Durant la période 1996-2007, les catégories intermédiaires (situés entre le 2e et le 9e décile) ont vu leur niveau de vie (mesuré par unité de consommation) diminuer de 1,4 %, en moyenne. Dans le même temps, les dépenses contraintes (logement, énergie) auxquelles elles ont dû faire face ont fortement augmenté (Bigot, 2009).
  • [6]
    Dans les différents histogrammes, l’éclair correspond à la fracture – au sein des classes moyennes – que suggère la réponse à la question posée.
  • [7]
    La France compte 2 millions de travailleurs pauvres, soit 8 % des actifs (Clerc, 2008).
  • [8]
    Ce taux est inférieur aux 57,2 % de propriétaires recensés par l’Insee, car il s’agit ici d’actifs, ce qui exclut les plus de 65 ans, plus souvent propriétaires. Pour la même raison, l’échantillon sous-représente les locataires du parc social, à 11,6 % ici, contre 14,9 % au dernier recensement de la population.
  • [9]
    À titre de comparaison, l’Insee comptabilisait 32,2 % de ménages ayant perdu le statut de propriétaire au profit de celui de locataire entre 1997 et 2002 (Debrand et Taffin, 2005).
  • [10]
    Selon le Centre d’Analyse Stratégique (2009), un an après l’entrée dans la vie active, seule la moitié des « Bac+4 ou plus » ayant un emploi sont cadres ou fonctionnaires de catégorie A. Pour les autres, l’acceptation d’un emploi au-dessous de leurs qualifications est le moyen d’éviter le chômage.

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