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Article de revue

Émergence et diffusion du rugby à XV en Géorgie

Pages 167 à 184

Notes

  • [1]
    La dynamique de la mondialisation résulte de la dialectique entre la globalisation (qui se traduit par les interdépendances et les connexions croissantes entre les régions du monde) et la fragmentation (qui se traduit par des asymétries croissantes entre les territoires et les sociétés humaines) (Wright, 1999 ; Carroué, 2002 ; Fournier, Raveneau, 2010).
  • [2]
    Selon la classification de World Rugby (ex-International Rugby Board, i.e. la Fédération internationale de rugby à XV), les nations émergentes correspondent aux huit nations qui se sont constamment qualifiées en Coupe du monde depuis l’édition 2003 : Japon, archipels du Pacifique (Fidji, Samoa, Tonga), États-Unis, Canada, Roumanie et Géorgie.
  • [3]
    Jacques Haspékian, né à Lyon en 1927 dans une famille arménienne qui avait fui le génocide perpétré par le gouvernement ottoman en 1915, avait été intégré dans l’équipe junior du Lyon Olympique universitaire. Mais la propagande soviétique, relayée par le Parti communiste français, qui persuadait des Arméniens du rattachement futur de l’Arménie turque à la République soviétique d’Arménie, incite ses parents à retourner vivre dans le Caucase en 1947. Établi en Arménie, Jacques Haspékian propose au Comité des sports d’Erevan l’introduction de la pratique rugbystique. Mais, il essuie un refus sans appel qui montre que le rugby à XV n’a alors pas sa place dans le mouvement sportif soviétique. Ayant émigré en Géorgie en 1956, il essuie un premier échec dans son entreprise face aux autorités soviétiques, et ce n’est qu’en 1959 que le ministère des Sports lui permet de faire découvrir cette activité sportive au sein de l’École polytechnique de Tbilissi.
  • [4]
    Les acteurs du rugby géorgien interrogés par l’auteur qui sont mentionnés dans cet article sont Levan Chilachava (Toulon, 30 avril 2013), Nicoloz Chkhetiani (Tbilissi, 24 avril 2015), Mamuka Gorgodze (Montpellier, 28 décembre 2012), Paliko Jimseladze (Tbilissi, 15 avril 2015), Viktor Kolelishvili (Clermont-Ferrand, 5 mars 2013), David Kubriashvili (Toulon, 30 avril 2013), Lasha Kurtsidze (Tbilissi, 15 avril 2015), Irakli Machkhaneli (Tbilissi, 21 avril 2015), Ilo Maisuridze (Tbilissi, 17 juillet 2013), Jaba et Lasha Malaguradze (Tbilissi, 17 juillet 2013), Anton Peikrishvili (Castres, 31 octobre 2013), Claude Saurel (Fabrègues, 29 décembre 2012), Ana Pogosyan (Tbilissi, 22 avril 2015), Amhrah Shavgalidze (Poti, 17 avril 2015), George Tchumburidze (Tbilissi, 15 juillet 2013) et Giorgi Vepkhvadze (Oyonnax, 4 mars 2014).
  • [5]
    Sécession des provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en 1992.
  • [6]
    Propos recueillis par Christophe Vindis, auteur du film documentaire Au nom du fils (2017).
  • [7]
    Données chiffrées recueillies par John Birch (2017), in “Women ensure rugby’s continued growth”, Scrumqueens : http://www.scrumqueens.com/news/women-ensure-rugby’s-continued-growth.html
  • [8]
    L’European Professional Club Rugby est devenue en 2014 la société directrice de la Coupe d’Europe de Rugby, au lieu et place de l’European Rugby Cup. Elle organise trois compétitions hiérarchisées : l’European Champions Cup, l’European Challenge Cup et l’European Continental Schield.
  • [9]
    En vertu des arrêts successifs rendus par la Cour de justice européenne, dont l’arrêt Malaja (2000) que le Conseil d’État français a confirmé en 2002, tout sportif professionnel ressortissant d’un État ayant signé un accord d’association, de coopération ou de partenariat avec l’Union européenne (ce qui est le cas de la Géorgie depuis 1999) doit être considéré au même titre qu’un ressortissant de l’Union européenne, et conséquemment doit jouir du libre accès au marché du travail européen.
  • [10]
    Le Championnat d’Europe des Nations, devenu le Rugby Europe Championship depuis la saison 2016-2017, a été instauré depuis 2000 en substitution au Trophée européen de la FIRA. Il est organisé selon le système de promotion-relégation d’une division à l’autre, et chaque édition se déroule sur deux saisons consécutives. Durant les années 2000, les équipes nationales étaient partagées en six divisions, de la division 1 à la division 3C. Des nouveaux formats ont été adoptés en 2010 puis en 2016. Aujourd’hui, les six meilleures équipes nationales concourent dans la première catégorie dite Championship, qui est parfois nommée « Tournoi des six Nations B ». Les quatre équipes les moins performantes se rencontrent dans la cinquième catégorie dite « dévelopment ».
  • [11]
    Le lelo burti est un jeu traditionnel géorgien engageant deux équipes représentant chacun un village. L’enjeu est de ramener le ballon (lelo), symbole du soleil qui était l’un des sept corps célestes adorés dans le paganisme caucasien, dans son propre village. Ce jeu ancestral a été inscrit par le gouvernement en 2014 comme « monument immatériel de la culture géorgienne » (Kalatozishvili, 2014). Le surnom de l’équipe nationale masculine, celui d’un essai et de la zone d’en-but sur un terrain de rugby géorgien et le nom du club Lelo Saracens RC de Tbilissi font référence à cette « tradition de folk football multiséculaire » (Collins, 2015, p. 311).
  • [12]
    On peut noter que l’anthropologue Sébastien Darbon a mis en exergue l’absence de filiation historique entre de multiples jeux populaires ancestraux (soule, calcio, knappan, etc.) et le rugby. Il affirme que seul le folk football britannique est le véritable ancêtre du rugby, car il a pu être transformé en un système sportif (Darbon, 2007).
  • [13]
    Le football dispose également du statut de sport national. Mais, contrairement aux Lelos, dont l’ex-capitaine Mamuka Gorgodze a été nommé meilleur athlète géorgien en 2011, l’équipe nationale de football surnommée Jvarosnebi n’a jamais réussi à se qualifier en compétitions internationales (Coupe d’Europe des Nations et Coupe du monde) depuis l’affiliation de la Georgian Football Federation à la FIFA en 1992. Cette opposition de trajectoire internationale a des répercussions en termes de licenciés : en 2017, la Fédération géorgienne de football a enregistré 8000 pratiquants amateurs (« Le rêve géorgien », Union européenne de Football Association, 9 juillet 2018), contre plus de 11000 licenciés dans le cas de la Georgian Rugby Union.
  • [14]
    Dans son discours d’investiture en 2004, l’ex-président de la République Mikheil Saakashvili magnifiait la force collective mise en œuvre par les Géorgiens pour défendre leur territoire et qui leur a permis de forger leur identité nationale (discours cité par Adeishvili K. (2015). « Identité nationale en Géorgie soviétique et en Géorgie indépendante postsoviétique ». Études interdisciplinaires en sciences sociales, no 2, p. 35. https://ojs.iliauni.edu.ge/index.php/eish/article/view/166)

Introduction

1Contrairement au football, le rugby à XV ne peut prétendre au statut de sport universel. Pour autant, la progression du nombre de pratiquants et plus encore de (télé-)spectateurs et de supporters a été importante depuis l’officialisation de sa professionnalisation en 1995. Cette tendance à la globalisation [1] relative de la pratique rugbystique contraste avec sa faible diffusion socio-spatiale durant l’ère de l’amateurisme. Si l’héritage qui en résulte est la concentration de la pratique dans ses bastions historiques (îles Britanniques, France, Afrique du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande), son expansion a été particulièrement forte au sein des nations dites émergentes [2], comme les États-Unis, le Japon ou encore la Géorgie. Dans cette République caucasienne, le taux de pénétration de la pratique est devenu plus élevé qu’en Italie en 2017 (1,9 ‰ contre 1,3 ‰ habitants). Comme précédemment en Argentine, la progression de la pratique y est favorisée par les performances sportives de l’équipe nationale masculine. Les débuts de l’ascension des Lelos sur la scène rugbystique mondiale depuis les années 2000 ont stimulé les soutiens financiers gouvernementaux accordés à la Fédération géorgienne de rugby à XV (Georgian Rugby Union), puis progressivement ceux de sponsors, ainsi que les financements de l’oligarque Bidzina Ivanishvili sans lesquels – selon l’opinion du secrétaire général de la Fédération Lasha Khurtsidze – « le développement du rugby géorgien n’aurait pas été possible ».

2Le premier véritable ancrage territorial du rugby à XV en Géorgie ne date que de 1959, lorsque le franco-arménien Jacques Haspékian [3] réussit à obtenir l’utilisation d’un terrain par le ministère des Sports et à susciter l’engouement d’une vingtaine d’étudiants de l’École polytechnique de Tbilissi, motivés par l’initiation à la pratique d’un nouveau sport et par la forme de subversion qu’elle induit face aux autorités soviétiques (Le Lay, 2018). Malgré la réintroduction officielle de sa pratique par le pouvoir central soviétique dans le cadre du Festival mondial de la Jeunesse et des Étudiants de 1957 (Mosko, 2015), le rugby à XV demeure alors perçu comme un sport « bourgeois », honni par les héritiers du mouvement Proletkul’tist, dont la doctrine avait servi de fondement à l’instauration de la politique sportive stalinienne et à l’interdiction de la pratique rugbystique (Riordan, 1980, p. 103-104). C’est pourquoi « il [lui] aura fallu du temps […] pour prendre son élan » (Collins, 2015, p. 310).

3Pour mieux comprendre la croissance spectaculaire de sa pratique depuis une quinzaine d’années, et le caractère très inégal de sa diffusion spatiale en Géorgie, plusieurs facteurs doivent être considérés. Une première série est relative aux logiques de proximité et de hiérarchie spatiales dans un territoire fortement anisotropique. Nous nous appuierons pour cela sur la théorie de la diffusion des innovations, déjà mobilisée pour analyser l’expansion du rugby à l’échelle mondiale (Augustin, 2007, p. 55-60), à laquelle le géographe suédois Torsten Hägerstrand (1967) a fourni un cadre global d’analyse. Fondée sur le libre choix des individus et la potentialité de chacun d’entre eux à adopter, ou pas, l’innovation, la théorie hägerstrandienne a été régulièrement affinée, des travaux sur les catégories d’adoptants d’Everett Mitchell Rogers (1983) à ceux sur la vitesse de diffusion de Michel Rasse (2008). Par ailleurs, James Morris Blaut (1977) a pointé les limites du transfert de la théorie de T. Hägerstrand dans le champ des phénomènes socio-culturels, tandis que Lawrence Allan Brown (1981) a montré que l’adoption de l’innovation (étudiée sous l’angle de la demande) n’est qu’un des processus impliqués dans la diffusion de celle-ci. Une deuxième série de facteurs concerne des logiques politiques, économiques, sociales et culturelles. Nous mettrons ainsi en évidence le rôle de la médiatisation et de la financiarisation dans la construction d’un sport qui peut prétendre au statut de sport national.

4Dans une première partie, nous présenterons les deux grandes périodes du développement du rugby, la période soviétique et la période de la Géorgie indépendante post-guerre civile, puis nous analyserons le processus de diffusion rugbystique en Géorgie selon la perspective de la demande (et non de l’offre sportive). Nous aborderons ensuite le caractère anisotropique de la diffusion spatiale de la pratique rugbystique à partir de deux caractéristiques principales : l’hyper-centralité de Tbilissi, caractérisée par une très forte population et par la concentration d’équipements sportifs de qualité, et le rôle structurant que constitue l’axe majeur de communication terrestre reliant les principales villes de Géorgie. Enfin, la troisième partie sera consacrée aux dynamiques spatiales contemporaines : les structures socio-culturelles au sein desquelles les individus évoluent, et la « manière dont les innovations sont différemment mises à la disposition de divers segments de la population » (Brown, 2009, p. 181), permettront d’expliquer les écarts majeurs par rapport aux régularités empiriques découlant des effets de voisinage et de la hiérarchie urbaine. Il serait en effet très réducteur d’assimiler les groupes humains adoptant peu ou pas la pratique rugbystique à de simples « retardataires » dans un processus de diffusion forcément « inéluctable ».

5La démarche est fondée sur les données publiées par la Georgian Rugby Union et sur un ensemble d’entretiens semi-directifs qui ont été réalisés auprès d’acteurs du rugby géorgien rencontrés en France et à l’occasion de deux voyages d’étude en Géorgie en 2013 et en 2015 [4]. Ils permettent notamment d’analyser l’évolution du nombre de pratiquants, celle de la distribution spatiale des clubs, et leurs articulations avec le développement des infrastructures sportives de qualité.

Un tissu de clubs longtemps très lâche, qui se densifie rapidement au cours des années 2000

Le rythme de la diffusion des clubs et des pratiquants

6En s’appuyant sur l’évolution du nombre de pratiquants (bien que les données chiffrées à disposition soient limitées) et celle de la répartition spatiale des clubs, il est possible d’appréhender globalement la dimension spatiale de la diffusion de la pratique rugbystique au sein du territoire géorgien depuis plus d’un demi-siècle. La diffusion spatiale d’une innovation, qui peut correspondre à une dynamique d’expansion (de contagion) ou à un mouvement de migration (de relocalisation), constitue en effet un processus spatio-temporel de propagation d’une pratique (Saint-Julien, 1985, p. 5).

7La capitale géorgienne accueille la première rencontre rugbystique au Vake Stadium en novembre 1960. Celle-ci se déroule après que Jacques Haspékian, bénéficiant du soutien du club de football Dinamo Tbilissi, et s’appliquant à libérer le rugby de sa connotation bourgeoise pour favoriser son ancrage en territoire communiste, a réussi à constituer une équipe au sein de l’usine de fabrication de chaussures d’Isani, qui s’ajoute aux deux formations estudiantines créées à l’École polytechnique et à l’École d’agriculture de Tbilissi. Organisé à partir de 1963 par Guivi Mrelashvili, parallèlement au championnat de l’Urss, le championnat de la Géorgie soviétique intègre successivement des équipes créées à Koutaïssi (1967) puis à Batumi (1969). À l’initiative de la section de rugby de Tbilissi, Guivi Mrelashvili obtient la reconnaissance de jure de la Fédération géorgienne de rugby instituée en 1964, dont le premier président est l’exicône du football soviétique, joueur puis entraîneur du Dinamo, Boris Paichadze.

8Tout au long de la période soviétique cependant, le rugby à XV demeure un sport confidentiel. En 1992, soit près de trente ans après sa fondation, la Fédération géorgienne de rugby devenue membre de l’International Rugby Board n’enregistre que 18 clubs engagés en championnat. Or, la guerre civile (1991-1993), déclenchée quasi immédiatement après l’accession à l’indépendance de la Géorgie, le 9 avril 1991, et la forte récession économique ainsi que les bouleversements territoriaux qu’elle provoque [5] gèlent le développement de la pratique rugbystique durant une décennie. Ainsi, lorsque le Bitterois Claude Saurel devient conseiller technique des Lelos en 1997, les infrastructures sont dévastées : « le pays était en ruine et il manquait des terrains pour s’entraîner » précise George Tchumburidze, actuel directeur technique national. « Avec un tel manque d’installations, beaucoup de joueurs n’avaient pas pratiqué le rugby à un jeune âge, et dans divers cas, étaient des reconvertis d’autres sports. […] Le rugby était pratiqué par à peine plus de 300 licenciés » affirme C. Saurel.

9Cette grave crise politique et économique ne provoque cependant pas un arrêt général de la pratique rugbystique. L’ex-président de la Georgian Rugby Union, Giorgi Nizharadze, va jusqu’à exalter la résilience du rugby, passant sous silence le football et la lutte : « après la fin de l’Urss, tout s’est écroulé dans le pays. C’était la guerre civile, on a subi beaucoup d’agressions. On était en plein chaos et, au niveau économique, c’était la catastrophe. En ce qui concerne le sport, beaucoup de disciplines ont dû s’arrêter et sont encore en crise aujourd’hui. Le seul sport qui a résisté, c’est le rugby » [6]. La volonté politique des nouveaux dirigeants de la fédération nationale de rugby de rompre avec l’Urss se traduit par la création d’une sélection nationale masculine, par l’organisation d’un nouveau championnat à partir de la saison sportive 1990, et enfin par le retrait officiel des équipes géorgiennes du championnat soviétique en 1991, sous le gouvernement autoritaire du nationaliste Zviad Gamsakhourdia. Toutefois, le nouveau championnat national est profondément perturbé. Après le coup d’État de décembre 1991 qui provoque la chute du régime de Gamsakhourdia, les affrontements armés entre les forces gouvernementales et les partisans zviadistes, ainsi que la semi-séparatisme de la république autonome d’Adjarie, entraînent sa suspension dans l’ouest du pays et l’abandon de la pratique dans les clubs qui y étaient établis (Batumi, Chokhatauri, Tskaltubo, Chiatura). Année après année, plusieurs rencontres sont annulées, certaines équipes (Shevardeni Tbilissi RC, Merkuri Tbilissi RC, Gelati Kutaïssi RC) doivent s’en retirer ; des clubs de la capitale connaissent des fusions-absorptions (Tbilissi Rugby RC et Korebi Tbilissi RC au sein de Locomotivi Tbilissi RC) ; aucun championnat de deuxième division n’est organisé ni en 1998 ni en 1999. En 2000, seulement onze clubs demeurent engagés en championnat.

10À partir de la seconde moitié des années 2000, un tournant intervient et le rugby géorgien connaît une croissance importante de ses effectifs (fig. 1) et des clubs engagés en championnat national. En 2003, ils ne sont que 1410 licenciés répartis dans douze clubs. La nouvelle participation des Lelos en Coupe du monde (2007), au cours de laquelle leur capacité à rivaliser avec l’équipe d’Irlande a été largement médiatisée, suscite un engouement pour la pratique rugbystique : le total des pratiquants atteint 2866 licenciés en 2008, tandis que les deux divisions du championnat regroupent huit équipes chacune, pour un total de 25 clubs. En 2016-2017, la fédération nationale de rugby comptabilise 8531 licenciés. L’année sportive suivante, 9451 joueurs se partagent entre 76 clubs.

Fig. 1

L’évolution du nombre de licenciés enregistrés par la Georgian Rugby Union entre 1965 et 2018

Fig. 1

L’évolution du nombre de licenciés enregistrés par la Georgian Rugby Union entre 1965 et 2018

Note : les données chiffrées pour les années 1964-1965 et 1997-1998 sont des estimations.

11En dix ans, cette multiplication par trois des clubs comme des licenciés n’a pas aboli l’hégémonie de la pratique masculine : à la fin de 2016, la Fédération n’enregistre que six clubs intégrant une section féminine et seulement 263 joueuses, dont 97 adultes, ce qui place la Géorgie au 70e rang des nations membres de World Rugby [7].

12La diffusion spatiale des nouveaux clubs peut être analysée en mobilisant les travaux de Thérèse Saint-Julien, inspirés par ceux de Torsten Hägerstrand. Rappelons que, selon ce dernier, quatre conditions doivent être réunies pour que la diffusion d’une pratique soit engagée : un foyer émetteur, un potentiel de récepteurs, qui peuvent être aussi bien des entités individuelles que des entités territoriales, des canaux de diffusion mettant en relation les émetteurs et les récepteurs, et une certaine « durée pour que […] progressivement l’espace à conquérir soit conquis » (Saint-Julien, 1985, p. 7). La probabilité de l’adoption de l’innovation dépend, quant à elle, de la structuration de l’espace concerné, notamment de la forme du réseau urbain et des réseaux de communications (qui agissent sur la diffusion hiérarchique), ainsi que de l’existence de barrières qui ralentissent ou bloquent la diffusion par contagion.

Tbilissi, pôle de concentration des nouvelles structures

13La capitale géorgienne constitue le foyer d’impulsion historique de la diffusion du rugby à XV (fig. 2). Selon les types d’adoptants, que le théoricien de la communication Everett M. Rogers distingue en fonction de leur rapidité d’adoption de l’innovation (Rogers, 1983), Tbilissi concentre la grande majorité des clubs « innovants ». Dans le sillage du premier club officiellement constitué, Kochebi RC, émanation de l’École polytechnique, ont été fondés TBS University Tbilissi (1962), la section rugby du Dinamo Tbilissi RC créée à l’initiative de Guivi Mrelashvili (1964), Locomotivi Tbilissi RC (1964) et Lelo Tbilissi RC (1969), au sein duquel l’icône et ex-capitaine des Lelos, Mamuka Gorgodze, a débuté la pratique rugbystique en 2000 à l’âge de seize ans.

Fig. 2

La diffusion spatio-temporelle du rugby à XV en Géorgie

Fig. 2

La diffusion spatio-temporelle du rugby à XV en Géorgie

©L’Espace géographique, 2020 (awlb).

14La première logique de diffusion est donc celle de la contiguïté géographique, ces clubs ayant tous été implantés dans deux quartiers estudiantins voisins : Didube et Digomi. Cependant, la dynamique d’expansion de la pratique rugbystique au cours des années 1970 et 1980 demeure erratique. Les nouvelles équipes fondées, qui s’inscrivent dans la catégorie des « adoptants précoces », l’ont été dans des instituts universitaires (TSMU Tbilissi RC et ZVI Tbilissi RC, émanations de l’Université de médecine et de l’Institut vétérinaire) ou dans des entreprises d’État ; mais ces équipes ne participent que de manière aléatoire au championnat de la Géorgie soviétique et sont généralement éphémères : Shevardeni Tbilissi n’est présente qu’une année (en 1978), Amirani Tbilissi RC, engagée en 1988, disparaît en 1991, Elmavadi Tbilissi RC est absorbée par le club Lomotivi RC en 1987. La section rugby Armia RC, engagée en 1977, est suspendue, avant d’être reconstituée en 2011. Les seuls autres clubs de la capitale créés, et pérennisés, entre 1991 et la moitié des années 2000, sont Hooligana RC (1999), Armazi RC (2003) et Devebi RC (2006).

15L’étude du cas du club Hooligana RC permet de distinguer, à la suite d’Everett M. Rogers, les facteurs endogènes, c’est-à-dire les caractéristiques intrinsèques de l’innovation, et les facteurs exogènes, c’est-à-dire ceux relatifs à l’environnement (économique, médiatique, etc.) dans lequel s’inscrit le processus de diffusion. Anton Peikrishvili, qui a débuté la pratique rugbystique au Hooligana RC, souligne que le club a été créé « en souvenir de Michiko Koridze, joueur de rugby surnommé Hooligana, parti à la guerre en Abkhazie dans les années 1990 et qui est mort là-bas ». Ancré dans un quartier populaire de Tbilissi, le club a acquis une certaine notoriété malgré l’absence d’infrastructures de qualité. Son progressif développement s’appuie sur l’intérêt croissant des jeunes Géorgiens pour la pratique rugbystique, stimulés par la renommée acquise par les Lelos, et sur son organisation interne. S’il « n’est pas [perçu comme] un grand club, […] il est intéressant », précise Anton Peikrisvili, en raison de l’esprit de solidarité qui y est cultivé et de la qualité de la formation qu’il offre aux joueurs. Quelques-uns d’entre eux sont devenus emblématiques tels que l’ex-ailier des Lelos George (dit Gosha) Shkinin qui entraîne aujourd’hui les jeunes pratiquants. Durant la saison 2014-2015, le club réunissait 41 joueurs séniors et juniors, soit presqu’autant que des clubs universitaires de Tbilissi comme TBC University (46 joueurs). Aujourd’hui, il a même engagé, en collaboration avec le club Locomotivi RC, une équipe junior en championnat national de Géorgie. En somme, la transformation de l’environnement (comme la médiatisation des succès des Lelos) et l’organisation propre à ce club ont favorisé sa pérennité et son développement.

Une diffusion hiérarchique vers les villes moyennes puis petites

16À partir de cet ancrage territorial à Tbilissi, la pratique du rugby se diffuse durant la seconde moitié des années 1960 selon un canal hiérarchique à Koutaïssi et à Batumi, respectivement troisième et deuxième agglomérations urbaines les plus peuplées.

17Un club pionnier est ainsi fondé dès 1967 à Koutaïssi, à la suite de l’importation de la pratique à partir de Tbilissi par un membre de la famille Shavgalidze : Lokomotivi Koutaïssi, devenu ensuite AIA Koutaïssi, évolue à partir de cette date dans le championnat de la Géorgie soviétique, aux côtés de cinq formations de Tbilissi. Cependant, en dépit de ses succès sportifs en championnats géorgien et soviétique au cours des années 1980, l’AIA Koutaïssi n’essaime la pratique du rugby que difficilement : le club Gelati Kutaïssi RC fondé en 1989 ne perdure qu’une décennie, et ce n’est qu’en 2009 qu’est créé le Bagrati Koutaïssi RC. Depuis, la naissance d’autres clubs, comme Ares Koutaïssi RC, conforte le rang de Koutaïssi en tant que deuxième pôle d’impulsion rugbystique.

18Dans la région administrative d’Adjarie, au sud-ouest du pays, Amrah Shavgalidze fonde, en 1969, l’actuel Batumi XV RC (ex-Datvebi Batumi), réunissant une vingtaine de joueurs. Victime de la guerre civile et de la cessation de la pratique rugbystique dans l’ouest du pays, le club n’est ensuite reconstitué qu’en 1995. Il a été engagé dans l’édition 2017-2018 du Bouclier continental européen (European Rugby Continental Shield), la troisième compétition entre clubs européens organisée par l’European Professional Club Rugby (EPCR) depuis 2014 [8].

19Quant à Rustavi, la quatrième ville la plus peuplée du pays, sa situation géographique dans l’aire d’influence directe de Tbilissi – 25 kilomètres les séparent – favorise l’ancrage territorial d’un club (Kharebi Rustavi RC) fondé en 1990, suivant une logique d’expansion par effet de voisinage.

20Au-delà de la capitale et de ces agglomérations urbaines de second rang, à partir de la fin des années 1990, la pratique du rugby à XV s’ancre progressivement dans la majorité des villes moyennes (dont la population excède 20 000 habitants). Les clubs qui y sont fondés constituent l’essentiel de ce que Everett Mitchell Rogers appelle de manière un peu téléologique la « majorité précoce » : à Poti (le club Kolkhi Raindebi RC est créé en 1998 par Amrah Shavgalidze), à Senaki (club Jikha RC), à Zestaponi, à Khashuri, à Gori (clubs Jiki RC et TSU Lomebi RC). Depuis les années 2000, le processus de diffusion a atteint les petites villes, mais de manière très hétérogène.

Le financement et l’image d’un sport : acteurs clés et pôles d’impulsion

21Durant les années 1990, les clubs les plus prestigieux (AIA Koutaïssi, Locomotivi Tbilissi RC, Gumari Tblissi RC, Kochebi Tbilissi RC, Kharebi Rustavi RC) ont servi de base territoriale à la sélection des joueurs en équipe nationale, avant que Claude Saurel, le conseiller technique devenu entraîneur des Lelos au tournant des années 2000, n’établisse les fondements de leur professionnalisation. Celle-ci a été mise en œuvre en combinant l’enseignement de méthodes d’entraînement importées de France et la promotion de joueurs géorgiens auprès des clubs français pour qu’ils élèvent leurs compétences sportives, tout en organisant des rencontres-tests contre des nations de rang élevé, telles que les Springboks en novembre 2001.

22Ancien joueur, puis entraîneur de l’AS Béziers, Claude Saurel a jeté les bases d’une « filière géorgienne », en mettant à profit son réseau dans le rugby français. Par la suite, d’autres joueurs Géorgiens ont été recrutés par les clubs français grâce à la médiation de compatriotes déjà expatriés, tels que le pilier Davit Kubriashvili qui a intégré le Montpellier Hérault Club en 2007 par l’entremise de Mamuka Gorgodze. Depuis, les avants géorgiens ont acquis une notoriété sur le marché international du travail selon le joueur d’Oyonnax Giorgi Vepkhvadze. Ils sont réputés être à la fois très robustes et combatifs, ayant été formés pour la plupart d’entre eux à des techniques de combat en Géorgie en pratiquant un ensemble d’arts martiaux dit khridoli (cas du troisième ligne clermontois Viktor Kolelishvili et de l’ex-entraîneur adjoint des Lelos Ilo Maisuridze) ou le judo (cas du pilier droit montpelliérain Levan Chilachava), tout en étant moins exigeants sur le plan financier, dans la mesure où « le pays de provenance a de l’importance pour négocier un salaire » selon Ilo Maisuridze. Les acteurs rugbystiques Pierre Villepreux et Jonathan Best confirment qu’« au rapport qualité/prix, […] les avants solides, notamment piliers, en Géorgie, sont prospectés » (Villepreux, Best, 2015, p. 207), en particulier par les clubs professionnels français du Top 14 et de Pro D2, sachant que les joueurs professionnels géorgiens jouissent en France du statut d’« assimilé européen » (Andreff, 2012, p. 375) [9], ce qui n’est pas le cas au Royaume-Uni.

Investissements financiers et médiatisation croissante à partir de la fin des années 2000

23La promotion médiatique de grandes compétitions internationales (Championnat d’Europe des Nations et Coupe du monde de rugby), les succès sportifs des Lelos et la limitation du prix des licences par la Georgian Rugby Union ont soutenu la progression socio-spatiale de la pratique rugbystique.

24Les prémices de la phase d’expansion de la pratique (en termes de licenciés) interviennent à la suite de la première qualification des Lelos en Coupe du monde (2003). Cette première qualification est acquise le 13 octobre 2002 après leur victoire contre les Ours russes, leurs « ennemis jurés », devant 45 000 spectateurs qui avaient afflué au Stade Boris Paichadze de Tbilissi : « Pour la première fois dans l’histoire de la République géorgienne indépendante, une équipe nationale participera à une compétition de dimension à la fois sportive et médiatique mondiale » (Le Lay, 2018, p. 205). Depuis lors, les Lelos se sont toujours qualifiés en coupe du monde et, simultanément, ils se sont affirmés comme la meilleure équipe de la première division du Championnat d’Europe des Nations (dite « Tournoi des Six Nations B »), aux dépens de la Russie, puis de la Roumanie, à partir de l’édition 2006-2008 [10] Or, la médiatisation des performances sportives des Lelos, particulièrement celles de Mamuka Gorgoze surnommé « Goulivera (Gulliver) » en Géorgie, a favorisé l’engouement progressif pour la pratique rugbystique et la ferveur croissante des jeunes Géorgiens à partir de la fin des années 2000.

25La diffusion n’est donc pas seulement portée par les succès internationaux des joueurs et des entraîneurs, mais aussi par les financeurs et les acteurs médiatiques publics et privés. La première chaîne publique retransmet tous les matchs internationaux des Lelos. La première chaîne privée diffuse des rencontres du Tournoi des Six Nations et de la Coupe d’Europe, tandis que deux matchs du Didi 10 peuvent être suivis chaque weekend sur la chaîne TV9, dont le principal actionnaire est, depuis 1996, la holding JSC Cartu Group, fondée par l’oligarque et ancien premier ministre Bidzina Ivanishvili au milieu des années 1990.

26La médiatisation semble bien plus décisive que l’ancrage culturel d’un jeu traditionnel appelé lelo burti [11] et des autres sports de lutte. « Les similitudes […] revendiquées » (Collins, 2015, p. 311) entre le lelo burti, « sorte de polo vigoureux » (Bodis, 2003), et le rugby, correspondent à une « tradition inventée » (Hobsbawm, Ranger, 1983) [12] : « le lelo n’a pas d’influence sur le développement du rugby », affirment notamment Jaba et Lasha Malaguradze, respectivement entraîneur et joueur de rugby. Ainsi, plutôt qu’un continuum historique entre la pratique de lelo burti et le rugby, l’effervescence suscitée par les affrontements entre les deux équipes villageoises de Kvemo Shukhuri et Zemo Shukhuti (situés près de Lanchkhuti, à l’ouest de la Géorgie), retransmis à la télévision, témoigne de l’engouement des Géorgiens pour les activités de combat. Et, si l’ex-capitaine des Lelos, Mamuka Gorgodze, avance que « dans la culture géorgienne, les gens aiment bien la confrontation », ce trait culturel est également caractéristique des sociétés caucasiennes voisines, tandis que l’accélération de la diffusion du rugby en Géorgie est loin d’être immémoriale : elle ne date que de la seconde moitié des années 2000.

27Ce sont les victoires engrangées par les Lelos et leur médiatisation qui ont stimulé la volonté du gouvernement géorgien de soutenir la croissance de la pratique et de la popularité du rugby. C’est sans surprise le discours tenu par les principaux intéressés : « le rugby est devenu plus important dans l’esprit des Géorgiens que le football » selon l’ex-ailier des Lelos Irakli Machklaneli [13]. À la suite de la coupe du monde de 2007, un programme de développement du rugby est lancé par le Ministère de la Jeunesse et des Sports durant le second mandat présidentiel de Mikheil Saakashvili (2008-2013). Ce programme est confirmé par les gouvernements successifs, tout particulièrement sous le mandat du premier ministre Bidzina Ivanishvili (octobre 2012-novembre 2013), qui fait figure de mécène du rugby en Géorgie. Dans son rapport d’expertise concernant la politique sportive du gouvernement géorgien, Anatoli Korepanov affirme que la fédération nationale qui reçoit le plus fort soutien financier de l’État géorgien est la Georgian Rugby Union, suivie des fédérations de basketball et de football (Korepanov, 2019, p. 7).

Le rôle clé des infrastructures et le renforcement des disparités territoriales

28Le rôle des infrastructures permettant la pratique d’une innovation sportive s’avère lui aussi décisif et renforce l’hyper-centralité de Tbilissi dans le territoire géorgien. Siège de la Georgian Rugby Union et des principaux partenaires de la Fédération nationale, Tbilissi concentre des équipements sportifs de qualité qui donnent à la pratique du rugby à XV une forte visibilité et facilitent la diffusion de ce sport.

29Grâce au soutien financier de l’ex-International Rugby Board, un des deux centres de haute performance du pays est inauguré en janvier 2011, dans le quartier Shevardeni de Tbilissi, l’autre étant situé à Koutaïssi. À la suite des performances sportives des Lelos, la fédération internationale avait adopté un programme d’investissements stratégiques d’un montant de 1,46 million d’euros pour la période 2009-2012. Ces centres dits Académies nationales sont destinés à accueillir les entraînements des équipes nationales et de jeunes joueurs qui y reçoivent une formation à la fois rugbystique et scolaire. Si l’on ajoute le stade Boris Paichadze, lieu des rencontres internationales de football et de rugby, Tbilissi concentre cinq complexes rugbystiques, dont l’aménagement a été financé par la fondation Cartu Group Charity, émanation de la holding JSC Cartu Group de l’oligarque Bidzina Ivanishvili.

30Cette priorité donnée à Tbilissi est partagée par les acteurs décisionnaires. Ainsi, le président de la fondation Nicoloz Chkhetiani, rappelle que « le programme a commencé il y a quelques années à la fin des années 2000 [en 2008]. […] C’est la Fédération qui nous conseille et c’est à Tbilissi qu’il y a le plus d’intérêt porté à ce sport et le plus de besoin d’infrastructures pour développer le rugby auprès des jeunes ». Son argumentaire est démographique : « Tbilissi concentre une grande partie de la population de la Géorgie », sans compter que Tbilissi est l’une des trois régions administratives dont la moyenne d’âge de la population est la moins élevée, avec celle d’Adjarie (région de Batumi) et celle de Kvémo Kartlie (région de Rustavi)(Hakkert, 2017, p. 8).

31La fondation Cartu Group Charity a financé partiellement la construction de l’Académie Shevardeni et totalement celle de « bases rugbystiques » au profit des clubs de Tbilissi évoluant dans le Didi 10. Elle s’est aussi engagée dans l’aménagement d’un stade dédié spécifiquement aux rencontres internationales de rugby. En 2017, selon l’hebdomadaire Caucasus Business Week, le parc résultant du Cartu Fund Rugby Programme comprenait 21 sites rugbystiques, y compris quelques stades mis à disposition de clubs plus modestes tels que Junkers RC, créé en 2011 à Kiketi, petite agglomération de la couronne périurbaine de Tbilissi, située à environ 25 kilomètres au sud-ouest de la capitale (photo 1).

Photo 1

Le stade du club Junkers RC

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Le stade du club Junkers RC

Il est situé à la campagne à environ un kilomètre du centre de Kiketi et semble émerger au milieu de nulle part. Cliché de Y. Le Lay, 17 juillet 2013.

32Paliko Jimseladze, ancien demi d’ouverture des Lelos devenu entraîneur de l’équipe professionnelle du Jiki Gori RC, affirme que la multiplication des installations sportives a « contribué à l’augmentation de la qualité des entraînements » de l’équipe nationale et de celles des clubs engagés dans le Didi 10.

33Ces infrastructures modernes permettent également d’accroître la visibilité et la promotion de la pratique rugbystique auprès des jeunes en organisant des festivals rugby sur l’ensemble du territoire, c’est-à-dire des regroupements d’écoles de rugby et des compétitions entre les différents clubs. Enfin, tous ces complexes rugbystiques permettent à la Géorgie d’accueillir des compétitions internationales régies par World Rugby, comme cela a été le cas lors du Championnat du monde U20 (i.e. des moins de vingt ans) en 2017.

34Les clubs qui évoluent régulièrement en Didi 10 représentent les principales villes qui s’échelonnent le long de l’axe majeur de communications ouest-est : Tbilissi, Batumi, Koutaïssi et Rustavi, auxquelles s’ajoute Gori. Or la structure du maillage urbain et des réseaux de communications terrestres, combinée avec la forte anisotropie du relief, explique que la diffusion spatio-temporelle de la pratique rugbystique a été « canalisée » (Dauphiné, 1999, p. 905), tout en respectant les rangs de la hiérarchie urbaine (fig. 2). Cette logique de diffusion semble se vérifier par la création de clubs dans de plus petits centres urbains situés entre Batumi et Koutaïssi : Ponto Kolebuti RC et Artsivebi Orzugeti RC autour de l’année 2010.

35La très inégale répartition de la population et son taux d’urbanisation se sont encore accentués depuis l’indépendance et la fin du système soviétique. L’étude réalisée par le Caucasus Research Resource Centers (2016) montre que le passage, depuis un quart de siècle environ, d’une économie planifiée à une économie de marché a favorisé les migrations internes de population vers les plus grands centres urbains, les migrants étant attirés par les opportunités économiques et l’espoir d’accéder à de meilleures conditions de vie.

36Pour autant, les dynamiques spatiales contemporaines confirment que l’inégale diffusion spatio-temporelle de la pratique rugbystique n’est pas déterminée par le seul système de peuplement et la distribution géographique des adoptants potentiels. Elle dépend aussi des inégalités spatiales de l’offre sportive et de la diversité ethnoculturelle des populations en Géorgie.

Les dynamiques spatiales contemporaines

La confirmation du poids de Tbilissi

37L’inscription de la Géorgie dans la mondialisation libérale a accentué l’hégémonie de Tbilissi, d’autant que des pôles secondaires comme Koutaïssi et Rustavi, dont l’économie était fondée sur l’industrie lourde à l’époque soviétique, ont souffert de l’implosion de l’Urss (Radvanyi, 2018, p. 140).

38En 2019, alors que la population totale de Géorgie tend à décroître légèrement, celle de la région administrative de Tbilissi est estimée à 1 171 000 habitants, soit 30 % de la population totale du pays, et la deuxième ville géorgienne la plus peuplée qu’est Batumi ne compte que 163000 habitants, en 2018.

39Hyper-centre très intégré au processus de globalisation des échanges, Tbilissi tire profit des aménagements récents, dont la nouvelle ligne ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, destinés à « renforcer le rôle du Sud-Caucase comme corridor et carrefour de transports » (ibidem, 2018, p. 138). Constituant l’un des principaux centres économiques du Caucase, la contribution de la ville à la création de la richesse nationale varie entre 60 et 75 % selon les secteurs d’activités des entreprises (Salukvadze, Golubchinov, 2016, p. 39), et « l’essentiel des nouveaux emplois [créés continuent à être] concentrés dans la région capitale » (Radvanyi, 2018, p. 144).

40Lors de la saison sportive 2019-2020, un tiers des 2 195 pratiquants enregistrés par la Georgian Rugby Union qui évoluent dans les championnats séniors et juniors est licencié dans des clubs de Tbilissi. La logique de diffusion par contiguïté géographique s’est étendue aux périphéries intégrées à l’agglomération de Tbilissi. Les clubs de Kochebi RC et de l’Armazi RC, historiquement installés dans la capitale géorgienne ont été délocalisés au sud de Tbilissi, à Bolnisi et à Marneuli. Vepkhvebi Patardzeuli RC et Junkers Kiketi RC, évoluant successivement en Didi 10 en 2018-2019 et en 2019-2020, sont installés à la périphérie immédiate de Tbilissi.

L’effet de contagion au sein des grands pôles urbains et à l’ouest du territoire géorgien

41La région de Tbilissi confirme d’autant plus son rang de premier pôle de concentration et de diffusion de la pratique rugbystique que de nouveaux clubs dits juniors (avec une école de rugby mais sans équipe sénior engagée en championnat) s’y sont multipliés. C’est le cas par exemple, à Sartichala à l’est et à Tianeti en direction du Grand Caucase. Ces ancrages récents de clubs témoignent des débuts de l’adoption de la pratique par la « majorité tardive » des villes géorgiennes, pour reprendre l’expression d’Everett Mitchell Rogers. Des pôles secondaires de diffusion se sont structurés autour de Koutaïssi et de Batumi. Le pôle de Koutaïssi a été particulièrement renforcé par la création, dans son aire d’influence, de clubs engagés en championnat à Tskaltubo, à Vani et à Zestaponi, tandis que ceux de Chokhatauri, de Chiatura et de Sachkhere ont été rétablis. En Adjarie, des clubs engagés en championnat ont été pérennisés à Chakvi, à Kolubeti et à Keda.

42Actuellement, la pratique rugbystique s’étend progressivement au-delà des grands centres urbains et de leurs périphéries immédiates et à se développer à l’écart de l’axe majeur de communication ouest-est. Cette diffusion de la pratique se concrétise généralement par la fondation de clubs juniors. Mais leur géographie n’est pas étroitement calée sur la hiérarchie urbaine et leur nombre demeure très limité au nord, à l’est et dans certaines régions méridionales du territoire géorgien.

Des inégalités de l’offre rugbystique

43L’approche proposée par Torsten Hägerstrand privilégie le rôle des individus dans l’adoption de l’innovation : ces derniers disposent de leur libre choix et d’un « réseau social de communication interpersonnelle à travers lequel l’information circule » (Pred in Hägerstrand, 1967, p. 300). Dès lors, les structures économiques, sociales et culturelles au sein desquelles les individus évoluent « sont reléguées à l’état de facteurs de résistance ou de barrières », pour reprendre les termes du géographe James M. Blaut (1977, p. 343).

44Pour que l’analyse ne se limite pas à la demande, comme le fait T. Hägerstrand, il est possible d’adopter la perspective dite du marché et des infrastructures (Brown, 2009, p. 180-181), c’est-à-dire de prendre en considération la manière dont les différents segments de la population géorgienne ont accès à la pratique rugbystique, compte tenu de la stratégie mise en œuvre par la Georgian Rugby Union et de la distribution spatiale des clubs.

45Le plan stratégique d’aménagement des bases rugbystiques a permis aux clubs évoluant dans le Didi 10 de disposer d’infrastructures sportives de qualité et a favorisé l’accès à la pratique dans des régions demeurées en marge de son processus de diffusion. Le cas du club Junkers Kiketi RC montre en effet qu’une offre de qualité peut être un levier de développement de la pratique : ce club a réussi à être promu dans le championnat d’élite géorgien à l’issue de la saison 2018-2019, et l’équipe sénior rassemble 64 pratiquants, occupant ainsi le 4e rang des clubs évoluant dans le Didi 10 en 2019-2020.

46Lors de l’inauguration de la nouvelle base rugbystique à Telavi en novembre 2018, qui accueille un centre de formation régional établi par la Georgian Rugby Union, le Premier ministre Mamuka Bakhtadze affirme que cette base « aidera à promouvoir le rugby ». Le gouvernement géorgien reprend ainsi l’idée que la diffusion de la pratique dépend de l’offre rugbystique. Pour sa part, le gouverneur de Kakhétie a engagé un partenariat avec la province sud-africaine du Cap en 2017 pour soutenir le développement de la pratique, sachant qu’elle demeure encore limitée dans l’est du territoire géorgien, au-delà de l’aire d’influence immédiate de Tbilissi. Au nord de la Khakhétie, le club de Telavi (Khaketi Telavi RC) semble jouer le rôle de foyer émetteur régional vers des centres urbains périphériques : Akhmeta, Kvareli et Gurjaani. Mais l’offre rugbystique demeure absente dans le reste de la Kakhétie, dont la partie sud-est à tendance aride correspond à la steppe Shirakshaga. Le club junior qui avait été créé à Dedoplistskaro semble avoir disparu.

47A contrario, bien que les régions du Grand Caucase présentent des caractéristiques démographiques similaires (faibles densités de peuplement, déclin et vieillissement prononcé de la population qui réside très majoritairement en zone rurale), auxquelles s’ajoutent les difficultés de circulation et les rudes conditions climatiques hivernales, l’ancien joueur professionnel Gocha Chqareuli y fonde en 2013 le club Kazbegi RC et promeut le rugby auprès de la jeunesse dans une municipalité alors dépourvue d’organisations sportives. Sa capacité à relever des défis majeurs (manque d’infrastructures, situation géographique très excentrée) et la qualité reconnue de son encadrement éducatif et sportif lui permettent d’attirer un nombre croissant de jeunes pratiquants et d’engager deux équipes (junior puis sénior) en championnat. Il a obtenu les soutiens successifs de la municipalité de Kazbegi, de l’Union européenne, de l’ong tchèque People in Need, et enfin de deux entreprises du secteur de l’énergie (Chichinadze, 2018).

Le poids des structures sociales et culturelles de la population géorgienne

48Pour expliquer « le processus sélectif à travers lequel le premier groupe des ‘‘adoptants potentiels’’ s’est constitué » (Gregory, 2009, p. 161), James M. Blaut insiste sur la nécessité d’analyser le processus de diffusion dans une perspective culturelle plus large, intégrant la propagation de l’innovation dans certaines régions et son absence dans d’autres, tout en s’émancipant de toute modélisation « ethnocentrique » (Blaut, 1977, p. 343). En effet, dans une perspective évolutionniste, la non-adoption d’une innovation est assimilée à un retard de développement, et non pas à un refus ou à une incompatibilité avec le système culturel de la société concernée.

49L’étude de la diffusion de la pratique rugbystique en Géorgie implique dès lors d’adopter des perspectives reposant, entre autres, sur la dimension genrée de la pratique, sur la variable ethnoculturelle au sein de la population géorgienne ou encore sur les effets de concurrence avec d’autres sports.

50La faiblesse du coût de l’inscription dans un club de rugby en Géorgie, moins onéreuse que dans un club de football selon Jaba et Lasha Malaguradze, favorise l’ouverture sociale de la pratique. Cependant, la profondeur de l’ancrage territorial du football, autre sport national, qui se concrétise par le soutien financier privilégié que de nombreuses municipalités continuent à lui accorder, peut être un obstacle à l’implantation d’un club de rugby. Tel est le cas dans les villes moyennes de Kaspi, de Sagaredjo et de Zougdidi. L’absence en championnat de rugby géorgien de la sixième ville du pays, située à proximité de l’Abkhazie, pourrait s’expliquer par l’ancrage historique du club de football professionnel FC Zougdidi, qui se classe parmi les vingt clubs géorgiens les plus titrés.

51Toutefois, la ville de Zougdidi accueille désormais le Girls Zugdidi Rugby Club. Or, l’émergence du rugby féminin en Géorgie est très récente, les femmes devant y affronter des stéréotypes sociaux très marqués qui sont le « produit d’un habitus » (Joncheray, Tilli, 2013, p. 774). Dans un pays où le culte de l’affrontement, très prononcé, est associé à la masculinité, l’engagement des femmes dans la pratique rugbystique irait à l’encontre des codes de genre établis. L’entraîneur de l’équipe nationale féminine de rugby à VII Jaba Malaguradze va même jusqu’à affirmer que « dans les mentalités, le rugby n’est pas un bon sport pour les femmes en raison des valeurs de combat et de contact [qu’il véhicule] ». Son analyse est confirmée aussi bien par l’organisme United Nations in Georgia que par l’ex-capitaine de l’équipe nationale féminine Ana Pogosyan. Comme d’autres coéquipières domiciliées à Tbilissi, Ana Pogosyan est une athlète pratiquant un autre sport : elle a en effet débuté sa carrière footballistique dans le club FC Iveria Tbilissi. Formée techniquement au rugby de haut niveau au sein de l’Académie nationale de Shevardeni, elle a joué uniquement en équipe nationale de rugby à VII. En 2015, Ana Pogosyan précisait que seulement six clubs de rugby féminin avaient été créés à Batumi, à Lanchkhuti, à Khobi, à Orzugeti, à Koutaïssi et à Rustavi. Si la diffusion spatiale de la pratique féminine ne respecte pas le canal de la hiérarchie urbaine, leur concentration géographique dans l’ouest du pays et l’adjonction du club de Zougdidi procèdent peut-être d’un effet de voisinage.

52La médiatisation des rencontres disputées par les Lelos ne participerait-elle pas d’un nationalisme politique qui élèverait la culture de l’affrontement au rang de valeur partagée par les Géorgiens [14] ? Irakli Machklaneli affirme que l’esprit de combat et la ferveur nationale des joueurs géorgiens passionnent « les spectateurs qui aiment l’agressivité, l’esprit de lutte ». Ce trait culturel, qui constituerait l’une des caractéristiques d’une « forte identité nationale [fondée sur] la résistance du peuple géorgien aux puissances étrangères, [se serait traduite par] l’absence de mélanges inter-ethniques et religieux », pour reprendre les termes de Claude Saurel.

53Selon le recensement de la population de 2014, la Géorgie compte du point de vue ethnolinguistique, hors Abkhazie et Ossétie du Sud, 88 % de Géorgiens ; 6,3 % d’Azerbaïdjanais ; 4,5 % d’Arméniens ; le reste de la population correspondant à une multitude d’autres groupes très minoritaires (Grecs, juifs, Russes, Ukrainiens, etc.). Si l’on se réfère à la politologue Silvia Serrano, à partir des années 1990, l’État géorgien a poursuivi une politique des nationalités fondée sur une « conception ‘‘ethniciste” de la nation […], excluant [de] toute perspective d’assimilation […] les non-Géorgiens » (Serrano, 2007, p. 135-136), tout en refusant aux minorités, peuples « hôtes », le statut de peuple autochtone. Cette politique gouvernementale a forgé l’idée que « la Géorgie est aux Géorgiens » (ibidem, 2007, p. 133), et « les Géorgiens prennent difficilement conscience que les minorités ne partagent pas le corpus de […] mythes constitutifs de l’ être ensemble géorgien » (ibid., 2007, p. 136). Dans des régions méridionales de Samtskhé-Djavakhétie et Kvémo Kartlie, les importantes minorités arménienne et azerbaïdjanaise continuent à épouser l’identité nationale des États frontaliers respectifs, tandis que des mémoires de la guerre arméno-géorgienne de 1918 pourraient contribuer à entretenir des clivages inter-ethniques. Le rapport publié par l’Institut for Multiparty Democracy confirme que « parmi les minorités nationales, en particulier dans les régions de peuplement compact, le sentiment [des individus] qu’ils sont citoyens de leur pays fait défaut » (Collectif, 2017). De fait, le gouvernement géorgien, conscient que « l’intégration sociale des minorités ethniques vivant en Géorgie demeure l’un des plus importants défis [à relever] », a mis en œuvre en 2014 un programme d’action en faveur de la jeunesse pour accélérer le processus. Il s’est concrétisé, notamment, par la participation la même année de 540 jeunes représentants des minorités ethniques à des tournois internationaux de judo, rugby et de water-polo, organisés à Tbilissi sous l’égide du ministère de la Jeunesse et des Sports.

54Pour autant, la profondeur des héritages historiques pourrait-elle expliquer l’ancrage rugbystique très limité dans ces régions méridionales, compte tenu du statut de sport national accordé au rugby par de plus en plus de Géorgiens et, a contrario, de la pratique rugbystique anecdotique en Arménie et en Azerbaïdjan ? La Samtskhé-Djavakhétie ne compte que deux clubs séniors, qui ont été créés à Aspindza (Tao Samtskhe-Javakheti RC) et à Borjomi (Torti Borjomi RC), deux petits centres urbains situés sur les axes secondaires qui traversent le Petit Caucase en direction de Tbilissi d’une part et d’Erevan, capitale de l’Arménie, d’autre part. Et le projet de club mis en œuvre à Aspindza en faveur de l’intégration de la jeunesse arménienne semblerait confirmer l’effet des clivages ethnolinguistiques sur l’inégale diffusion du rugby à XV.

Conclusion

55À la fin de l’époque soviétique, trente ans après les débuts de son émergence en Géorgie, le rugby à XV demeurait encore un sport confidentiel, tandis que les troubles liés à la guerre civile durant les années 1990 avaient fortement remis en question sa diffusion spatiale. Mais, en assistant au match Géorgie-France lors de la Coupe du monde 2007, son promoteur Jacques Haspékian ne pouvait que savourer la réussite à long terme de son entreprise (Collin, 2008).

56La pratique du rugby s’est étendue par étapes successives, en profitant de la médiatisation croissante des performances des Lelos sur la scène rugbystique internationale et de la combinaison d’investissements publics et privés. Le rugby s’est ancré dans les plus grands pôles urbains, et en premier lieu à Tbilissi, avant de conquérir la quasi-totalité des villes moyennes, puis d’étendre son implantation dans de nombreuses petites villes. La diffusion spatio-temporelle de la pratique rugbystique suit principalement les canaux classiques de la contiguïté géographique et de la hiérarchie urbaine. Ainsi, l’ancrage territorial actuel qui en résulte témoigne de la réussite du processus de diffusion, sachant qu’après avoir atteint une masse critique d’adoptants, la diffusion de l’innovation acquiert une dynamique autonome, qui se caractérise par une élévation de son rythme d’adoption (Rogers, 1983, p. 343-344).

57D’ailleurs, l’expansion contemporaine de la pratique a abouti à la réorganisation du championnat sénior à partir de la saison 2014-2015, avec la création d’une troisième division dite régionale organisée en deux poules ouest et est. L’entraîneur actuel des Lelos, Milton Haig, peut confirmer que « le rugby est devenu de facto le sport [d’équipe] national » (Horne, 2019), et sa diffusion socio-spatiale se poursuit, émergeant en milieu scolaire à l’initiative de clubs « innovants » tels que Lelo Saracens et Armazi RC qui s’insèrent dans le vaste programme dénommé « Get Into Rugby », lancé en 2013 et soutenu conjointement par World Rugby et Rugby Europe.

58La diffusion de la pratique du rugby apparaît largement commandée par la macrocéphalie du réseau urbain, par l’inégale desserte du territoire, par le contraste plainemontagne, et par l’opposition ouest-est. Elle laisse de larges parties du territoire en marge du processus. Toutefois, l’application des modèles théoriques de T. Hägerstrand et d’E.M. Rogers, qui analysent la diffusion à partir la demande, ne suffit pas à en éclairer la géographie contemporaine. Ainsi, à l’est et au sud du territoire géorgien, un parc d’équipements très réduit et « un peuplement compact de minorités » (Serrano, 2007, p. 138), à l’intégration politique et sociale limitée, pourrait expliquer le faible ancrage de la pratique rugbystique, à la lumière de l’hétérogénéité ethnoculturelle de la société géorgienne.

Remerciements

L’auteur remercie les membres de la rédaction de la revue L’Espace géographique pour le travail de relecture et de mise en page qui a été réalisé.

Références


Mots-clés éditeurs : diffusion spatiale, territoire, sport, innovation, Géorgie, rugby à XV

Date de mise en ligne : 19/03/2021

https://doi.org/10.3917/eg.492.0167

Notes

  • [1]
    La dynamique de la mondialisation résulte de la dialectique entre la globalisation (qui se traduit par les interdépendances et les connexions croissantes entre les régions du monde) et la fragmentation (qui se traduit par des asymétries croissantes entre les territoires et les sociétés humaines) (Wright, 1999 ; Carroué, 2002 ; Fournier, Raveneau, 2010).
  • [2]
    Selon la classification de World Rugby (ex-International Rugby Board, i.e. la Fédération internationale de rugby à XV), les nations émergentes correspondent aux huit nations qui se sont constamment qualifiées en Coupe du monde depuis l’édition 2003 : Japon, archipels du Pacifique (Fidji, Samoa, Tonga), États-Unis, Canada, Roumanie et Géorgie.
  • [3]
    Jacques Haspékian, né à Lyon en 1927 dans une famille arménienne qui avait fui le génocide perpétré par le gouvernement ottoman en 1915, avait été intégré dans l’équipe junior du Lyon Olympique universitaire. Mais la propagande soviétique, relayée par le Parti communiste français, qui persuadait des Arméniens du rattachement futur de l’Arménie turque à la République soviétique d’Arménie, incite ses parents à retourner vivre dans le Caucase en 1947. Établi en Arménie, Jacques Haspékian propose au Comité des sports d’Erevan l’introduction de la pratique rugbystique. Mais, il essuie un refus sans appel qui montre que le rugby à XV n’a alors pas sa place dans le mouvement sportif soviétique. Ayant émigré en Géorgie en 1956, il essuie un premier échec dans son entreprise face aux autorités soviétiques, et ce n’est qu’en 1959 que le ministère des Sports lui permet de faire découvrir cette activité sportive au sein de l’École polytechnique de Tbilissi.
  • [4]
    Les acteurs du rugby géorgien interrogés par l’auteur qui sont mentionnés dans cet article sont Levan Chilachava (Toulon, 30 avril 2013), Nicoloz Chkhetiani (Tbilissi, 24 avril 2015), Mamuka Gorgodze (Montpellier, 28 décembre 2012), Paliko Jimseladze (Tbilissi, 15 avril 2015), Viktor Kolelishvili (Clermont-Ferrand, 5 mars 2013), David Kubriashvili (Toulon, 30 avril 2013), Lasha Kurtsidze (Tbilissi, 15 avril 2015), Irakli Machkhaneli (Tbilissi, 21 avril 2015), Ilo Maisuridze (Tbilissi, 17 juillet 2013), Jaba et Lasha Malaguradze (Tbilissi, 17 juillet 2013), Anton Peikrishvili (Castres, 31 octobre 2013), Claude Saurel (Fabrègues, 29 décembre 2012), Ana Pogosyan (Tbilissi, 22 avril 2015), Amhrah Shavgalidze (Poti, 17 avril 2015), George Tchumburidze (Tbilissi, 15 juillet 2013) et Giorgi Vepkhvadze (Oyonnax, 4 mars 2014).
  • [5]
    Sécession des provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en 1992.
  • [6]
    Propos recueillis par Christophe Vindis, auteur du film documentaire Au nom du fils (2017).
  • [7]
    Données chiffrées recueillies par John Birch (2017), in “Women ensure rugby’s continued growth”, Scrumqueens : http://www.scrumqueens.com/news/women-ensure-rugby’s-continued-growth.html
  • [8]
    L’European Professional Club Rugby est devenue en 2014 la société directrice de la Coupe d’Europe de Rugby, au lieu et place de l’European Rugby Cup. Elle organise trois compétitions hiérarchisées : l’European Champions Cup, l’European Challenge Cup et l’European Continental Schield.
  • [9]
    En vertu des arrêts successifs rendus par la Cour de justice européenne, dont l’arrêt Malaja (2000) que le Conseil d’État français a confirmé en 2002, tout sportif professionnel ressortissant d’un État ayant signé un accord d’association, de coopération ou de partenariat avec l’Union européenne (ce qui est le cas de la Géorgie depuis 1999) doit être considéré au même titre qu’un ressortissant de l’Union européenne, et conséquemment doit jouir du libre accès au marché du travail européen.
  • [10]
    Le Championnat d’Europe des Nations, devenu le Rugby Europe Championship depuis la saison 2016-2017, a été instauré depuis 2000 en substitution au Trophée européen de la FIRA. Il est organisé selon le système de promotion-relégation d’une division à l’autre, et chaque édition se déroule sur deux saisons consécutives. Durant les années 2000, les équipes nationales étaient partagées en six divisions, de la division 1 à la division 3C. Des nouveaux formats ont été adoptés en 2010 puis en 2016. Aujourd’hui, les six meilleures équipes nationales concourent dans la première catégorie dite Championship, qui est parfois nommée « Tournoi des six Nations B ». Les quatre équipes les moins performantes se rencontrent dans la cinquième catégorie dite « dévelopment ».
  • [11]
    Le lelo burti est un jeu traditionnel géorgien engageant deux équipes représentant chacun un village. L’enjeu est de ramener le ballon (lelo), symbole du soleil qui était l’un des sept corps célestes adorés dans le paganisme caucasien, dans son propre village. Ce jeu ancestral a été inscrit par le gouvernement en 2014 comme « monument immatériel de la culture géorgienne » (Kalatozishvili, 2014). Le surnom de l’équipe nationale masculine, celui d’un essai et de la zone d’en-but sur un terrain de rugby géorgien et le nom du club Lelo Saracens RC de Tbilissi font référence à cette « tradition de folk football multiséculaire » (Collins, 2015, p. 311).
  • [12]
    On peut noter que l’anthropologue Sébastien Darbon a mis en exergue l’absence de filiation historique entre de multiples jeux populaires ancestraux (soule, calcio, knappan, etc.) et le rugby. Il affirme que seul le folk football britannique est le véritable ancêtre du rugby, car il a pu être transformé en un système sportif (Darbon, 2007).
  • [13]
    Le football dispose également du statut de sport national. Mais, contrairement aux Lelos, dont l’ex-capitaine Mamuka Gorgodze a été nommé meilleur athlète géorgien en 2011, l’équipe nationale de football surnommée Jvarosnebi n’a jamais réussi à se qualifier en compétitions internationales (Coupe d’Europe des Nations et Coupe du monde) depuis l’affiliation de la Georgian Football Federation à la FIFA en 1992. Cette opposition de trajectoire internationale a des répercussions en termes de licenciés : en 2017, la Fédération géorgienne de football a enregistré 8000 pratiquants amateurs (« Le rêve géorgien », Union européenne de Football Association, 9 juillet 2018), contre plus de 11000 licenciés dans le cas de la Georgian Rugby Union.
  • [14]
    Dans son discours d’investiture en 2004, l’ex-président de la République Mikheil Saakashvili magnifiait la force collective mise en œuvre par les Géorgiens pour défendre leur territoire et qui leur a permis de forger leur identité nationale (discours cité par Adeishvili K. (2015). « Identité nationale en Géorgie soviétique et en Géorgie indépendante postsoviétique ». Études interdisciplinaires en sciences sociales, no 2, p. 35. https://ojs.iliauni.edu.ge/index.php/eish/article/view/166)

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