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Article de revue

Expérimentations cartographiques et devenirs paysagers : la planification éolienne de la Narbonnaise (Aude)

Pages 71 à 92

Notes

  • [*]
    Olivier Labussière, maître de conférence à l’ujf/Institut de géographie alpine et chercheur au laboratoire pacte, Grenoble
    olivier.labussiere@ujf-grenoble.fr
  • [**]
    Alain Nadaï, chercheur au cired - Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement
    nadai@centre-cired.fr
  • [1]
    Les études sur la conception architecturale et urbaine présentent dans cette voie des travaux avancés, par exemple sur la « mise en transparence du dessin » (Söderström, 2000) ou sur la valeur « allusive » de l’esquisse (Pousin, 1991).
  • [2]
    Nous faisons référence ici à une multiplicité qualitative : continue et hétérogène, elle ne peut se diviser sans changer de nature, à la différence de la multiplicité numérique que le fractionnement ou l’agrégation laisse inchangée.
  • [3]
    De façon liminaire, l’abduction peut être définie comme ce raisonnement où la règle n’a qu’une valeur hypothétique. Ceci suggère, dans le champ de l’aménagement, une prise de relais entre la formulation d’orientations stratégiques et une pratique de l’expérimentation en situation.
  • [4]
    Dorrian (2005) se réfère directement à la pensée deleuzienne pour explorer l’usage de la représentation en architecture. Si le présent article rejoint cette approche, il nous semble que la notion de « forme seconde » explicite davantage la façon dont les formes constituées dans le temps de l’histoire peuvent être réinvesties dans un processus de projet. Voir également, les travaux d’Antonioli (2004) et sa récente communication, « La carte chez Deleuze et Guattari », à l’occasion du colloque Dessiner le monde, une exploration des imaginaires cartographiques (2010).
  • [5]
    diren Languedoc-Roussillon (2000) Schéma régional éolien.
  • [6]
    Trois entretiens ont été conduits au sein de l’agence-U : deux auprès de sa directrice responsable du contrat d’étude sur la planification éolienne du pnrn et un autre auprès de son assistant. Nous désignons ci-après l’agence-U par « l’agence » ou « l’agence-U», et sa directrice par « la directrice ». Par ailleurs, deux entretiens ont été conduits auprès de l’agence-E, dont un chargé de mission collabora avec l’agence-U.
  • [7]
    Agence U, le 12 avril 2007 (date de l’entretien). Nous ne répétons pas la source pour des citations successives issues d’un même entretien.
  • [8]
    Le terme d’échelle désigne ici un ensemble de relations entre les éléments du paysage. Nous le distinguons de l’échelle cartographique, comprise comme un rapport de réduction entre une réalité et sa représentation. L’éolien suscite une approche transcalaire qui invite d’emblée à poser la question de son échelle comme celle d’un objet multiple. La production de l’échelle éolienne n’est pas une élucidation (ex. percevoir mieux ou davantage pour représenter correctement) mais une problématisation (ex. inventer les codes graphiques qui permettront de discuter collectivement d’une référence visuelle en cours de constitution). À l’instar des travaux sur l’émergence de l’échelle dans la conception architecturale (Yaneva, 2005), l’échelle éolienne (au singulier) est construite à partir d’une diversité d’échelles (au pluriel), au sens des ensembles relationnels pré-existants (village, relief,…) dans lesquels elle prend place et qu’elle interroge.
  • [9]
    La notion d’« échelle de représentation » place la réflexion du côté du rapport de réduction entre un référent (espace géographique) et un référé (ici, le bloc diagramme). Ceci étant, l’intelligence du travail de conception consiste ici à alléger la charge conventionnelle (rapport métrique) qui pèse sur la représentation (le bloc-diagramme) pour valoriser un jeu relationnel.
  • [10]
    Ces interdictions strictes comprennent les zones concernées par la Loi Littoral et celles dont le Conservatoire du Littoral est propriétaire.
  • [11]
    Les résultats de ce questionnaire, remis lors du comité de pilotage du 17 septembre 2002 et envoyé auprès de 80 personnes (élus, associations, administrations), sont modestes : une quinzaine de réponses selon les archives. Les participants ont eu tendance à assouplir le degré de sensibilité accordé à chacun des critères par comparaison au travail de la diren pour ces mêmes critères dans son schéma régional éolien.
  • [12]
    Chaque atelier est fréquenté par une dizaine de personnes en moyenne. Les élus locaux (40 %) et les développeurs éoliens (30 %) sont les deux catégories les plus représentées, suivis par les associations (20 %), les organismes d’urbanisme et de paysage (6 %) et les services de l’État (3 %).
  • [13]
    À noter le poids non négligeable des parcs éoliens existants, à partir desquels des scénarios de densification sont envisagés.
  • [14]
    Diffusée dans le rapport final de la Charte.
  • [15]
    La forme cartographique (le contour des enveloppes éoliennes) permet de situer un ensemble relationnel (rapports de co-visibilité et de composition paysagère) suscité par l’éolien sans l’indexer à l’ordre métrique de la carte. Cette carte (fig. 4) informe donc sur la distribution de potentialités éoliennes dans un espace représenté à une petite échelle cartographique tout en offrant la possibilité de confronter les logiques de situation qui les sous-tendent à d’autres échelles cartographiques, à l’occasion de la traduction de ces potentialités dans un plu par exemple.
  • [16]
    En musique, la dissonance est un « intervalle qui appelle une résolution » par un assemblage de sons (harmonique) (Petit Robert).

1Politique environnementale à l’origine, en tant que moyen de lutte contre le réchauffement climatique, la politique éolienne soulève d’importants enjeux de paysage à l’occasion de sa territorialisation. Dans le cas français, cette problématique est exacerbée car la politique éolienne a consisté au lancement d’une filière industrielle sans vision d’aménagement du territoire (Nadaï, 2007). Ceci s’est traduit par un vaste mouvement d’expérimentation au niveau local. Les projets éoliens étaient là, les administrations et les collectivités territoriales ont du inventer chemin faisant leurs propres outils de planification.

2Élaborée en 2002, la planification éolienne du Parc naturel régional (pnr) de la Narbonnaise est caractéristique de cette période et constitue un cas exemplaire d’élaboration, autour d’une technologie industrielle récente, d’une régulation paysagère originale. Son originalité tient au fait que le mode de présence des éoliennes (élévation importante, co-visibilités lointaines) remet au travail la question de la mise en représentation et en politique du paysage.

3Se saisissant de cette expérience de planification, cet article analyse le rôle des formes graphiques (cartes, blocs diagrammes,…) et des pratiques qui les accompagnent (codes graphiques, mode d’utilisation des supports graphiques,…) dans la composition de nouveaux paysages. L’analyse repose sur le suivi du travail de conception et de concertation des agences de paysage en charge de cette planification. Pour rendre compte du processus d’émergence de ces nouvelles représentations paysagères et de leur caractère innovant en matière de planification, nous mobilisons un cadre conceptuel deleuzien (Labussière, 2011 – à paraître). Son atout est d’ouvrir, pour aborder les enjeux de paysage en aménagement, une voie d’entre-deux entre l’approche représentationnelle (Cosgrove et Daniels, 1988) et sa critique radicale (Rose et Wylie, 2006).
Après avoir présenté le matériel et la méthode, notre analyse s’intéresse au rôle des formes graphiques et des pratiques qui les accompagnent dans la composition des paysages éoliens de la Narbonnaise. L’analyse ouvre sur une discussion relative à la capacité d’une planification à produire du nouveau (paysage éolien) et sur des considérations théoriques quant au statut de la représentation dans ces processus.

Matériel et méthode

4La pensée de Gilles Deleuze est souvent mobilisée en géographie pour soutenir une critique radicale de la représentation (Doel, 1999). Nous en proposons une lecture plus nuancée dont la portée heuristique peut être de contribuer à l’ouverture d’un dialogue entre la planification et les démarches de projet.

5Si Deleuze nous invite à expérimenter un dépassement des formes (du langage, de la pensée, de l’expérience), cela s’accompagne tout au long de son œuvre d’appels à la prudence (Deleuze, 1973 ; Deleuze et Guattari, 1980). Selon ce principe, il ne s’agit pas de rejeter ce qui est de l’ordre de la forme ou de la norme mais plutôt leur caractère de nécessité. Cela oriente la critique de la représentation en aménagement vers une pensée de la « forme seconde [1] » (Labussière, op. cit.) : la représentation n’est plus porteuse d’une signification explicite engageant un rapport de subordination du signifié envers le signifiant, elle agit comme un symptôme (Deleuze, 2006), un signe chargé d’une multiplicité [2] sensible qui engage un processus interprétatif et inventif. Cette pensée de la forme seconde appelle à saisir en aménagement de nouvelles manières d’interagir avec les territoires en expérimentant des modes de représentation ouverts, dont le caractère normatif n’exclut pas l’exploration des situations. Cette dimension inventive, au cœur des débats sur le projet de paysage (Pousin, 2001), ouvre notre questionnement sur la planification à l’analyse des processus cognitifs qui la sous-tendent et dont la forme serait abductive [3]. Déjà explorée (Blanco, 1989 ; Besse, 2001), cette piste a rarement été associée à l’analyse des pratiques – ce à quoi cet article entend contribuer.

6Cette posture confère une pertinence renouvelée à la distinction, établie par Deleuze et Guattari (op. cit.), entre la « carte » et le « calque [4] ». La « carte » se construit par les multiples connexions qu’elle entretient avec le réel, sans nécessairement prétendre à la clôture ou au sens. Le « calque » feint de copier le réel mais reste fondamentalement auto-référentiel. Leur distinction ne saurait être réduite à une opposition. Deleuze et Guattari envisagent la possibilité d’une circulation : le calque peut nourrir et intensifier la carte s’il maintient celle-ci dans un état de dispositif ouvert. La carte devient alors un assemblage pouvant ouvrir un dialogue entre des représentations de nature très différente servant à convoquer au cœur du processus de projet les états transitoires et pluriels d’une réalité émergente. « Les cartes se superposent de telle manière que chacune trouve un remaniement dans la suivante, au lieu d’une origine dans les précédentes : d’une carte à l’autre, il ne s’agit pas de la recherche d’une origine mais d’une évaluation des déplacements » (Deleuze, 1993, pp. 83-84). L’analyse des formes graphiques s’en trouve renouvelée, passant en quelque sorte d’une approche généalogique vers une approche transformationnelle.
Cela conduit à nous intéresser aux rapports entre les représentations graphiques et leurs usages. Il s’agit de comprendre comment ces derniers leur confèrent ou non le statut de « carte », c’est-à-dire de dispositif ouvert sur le réel possédant une capacité performative. Ce n’est pas la représentation en elle même qui est performative mais bien les processus sociaux de son élaboration et de sa mise en politique qui la dotent ou non d’un pouvoir d’exploration et de composition avec la multiplicité sociale, spatiale et paysagère. La compréhension conjointe de ces processus et des formes graphiques qui les sous-tendent est donc un point décisif pour éclairer la formation de nouveaux paysages éoliens. Notre démarche est proche des travaux qui étudient l’activité de conception au travers de ses pratiques (Söderström, op. cit.), en particulier dans le champ du paysage (Nadaï, 2002), ainsi que des approches matérialistes de l’émergence des formes (Netz, 1999).
D’un point de vue méthodologique, l’analyse repose sur des documents graphiques et écrits, des observations de terrains et des entretiens individuels (33 entretiens) réalisés auprès d’organismes publics, de services de l’État, de collectivités territoriales, d’associations, de bureaux d’étude et de développeurs éoliens. Ces entretiens ont été réalisés en trois campagnes réparties sur une période de deux ans (2006-2007). Un travail mené à partir des archives de l’agence d’urbanisme chargée de cette planification nous a permis de revenir avec elle sur les étapes de son travail.

L’éolien, un nouveau regard sur le paysage dans le Parc Naturel Régional de la Narbonnaise

7Le pnr de la Narbonnaise se compose du massif des Corbières, de la plaine de l’Aude et d’une vaste plaine littorale ouvrant sur la Méditerranée. Très attractif en raison de son gisement de vent, il totalise fin 2007 92 éoliennes pour 110,2 MW.

8En 1999, le pnr est en phase de préfiguration. Les élus porteurs du projet décident de lancer leur propre planification éolienne avec le double objectif d’affirmer la légitimité de leur coopération et de coordonner le développement éolien sur leur territoire. Ils forment un comité de pilotage auquel se joignent des partenaires financeurs (l’ademe, la région et la diren Languedoc-Roussillon). Dès l’élaboration du cahier des charges, deux visions de l’éolien s’opposent. La diren propose la réalisation d’une planification restrictive, à l’image de son schéma régional éolien [5]. L’ademe refuse d’approcher l’éolien comme une contrainte et conditionne son financement à une démarche plus ouverte. Le comité de pilotage s’accorde sur le projet d’une charte éolienne plutôt que d’un schéma.

9En confiant la réalisation de ce document à deux cabinets d’urbanisme et de paysage, qui plus est dans un esprit de planification stratégique plus que strictement règlementaire, le comité de pilotage inaugure une démarche originale.

10Le processus étudié ci-après porte sur la réalisation de la charte éolienne du pnr de la Narbonnaise, en particulier l’assistance à maîtrise d’ouvrage assurée par les deux cabinets quant à ses dimensions techniques et politiques (analyse initiale des paysages, restitutions intermédiaires aux élus, concertation élargie, finalisation de la charte, diffusion publique). Cette étude est mise en regard avec trois situations de projet faisant suite à la mise en œuvre de la charte.
L’analyse de cette planification suit l’élaboration des documents graphiques et leurs usages (réunion, concertation,…) afin de mettre à jour la façon dont ceux-ci orientent la définition collective de nouveaux paysages éoliens. En ce sens, l’analyse procède selon un découpage thématique qui éclaire le jeu d’acteurs et ses évolutions à partir des enjeux de conception.

Donner « formes » à un point de vue éolien

11Missionnée en 2002 pour réaliser la planification du pnr, l’agence-U [6], pourtant familière des paysages du Narbonnais, perçoit rapidement la nécessité de renouveler son regard. Il lui faut adopter « l’éolien comme angle de vue [7] » pour saisir la présence de cette technologie dans le paysage. Elle réalise une session de terrain « tous azimuts », expérimente des vues lointaines et des vues proches, « en passant systématiquement dans les villages et autour». L’éolien appelle à recalibrer un regard formé par les études et le métier :

12

« Moi, je suis de formation architecte et, dans mon cursus, il y a quelqu’un qui me disait : habitue-toi à avoir toujours dans l’œil une échelle… ça peut être la règle, tu sais ce que c’est 20 cm. Mais là, c’est différent et c’est pas un mètre cinquante! Du coup, où est la bonne échelle ? Si je l’imagine par rapport à ce relief, ça me donne quoi ? Si je l’imagine par rapport à ce village, ça me donne quoi ? Est-ce que je peux me la représenter ? »
(Agence U, le 20 novembre 2006)

13L’« échelle [8] », c’est-à-dire l’économie de relations qu’engage l’éolien avec les configurations paysagères du narbonnais, est en cours de fabrication. Elle est produite au travers du paysage, par confrontation à ses différentes échelles (le relief, le village). Cette échelle éolienne (au singulier) naît donc du multiple, selon une modalité transcalaire (de pluralité d’échelles). La directrice souhaite la pratiquer pour pouvoir la mettre en représentation.

14Dès le premier tour de terrain, elle cherche à se représenter à une grande échelle (celle du site) les ensembles paysagers perçus. La pratique du dessin in situ contribue à l’acquisition de l’échelle éolienne. Elle en retire trois blocs diagrammes (fig. 2, p. 79), dont elle précise qu’ils fonctionnent « ensemble » avec une carte des ensembles paysagers (fig. 1, p. 78).

15De facture très réaliste (reliefs, villages, boisements sont repérables), ces blocs illustrent chacun une situation « emblématique » de l’ensemble paysager auquel ils réfèrent. Ils traduisent ainsi une problématique du point de vue de l’éolien et du paysage. Si les éléments figurés renvoient à un ensemble territorialisé (villages et routes sont nommés), l’échelle de représentation [9] n’est, elle, pas quantifiée : ceci exclut toute métrique de lecture et privilégie le caractère métonymique de ces blocs. « Là [fig. 2], c’était plutôt la question des hauteurs, la façon dont s’implantent les villages… On est dans des choses chahutées » (Agence U, le 20 novembre 2006), détaille la directrice à propos des Corbières. Ces blocs diagrammes évoquent le grand paysage (la petite échelle) à travers la figuration d’un site (la grande échelle), le général au travers du particulier. Ce faisant, l’agence tient conjointement plusieurs états du paysage, tous engagés dans un rapport de co-définition du fait de la problématique éolienne (i.e. infrastructure de grande échelle implantée localement).

16Cette première intuition du dialogue des échelles se poursuit au travers de la carte (fig. 1) complémentaire aux blocs diagrammes. La notion de dialogue des échelles exprime ici davantage que la confrontation entre des représentations d’un même espace géographique à des échelles cartographiques différentes. Elle insiste sur la façon dont des supports conventionnels, ici une carte et des blocs diagrammes, une fois partiellement dégagés de leur ordre métrique, sont rendus aptes à exprimer des ensembles relationnels spécifiques et à les mettre en rapport pour faciliter la circulation du propos sur le paysage aux différentes échelles de la présence éolienne. L’agence-U revient sur les enjeux qui motivent cette stratégie iconographique.
« [L’éolien est] un truc colonisateur ! ». Il attise les continuités paysagères et invalide toute idée de clôture. Il réclame un mode ouvert de désignation du paysage. Cette carte (fig. 1) permet à l’agence de « poser très vite », comme on poserait une hypothèse, « trois grands éléments du paysage : la plaine de l’Aude, le littoral et les Corbières ». Il s’agit à la fois de définir des ensembles paysagers qui « accroch[ent] de façon large les marges » et de rendre « compréhensible par tous » le type de relations et de problématique paysagère que l’éolien fait naître dans chaque ensemble.
La forme graphique qui sert cette visée est éloquente (fig. 1). Le fond de carte est travaillé (estompage, traitement bicolore) de façon à faire sentir les variations topographiques sans les indexer à une altimétrie ; il privilégie les ensembles (le massifs et ses contreforts, la plaine, le littoral) et les relations (le cloisonné/l’ouvert ; le haut/le bas). Une grande flèche indique une ligne de force, à la fois structurante du littoral en tant qu’ensemble et de son mode de relation au reste du paysage. Le tracé est volontairement grossier : la carte privilégie les continuités et les relations paysagères sur les divisions et les assignations territoriales. Ce graphisme a fonction de proposition : « Ça correspond à une étape dans la maîtrise de la carte, du discours. C’est pour donner les grandes intentions, c’est pour se dire : le massif des Corbières, où est-ce qu’il commence vraiment ? ». La carte suggère trois entités paysagères sans les figer par des coordonnées absolues, spatiales ou territoriales.

Figure 1

Les trois grandes unités paysagères : le massif cloisonné des Corbières, le littoral et la plaine de l’Aude et de l’Orbieu

Figure 1

Les trois grandes unités paysagères : le massif cloisonné des Corbières, le littoral et la plaine de l’Aude et de l’Orbieu

(Source : pnrn, 2003)

17Cette inventivité graphique permet à l’agence d’articuler situation et plan sans réduire l’interprétation du paysage à une logique zonale, ce qui contraste avec le schéma régional éolien. « La question est [de savoir si] le paysage est capable ou pas ? », précise la directrice. Il s’agit de révéler la potentialité du paysage de la Narbonnaise à opérer sa transformation en paysage éolien. En ce sens, ce dispositif iconographique multiple est original : il confère au paysage une agence et donne à ses structures la capacité de montrer si elles peuvent ou non « fonder un projet ». Les blocs diagrammes et la carte permettent à l’agence de « tenir deux échelles en même temps » (Agence U, le 12 avril 2007). Les uns allègent la charge représentative de la carte et exemptent le trait de cette dernière d’une fonction de délimitation qui la ferait basculer dans l’indexation territoriale. Réciproquement, l’ordre suggéré par la carte exempte les blocs d’une métrique de lecture : aisément reconnaissables, ils expriment des grands ensembles paysagers.
Cette stratégie iconographique d’ensemble, jouant des paysages familiers véhiculés par les blocs diagrammes, permet à l’agence de communiquer aux élus du pnr l’échelle éolienne, au sens d’un jeu de relations en constitution. Au cours de cette première phase, l’agence propose et valide auprès des élus un point de vue éolien plus qu’une ébauche de planification. Ce dispositif, rendu possible par l’allègement de la charge représentative des documents graphiques, doit maintenant se connecter à de nouveaux enjeux.

Figure 2

Bloc diagramme d’unité paysagère : le massif cloisonné des Corbières

Figure 2

Bloc diagramme d’unité paysagère : le massif cloisonné des Corbières

(Source : pnrn, 2003)

Mettre les formes en politique, définir un potentiel éolien partagé

18Afin de garantir la légalité de l’implantation des futurs projets, la planification éolienne doit intégrer des données règlementaires (urbanistique, patrimoniale…). Les agences procèdent en trois temps : tout d’abord, un inventaire de ces données (fig. 3, p. 81) aboutit au constat que « les interdictions strictes [d’implantation éolienne] sont très limitées sur le territoire d’étude [10] » ; ensuite, un questionnaire auprès des partenaires du pnr[11] ne révèle aucun zonage d’exclusion de l’éolien. Ces premiers résultats suggèrent l’hypothèse d’un territoire qui reste négociable et renvoient de fait le traitement des données règlementaires à la troisième étape, celle de la concertation.

Figure 3

Les intérêts naturalistes reconnus

Figure 3

Les intérêts naturalistes reconnus

(Source : pnrn, 2003)

19La prise en compte des données réglementaires est un exercice difficile. Elle convoque une « vision territoriale » alors que l’agence s’était jusqu’à présent concentrée sur les relations entre l’éolien et les composantes du paysage. C’est un véritable défi méthodologique : « comment sortir du territoire pour regagner le paysage ? » (Agence U, le 12 avril 2007). L’enjeu porte sur la fabrication d’un dispositif qui met en compatibilité le territoire, en tant que donnée réglementaire et mode d’indexation, et le paysage tel que perçu et problématisé au travers de l’échelle éolienne.

20En vue de la concertation, l’agence élabore « une autre manière de regarder le territoire » de façon à définir collectivement les zones favorables à l’éolien sans les indexer à un ordre territorial. Elle adapte la forme graphique de ses cartes d’inventaires (fig. 4, p. 85) : les zonages règlementaires sont conçus à l’échelle de la parcelle mais la carte occulte toute référence aux lieux et à la topographie. Hormis le maillage communal, ces cartes taisent toute référence au territoire : « [cette carte] on l’a fait[e] pour dire une chose. Il y a juste une couche de données et une couche communale pour que les maires se localisent ». Cette relative imprécision, par laquelle des formes territoriales sont transcrites sans le support spatial qui leur donne sens, limite la portée prescriptive de ces cartes.

21L’usage original qui en est fait lors des ateliers de concertation contribue à mobiliser ces données réglementaires dans un dispositif non normatif. Organisés sur deux journées, les ateliers sont d’abord thématiques (patrimoine et paysage, environnement, activités humaines), puis géographiques (le massif des Corbières, la plaine de l’Aude, le littoral [12]). Ils sont animés par les deux agences. Leur vocation est d’amener les participants à élaborer, par atelier, une « esquisse de carte idéale » des zones à exclure et des zones favorables à l’éolien, tout en se démarquant explicitement des principes de la planification par zonages réglementaires.

22Au cours des ateliers, les cartes de données réglementaires sont affichées au mur.

23

« On leur a présenté le territoire chaque fois sous l’angle du thème abordé… l’aspect environnement, voilà les zonages forts… Mais ensuite la hiérarchisation de ces zonages, ce sont les gens en atelier qui l’ont faite ».
(Agence E, le 3 novembre 2006)

24La contribution de chacun est favorisée par un tour de table et un usage flottant des cartes, à la manière de calques : « on a fait des transparents [des cartes d’inventaires] pour avoir des couches et, en même temps, on a dessiné sur les transparents au fur et à mesure de la discussion » (Agence U, le 12 avril 2007). En additionnant ou en retranchant les cartes d’inventaires à volonté, les effets visuels d’agrégation des données dessinent peu à peu des espaces qui appellent à être re-contextualisés et perçus d’après leurs valeurs individuelles et collectives. Cette méthode permet de passer d’une multiplicité quantitative (fondée sur l’addition des données réglementaires) à une multiplicité qualitative révélatrice d’entités paysagères vécues, identifiées voire partagées par les participants.

25Ce passage permet aux agences de continuer à tenir conjointement plusieurs états du paysage : les calques sont à petite échelle (territoire) mais leur superposition permet de « faire remonter » des éléments associés aux grandes échelles (localité, lieu dit…).

26

« Quand on commence à dessiner et à dire ‘est-ce que c’est autour de ça ?’, il y a des gens pour qui ‘ça’ veut vraiment dire quelque chose : ‘là, oui, attention ! Là, il y a le Rieu [ruisseau] !’…travailler sur les cartes comme cela, les gens savent, ils connaissent ».
(Agence U, le 12 avril 2007)

27Si le ruisseau Le Rieu constitue une référence individuelle, d’autres secteurs comme le massif de La Clape se sont imposés au cours des ateliers comme des références collectives. Ce travail a permis d’identifier « ce qui fait valeur » pour les gens qui vivent dans le parc.

28La mise au travail de cartes à la manière de calques permet de se jouer d’un rapport de réduction donné (l’échelle cartographique) pour porter la réflexion au-devant d’enjeux non représentés mais pourtant questionnés par l’accumulation des calques. Cette rupture partielle d’équivalence entre le référé (la carte) et le référent (l’espace géographique) autorise la mise en suspens de l’échelle cartographique et laisse place à d’autres lectures, davantage préoccupées par des valeurs et des pratiques spatialisées.

29À l’issue de chaque atelier, les cartes indiquent des secteurs d’exclusion et « d’implantation possible ». Un secteur en particulier est négocié : l’élu de Portel-des-Corbières déjà investi dans un processus de projet souhaite une enveloppe favorable sur sa commune, ce que la diren conteste du fait de la proximité avec l’abbaye de Fontfroide. Il en résulte un zonage « soumis à fortes conditions d’implantation à long terme [13] ». Pour l’association eccla, présente lors des ateliers, « il y a eu des compromis parce que les zones qui sont définies ne sont pas forcément des zones où l’on veut qu’il y ait des éoliennes. Le parc doit donner un avis favorable pour qu’on réfléchisse à l’opportunité de mettre des éoliennes » (Association eccla, le 6 novembre 2006). Les négociations en atelier sont donc permises par des représentations cartographiques qui ménagent un temps de décision intermédiaire et non définitif.
Ces cartes sont ensuite croisées pour fournir une ébauche de carte commune discutée en atelier [14]. Dans leur graphisme, ces cartes d’atelier sont « floues sans être trop floues » : elles tiennent « du compromis, de ce qui a été vécu à un moment donné » (Agence U, le 12 avril 2007). Elles sont accompagnées de préconisations paysagères propres à chaque enveloppe et destinées à refléter le contenu des discussions. Ces préconisations attentives à la configuration des lieux (e.g. reculer les éoliennes du bord du plateau, s’éloigner du site existant de Lastours) relient la petite échelle du plan à la grande échelle des sites et maintiennent ainsi la circulation entre échelles, fondatrice de la démarche.
Au final, la réflexion n’est ni descendue ni montée en échelle mais elle s’est maintenue entre deux états du paysage en reformulant les règles de cohabitation entre ses composantes. À présent partagées, ces règles concernent des espaces plus restreints, signe que le potentiel éolien se précise. Elles ne sont pas pour autant définitives, en témoignent les tensions sur plusieurs enveloppes au cours du travail. Les « intentions » contenues dans les cartes d’atelier demandent à être précisées et discutées en comité de pilotage pour constituer un véritable document de planification.

Appauvrir la forme, inscrire le développement éolien dans une démarche de projet de paysage

30Le repérage des sites éoliens potentiels est affiné au travers de deux types d’épreuves : l’une de nature topographique, l’autre de nature politique.

31Pour ajuster le contour des enveloppes aux variations du relief, l’agence utilise en interne un fond topographique très détaillé : les enveloppes de Port-la-Nouvelle/Sigean, au sud-est, ou celle de Villesèque-des-Corbières, au sud-ouest, sont ainsi calées sur les pourtours de leurs plateaux respectifs. L’agence retourne aussi sur le terrain pour examiner les enveloppes les plus controversées, comme celle de Portel-des-Corbières (au centre-ouest). Le terrain tranche et confirme un potentiel éolien mais la diren, qui s’était déjà prononcée défavorablement lors des ateliers, fait à nouveau valoir son opposition de maître d’ouvrage. L’enveloppe de Fontfroide est donc complétée par des préconisations plus restrictives visant à éloigner les futurs parcs éoliens de l’abbaye. Longtemps mise en suspens, cette confrontation à la topographie des sites indexe-t-elle pour autant le tracé des enveloppes au dessin des courbes de niveaux ?
La carte qui situe les enveloppes (fig. 4) dans le document final de la Charte diffère radicalement du document interne à l’agence. Le fond topographique a disparu, les enveloppes ont acquis un caractère flottant. Leur apparence graphique aussi est nouvelle : une ellipse aux contours épais, presque abstrait. Pourquoi l’agence a-t-elle effacé son travail de descente en échelle ?

Figure 4

Enveloppes favorables à l’implantation de parcs éoliens

Figure 4

Enveloppes favorables à l’implantation de parcs éoliens

(Source : pnrn, 2003)

32Cette décision peut être éclairée par un second type d’épreuve, d’ordre politique. Cette carte étant un document d’orientation définitif, le président du syndicat de préfiguration du pnr demande à l’agence-U de revenir à une mise en forme plus schématique en vue de sa diffusion finale. L’objectif est de ménager un consensus entre les élus en évitant toute localisation communale trop précise. À ce titre, « sa forte implication a facilité la gestion des conflits » (Chargé de mission du pnr, le 31 octobre 2006) et a garanti la cohésion des élus sur un dossier clef pour la création du pnr.

33Il s’agit aussi pour le comité de pilotage de se garantir contre toute « négociation sur le trait » qui viserait à légitimer des projets éoliens sans une réflexion sur la situation désignée par l’enveloppe. Face à cette dérive, la forme graphique de ces enveloppes leur confère une autonomie au-delà du travail de conception. Le contour appauvri valorise le potentiel éolien dans la durée en le rendant résistant à toute tentative de réduction au dessin de ses enveloppes. Il met comme en dormance des principes de situation et de relation qui restent ré-activables. Il s’agit davantage, pour les futurs développeurs éoliens, d’un hiéroglyphe à déchiffrer en situation que d’un programme d’aménagement à mettre en œuvre.

34La carte finale (fig. 4) est accompagnée, pour chaque enveloppe, de préconisations paysagères illustrées au moyen de blocs-diagrammes et de plans masse (fig. 5).

Figure 5

Proposition n° 1 d’implantation des éoliennes dans la plaine de l’Aude et de l’Orbieu

Figure 5

Proposition n° 1 d’implantation des éoliennes dans la plaine de l’Aude et de l’Orbieu

(Source : pnrn, 2003)

35Ce dispositif iconographique pluriel évite encore une fois de cartographier de façon trop définitive les sites éoliens retenus. Comme dans la première phase, l’allocation de la charge de référence entre les différents modes graphiques permet de mettre en suspens l’indexation à l’espace tout en développant des principes de situation : la carte (fig. 4) indique des situations d’implantation sans délimiter les sites ; les blocs (fig. 5), forts d’une localisation sans limite stricte, investissent ces situations pour décliner des principes d’implantation. Le dialogue des échelles est renouvelé. Les enveloppes régulent la distribution des parcs éoliens à petite échelle et constituent via les préconisations qui les accompagnent, une entrée sur la grande échelle. Réciproquement, les blocs-diagrammes déploient les principes de situation (grande échelle) propres à chaque enveloppe (petite échelle).

36Si cette planification offre ainsi des « lignes de conduite en termes de projets », elle ne franchit pourtant pas le pas du projet. Par exemple, l’enveloppe nord s’accompagne de deux principes d’implantation (fig. 5) : l’un et l’autre tirent parti de la trame parcellaire pour figurer un alignement des éoliennes le long du littoral ou du canal de Jonction. Dans les deux cas, l’agence envisage aussi une implantation des éoliennes par bouquets de cinq machines. Ainsi, au moment où les préconisations se précisent, au risque d’une lecture spatiale plutôt que relationnelle, l’exemplification (au sens de la déclinaison en exemples) en allège la charge représentative en les rendant indicatives d’une démarche plutôt que prescriptives d’un mode d’implantation particulier.
En outre, cette planification légifère à partir de règles contingentes : les principes (localisation des enveloppes et préconisations paysagères) dont elle est porteuse dépendent de l’échelle à laquelle ils ont été formulés. Il suffit par exemple de passer au projet pour qu’ils se trouvent pris en défaut par une réalité plus précise. Loin d’être un manquement, cette indétermination place les développeurs éoliens en posture de les réinterpréter en situation. La forme abstraite des enveloppes (fig. 4) permet donc à cette planification de rendre ses préconisations de paysage opérantes à d’autres échelles [15] et d’accompagner l’émergence de projets éoliens.
De novembre 2003, moment d’adoption de la Charte, à novembre 2007, la nature contingente des principes édictés dans la planification s’est manifestée au travers de plusieurs projets éoliens soumis par des développeurs dans les trois enveloppes les plus au sud. Sur l’enveloppe de Portel-des-Corbières (fig. 4, au centre-ouest), le potentiel éolien identifié n’a pas pu être valorisé en raison d’un appui politique au niveau national activé par des notables locaux et des réticences de la diren concernant l’abbaye de Fontfroide. Sur l’enveloppe de Villesèque (fig. 4, au sud-ouest), un projet éolien a été retenu et deux refusés. Les refus ont été motivés par un usage de l’enveloppe à la fois comme limite à petite échelle (pour un projet situé en dehors de l’enveloppe) et comme principe de situation (pour un projet situé en dedans mais ne tenant pas compte des préconisations paysagères). Le projet retenu fait état d’une interprétation positive des principes de la Charte par le développeur dans la mise en site paysagère et avifaunistique du projet. Enfin, sur l’enveloppe de La Palme, Port-la-Nouvelle, Sigean et Roquefort (fig. 4, au sud-est), la prise en compte des préconisations de la Charte a conduit le développeur à coordonner ces communes de manière à augmenter la capacité du parc – il s’agit de la première opération de « repowering » en France – tout en ajustant la mise en site des machines à un couloir migratoire international (Nadaï et Labussière, 2010).
Ces développements témoignent des intérêts divergents qui ont sous-tendu l’émergence de cette planification éolienne et des compromis trouvés (diren/ademe, diren/agence-U, agence-U/président du pnr…). Ce jeu d’acteurs est singulier. D’ordinaire les planifications éoliennes sont portées par les services de l’État sans aucune réflexion stratégique et concertée (Nadaï et Labussière, 2009). Dans le cas étudié, un comité de pilotage public a joué le rôle de structure porteuse favorisant l’action des développeurs privés selon des principes de paysage négociés au préalable. Dans ce cadre, les agences U et E ont réalisé une médiation utile entre des intérêts s’exprimant aux différentes échelles convoquées par la problématique éolienne. La pertinence de cette médiation repose notamment sur une planification qui met les acteurs en position de réinterpréter en situation les principes qu’elle édicte. La dimension abductive de cette planification favorise un développement éolien selon des démarches de projet de paysage.

La « carte » : pratiques et modalités formelles de son ouverture

37L’analyse de la planification éolienne de la Narbonnaise au travers de ses formes graphiques et de leurs usages met en évidence trois dimensions du mode de représentation ouvert qui la caractérise en tant que « carte ».

Une représentation diffractée

38Par son gigantisme et son caractère local, l’éolien met en relation plusieurs états et plusieurs échelles du paysage, ce pourquoi les agences ont imaginé, à chaque étape, une représentation du territoire selon des perspectives multiples (carte, calque, bloc-diagramme, texte).

39Ce dispositif iconographique pluriel ne rend jamais la planification prisonnière d’une échelle ou d’une représentation unique. Cette unicité risquerait d’indexer brutalement l’éolien au territoire (topographie, données réglementaires, limites administratives et politiques) et de fonder le processus sur des grandeurs normatives (dans/hors de la limite ; dans/hors de la règle) au détriment des enjeux de paysage.

40L’analyse montre que la charge de la représentation est diffractée par une prise de relais constante entre les modes de la représentation par le plan (carte, calque) et ceux de la représentation par la situation (bloc-diagramme, texte). Le plan pose, du fait de son graphisme (tracé ouvert, flottement ou appauvrissement de la forme), un ordre incomplet que la situation vient relayer. Réciproquement, l’ordre ainsi posé permet à la situation de se déployer dans le registre du principe et d’assurer sa fonction de relais sans être totalement indexée au site dont elle s’origine (absence de métrique, exemplification). Plan et situation procèdent ainsi à un allègement mutuel de leur charge représentative.
Cette représentation diffractée fait écho à la notion deleuzienne de signe (cf. matériel et méthode). Le signe ne livre pas de signification explicite. En tant que symptôme (Deleuze, 2006), il engage une activité interprétative et inventive. De même, la planification étudiée ne livre pas de modèle auquel se conformer. Elle fait circuler des principes de mise en relation des éoliennes avec le paysage dans des arènes et des situations (comité de pilotage, ateliers de concertation, phase de projet) qui en précisent les modalités. Le processus dans son entier est une exploration, une circulation constante entre les échelles (pluriel), pour expérimenter un nouveau mode d’existence paysager, l’échelle éolienne (singulier).

Un dispositif iconographique fondateur d’une démarche abductive

41Ce dispositif iconographique pluriel permet d’explorer les devenirs du paysage selon un processus abductif : il génère des principes d’implantation des éoliennes tout en assurant leur mise à l’épreuve par un retour constant à la situation.

42Ce processus cognitif peut être comparé à la production de la référence scientifique décrite par Bruno Latour dans son analyse du travail de pédologues en Amazonie (Latour, 2001). Les pédologues quadrillent le sol, l’échantillonnent et soumettent ces prélèvements à des analyses en laboratoire. Ces opérations successives constituent une chaîne qui rend possible la production du fait scientifique et lui donnent les moyens de sa réversibilité : son indexation à des normes partagées (protocole, échantillonnage…) permet d’interroger la robustesse du fait par un retour à sa base empirique tout comme ces mêmes normes permettent de s’en dissocier pour monter en généralité.

43De façon analogue, l’échelle éolienne est produite à partir de différents états du paysage et c’est la circulation entre ces états qui la rend négociable et partageable. Néanmoins, son mode d’existence est bien différent de la référence scientifique en ce que, précisément, l’échelle maintient en suspens l’indexation à une norme partagée et appelle ainsi à un constant retour à la situation.

44La référence prétend à la stabilisation du fait scientifique là où l’échelle prétend à l’émergence et à la nouveauté. Pour ce faire, la chaîne qui supporte la référence est discontinue, elle rompt le lien avec l’origine dans le temps, alors que celle qui fait émerger l’échelle est continue, elle se caractérise en étant en permanence à l’épreuve de son objet.

Une pratique formelle de l’abduction

45L’attention aux situations joue un rôle considérable dans la définition des potentiels éoliens de la planification de la Narbonnaise ; ce qui relève d’une démarche abductive peut aussi être caractérisé sur le plan de la pratique et des procédés graphiques :

46– L’aspect du trait est crucial dans de nombreuses cartes. Délié, il peut situer une limite sans la tracer pour signifier une intention (fig. 1). Appauvri, schématisé, il peut désigner un potentiel sans le réduire à un zonage (fig. 4).

47– Le rapport fond/forme : le rapport flottant entre forme et fond par absence ou estompage de données d’indexation autorise la réinterprétation des formes en situation (fig. 3).

48– Le cadrage textuel : il met l’accent sur les principes d’implantation de façon à exemplifier une situation (fig. 5).

49– L’exemplification : la déclinaison des implantations dans une situation rend cette situation indicative de principes relationnels plutôt que prescriptive d’une implantation particulière (fig. 5).

50Plusieurs de ces procédés relèvent d’un principe commun que l’on qualifierait volontiers de dissonance[16] scalaire. Ainsi, le trait délié, l’appauvrissement de la forme ou le rapport flottant entre fond et forme procèdent tous d’une dissonance entre l’échelle de la forme et celle du fond qui la porte, dissonance qui rend le second inopérant à indexer la première. Par exemple, la forme appauvrie (fig. 4) doit sa dissonance à l’épaisseur de son contour et à la finesse de figuration du fond qui la porte. La même forme disposée sur un fond à plus grande échelle finirait par entrer en consonance scalaire avec ce dernier et prétendre à une lecture spatialisée.

51Toutefois, les formes graphiques ne déterminent pas à elles seules le degré d’ouverture de la « carte ». Elles possèdent aussi un degré de polyvalence et d’autonomie plus ou moins prononcé par rapport aux contextes de leur utilisation. Par exemple, les formes au trait appauvri (fig. 4) ou délié (fig. 1) constituent des procédés d’ouverture relativement autonomes en ce qu’ils n’appellent pas un cadrage au moment de leur utilisation. Les formes flottantes (fig. 3) appellent au contraire ce type de cadrage pour en maintenir l’ouverture : l’empilement flottant des calques au moment du dessin collectif a rempli cette fonction et a permis le passage du « calque » à la « carte ».

Conclusion

52Dans le contexte français, le développement éolien soulève un enjeu de décentralisation et confronte localement l’État à des processus de renouvellement des représentations sociales, esthétiques et politiques du paysage qui échappent à sa gestion centralisée (Nadaï, 2007 ; Nadaï et Labussière, 2009).

53Si la littérature scientifique sur l’éolien souligne l’importance de coordinations institutionnelles ouvertes (Agterbosch et al., 2009), elle prête encore peu attention aux cultures de la planification et moins encore au rôle des formes cartographiques dans ces processus collaboratifs. Cet article propose donc une entrée originale pour mieux comprendre la formation des paysages éoliens et approfondir une problématique phare de la conduite du projet de paysage : l’articulation des échelles (Delbaere, 2001).

54Le recours à un cadre d’analyse deleuzien conduit à plusieurs résultats dans cette direction : la mise à jour d’une forme de représentation diffractée éclaire une pratique innovante de planification consistant à mettre en suspens l’indexation au territoire pour tenir plusieurs états du paysage ; ce dispositif iconographique pluriel favorise l’exploration et la définition collective de potentiels éoliens assortis de préconisations paysagères ; l’analyse des formes cartographiques et de leurs usages a montré que ce processus abductif engage une activité interprétative et inventive en ce qu’elle place les développeurs éoliens en posture de revisiter ces principes en situation.

55L’ensemble de ces résultats contribue à montrer en quoi la planification, approchée comme une « carte », peut être un dispositif ouvert sur le réel. La planification ne se définit plus alors par sa capacité à normer, anticiper et arrêter le sens des choses mais par son art de renouveler les rapports entre les choses et d’expérimenter, dans le cas présent, de nouveaux devenirs paysagers. Les logiques représentationnelles peuvent donc favoriser l’expérimentation si par leurs formes et leurs usages elles ménagent des réciprocités entre le représentant et le représenté, c’est-à-dire des lieux de transaction et d’ajustement entre des modes d’existence hétérogènes.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : abduction, paysage, diffraction de la représentation cartographique, planification, éolien

Date de mise en ligne : 01/07/2011.

https://doi.org/10.3917/esp.146.0071

Notes

  • [*]
    Olivier Labussière, maître de conférence à l’ujf/Institut de géographie alpine et chercheur au laboratoire pacte, Grenoble
    olivier.labussiere@ujf-grenoble.fr
  • [**]
    Alain Nadaï, chercheur au cired - Centre International de Recherche sur l’Environnement et le Développement
    nadai@centre-cired.fr
  • [1]
    Les études sur la conception architecturale et urbaine présentent dans cette voie des travaux avancés, par exemple sur la « mise en transparence du dessin » (Söderström, 2000) ou sur la valeur « allusive » de l’esquisse (Pousin, 1991).
  • [2]
    Nous faisons référence ici à une multiplicité qualitative : continue et hétérogène, elle ne peut se diviser sans changer de nature, à la différence de la multiplicité numérique que le fractionnement ou l’agrégation laisse inchangée.
  • [3]
    De façon liminaire, l’abduction peut être définie comme ce raisonnement où la règle n’a qu’une valeur hypothétique. Ceci suggère, dans le champ de l’aménagement, une prise de relais entre la formulation d’orientations stratégiques et une pratique de l’expérimentation en situation.
  • [4]
    Dorrian (2005) se réfère directement à la pensée deleuzienne pour explorer l’usage de la représentation en architecture. Si le présent article rejoint cette approche, il nous semble que la notion de « forme seconde » explicite davantage la façon dont les formes constituées dans le temps de l’histoire peuvent être réinvesties dans un processus de projet. Voir également, les travaux d’Antonioli (2004) et sa récente communication, « La carte chez Deleuze et Guattari », à l’occasion du colloque Dessiner le monde, une exploration des imaginaires cartographiques (2010).
  • [5]
    diren Languedoc-Roussillon (2000) Schéma régional éolien.
  • [6]
    Trois entretiens ont été conduits au sein de l’agence-U : deux auprès de sa directrice responsable du contrat d’étude sur la planification éolienne du pnrn et un autre auprès de son assistant. Nous désignons ci-après l’agence-U par « l’agence » ou « l’agence-U», et sa directrice par « la directrice ». Par ailleurs, deux entretiens ont été conduits auprès de l’agence-E, dont un chargé de mission collabora avec l’agence-U.
  • [7]
    Agence U, le 12 avril 2007 (date de l’entretien). Nous ne répétons pas la source pour des citations successives issues d’un même entretien.
  • [8]
    Le terme d’échelle désigne ici un ensemble de relations entre les éléments du paysage. Nous le distinguons de l’échelle cartographique, comprise comme un rapport de réduction entre une réalité et sa représentation. L’éolien suscite une approche transcalaire qui invite d’emblée à poser la question de son échelle comme celle d’un objet multiple. La production de l’échelle éolienne n’est pas une élucidation (ex. percevoir mieux ou davantage pour représenter correctement) mais une problématisation (ex. inventer les codes graphiques qui permettront de discuter collectivement d’une référence visuelle en cours de constitution). À l’instar des travaux sur l’émergence de l’échelle dans la conception architecturale (Yaneva, 2005), l’échelle éolienne (au singulier) est construite à partir d’une diversité d’échelles (au pluriel), au sens des ensembles relationnels pré-existants (village, relief,…) dans lesquels elle prend place et qu’elle interroge.
  • [9]
    La notion d’« échelle de représentation » place la réflexion du côté du rapport de réduction entre un référent (espace géographique) et un référé (ici, le bloc diagramme). Ceci étant, l’intelligence du travail de conception consiste ici à alléger la charge conventionnelle (rapport métrique) qui pèse sur la représentation (le bloc-diagramme) pour valoriser un jeu relationnel.
  • [10]
    Ces interdictions strictes comprennent les zones concernées par la Loi Littoral et celles dont le Conservatoire du Littoral est propriétaire.
  • [11]
    Les résultats de ce questionnaire, remis lors du comité de pilotage du 17 septembre 2002 et envoyé auprès de 80 personnes (élus, associations, administrations), sont modestes : une quinzaine de réponses selon les archives. Les participants ont eu tendance à assouplir le degré de sensibilité accordé à chacun des critères par comparaison au travail de la diren pour ces mêmes critères dans son schéma régional éolien.
  • [12]
    Chaque atelier est fréquenté par une dizaine de personnes en moyenne. Les élus locaux (40 %) et les développeurs éoliens (30 %) sont les deux catégories les plus représentées, suivis par les associations (20 %), les organismes d’urbanisme et de paysage (6 %) et les services de l’État (3 %).
  • [13]
    À noter le poids non négligeable des parcs éoliens existants, à partir desquels des scénarios de densification sont envisagés.
  • [14]
    Diffusée dans le rapport final de la Charte.
  • [15]
    La forme cartographique (le contour des enveloppes éoliennes) permet de situer un ensemble relationnel (rapports de co-visibilité et de composition paysagère) suscité par l’éolien sans l’indexer à l’ordre métrique de la carte. Cette carte (fig. 4) informe donc sur la distribution de potentialités éoliennes dans un espace représenté à une petite échelle cartographique tout en offrant la possibilité de confronter les logiques de situation qui les sous-tendent à d’autres échelles cartographiques, à l’occasion de la traduction de ces potentialités dans un plu par exemple.
  • [16]
    En musique, la dissonance est un « intervalle qui appelle une résolution » par un assemblage de sons (harmonique) (Petit Robert).
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