Notes
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[1]
Les deux grands empires arabo-musulmans des Omeyyades puis des Abbassides (viiie-xe siècles) se sont construits autour de ce même axe Méditerranée-Asie centrale, reprenant une grande partie de l’empire romain à l’ouest et progressant plus loin à l’est, jusqu’en Asie centrale (bataille de Talas en 751) (Lombard, 1971). La progression de l’islam vers l’est a prolongé ensuite dans la longue durée, jusqu’en Chine, en Indonésie et aux Philippines, cette conquête arabe, au-delà du caractère relativement éphémère de ces deux empires arabo-musulmans.
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[2]
Des États de type impérial, de moins longue durée, se sont également construits à différentes époques, en situation intermédiaire, entre les mondes chinois ou indien et le Proche-Orient ou l’Europe, centrés sur l’Iran (des Sassanides aux Qadjars et Pahlavis) ou sur l’Asie centrale (des Ouïghours aux Bouyides et Timourides). Ils s’étendaient plus ou moins vers le Moyen-Orient ou l’ouest de la Chine. La civilisation iranienne a joué, dans la longue durée, un rôle d’intermédiaire ou de contact entre les civilisations arabo-musulmane, turco-mongoles et indienne ou chinoise.
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[3]
Les confédérations de tribus nomades étaient en fait composites, regroupant souvent des Mongols et des Turcs, les chefs pouvant appartenir alternativement à l’une ou à l’autre ethnie. Ces tribus étaient patrilinéaires et pratiquaient l’exogamie, d’où les métissages fréquents. Ces peuples turco-mongols partageaient un même genre de vie nomade dans la steppe et avaient des langues très proches appartenant au groupe des langues altaïques.
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[4]
Les Grecs romano-byzantins n’ont pas eu la même résilience que les Chinois ou les Iraniens. Ils n’ont pas ou mal résisté à une combinaison d’islamisation et de turquisation qui a duré près de quatre siècles (xve-xixe siècles).
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[5]
Pour créer leur État-nation au xxe siècle, les jeunes Turcs et les Kémalistes ont cherché à homogénéiser ethniquement leur territoire en exterminant ou en expulsant les fortes minorités chrétiennes qui, en dehors de leur langue et de leur religion, contrôlaient une grande partie de l’économie ottomane.
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[6]
La Sibérie se situe dans une position marginale, favorable à une conquête venant de l’Ouest : fermée au nord par les glaces, à l’est par des mers peu fréquentées, et au sud par des déserts et des montagnes, elle est liée, à l’ouest, par des attaches étroites et exclusives à la Russie et fait bien voir comment tout, dans ce type de position, se trouve drainé vers le seul côté demeuré ouvert (Ratzel, 1988, p. 253).
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[7]
Il récuse une limite purement physique qui serait la ligne de partage des eaux « qui séparent les versants orientaux, inclinés vers l’Inde et les mers chinoises, des versants drainés vers l’Atlantique à travers la Méditerranée et les autres eaux européennes » comme trop artificielle, car passant au milieu de populations de même origine ethnique et à l’histoire commune.
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[8]
É Reclus souligne particulièrement ce qui, selon lui, a été l’obstacle principal aux communications entre l’est et l’ouest : « les barrières des montagnes et des solitudes qui, au nord-ouest de l’Inde, marquent la limite naturelle entre l’est et l’ouest, restent toujours difficiles à franchir comme elles le furent depuis deux mille ans… ces hautes montagnes de l’Hindoustan qui se sont dressées à travers toutes les époques comme des barrières dans l’angle de passage entre les deux mondes ».
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[9]
Reclus met à part l’Afrique sud saharienne « puisque son développement semble s’être réalisé presque indépendamment ». Elle n’appartiendrait « à notre monde commun de l’histoire initiale que par son littoral méditerranéen ».
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[10]
« Du Maroc à l’Indonésie, de l’Asie centrale aux Comores, les routes anciennes ont été celles des marchands et de la foi de Mahomet. C’est vrai également pour les sociétés de l’Afrique de l’Ouest, progressivement intégrées aux échanges à travers les routes transsahariennes. La carte de l’islam au milieu du xxe siècle correspond à l’envers de la mondialisation maritime des Européens » (Grataloup, 2011, p. 196).
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[11]
Hong Kong et Singapour sont toujours en tête, peut-être parce que l’économie de l’Asie orientale est toujours tirée d’abord par ses exportations vers l’Amérique du Nord et l’Europe malgré un rôle accru des échanges à l’intérieur d’elle-même (Tertrais, 2004).
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[12]
« La croissance de leurs activités à partir d’un aéroport basé dans leur Etat d’ancrage crée cependant des connections indirectes sur l’axe Europe-Asie, car les passagers ont à effectuer une correspondance au cours de leur voyage » (Lebel, 2016). La localisation géographique de leur hub est avantageuse pour relier l’Europe à l’Asie du Sud-Est, par exemple. Les prix de leurs billets sont compétitifs à cause de coûts d’exploitation plus faibles, dus au soutien des acteurs politiques au secteur aérien. Le transit récréatif des passagers sur le hub valorise l’image internationale du pays d’ancrage de la compagnie.
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[13]
Le contentieux frontalier entre la Chine et le Viêt-nam n’est toujours pas réglé en mer de Chine du Sud et des tensions peuvent à tout moment se manifester de nouveau.
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[14]
En 2012, les premières institutions supranationales sur le modèle européen ont vu le jour : Commission économique eurasiatique avec un collège de commissaires, Conseil économique eurasiatique suprême composé des chefs des États membres, Union douanière et marché unique.
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[15]
Sous les Ming, l’empereur Yongle (1402-1424) confia à l’eunuque Zheng He l’organisation, entre 1405 et 1433, d’expéditions maritimes vers l’ouest, Ceylan, l’Inde et l’Afrique orientale. Elles s’appuyèrent sur le savoir-faire marchand et maritime des Chinois, représentant l’apogée du système des « bateaux officiels ». Ces expéditions avaient un caractère à la fois commercial et diplomatique (tribut). Zheng He (1371-1433), qui était originaire de la communauté musulmane du Yunnan, s’entoura de musulmans dont certains firent le pèlerinage à La Mecque. L’arabe était la langue de communication principale dans un océan Indien au sein duquel le modèle du sultanat maritime malais était en expansion. Ces expéditions contribuèrent à développer les échanges et l’installation d’une diaspora marchande chinoise en Asie du Sud-Est (Kerlouégan, Zhao, 2016, p. 119-122).
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[16]
Le Premier ministre indien Narendra Modi, en accord avec son homologue japonais Shinzo Abe, a lancé, en 2016, un projet, concurrent des « nouvelles Routes de la soie » chinoises auxquelles ils ne sont pas associés, le « corridor de la croissance Asie-Afrique (Asia Africa Growth Corridor AAGC) surnommé la « route de la liberté ». Il s’appuie sur les routes maritimes, à bas coût avec une faible emprunte carbone, connectant, par exemple, le port de Jamnagar au Gujarat à Djibouti ou Calcutta à Sittwe en Birmanie. Ils mettent l’accent sur le développement durable en redynamisant des routes maritimes anciennes entre l’Afrique et le Pacifique à travers l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud. L’Inde craint en effet d’être marginalisée en étant encerclée d’un côté par le corridor sino-pakistanais, de l’autre par la « nouvelle route maritime de la soie » qui passe au sud du Sri Lanka par le port d’Hambantota construit par les Chinois, non loin de Colombo où le principal terminal à conteneurs est aussi tenu par les Chinois de plus en plus présents dans cette ville (Bouissou, 2017 ; Thibault, 2017).
1Pourquoi s’intéresser aujourd’hui à la notion d’Eurasie, dont l’indétermination, le flou et un intérêt faible aux yeux de la plupart des géographes et des historiens francophones et occidentaux apparaissent dans leurs diverses tentatives de définition ? Deux phénomènes récents, des projets à la fois économiques et politiques, avancés par la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping, sont en train de donner corps à une vision et une réalité eurasiatiques, avec ou sans le terme. Ce sont d’une part l’Union économique eurasiatique (Uee) lancée en 2011 côté russe, d’autre part le projet « One Belt One Road » (OBOR) des nouvelles « routes de la soie » continentale et maritime, formulé, surtout à partir de 2013, côté chinois. Beaucoup d’articles et d’informations ont été publiés dans les médias du monde entier au cours des deux dernières années sur ces deux projets. Le terme d’Eurasie a une forte connotation idéologique nationaliste dans deux pays qui sont à la jonction des deux continents, la Turquie, et surtout la Russie où il existe depuis 1920 un courant de pensée eurasiste, réactivé après la dissolution de l’Urss dans les années 1990. En Chine, les dirigeants préfèrent se référer aux « routes de la soie » pour projeter le développement des échanges dans un espace qui englobe l’Asie, l’Europe et également une grande partie de l’Afrique.
2Le terme d’Eurasie aurait été forgé pour la première fois en 1844 par l’administration coloniale en Inde qui l’a utilisé en tant que catégorie administrative pour désigner les métis de parents indien et européen. En français, le terme d’Eurasie a été emprunté à l’anglais en 1865, ainsi que dans beaucoup d’autres langues (Gabovitsch, 2009, p. 15-16). En allemand et en russe, c’est le sens géographique se référant aux deux continents qui a été privilégié dès la fin du xixe siècle. Les géologues, biogéographes et géographes depuis Edouard Suess (1883) l’ont considéré comme désignant l’ensemble de l’Europe et de l’Asie dans leur intégralité. Plus tard en 1919-1920, Halford J. Mackinder et plusieurs auteurs russes dont Nokolaevitch Savickij, animateurs du courant eurasiste, ont repris ce terme dans le sens d’une entité territoriale située entre l’Asie et l’Europe, les recouvrant en partie. H.J. Mackinder a ainsi défini la notion de heartland comme « pivot géographique de l’histoire », une sorte de centre stratégique dont le contrôle donnerait un pouvoir sur l’ensemble de l’ancien monde et donc du monde, c’est-à-dire en grande partie l’Asie centrale et une zone à cheval sur la Russie et la Sibérie (Mackinder, 1904). Pour les eurasistes russes il s’agirait plutôt de l’ensemble de l’empire russe, puis de l’Urss. Pour les Turcs, la définition est encore plus vague, mais recouvre en grande partie celle des Russes, se fondant sur la turcophonie, la « synthèse turco-islamique » et l’héritage d’un empire ottoman qui s’étendait sur les deux continents (Tapia, 2009).
3Pour en comprendre la portée, il nous paraît indispensable de recourir à une analyse géohistorique qui se situe dans la longue durée, de l’Antiquité à nos jours, pour comprendre comment, à différentes époques, se sont développées ou non les relations, communications, connexions entre les deux extrémités du continent eurasiatique, entre l’Europe et l’Extrême-Orient. On prendra en considération le continent eurasiatique et son enveloppe maritime, la Méditerranée, l’océan Indien, la mer de Chine, l’océan Arctique, ses isthmes (Moyen-Orient, Asie du Sud-Est). Les liaisons ont toujours existé, mais ont parfois été interrompues ou minimisées par voie de terre comme de mer, à différentes époques et pour différentes raisons, ou bien elles ont au contraire été développées comme aujourd’hui. L’Eurasie est-elle un espace géographique autre que purement nominal, autre qu’un simple continent, le plus vaste du monde ? La plupart des géographes ont jusqu’à présent préféré situer leurs recherches et leurs analyses dans des cadres spatiaux plus circonscrits, qui leur paraissaient plus pertinents, couvrant une partie seulement du continent eurasiatique et de ses mers bordières : Europe, Moyen-Orient, Extrême-Orient, Russie, Chine, Asie du Sud-Est… Le développement considérable des infrastructures de transports, des communications et connexions de toutes sortes, en ce début du xxie siècle, rendent de plus en plus pertinente une approche, à l’échelle eurasiatique, du continent et de son enveloppe maritime (Bruneau, 2018). Mais on peut se demander comment a fonctionné cet espace à différentes époques, comment il s’est structuré dans la longue durée et pourquoi il est en passe aujourd’hui d’acquérir une plus grande réalité.
Des constructions impériales récurrentes
4À plusieurs reprises de l’Antiquité au xxe siècle, des invasions de l’est à l’ouest ou des conquêtes par voie terrestre dans les deux directions ont uni une plus ou moins grande partie de la masse continentale eurasiatique pour des durées variables (de moins d’un à plusieurs siècles). Elles ont suivi deux voies principales : de la Méditerranée à l’Asie centrale ou au monde indien en traversant l’Iran au Sud d’une part, de la Russie à l’Asie centrale ou à la Mongolie, la Mandchourie et à la Chine, par les grandes plaines steppiques au nord d’autre part. Ces deux voies ont joué le rôle d’axes pour la construction d’empires aux dimensions eurasiatiques plus ou moins affirmées à différentes époques.
5Dans un premier temps, à la charnière eurasiatique, trois pouvoirs impériaux dont le centre est passé du plateau iranien au bassin méditerranéen, puis à la Mésopotamie se sont efforcées de construire un espace politique, économique et culturel eurasiatique s’étendant de la Méditerranée à l’Asie centrale et à l’Inde : Empire perse (vie-ive siècle av. J.-C.), Empire grec d’Alexandre prolongé par les royaumes hellénistiques, en particulier celui des Séleucides (ive-ier siècle av. J.-C.) (Briant, 1996), Califats arabo-musulmans omeyade puis abbasside (viiie-xe siècles apr. J.-C.) [1].
6L’Empire romain a été bloqué dans sa progression vers l’est par celui des Parthes et n’a jamais eu une dimension véritablement eurasiatique (Frézouls, 1981, p. 223-224). De même en Extrême-Orient, l’empire des Han atteignit, entre 25 et 220 apr. J.-C. l’Asie centrale sans s’y maintenir très longtemps. Au viie siècle, la dynastie chinoise des Tang atteignit de nouveau l’Asie centrale et arrêta la progression des Arabes à la bataille de Talas (751), mais en 790, elle perdit le contrôle des territoires situés à l’ouest du Gansu.
7Au début de notre ère, on observe une situation d’équilibre caractérisée par l’existence d’empires stables et durables aux deux extrémités : l’Empire romain, la Chine des Han et des Tang, et, entre les deux, les empires Parthe et Kouchan, s’étendant sur le plateau iranien, l’Asie centrale, le Nord de l’Inde. Au cours des deux premiers siècles de notre ère, la coexistence de ces quatre grands empires, qui recouvraient une grande partie de l’Eurasie, a suffisamment sécurisé les routes terrestres et maritimes pour permettre une circulation et des échanges commerciaux et culturels entre les deux extrémités de l’Eurasie et l’apparition des « routes de la soie » (Robert, 2004, p. 279-280 ; Bernard, 2005, p. 929-969). Ces échanges seront ensuite minorés jusqu’au xiiie siècle (apparition de l’Empire mongol).
8À partir du viiie et jusqu’au xive siècle, la direction des invasions et conquêtes entre Asie et Europe s’est inversée, de l’est vers l’ouest avec les conquêtes turco-mongoles à partir d’un foyer montagneux compris entre l’Altaï et la Mandchourie et aboutit à la création d’empires des steppes continentaux (Seldjoukides, Gengiskhanides, Timourides) (Grousset, 1951). Ce foyer turco-mongol avait commencé à fonctionner, dès les iiie-iie siècles av. J.-C., avec les Hiong Nou qui ont envahi à la fois la Chine, l’Asie centrale et, le long de la route des steppes jusqu’en Russie et en Europe sous le nom de Huns. Un moteur turco-mongol a donc fonctionné pendant plus d’un millénaire à partir de la Haute-Asie, créant un pouvoir dynastique en Chine (dynastie des Yuan 1267-1368), en Iran (Seldjoukides 1037-1194, Il-khan fin xiiie-début xive siècle), en Anatolie (sultanat de Konya xiie-mi xiiie siècle), puis de nouveau en Asie centrale et en Iran (Timur Lang 1336-1405).
9Parallèlement au sud, le long de la route maritime dite « des épices », d’ouest en est, plusieurs peuples de l’Europe occidentale, à partir du xvie et jusqu’au xxe siècle, ont construit des empires coloniaux par la voie maritime exclusivement : Portugais, Hollandais, Anglais, Français. Ce furent d’abord uniquement des comptoirs (portugais, hollandais puis britanniques), ensuite des territoires entiers aux dimensions continentales (Indes britanniques, Indochine française) ou archipélagiques (Indes néerlandaises). Cette route maritime a commencé par passer par le cap de Bonne Espérance jusqu’en Inde, route ouverte à la fin du xve siècle par les Portugais, pour briser le monopole des marchands navigateurs arabes de la mer Rouge et du Golfe (Carreira, 2016). Le passage par le détroit de la Sonde entre Java et Sumatra était le plus court chemin vers l’Asie orientale pour les navires passant par le cap de Bonne Espérance, alors que les détroits de Malacca deviendront la voie privilégiée à partir de l’ouverture du canal de Suez (1869). L’Empire britannique balisera cette route maritime d’escales comptoirs stratégiques, permettant un approvisionnement des bateaux à vapeur en eau et en charbon : Aden, Colombo, Singapour, Hong Kong. C’est cette même voie maritime qui, en sens inverse, sera l’axe d’expansion de l’empire colonial japonais de Nagasaki à Pusan, Taïwan et Singapour (1895-1945).
10Des conquêtes ouest-est, de l’Europe vers l’Extrême-Orient, ont pris en tenaille le cœur du continent, les steppes et l’Asie centrale, entre la route des épices, du colonialisme-impérialisme occidental le long de l’enveloppe maritime au Sud, et les conquêtes pionnières continentales des Russes adossées à l’Arctique au nord du xvie au xxe siècle. À l’inverse, depuis la Haute-Asie, le centre des steppes, de l’Asie centrale à la Russie ou de l’Asie centrale à l’Iran, à l’Anatolie et à la Méditerranée, avait fonctionné auparavant (viiie-xive siècles) comme une voie d’invasions et de conquêtes turco-mongoles de l’est vers l’ouest.
11Les premiers à construire un véritable empire eurasiatique, continental aux dimensions sans précédent, ont été les Mongols de Gengis Khan et de ses successeurs (xiie-xive siècles) empruntant de l’est à l’ouest les deux voies, mais principalement celle des steppes au nord, restées jusqu’alors à l’écart des constructions impériales. Ce furent les Russes qui, deux siècles plus tard, bâtirent un empire également continental eurasiatique de l’ouest à l’est à partir uniquement de la voie du nord, de façon plus durable pour cinq siècles jusqu’à nos jours [2].
12L’Inde constitue un ensemble continental, un sous-continent, séparé du reste de l’Asie par des chaînes montagneuses souvent d’altitudes très élevées, entourée au sud, à l’est et à l’ouest par l’océan qui porte son nom. L’Inde a le plus souvent fonctionné comme une entité à part dans l’ensemble eurasiatique. Par voie terrestre, elle ne communique moins difficilement qu’avec l’Asie centrale au nord-ouest (passe de Khyber et col de Quetta). Au lieu de suivre un axe eurasiatique comme la Chine, la Russie, les empires des steppes turco-mongols et les colonisateurs venant d’Europe occidentale, les États impériaux indiens ont le plus souvent limité leur espace au sous-continent indien ou à une partie de celui-ci (empires des Maurya, des Gupta). Ce sont des conquérants turco-mongols musulmans (Sultanat de Delhi, empire Moghol) ou occidentaux, britanniques (Empire des Indes), qui ont unifié ce sous-continent.
13De nouveau, une situation plus stable, a prévalu au centre et au sud du continent eurasiatique, du xve au début du xxe siècle : Empire ottoman, Chine des Ming puis des Qing, Empire Moghol suivi de l’Empire colonial britannique en Inde, alors que, plus au nord, du xvie au xxe siècle, les conquêtes pionnières russes, après avoir fait sauter le verrou de la Horde d’Or, s’étendirent jusqu’en Extrême-Orient, fondant l’Empire tsariste suivi de l’Urss. Cet empire et ses prolongements dureront environ cinq siècles.
14La carte politique de l’Asie et de l’Europe orientale et centrale de l’Atlas de géographie de Paul Vidal de La Blache (1909, p. 118-119) avant la Première Guerre mondiale, montre un continent eurasiatique couvert presqu’exclusivement par des empires, du Japon à l’empire austro-hongrois et à l’Allemagne. Les vastes empires continentaux de la Russie, de la Chine, de la Perse, les empires ottoman et austro-hongrois côtoient les empires coloniaux des Occidentaux (Indes britanniques, Indes néerlandaises, Indochine française) et du Japon. Très peu d’États-tampons s’intercalent entre ces empires : Siam, Afghanistan, Népal et Bhoutan. Seule l’Europe occidentale, à l’extrême ouest, a un pavage d’États-nations de dimensions plus réduites. Au début du xxe siècle, l’Eurasie était un espace d’empires, comme le montre clairement cette carte.
La dimension eurasiatique et la résilience comparée des Turcs, Mongols, Chinois, Iraniens, Grecs
15Arnold Joseph Toynbee montre bien le rôle fondamental joué par les peuples turcophones dans cet espace eurasiatique transversal (Toynbee, 1951, p. 81). Les Turcs et les Mongols sont originaires de Haute-Asie, de l’Altaï et des monts Saïan, de la région du lac Baïkal. Ils se répartissent entre Mongols à l’est et Turcs à l’ouest, les populations turcophones étant majoritaires en Asie centrale chinoise et ex-soviétique, alors que les Mongols le sont dans les Mongolies extérieure et intérieure. Selon Françoise Aubin et Vadime Elisseeff (2012), les Turcs proprement dits apparaissent au vie siècle apr. J.-C. et les Mongols à la fin du xiie siècle apr. J.-C. avec Gengis Khan [3].
16Ces deux peuples, qui ont, au xxe siècle créé leur État-nation (Turquie, Mongolie) sur une portion très réduite de leurs territoires impériaux, et plusieurs unités politiques en Asie centrale et en Russie, méritent d’être comparés. Leurs trajectoires historiques suivent, avec un décalage dans le temps, une même orientation de la Haute-Asie vers l’Europe selon deux mêmes axes : des steppes centre-asiatiques vers les steppes et plaines russes de la Volga et la mer Noire au nord, voie suivie surtout par les Mongols, ou vers la Perse, l’Anatolie et les Balkans au sud, voie suivie à la fois par les Mongols (xiie-xive siècles) et surtout par les Turcs sur une plus longue durée (viiie-xve siècles). Les migrations-invasions conquérantes des Turcs Oghuz et des Turkmènes ont commencé plus tôt (viiie-xiiie siècles) que celles des Mongols de Gengis Khan et de ses successeurs (xiiie-xive siècles) qui ont pris le pouvoir aux Turcs seldjoukides en Perse et en Asie mineure (Aubin, Elisseeff, 2012). Mais la domination mongole en dehors de son territoire d’origine n’a pas duré plus de deux siècles au maximum (xiiie-xive siècles), alors que la domination turque s’accompagnant d’une islamisation et turquisation d’une partie de plus en plus grande des populations conquises, a été beaucoup plus durable grâce aux Ottomans (xive-xxe siècles).
17Alors que les Mongols sont restés ouverts et tolérants pour plusieurs religions (christianisme nestorien, manichéisme, bouddhisme, islam), adoptant, à tour de rôle ou concomitamment, plusieurs d’entre elles, les Turcs et Turkmènes en ont adopté finalement une seule, l’islam, tout en étant ouverts à une coexistence avec les autres (christianisme orthodoxe, judaïsme) dans l’Empire ottoman (De la Vaissière, 2016). La domination mongole avant tout militaire, n’a pas pu résister à l’emprise politique (structures impériales) et culturelle (langue en particulier) des Chinois et des Perses-Iraniens qui l’ont emporté sur leur territoire en un siècle environ. En revanche, les Turcs, Turkmènes, devenus Ottomans, ont pu installer un empire pour plus de quatre siècles en s’appuyant sur un héritage politique romano-byzantin et sur l’islam sunnite. Ils ont réussi à turquiser et à islamiser une partie de leur espace impérial, en Anatolie principalement aux dépens de l’Hellénisme qui a moins bien résisté que la société et la culture chinoises ou persanes, mais qui n’a pas disparu. À l’ère de l’avènement des nationalismes (fin xixe-début xxe siècle), cet empire a éclaté, remplacé par des États-nations plus ou moins forts et viables au premier rang desquels, par ordre chronologique, la Grèce (1829) et la Turquie (1922).
18Les structures impériales, associées à une langue et à une culture, des Chinois Han ou des Perses Achéménides, se sont reproduites en se renouvelant et en s’appuyant sur la durée, au cours de la succession des dynasties : Tang, Yuan, Ming, Qing pour les Chinois, Parthes-Arsacides, Sassanides, Safavides, Qadjars, Pahlavis pour les Iraniens. Cette résilience exceptionnelle s’est produite sur un même territoire d’origine, sur un même socle géographique, dans lequel l’enracinement était profond. Les structures socio-politiques et la langue en constituaient le noyau dur, et non la religion qui n’était pas homogène chez les Chinois (pluralité des religions chinoises) ou qui a varié dans le temps chez les Perses-Iraniens (zoroastrisme, nestorianisme, manichéisme, islam sunnite puis chiite perses) mais s’est finalement unifié autour du chiisme [4]. Dans ces deux cas, au xxe siècle le passage de l’empire à l’État-nation a pu se faire sans rupture sociale et démographique majeure.
19L’empire ottoman, en revanche, a eu, dès l’origine deux religions du Livre concurrentes, l’islam et le christianisme, un système politique reconnaissant et accordant des droits à des nations religieuses ou communautés (millets) et plusieurs langues de culture liées à ces religions (arabe, araméen, arménien, grec, iranien). Le turc osmanli, langue composite, a emprunté à ces langues car il n’avait pas, à l’origine, un patrimoine culturel aussi important que chacune d’entre elles, alors que la langue graphique chinoise et le persan étaient en situation dominante, sur le plan culturel, dans tous les domaines, en Chine comme en Iran. Ces langues et patrimoines culturels ont contribué à cimenter leur société, à lui donner une plus grande cohésion et une plus grande résilience.
20L’importation du modèle d’État-nation westphalien européen, d’abord par les Grecs (1821-1830), puis par les Turcs (1913-1922) et par plusieurs peuples balkaniques (Serbes, Bulgares, Albanais), s’est faite dans la douleur, la guerre, les massacres, en perdant plusieurs millions d’habitants morts ou partis, expulsés ou échangés : guerres balkaniques, Première Guerre mondiale, guerre gréco-turque (1919-1922) [5]. Les Turcs ottomans n’ont pas pu, comme les Chinois ou les Iraniens, transformer leur empire en État-nation, mais ont dû sanctuariser le réduit anatolien et la Thrace orientale comme territoire national, au prix d’une gigantesque purification ethnique, d’un génocide, et abandonner la plus grande partie de leur espace impérial européen et asiatique (Bruneau, 2015, p. 188-193).
21De cette succession de constructions impériales recouvrant une partie plus ou moins vaste du continent eurasiatique, aucune d’entre elles n’a unifié politiquement et économiquement le continent de façon durable. La seule qui s’est approchée d’un tel objectif a été la Russie-Urss, de la Baltique au Pacifique ; la continuité zonale des plaines steppiques et le sous-peuplement des terres arctiques ont été des conditions favorables à une construction impériale durable d’une ampleur inégalée [6]. Ce n’est donc pas un hasard si, depuis 1920, une vision et même une doctrine, se réclamant du terme d’Eurasie, l’eurasisme, s’y sont affirmées et manifestées de façon récurrente, comme on le verra plus loin. La Russie-Urss est aussi le seul État impérial qui ait réussi à intégrer, dans une même nation, des composants démographiques slaves-européens et turco-mongols asiatiques, conférant ainsi à sa société un caractère eurasiatique unique sur le continent.
22Parallèlement à ces empires transversaux plus ou moins résilients, on constate la présence de lignes ou zones de fractures récurrentes au cœur de l’Eurasie, à commencer par celle qui oppose un Orient à un Occident.
Est-ouest ou la coupure Orient-Occident selon Élisée Reclus
23Élisée Reclus (1894) a très tôt formulé de façon cohérente le problème de la discontinuité, sinon celui de l’antagonisme, entre les deux extrémités ouest et est de l’Eurasie et la ligne ou, plus exactement, la zone de séparation entre elles. « D’un point de vue historique, il apparaît cependant utile de déterminer approximativement la ligne normale de séparation entre les deux moitiés de l’Ancien Monde qui correspondent le mieux aux noms d’est et ouest » [7]. Il situe du côté de l’ouest la Médie, la Perse et la Mésopotamie parce que « cette région est intimement associée dans son histoire avec les pays de la Méditerranée, tandis que ses relations avec le monde de l’Orient furent toujours moins actives et plus fréquemment interrompues ». Il situe la ligne de séparation plus loin à l’est dans « une région territoriale qui se distingue à la fois par le haut relief du sol et par la relative rareté des habitants, entre les plaines mésopotamiennes et gangétiques qui sont, au contraire, très densément peuplées ». Il définit ainsi une « zone médiane ne contenant guère qu’un ou deux individus en moyenne pour le même espace » entre le golfe d’Oman et l’océan Arctique. Elle passe entre le Pakistan et l’Afghanistan au Baloutchistan, s’étire vers le nord et le nord-est le long de l’Hindou Kouch, du Pamir, des monts Tian (Tian Shan), puis des rivages salés du lac Balkach, et à travers les terres basses et arides de Sibérie occidentale entre Ob et Iénisséi, nommées « steppe de la faim » (Reclus, Pelletier, 2007).
24L’Ancien Monde serait « ainsi clairement divisé en deux moitiés distinctes, ayant une masse continentale à peu près d’égale grandeur ». Cette zone médiane n’est plane qu’en Sibérie dans un milieu de forêts (taïga) et de toundra, hostile pour des raisons climatiques. Ailleurs ce sont des reliefs, comprenant « le nœud capital du système montagneux de l’Eurasie » qui ne sont que rarement coupés par « des passages accessibles aux guerriers et aux marchands ». Les populations des deux parties est et ouest de l’Ancien Monde ne pouvaient communiquer que par « ces quelques voies excessivement étroites et difficiles d’accès » qui pouvaient être aisément coupées par l’incursion d’une tribu de montagnards, ce qui se produisit souvent dans l’histoire. Élisée Reclus constate qu’à son époque encore le transit est très difficile malgré les pistes, les caravansérails et refuges divers, à cause de ces barrières montagneuses qui ont été longtemps difficiles à franchir [8]. Il oppose donc un « est » qu’il définit comme « toute la partie de l’Asie qui s’incline vers l’océan Indien et le Pacifique (Inde, Ceylan, la péninsule Malaise, les grandes îles et les groupes d’îles qui parsèment la vaste surface des eaux presque jusqu’aux rivages de l’Amérique) », et un « ouest » qui est « la péninsule Asiatique qui embrasse le monde méditerranéen (Égypte et Maroc), Europe et, au-delà de l’Atlantique, l’ensemble du continent américain » [9].
Zones de fractures, de discontinuités, d’interfaces et de conflits dans la longue durée
25Au sein du vaste continent eurasiatique que les empires successifs n’ont jamais réussi à unifier, apparaissent des lignes de fracture, des frontières récurrentes, zones d’interfaces entre empires et/ou d’instabilités et de conflits :
- L’une des plus évidentes est la frontière orientale de l’Empire romain, puis de l’Empire ottoman avec la Perse-Iran qui passe par les montagnes arméno-kurdes et le rebord du plateau perse au contact de la Mésopotamie. Aujourd’hui la question kurde s’y situe.
- Une autre, plus à l’est, passe entre les deux Turkestan chinois et russe (Altaï, monts Tian (Tian Shan)-Kirghizstan-Tadjikistan), en Afghanistan (Hindou-Kouch) ; elle se localise ensuite du Pamir aux Territoires tribaux du nord-ouest du Pakistan jusqu’au Baloutchistan.
- À l’est de l’Assam (frontière birmane) au Bangladesh (collines de Chittagong).
26Ces zones de discontinuité majeures sont globalement de direction nord-sud. D’autres ont une direction est-ouest au sein du continent asiatique :
- La chaîne himalayenne au sud et des reliefs qui la prolongent à l’est jusqu’au Yunnan.
- Les reliefs entre Mongolie-Sibérie, Mandchourie et Extrême-Orient russe, le fleuve Amour (cours supérieur et moyen).
- Le Caucase est une zone de fracture est-ouest importante ente Europe et Asie.
- Le Sahara est une autre zone limite de discontinuité, de l’Égypte au Maghreb.
- Une discontinuité majeure moins visible existe entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale à travers l’isthme Baltique-mer Noire ; elle est culturelle et religieuse : catholicisme ou protestantisme d’un côté, orthodoxie de l’autre. C’est une frontière moins clairement cartographiable que les autres, car elle est purement historique et culturelle, séparant des pays en fonction de leur religion et culture : Croatie, Slovénie, Hongrie, Pologne, Pays Baltes, Finlande d’un côté, Russie, Roumanie, Serbie, Albanie, Grèce de l’autre. Elle correspond aux frontières de l’Empire russe qui ont beaucoup varié et surtout celle entre les empires ottoman et austro-hongrois qui a été plus stable du xvie au début du xxe siècle.
27Les zones de discontinuités et de fractures en Asie sont toutes des zones de reliefs, parfois combinées avec des déserts, caractérisées par des conflits récurrents aux marges des empires (conflits d’Afghanistan, du Caucase et des pays de l’ex-Yougoslavie, par exemple) et par une plus grande hétérogénéité ethnique que dans les espaces voisins.
28Les réseaux entre communautés religieuses, chrétiennes ou musulmanes, et les réseaux commerciaux des « routes de la soie » ont permis de maintenir et de développer des liens d’échanges de toutes sortes à travers ces zones frontalières et de fractures, plus ou moins troublées.
Le lien religieux à travers l’Eurasie : l’islam et ses réseaux
29L’islam est la religion la plus répandue sur le continent eurasiatique dans la mesure où il est très largement majoritaire dans deux grandes régions : Moyen-Orient et Asie centrale. Il est partagé par une partie importante des populations du sous-continent indien, de l’Archipel de l’Asie du Sud-Est (Indonésie et Sud des Philippines) et il est présent plus fortement, en terme de population convertie, que le christianisme en Chine. Sa présence est également notable en Russie (Caucase, Volga). Christian Grataloup (2011) remarque que les réseaux anciens au cœur de l’Eurasie « correspondent exactement à la diffusion de l’islam » [10]. C’est un lien essentiel entre les populations et les états de l’Eurasie, malgré ses divisions internes, notamment la fracture entre sunnites et chiites. Dans la longue durée, l’islam a parfois été un facteur d’unification d’un vaste espace eurasiatique : Califats omeyyade puis abbasside (trois siècles), Empire ottoman (cinq siècles), Empire Moghol (deux siècles).
30Mais l’islam ne joue pas aujourd’hui le rôle de lien eurasiatique qui pourrait être le sien malgré son ubiquité relative, parce qu’il ne domine pas aux deux extrémités, les plus dynamiques, économiquement et scientifiquement les plus riches, du continent eurasiatique, à savoir l’Union européenne et l’Asie orientale (Chine, Corée, Japon). D’autre part, les États qui sont très majoritairement musulmans, en dehors de l’Iran et de l’Égypte, ne sont pas parmi les plus forts de l’Eurasie, plusieurs d’entre eux étant même très faibles ou inaboutis (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen).
31Avec les croisades, le christianisme n’a pas réussi à unifier un vaste espace eurasiatique, car beaucoup trop centré sur la conquête des lieux saints et divisé entre plusieurs États qui en avaient pris l’initiative. D’autre part, les missions catholiques ou protestantes, très divisées au sein d’empires coloniaux différents, ne sont présentes que ponctuellement en Asie où elles n’ont pas réussi à convertir autant de populations que l’islam. Le bouddhisme, lui-même divisé (mahayana, hinayana, tantrique), n’est présent que sur une partie de l’espace constitué par le Sri Lanka, la péninsule Indochinoise, le Tibet, la Mongolie, partiellement la Chine, le Japon, la Corée), pas du tout au Moyen-Orient ou en Asie centrale, très peu en Europe (diaspora).
32Le facteur religieux n’est donc pas, à l’échelle eurasiatique, un facteur de cohésion ou de rapprochements comparable à celui des échanges économiques et des infrastructures en cours d’aménagement qui les favorisent. Empires continentaux ou maritimes coloniaux, religions, n’ont pas réussi à faire de l’Eurasie une entité géographique, économique et/ou politique cohérente. Il a fallu attendre la fin du xxe siècle et la période contemporaine pour qu’apparaissent des politiques de construction d’infrastructures à une échelle continentale permettant d’envisager un espace eurasiatique doté d’une réalité économique, par delà les rivalités de puissances.
Des « corridors », couloirs de circulation ou axes de développement, qui font l’Eurasie
33Les circulations et échanges commerciaux s’organisent autour de trois axes ouest-est ou est-ouest et d’un quatrième axe plus récent. Deux axes continentaux de voies ferrées, de routes ou autoroutes, d’oléo et gazoducs sont aménagés ou en cours d’aménagement ou projetés :
- Au nord : Russie, Sibérie, Extrême-Orient russe.
- Au centre : Chine, Asie centrale, Iran, Méditerranée.
34Deux axes maritimes par où passent les porte-conteneurs, porteurs de plus de 80 % des produits échangés, et les marines de guerre :
- Au sud : Méditerranée, mer Rouge, golfe Arabo-persique, océan Indien, mer de Chine.
- Au nord arctique : route maritime du nord encore embryonnaire.
35Sur la « route des épices », des comptoirs portuaires, souvent cités-États, ont assuré, dans la longue durée, le meilleur fonctionnement aux échanges commerciaux et culturels, depuis les cités grecques ou phéniciennes de la Méditerranée jusqu’aux Émirats arabes des côtes de la péninsule Arabique et du golfe Arabo-persique, aux ports-comptoirs indiens musulmans des côtes de Malabar ou de Coromandel, jusqu’aux sultanats de la péninsule Malaise et de l’Insulinde, ou aux villes marchandes capitales des royaumes môn et siamois (Pegu et Ayuthaya) de la péninsule Indochinoise. À l’extrémité orientale de ces chaînes littorales de comptoirs portuaires, on trouvait Gangzhou (Canton), Hong Kong, ou Nagasaki (Dejima) et Tsushima, longtemps les seuls ports japonais ouverts aux étrangers.
36Après avoir été, entre 1930 et 1945, l’axe d’expansion de l’impérialisme japonais, cette route est devenue, à partir de 1950, une ligne de front majeure du monde bipolaire de la guerre froide. Le long de cette ligne de nouveaux pays industriels (npi), se sont développés, d’abord à la faveur des guerres de Corée (1950-1953) et du Viêtnam (1954-1975), puis dans le sillage du Japon et avec le soutien des États-Unis, deux morceaux de pays (Corée du Sud et Taïwan) et deux cités-États (Hong Kong et Singapour). Cette ligne de front est redevenue un axe de croissance économique bénéficiant des délocalisations industrielles japonaises et du dynamisme de ces quatre « Dragons » (Bruneau, 2017, p. 123-124). Cet axe littoral a ainsi acquis sa dynamique propre, motrice pour toute la moitié orientale de l’Asie. Un marché régional s’est formé, polarisé par les grands ports autour desquels s’ordonnent et se distribuent les flux de marchandises, d’hommes, d’informations et de capitaux [11]. Ce dynamisme économique transnational qui a donné l’axe de croissance d’Asie orientale, construit par le Japon le long d’une route maritime, a été une première forme de corridor économique, œuvre de son modèle de développement industriel. Depuis la fin des années 1990 et le début du xxie siècle, la Chine a pris le relai, devenant le nouveau moteur de la croissance économique de l’Asie orientale et du Sud-Est.
37Les corridors ou axes de circulation et de développement continentaux sont de deux sortes. Les uns parcourent dans le sens latitudinal, d’ouest en est ou d’est en ouest, la plus grande partie du continent eurasiatique : le transsibérien, la ligne Yuxinou Chengdu-Duisbourg, une autre ligne projetée à travers le Turkménistan et le Caucase. La ligne de chemin de fer Bakou-Tbilissi-Kars (BTK) a été inaugurée en octobre 2017, en dehors même du tracé de la « route de la soie », mais constitue une étape majeure dans l’interconnexion entre l’Union européenne, la Turquie, la Géorgie, l’Azerbaïdjan et l’Asie centrale. Il y existe également le projet d’une ligne de chemin de fer reliant l’Asie à l’Europe en passant par le Turkménistan, l’Iran, l’Arménie et la Géorgie (TIAG). Les autres corridors ont une orientation nord-sud reliant le cœur du continent à la route maritime (« nouvelle route de la soie ») dans la mer de Chine méridionale ou dans l’océan Indien : corridors Kunming-Haïphong, Kunming-Bangkok-Singapour, Kunming-Kyaukphyu, corridors Kachgar-Gwadar au Pakistan, Zaranj-Delaram-Chabahar parallèle aménagé par l’Inde et l’Iran reliant le Golfe à l’Afghanistan, et Téhéran-Bandar-Abbas. Plus à l’ouest, la Chine, qui a acheté une grande partie du port du Pirée, investit dans la modernisation d’une voie ferrée reliant ce port méditerranéen à Budapest pour l’acheminement de ses conteneurs au cœur de l’Europe centrale. C’est l’amorce d’un corridor sud-nord à travers les Balkans.
38Autre lien entre l’Europe et l’Asie, les transports aériens se sont beaucoup développés dans la seconde moitié du xxe siècle et au début du xxie avec la montée en puissance des économies des pays de l’Asie orientale dans le sillage du Japon. En dehors des grandes compagnies internationales européennes, américaines, singapourienne, thaïlandaise ou japonaises, quatre compagnies appartenant aux émirats du Golfe ainsi que la Turkish Airways ont pris une place prépondérante dans les voyages entre les deux extrémités de l’Eurasie (Lebel, 2016). Les routes aériennes suivies sont parallèles : au nord par la Russie-Sibérie, au centre par l’Asie centrale, au sud par le Moyen-Orient, l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Elles correspondent aux axes des conquêtes impériales, celles du nord et du sud étant de loin les plus fréquentées. Les états du Golfe sont ainsi devenus des pôles économiques d’importance mondiale, totalement disproportionnés par rapport à leur modeste territoire et à leur population. Ils ont, depuis les années 2000, développé des compagnies aériennes au rayonnement international croissant, en particulier sur l’axe Europe-Asie : Emirates Airlines, propriété du groupe Emirates et basée à Dubaï, Qatar Airways (Doha), Etihad Airways (Abu Dhabi). En une dizaine d’années, ces transporteurs ont construit un hub mondial soutenu par des acteurs politiques, devenant des leaders du secteur aérien [12].
Après les empires, les États-nations : le plus grand fractionnement de l’espace eurasiatique et les zones d’interface ou de fractures
39À la fin des empires continentaux et coloniaux, dans la seconde moitié du xxe siècle, le modèle de l’État-nation, qui était né à la fin du xviiie siècle en Europe, s’est généralisé dans le monde et étendu à tout le continent asiatique, à l’exception de l’Urss et de la Chine qui ont longtemps gardé des structures de type impérial sous des régimes socialistes, puis post-soviétique pour la Russie d’après 1991 ou postmaoïste pour la Chine d’après 1978. La multiplication des États-nations a entraîné un fractionnement plus grand des espaces eurasiatiques, la fragilisation et le morcellement de ceux où ce modèle n’a pas réussi à s’imposer ou à s’implanter : Afghanistan, certains pays arabes (Irak, Syrie, Yémen). En même temps, des conflits ont éclaté à propos de la délimitation des frontières, dont certains se sont perpétués jusqu’à nos jours et sont encore irrésolus : Cachemire, Hinachal Pradesh, Taïwan, mer de Chine du Sud…
40Les zones de fractures profondes, dans lesquelles l’ordre et la sécurité n’ont pas encore pu être effectifs, sont limitées dans l’espace, gênant la progression des corridors ou axes de croissance et la mise en place de leurs infrastructures qui constituent l’armature d’une Eurasie en construction. Ce sont essentiellement l’Afghanistan et sa frontière avec le Pakistan (des territoires tribaux du Nord-Ouest au Baloutchistan), le Cachemire, la mer de Chine méridionale (archipels des Paracels et des Spratleys) [13], le Caucase (Daghestan, Tchétchénie, Ossétie, Abkhazie), la frontière russo-ukrainienne (Donbass, Crimée). On peut parfois les assimiler à des trous noirs : Afghanistan-territoires du Nord-Ouest pakistanais-Baloutchistan, Irak-Syrie-Libye. Ce sont des zones d’insécurité permanente échappant en partie au contrôle des puissances, caractérisées par des guerres récurrentes. Ailleurs, les États-nations, par leurs accords bilatéraux ou par leurs organisations régionales supra-étatiques, facilitent l’apparition d’un espace eurasiatique.
41Un mouvement idéologique nationaliste, l’eurasisme, s’est formé au début du xxe siècle (années 1920) dans la diaspora russe, après la révolution bolchévique de 1917, puis de nouveau en Russie dans les années 1990 après la dissolution de l’Urss (Laruelle, 1999 et 2007). Il plonge ses racines dans le courant de pensée slavophile anti-occidental du xixe siècle. Un mouvement idéologique analogue s’est développé de façon plus diffuse chez les jeunes Turcs de la fin de l’Empire ottoman et dans la Turquie kémaliste. Ce mouvement a soutenu la politique de rapprochement de l’État turc avec les pays turcophones d’Asie centrale ex-soviétique qui se poursuit de nos jours, même si l’enthousiasme initial n’a pas toujours pu se concrétiser (Tapia, 2009). Ces mouvements eurasistes se situent dans la perspective impériale des deux anciens empires transversaux russe et turc (Dressler, 2009).
42Il existe, depuis les années 1990, une zone majeure d’articulation et d’interface, centrale, dissymétrique aujourd’hui, entre les deux États chinois et russe : partage de l’Asie centrale entre la Russie et la Chine, avantage de la Chine qui a conquis et peuplé le Xinjiang qui est le grand Ouest chinois. L’Asie centrale ex-soviétique, composée de cinq États-nations indépendants, échappe de plus en plus au contrôle économique et politique russe. Dans le domaine de la défense, la Russie conserve cependant l’hégémonie et le contrôle des cinq pays avec le consentement tacite de la Chine. Il n’est pas exclu que, dans un avenir plus ou moins proche, les tensions entre Chine et Russie s’aggravent au sein de cet ensemble de cinq États-nations naguère inclus dans la sphère soviétique et aujourd’hui de plus en plus dépendants de la Chine pour leurs exportations comme pour leurs importations.
43Pour surmonter le risque de fractionnement excessif ou de conflits entre les États-nations après la décolonisation et après l’Urss, les plus grands États (Russie, Chine, Inde, Japon) essaient de prendre l’initiative ou de favoriser de grands projets régionaux de développement tels que l’Union économique eurasiatique russe, la Région du Grand Mékong, le groupe de Shanghai, les « nouvelles routes de la soie » chinoises, les « routes de la liberté » indienne et japonaise, qui ont également aidé au regroupement d’États d’Asie et du Pacifique dont le plus ancien et le plus avancé est l’Asean ; mais ils sont beaucoup moins intégrés que l’Union européenne.
Un espace eurasiatique en voie de formation ?
44C’est un espace de grands projets de développement fondés sur l’aménagement d’infrastructures de transport et de communication. La Russie en a été longtemps le principal acteur dans le cadre de l’Urss, qu’elle essaie aujourd’hui de reconstruire dans l’Union économique eurasiatique (Uee), avec un résultat pour le moment limité : en 2017, seules la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Arménie et le Kirghizstan y avaient adhéré. L’idée d’une Union eurasiatique a été lancée par le président du Kazakhstan Noursoultan Nazarbaïev, en 1994, en référence à l’Union européenne. Le premier accord entre les présidents russe, kazakh et biélorusse date de 2011 [14]. Cette organisation a été créée par Vladimir Poutine face à la progression de l’Union européenne à l’ouest, qui a intégré d’anciennes démocraties populaires de l’Europe de l’Est et les pays Baltes, face à la pénétration économique chinoise en Asie centrale. Son objectif est de limiter la progression de l’Union européenne et d’offrir une alternative d’intégration économique au sein de l’espace de l’ex-Urss.
45La désindustrialisation relative de la Russie et des autres États membres de l’Union économique eurasiatique ne permet pas de générer une dynamique qui renforce une intégration et une interdépendance croissantes entre ses membres, comparables à celles qu’ont connu l’Union européenne des années 1950-1960 ou l’Asie orientale des années 1990-2000. Les états issus de l’ex-Urss souffrent de niveaux de corruption très élevés en termes de capitaux détournés, par rapport au produit intérieur brut et d’activités d’organisations criminelles qui nuisent fortement à leur capacité d’organiser une politique industrielle. « L’Uee a donc peu de chances de rivaliser avec la montée en puissance de la Chine dans la région et avec l’attrait économique que l’Union européenne continue de susciter malgré sa stagnation actuelle » (Defraigne, 2017, p. 235).
46L’initiative est maintenant clairement du côté de la Chine avec son projet des « nouvelles routes de la soie », par terre comme par mer. Le président Xi Jinping a lancé, en 2013, le projet de « Ceinture économique de la route de la soie et la route de la soie maritime du xxie siècle ». Il s’agit d’une vaste zone de coopération économique qui s’étire du Pacifique à l’Europe en passant par l’Asie centrale et le Moyen-Orient (fig. 1). L’« One Belt, One Road » (OBOR), « Une Ceinture, une Route », du chinois yi dai yi lu, est constitué de deux parties : d’un côté des voies terrestres traversant l’Asie centrale, le Pakistan, l’Iran ou la Russie, jusqu’à l’Europe centrale, de l’autre une route maritime reliant, par les océans, la Chine à l’Asie du Sud-Est, du Sud à l’Afrique, rappelant les expéditions de Zeng He [15], et même au-delà jusqu’en Amérique du Sud. La puissance économique de la Chine, la deuxième du monde, en est le fondement, 65 pays s’étant déclarés prêts à y participer. Des moyens financiers importants ont été annoncés par la Chine pour ce projet : environ 1200 milliards de dollars sur un délai d’environ trente-cinq ans jusqu’en 2049. L’État chinois a mis en place, à partir de 2014, un fonds de la route de la soie (40 milliards de dollars) constitué de capitaux uniquement chinois, et la nouvelle Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (Baii) (100 milliards de dollars) à laquelle participent 56 autres États (Vicenty, 2016).
L’Eurasie et les nouvelles routes de la soie
L’Eurasie et les nouvelles routes de la soie
47Sur le continent eurasiatique, l’axe principal de transport est la voie ferrée ou ligne Yuxinou (Chongqing-Xinjiang-Europe) de 11 000 kilomètres, de la gare de fret de Chongqing à travers le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne jusqu’à Duisbourg en Allemagne. Neuf trains de conteneurs par semaine la parcourent en été, en douze jours (seize en hiver). Entrée en activité en 2014, 432 trains l’avaient empruntée à l’aller et au retour en 2016. Elle symbolise, à elle seule, le mythe de la « route de la soie » dont elle suit approximativement le trajet. Elle n’en est qu’à ses débuts, car un seul navire marchand en direction de l’Europe transporte actuellement 20000 conteneurs équivalent vingt pieds (Evp) en un voyage de quarante jours, soit l’équivalent de 250 trains ou une année entière de Yuxinou. Pour longtemps encore la voie maritime jouira d’un avantage considérable pour le transport des marchandises (Foucher 2017 ; Pedroletti, 2017).
48La Chine, qui se sent encerclée par le réseau d’alliances américaines et par la suprématie militaire des États-Unis, s’efforce de construire une puissance maritime par une stratégie d’acquisition de terminaux portuaires dans le monde et le développement de sa marine marchande. Près des deux tiers des 50 plus grands ports mondiaux comptaient, en 2015, des participations chinoises de divers niveaux. Les cinq premières compagnies maritimes chinoises contrôlent 18 % du trafic de conteneurs transporté par les vingt premières compagnies mondiales. Parallèlement, la puissance militaire navale chinoise est en pleine croissance : lancement d’un second porte-avions et ouverture d’une première base navale à Djibouti. La stratégie chinoise dite du « collier de perles » vise à prendre des participations plus ou moins importantes, à investir dans des ports de commerce à finalité économique, qui sont susceptibles d’offrir des escales à la flotte de guerre chinoise. Dans l’océan Indien, il s’agit des ports de Gwadar (Pakistan), Hambantota et Colombo (Sri Lanka), Chittagong (Bangladesh), Sittwe et Kyaukyu (Birmanie), des stations d’écoute des îles Coco (Birmanie) à proximité des îles indiennes d’Andaman et Nicobar, et bientôt Marao aux Maldives.
49L’Eurasie se construit donc aujourd’hui comme un espace économique structuré par ces axes de croissance que sont les « corridors » continentaux et maritimes qui traversent le continent eurasiatique à partir de l’Asie orientale en direction de l’Union européenne, ou qui le contournent par le Sud, du Pacifique à l’océan Indien et à la Méditerranée, et bientôt par le Nord, par l’océan Arctique. La Chine apparaît de plus en plus comme le leader de cet espace, depuis qu’elle a complété son tropisme continental par de lourds investissements dans sa marine de guerre comme dans sa marine marchande. Le Japon et l’Inde essaient, de leur côté, de relever le défi de cette expansion chinoise avec le projet des « routes de la liberté » [16]. Quant à la Russie, elle essaie de maintenir une influence en Asie centrale et de mobiliser son « étranger proche » pour retrouver une puissance économique et politique eurasiatique proche de celle qu’elle avait naguère à la tête de l’ex-Urss, mais elle n’a ni une force économique, ni une démographie à la hauteur de celles de la Chine.
Un cloisonnement politique toujours prédominant
50Toutes les tentatives d’unification politique impériales ont été de durée limitée, ne dépassant pas quelques siècles, à commencer par celle des Mongols qui a couvert l’espace eurasiatique le plus vaste. Aucune puissance européenne n’a réussi à conquérir et organiser de façon durable un empire continental eurasiatique comparable à celui des Mongols ou des Russes, comme le montrent les tentatives française de Napoléon Bonaparte (1805-1813) ou allemande de Hitler (1941-1945). Ces tentatives ont très tôt avorté, à cause de leur impossibilité à progresser vers l’est du continent à partir de l’Europe, en se heurtant à l’obstacle d’une conquête impossible de la Russie. C’est seulement par la voie maritime que quelques puissances européennes ont réussi à bâtir des empires coloniaux, qui étaient liés chacun à un État-nation européen (Portugal, Pays-Bas, Royaume-Uni, France), donc fragmentés à l’échelle eurasiatique, mais ils ont contribué, chacun à tour de rôle, à construire la « route des épices », qui a été un lien économique et humain (migrations, mobilités) essentiel, favorisant des circulations maritimes sur les façades océaniques sud du continent.
51L’espace eurasiatique le plus durable a été l’Empire russe, devenu Urss puis partiellement prolongé par la Fédération de Russie de Vladimir Poutine. Cet espace impérial a été une construction continentale renforcée par un réseau ferroviaire, notamment avec le transsibérien, le transcaspien, aujourd’hui de plus en plus routier. C’est donc l’impact économique des axes de transport et de communication qui a le plus contribué à créer un espace eurasiatique russe. Actuellement c’est la puissance la plus importante en termes de population et d’économie, la Chine, qui essaie de mettre en œuvre une stratégie eurasiatique en développant des infrastructures à la fois sur le continent (« nouvelles routes de la soie » terrestres) et par voie océanique (« nouvelle routes de la soie » maritime et « collier de perles »), ce qui est nouveau, aucune puissance dans le passé n’ayant réussi à combiner les deux. Les deux constructions eurasiatiques à partir de l’Europe russe ou de la Chine asiatique seront-elles opposées, voire antagoniques, génératrices éventuelles de conflits, ou simplement concurrentes, pouvant devenir complémentaires et s’articuler l’une à l’autre plus ou moins harmonieusement ?
52La Chine n’est-elle pas en train de remettre en cause la vision géopolitique de Halford John Mackinder (1904), de Nicolas John Spykman (1942) et de leurs nombreux adeptes en Occident ? Car de puissance du Rimland qu’elle était au milieu du xxe siècle, la Chine s’efforce de devenir aussi une puissance du Heartland, du centre continental de l’Eurasie, rivale de la Russie avec une indéniable supériorité démographique et économique. Elle est de plus en plus, également, une puissance de la périphérie maritime, avec sa stratégie du « collier de perles » et de la « route maritime de la soie », concurrente des États-Unis. Si cette stratégie, qui se situe dans le temps long (jusqu’à la moitié du xxie siècle), réussissait, la Chine serait alors en mesure d’exercer une hégémonie mondiale. Elle serait, en effet, maître de l’île-monde (Eurasie et Afrique), à la fois puissance terrestre et maritime, marginalisant de ce fait les États-Unis et l’Occident.
Conclusion : un ensemble continental de plus en plus signifiant
53Pendant longtemps les deux extrémités du continent eurasiatique, le plus vaste du monde, se sont peuplées et développées en grande partie indépendamment l’une de l’autre, en s’ignorant. Cependant si les distances par voies terrestres ou maritimes ont été longtemps considérables, par rapport aux moyens de transport et de communication disponibles, si une zone méridienne médiane très peu peuplée est restée difficilement franchissable, des relations et des échanges ont toujours existé entre les empires situés aux deux extrémités. Le continent eurasiatique a été longtemps un espace sur lequel sont nés et se sont développés des empires transversaux continentaux et maritimes, jamais les deux à la fois, à tel point que H.J. Mackinder et N.J. Spykman ont, au début du xxe siècle, construit une géopolitique opposant puissances continentales et puissances maritimes cherchant à dominer le monde. L’avance scientifique et technologique des Européens, acquise dans la seconde moitié du xixe siècle, leur a permis de dominer le monde en colonisant les autres continents (Afrique, Amériques, Australie) et une grande partie de l’Asie. Ils ont créé une dichotomie entre un Occident et un Orient qui divisait l’Eurasie en deux parties inégales et culturellement opposées, l’une l’occidentale étant affirmée comme supérieure à l’autre l’orientale. Il n’était donc pas possible d’envisager l’Eurasie comme une entité géographique dotée d’une certaine cohérence.
54Depuis la fin du xxe siècle, le pôle occidental, européen, de celle-ci, qui dominait et rayonnait de l’ouest vers l’est, n’est plus dans la même situation. Le pôle oriental a acquis une puissance économique de plus en plus prépondérante, ce qui a des conséquences politiques et culturelles. L’Eurasie ne se fait plus de l’ouest à l’est mais, de plus en plus, de l’est vers l’ouest. La puissance maritime dominante de l’Occident, qui a pu se maintenir grâce au relai que les États-Unis ont pris après le Seconde Guerre mondiale par rapport aux Européens, ne se prolongera peut-être pas au xxie siècle, face aux puissances asiatiques que sont la Chine, l’Inde et le Japon. En effet, la Chine est en passe de devenir une puissance à la fois continentale et maritime qui se donne les moyens économiques, scientifiques, techniques et militaires d’exercer une hégémonie sur l’ensemble de l’Eurasie, dominant en partie à la fois le Heartland et le Rimland, rendant caduque la géopolitique de H.J. Mackinder et N.J. Spykman qui visait à perpétuer la domination de la puissance maritime sur la ou les puissances continentales.
55Pendant longtemps de l’Antiquité au Moyen Âge et même à l’époque moderne, l’Eurasie n’a été qu’un très vaste continent sur lequel se juxtaposaient des empires de superficies variables aux extrémités orientale (Extrême-Orient) et occidentale (Europe), ainsi qu’en situation médiane (Asie centrale, Moyen-Orient) (Martinez-Gros, 2014). Un lien de communication continental (routes de la soie) et maritime (route des épices) plus ou moins ténu, plus ou moins actif, les reliait d’une extrémité à l’autre, ne permettant l’échange que de biens peu pondéreux et de haute valeur ainsi que d’idées. Ce lien s’est renforcé et a permis le transport de marchandises de plus en plus nombreuses et pondéreuses à l’avènement des voies ferrées transcontinentales dans l’Empire russe (transsibérien et transcaspien de la fin du xixe siècle) et de la navigation à vapeur dans l’empire colonial britannique à la même époque. L’Eurasie a donc commencé à prendre du sens avec l’empire russe prolongé par l’Urss au nord et avec les empires coloniaux, surtout le britannique, le long de la voie maritime, mais elle ne constituait pas encore une entité, tout juste deux ensembles territoriaux parallèles solidarisant partiellement son espace. Il a donc fallu attendre le xxie siècle, la montée en puissance de la Chine, ses stratégies à long terme, et la multiplication des infrastructures de transports, des connexions de toutes sortes, pour que s’ébauchent deux systèmes de communications maritime et terrestre coordonnés, relevant d’un même pouvoir, donnant un début de cohésion à l’Eurasie qui n’est plus seulement le nom d’un simple continent, mais, de plus en plus, une entité géographique qui puisse être pensée en tant que telle. L’hégémonie chinoise est et sera contestée et contrée par une Russie, qui s’efforçe de renouer avec la plus grande partie de son ancien espace soviétique, et par la puissance maritime occidentale alliée au Japon et à l’Inde. Mais la Chine a les moyens économiques et démographiques, si elle sait conserver une cohésion politique, de donner à l’Eurasie de plus en plus de cohérence. Elle obligera les géographes à la penser de plus en plus comme une entité géographique pertinente, et d’envisager des phénomènes et des aménagements à son échelle. L’Eurasie ne sera plus alors un impensé géographique, mais un ensemble continental signifiant.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : État-nation, corridor, Europe, Asie, route de la soie, empire
Mise en ligne 28/06/2018
https://doi.org/10.3917/eg.471.0001Notes
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[1]
Les deux grands empires arabo-musulmans des Omeyyades puis des Abbassides (viiie-xe siècles) se sont construits autour de ce même axe Méditerranée-Asie centrale, reprenant une grande partie de l’empire romain à l’ouest et progressant plus loin à l’est, jusqu’en Asie centrale (bataille de Talas en 751) (Lombard, 1971). La progression de l’islam vers l’est a prolongé ensuite dans la longue durée, jusqu’en Chine, en Indonésie et aux Philippines, cette conquête arabe, au-delà du caractère relativement éphémère de ces deux empires arabo-musulmans.
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[2]
Des États de type impérial, de moins longue durée, se sont également construits à différentes époques, en situation intermédiaire, entre les mondes chinois ou indien et le Proche-Orient ou l’Europe, centrés sur l’Iran (des Sassanides aux Qadjars et Pahlavis) ou sur l’Asie centrale (des Ouïghours aux Bouyides et Timourides). Ils s’étendaient plus ou moins vers le Moyen-Orient ou l’ouest de la Chine. La civilisation iranienne a joué, dans la longue durée, un rôle d’intermédiaire ou de contact entre les civilisations arabo-musulmane, turco-mongoles et indienne ou chinoise.
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[3]
Les confédérations de tribus nomades étaient en fait composites, regroupant souvent des Mongols et des Turcs, les chefs pouvant appartenir alternativement à l’une ou à l’autre ethnie. Ces tribus étaient patrilinéaires et pratiquaient l’exogamie, d’où les métissages fréquents. Ces peuples turco-mongols partageaient un même genre de vie nomade dans la steppe et avaient des langues très proches appartenant au groupe des langues altaïques.
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[4]
Les Grecs romano-byzantins n’ont pas eu la même résilience que les Chinois ou les Iraniens. Ils n’ont pas ou mal résisté à une combinaison d’islamisation et de turquisation qui a duré près de quatre siècles (xve-xixe siècles).
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[5]
Pour créer leur État-nation au xxe siècle, les jeunes Turcs et les Kémalistes ont cherché à homogénéiser ethniquement leur territoire en exterminant ou en expulsant les fortes minorités chrétiennes qui, en dehors de leur langue et de leur religion, contrôlaient une grande partie de l’économie ottomane.
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[6]
La Sibérie se situe dans une position marginale, favorable à une conquête venant de l’Ouest : fermée au nord par les glaces, à l’est par des mers peu fréquentées, et au sud par des déserts et des montagnes, elle est liée, à l’ouest, par des attaches étroites et exclusives à la Russie et fait bien voir comment tout, dans ce type de position, se trouve drainé vers le seul côté demeuré ouvert (Ratzel, 1988, p. 253).
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[7]
Il récuse une limite purement physique qui serait la ligne de partage des eaux « qui séparent les versants orientaux, inclinés vers l’Inde et les mers chinoises, des versants drainés vers l’Atlantique à travers la Méditerranée et les autres eaux européennes » comme trop artificielle, car passant au milieu de populations de même origine ethnique et à l’histoire commune.
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[8]
É Reclus souligne particulièrement ce qui, selon lui, a été l’obstacle principal aux communications entre l’est et l’ouest : « les barrières des montagnes et des solitudes qui, au nord-ouest de l’Inde, marquent la limite naturelle entre l’est et l’ouest, restent toujours difficiles à franchir comme elles le furent depuis deux mille ans… ces hautes montagnes de l’Hindoustan qui se sont dressées à travers toutes les époques comme des barrières dans l’angle de passage entre les deux mondes ».
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[9]
Reclus met à part l’Afrique sud saharienne « puisque son développement semble s’être réalisé presque indépendamment ». Elle n’appartiendrait « à notre monde commun de l’histoire initiale que par son littoral méditerranéen ».
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[10]
« Du Maroc à l’Indonésie, de l’Asie centrale aux Comores, les routes anciennes ont été celles des marchands et de la foi de Mahomet. C’est vrai également pour les sociétés de l’Afrique de l’Ouest, progressivement intégrées aux échanges à travers les routes transsahariennes. La carte de l’islam au milieu du xxe siècle correspond à l’envers de la mondialisation maritime des Européens » (Grataloup, 2011, p. 196).
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[11]
Hong Kong et Singapour sont toujours en tête, peut-être parce que l’économie de l’Asie orientale est toujours tirée d’abord par ses exportations vers l’Amérique du Nord et l’Europe malgré un rôle accru des échanges à l’intérieur d’elle-même (Tertrais, 2004).
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[12]
« La croissance de leurs activités à partir d’un aéroport basé dans leur Etat d’ancrage crée cependant des connections indirectes sur l’axe Europe-Asie, car les passagers ont à effectuer une correspondance au cours de leur voyage » (Lebel, 2016). La localisation géographique de leur hub est avantageuse pour relier l’Europe à l’Asie du Sud-Est, par exemple. Les prix de leurs billets sont compétitifs à cause de coûts d’exploitation plus faibles, dus au soutien des acteurs politiques au secteur aérien. Le transit récréatif des passagers sur le hub valorise l’image internationale du pays d’ancrage de la compagnie.
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[13]
Le contentieux frontalier entre la Chine et le Viêt-nam n’est toujours pas réglé en mer de Chine du Sud et des tensions peuvent à tout moment se manifester de nouveau.
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[14]
En 2012, les premières institutions supranationales sur le modèle européen ont vu le jour : Commission économique eurasiatique avec un collège de commissaires, Conseil économique eurasiatique suprême composé des chefs des États membres, Union douanière et marché unique.
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[15]
Sous les Ming, l’empereur Yongle (1402-1424) confia à l’eunuque Zheng He l’organisation, entre 1405 et 1433, d’expéditions maritimes vers l’ouest, Ceylan, l’Inde et l’Afrique orientale. Elles s’appuyèrent sur le savoir-faire marchand et maritime des Chinois, représentant l’apogée du système des « bateaux officiels ». Ces expéditions avaient un caractère à la fois commercial et diplomatique (tribut). Zheng He (1371-1433), qui était originaire de la communauté musulmane du Yunnan, s’entoura de musulmans dont certains firent le pèlerinage à La Mecque. L’arabe était la langue de communication principale dans un océan Indien au sein duquel le modèle du sultanat maritime malais était en expansion. Ces expéditions contribuèrent à développer les échanges et l’installation d’une diaspora marchande chinoise en Asie du Sud-Est (Kerlouégan, Zhao, 2016, p. 119-122).
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[16]
Le Premier ministre indien Narendra Modi, en accord avec son homologue japonais Shinzo Abe, a lancé, en 2016, un projet, concurrent des « nouvelles Routes de la soie » chinoises auxquelles ils ne sont pas associés, le « corridor de la croissance Asie-Afrique (Asia Africa Growth Corridor AAGC) surnommé la « route de la liberté ». Il s’appuie sur les routes maritimes, à bas coût avec une faible emprunte carbone, connectant, par exemple, le port de Jamnagar au Gujarat à Djibouti ou Calcutta à Sittwe en Birmanie. Ils mettent l’accent sur le développement durable en redynamisant des routes maritimes anciennes entre l’Afrique et le Pacifique à travers l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud. L’Inde craint en effet d’être marginalisée en étant encerclée d’un côté par le corridor sino-pakistanais, de l’autre par la « nouvelle route maritime de la soie » qui passe au sud du Sri Lanka par le port d’Hambantota construit par les Chinois, non loin de Colombo où le principal terminal à conteneurs est aussi tenu par les Chinois de plus en plus présents dans cette ville (Bouissou, 2017 ; Thibault, 2017).