Notes
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[1]
Sans entrer dans le détail d’un débat qui dépasse largement le cadre de cet article, nous entendons par tradition une situation d’un individu, d’un groupe ou d’une société qui se réfère essentiellement à son passé tel qu’il lui a été transmis par la ou les générations précédentes, même si l’origine peut en être très lointaine. C’est donc un état de fait dont la valeur, positive pour les tenants de la tradition, est posée comme allant de soi. Cependant, cette tradition ne saurait être posée comme telle que si s’expriment aussi en même temps des tensions avec le courant opposé, celui de la modernité, dont la valeur est d’abord fondée sur l’idée d’amélioration possible, donc un regard vers un futur proche.
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[2]
C’est ainsi que Régine Robin, dans Mégapolis, les derniers pas du flâneur, caractérise l’évolution que prennent les grandes métropoles mondiales. Les villes deviennent aujourd’hui génériques. Elles se caractérisent par la disparition progressive de leur identité. Cette ville générique se détermine par ce qu’il reste lorsque l’historicité (l’histoire et la culture spécifique et toujours en marche) disparaissent au profit d’une tendance à la muséification, aux réhabilitations de prestige ou vouée au tourisme. La vie quotidienne et ses aspérités s’en sont retirées. La ville générique est interchangeable. Elle ne manque pas de charme mais elle partage avec les autres un air de famille. Elle se circonscrit à l’hyper-centre ou à quelques points précis, identifiables. Le reste, où généralement la vie et l’activité se développent, ne suscite que peu d’intérêt.
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[3]
Ce rapport singulier est notamment montré dans Jousse, Paquot (2005) mais aussi dans Mennel (2008).
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[4]
Les chiffres entre parenthèses indiquent le début de la scène évoquée. Lorsqu’ils sont séparés par des « : », ce sont des scènes tirées de Mon oncle, lorsqu’ils le sont par des «. », elles proviennent de Playtime.
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[5]
Une reproduction de ce canapé présentée à l’exposition sur Jacques Tati à la cinémathèque d’avril à août 2009 infirme cependant cela : ce canapé est, selon nous, confortable.
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[6]
Les deux mondes de Mon oncle s’opposent aussi par les couleurs utilisées par Jacques Tati, pour le premier film qu’il ne tourne pas en noir et blanc : un monde moderne gris ou avec des couleurs franches, artificielles comme celles du jardin de la villa Arpel, un monde traditionnel doté de couleurs plus « vraies », moins tranchées.
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[7]
On retrouve cela notamment dans Dark City (1998) réalisé par Alex Proyas. Dans une ville labyrinthique, « les étrangers » tentent de percer les secrets de l’âme humaine en faisant vivre différentes vies à leurs cobayes.
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[8]
Jacques Tati dans le texte de Mourlet « Tati ou pas Tati », Les Nouvelles littéraires, 30 novembre 1967.
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[9]
Jacques Tati interviewé par Claude-Marie Trémois dans « Playtime, le temps de s’amuser », Télérama, 17 décembre 1967.
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[10]
Nous pensons notamment aux travaux des collectifs Bazar urbain (http://www.bazarurbain.com/) et Bruit du Frigo (http://www.bruitdufrigo.com/) qui illustrent ce souci d’appréhension, d’analyse et de construction du projet en impliquant au mieux l’ensemble des acteurs, professionnels, universitaires et habitants.
1S’il fallait désigner un cinéaste qui a accompagné les mutations que connut la France durant les Trente Glorieuses, Jacques Tati serait celui-là. En six films, des Vacances de monsieur Hulot (1953) à Trafic (1971), dans un contexte de progrès scientifique et social associé à la productivité, Jacques Tati traite des dysfonctionnements ainsi produits dans ce cadre de vie aux fonctions clairement identifiées : travail, loisir, habitat, transport. Cette critique se retrouve particulièrement dans Mon oncle (1958) et Playtime (1967). Le premier présente les conflits potentiels qu’engendre la rencontre de la tradition et de la modernité [1], appelée à dominer en tant que projet de vie et projet de ville. Le second se veut une parodie de la future ville générique (Robin, 2009) [2].
2Cet article s’inscrit dans la longue filiation d’analyse des travaux de Jacques Tati (Chion, 1987 ; Niney, 1994 ; Laffont, 2007) et dans celle de l’analyse filmique classique qui réside dans la mise en évidence de cette opposition entre ville réelle et modèle de ville selon leur fonctionnement, leur esthétique, les modèles sociaux qui les sous-tendent. Cependant, pour nous, Tati bouleverse cet état de fait et développe une approche plus originale et plus complète qui conduit à formuler l’hypothèse suivante : dans Mon oncle et Playtime, il donne à voir une théorie urbanistique. Non une théorie de la ville mais une théorie du processus et des modalités de la fabrique de la ville. Jacques Tati ne critique pas tant l’orientation prise par la ville que le projet lui-même considéré à la fois comme orientation donnée à la ville et accélération du processus visant à mettre en œuvre cette orientation. Par images et figures successives, le propos du cinéaste vise directement l’urbaniste, l’architecte, le designer, l’ingénieur, bref les concepteurs de la ville.
3Partant de ces hypothèses nous défendons la thèse que cette double accélération, en allant à l’essentiel fonctionnel (technique et/ou esthétique) passe à côté des aspects humains, relationnels et communicationnels pourtant constitutifs de la fabrique comme de la pratique de la ville. La communication – des individus entre eux, des ingénieurs avec les habitants, des habitants avec le projet, des habitants avec la ville – est absente. Ces deux films illustrent une mise à distance entre l’habitant et l’objet, l’habitant et l’organisation sociale, l’habitant et l’habitant. Or dans ce projet que montre Jacques Tati, « tout communique ! ». C’est du moins ce que dit Mme Arpel lorsqu’elle décrit son intérieur alors que l’incommunicabilité de et dans sa maison est évidente. Attribuée à la maison des Arpel dans Mon oncle puis à l’ensemble des univers que traverse M. Hulot dans Playtime, cette incommunicabilité est celle de la ville, celle de la société mise en place à partir de la fin des années 1950 et qui résulte de l’accélération du cours des événements provoquée notamment par les urbanistes.
4Aborder l’urbanisme et, à travers lui la ville, par le cinéma confère à celui-ci un rôle de témoin d’une réalité, en l’occurrence celle de l’urbanisme des Trente Glorieuses et, au-delà, une capacité de généralisation qui, à partir d’une histoire singulière, vise l’universel (Laffont, 2010). Le cinéaste, comme le romancier (Martouzet, 1999), est aussi anthropologue et, à plus forte raison, un anthropologue urbain, tant ville et cinéma ont une histoire commune et une filiation [3], tant Tati aurait pu être architecte. Notre propos s’oriente donc vers la critique du projet, contenue dans l’œuvre de Jacques Tati, d’abord comme contenu qui est tout autant intention, objectif et réalisation possible, puis comme processus. Cependant, la critique n’y fonctionne pas comme un système clos, elle laisse ouvertes des possibilités inhérentes à l’homme, acteur (au sens de Crozier et Friedberg, 1977) face au et dans le système, acteur capable de résistance, de résilience et au final, d’humanité.
Jacques Tati plonge au cœur des bouleversements en cours qui modèlent de nouveaux modes de vie. Ce « modelage » inscrit la pensée du cinéaste dans une réflexion sur le déterminisme spatial qu’il critique en montrant les limites et les possibilités humaines de dépasser ce soi-disant déterminisme, tout autant qu’indirectement il critique les théories qui le mettent trop en avant. Tati est « entre deux » : il admet un certain déterminisme spatial mais en récuse le positionnement comme facteur unique d’explication des comportements. C’est ce moment de rupture qui produit des incommunicabilités, des mises à distances et des « entre deux » que pointe Jacques Tati, aux échelles imbriquées du logement (l’intime), du quartier et de la ville. Cette position « entre deux » apparaît comme le fil conducteur de ces deux films.
La critique du projet comme résultat : l’orientation donnée à l’évolution de la ville
5Mon oncle nous propose une critique du résultat du projet de fabrique de ville, par l’accentuation de certains de ses traits. Le procédé de caricature permet ainsi d’analyser, par une forme de métonymie, la ville moderne telle que la société française des années 1950 et 1960, ou du moins ses élites au sein du ministère de la Construction et de l’Urbanisme mais aussi dans les milieux culturels et artistiques, ont pu la penser et la mettre en œuvre. Face à ce modèle, il y a une autre société française, plus traditionnelle. Jacques Tati pose donc deux univers antagoniques, sans que pour autant il prenne parti. Quotidiennement, sur son cyclomoteur, M. Hulot, venant d’un univers et se rendant à l’autre, traverse la banlieue en chantier, cette ville où passé, présent et futur s’entrechoquent. Mon oncle est le film de « l’entre-deux par excellence » : entre deux mondes, entre deux couples habitant-habitat et entre deux âges.
La fabrique de la ville moderne
6Cet antagonisme est celui de deux modes de vie, l’un rassurant, l’autre effrayant. M. Hulot habite un immeuble improbable mais réaliste dans un quartier paisible mais bruissant agréablement de vie. M. Arpel, son beau-frère, homme respectable et respecté car important, sorte d’icône de la société moderne, loge en banlieue résidentielle bourgeoise, dans une maison froide, ultra-moderne et aseptisée. L’un est le bourg de Saint-Maur où réside Hulot dans sa demeure, secrète (l’intimité individuelle y est préservée) mais lisible (par les claires-voies extérieures de l’escalier). Ce monde est ceinturé d’une « humanité vivante », sans cesse occupée à de petites tâches et à de petites distractions : le petit retraité n’arrosera jamais ses plantes, le balayeur ne balaiera jamais le tas d’ordures devant lui et les outils tomberont toujours de la voiture du marchand de légumes. Mais cela n’a aucune espèce d’importance ! L’autre, le second Créteil est moderne et lisse. Composé de deux lieux (la résidence des Arpel et l’usine Plastac où l’on fabrique des tuyaux), discipliné, aseptisé, mécanique, ennuyeux, absurde, et ordonné, il est sous-tendu par un projet fonctionnaliste : les quatre fonctions humaines majeures soulignées dans la charte d’Athènes sont strictement séparées et réfèrent chacune à des scènes spécifiques. Dans ces deux espaces modernes, Hulot va ouvrir deux failles dans le système. L’une correspond aux visites répétées à la résidence Arpel qui compromettent l’équilibre entre le poisson-jet d’eau, la cuisine-laboratoire, le garage automatique et les meubles dits fonctionnels. L’autre se joue dans l’usine : les ouvriers tout d’abord goguenards, indifférents à la présence de M. Hulot, deviennent tout à coup amusés par les catastrophes qu’il provoque (01:24:40) [4]. Entre la maison et l’usine, la voiture américaine, qui se modernise à mesure que le métrage avance, fait le lien. On est bien aussi dans l’ère de l’adaptation de la ville à la voiture portée par les sphères technique et politique jusqu’à la fin de la présidence de Georges Pompidou. La civilisation de la voiture est aussi ciblée dans Playtime qu’illustre la circulation, « organisation de l’isolat universel » (Kotyani, Vaneigem, 1961). Ce fonctionnalisme dépeint par Jacques Tati est accentué par son aspect strictement formel qui en fait, paradoxalement, un « fonctionnalisme non fonctionnel » à l’esthétique aberrante.
7De ce point de vue, l’objet majeur du film est la maison des Arpel, objet de design et de représentation sociale et non lieu de vie. Ce cube à l’esthétique affirmée, fondé sur la symétrie et l’angle droit, n’admet ni ne permet le foisonnement que l’on pourrait attendre d’une famille avec un enfant : à aucun moment, le salon, c’est-à-dire a priori la pièce de vie principale, n’est occupé. Au mieux, il est traversé. Le seul « acteur » qui y a une activité est l’aspirateur automatique (01:41:01). Le béton, omniprésent jusque dans l’escalier, comme image de modernité, ne s’impose finalement que par le bruit qu’il provoque. À l’échelle du mobilier, notamment les sièges, le design formel et esthétisant l’emporte sur la fonction (la forme n’indique pas suffisamment clairement la fonction), du moins sur le confort qu’est censé procurer un siège. À la question posée par la voisine : « on peut s’asseoir ? » (00:30:13), Mme Arpel est obligée de préciser que « c’est fait pour ça » : sa voisine essaie le canapé et, malgré son sens très aigu des convenances, ne parvient pas à masquer le fait qu’elle y est très inconfortablement installée [5]. Jacques Tati nous invite à une réflexion sur le design poussé comme seul mode de réflexion dans la conception de l’objet, un design épuré porté à son plus haut point, un « designisme » d’avant l’ergonomie qui a recentré dans la conception l’humain et son corps, reprise ensuite par l’idée de convivialité héritée des informaticiens.
8Enfin, la critique de la ville moderne passe par la dénonciation de l’excès d’automatisation, que l’on trouve bien évidemment au sein de l’usine que dirige M. Arpel, par le défilement des voitures, bien en rangs (00:05:35). Mais la caricature en est assurée par la cuisine médicalisée, scientifique de Mme Arpel : pour y accomplir un geste aussi simple que celui de retourner un bifteck en train de cuire, il faut une connaissance technique approfondie de ses fonctionnalités qui a certainement supposé un apprentissage complet. Jacques Tati s’amuse et surtout cherche à nous amuser avec l’automatisation, notamment dans les deux scènes qui montrent, l’une, Mme Arpel offrant en cadeau d’anniversaire de mariage à M. Arpel une porte de garage automatique (01:29:40) et, l’autre, le mauvais fonctionnement de son « œil électrique » (01:31:20). Toutefois, l’automatisme de la maison et de la ville n’est pas l’objet visé par Tati. Ce n’est pas un certain état de la technique d’une société à une époque donnée qui est critiqué mais une posture vis-à-vis du progrès, de ce progrès-là, qui correspond à une demande sociale, représentée ici par Mme Arpel, et que l’on peut synthétiser par « toujours plus ». La finalité, si tant est que ce soit encore possible d’ériger cela en finalité, n’est pas que la sphère domestique et la ville soient automatisées mais qu’elles le soient de plus en plus. C’est ce qui caractérise la modernité urbaine. Les années 1950 ne permettent pas à Tati d’aller plus loin dans ce domaine et il ne peut évoquer ce qu’on appellera par la suite la domotique permise par l’électronique mise au service du grand public, mais on note que si la vidéo-surveillance n’est pas encore à l’ordre du jour, la scène symbolique de la maison avec ses deux grands yeux scrutateurs (01:15:13) est sans doute prémonitoire et conduit à supposer une clairvoyance hors du commun chez Tati. La technicité est sur-valorisée en quelque lieu et à quelque échelle que ce soit, du moins hors de la ville traditionnelle, et montre, par la disparition progressive de celle-ci, que la ville est ou sera ou plus exactement doit devenir un vaste et complet automate. Cet automate n’est pas neutre socialement, il provoque de la différenciation sociale.
La ségrégation sociale et le fonctionnement quasi mécanique de la ville sont les thèmes de Playtime. La ville y tient le premier rôle. Comme un architecte, le cinéaste nous montre successivement les plans de la ville, des bureaux, des appartements. Tout paraît uniforme, baigné dans un mélange de lumières grises ou bleues : les vitres, la tour, le ciel. Le verre est partout, la ville ressemble à un dédale de miroirs complexes. Paris n’est plus qu’un vaste ensemble de baies vitrées où la vie de quartier, encensée dans son précédent film, a totalement disparu. Paris est à présent une vaste construction rectiligne, reflétant ce que le modernisme n’a pas détruit mais aseptisé, absorbé, assimilé. L’architecte Jacques Tati nous montre non seulement ses plans de ville mais aussi ses maquettes de la nouvelle vie parisienne, de cette vie urbaine, ordonnée et standardisée. L’arrivée à l’aéroport illustre ce concept : à l’arrière plan, trois hôtesses de l’air, vêtues de gris, posent devant la verrière comme des mannequins dans un grand magasin (00.03.13). Ce plan introductif sonne comme une réponse au plan final de Mon oncle, qui procédait de manière similaire. Deux motards, tout de noirs vêtus, surveillaient, en arrière-plan, le terrain d’aviation (01.48.51). Plus qu’un film, Playtime est une œuvre didactique, l’exposé d’un architecte. Ce film présente le projet de la ville de demain. Paris – c’est ce que l’on peut penser en voyant se mirer, dans les vitres des tours, la tour Eiffel ou l’Arc de Triomphe, symboles historiques, patrimoniaux et finalement touristiques d’une ville absente – se fabrique et devient un univers de buildings et de voitures. Au pied de ces tours de bureaux, un petit peuple en salopette bleue, casquette vissée sur la tête, mégot à la bouche et caisse à outils en bandoulière s’active dans ce monde urbain et colore cet univers glacial [6]. Cette ville de demain met tout à distance et notamment ses habitants. Par exemple, M. Hulot est aspiré, avalé, englouti par les escalators qui l’empêchent de rejoindre l’étage auquel il doit se rendre (00.22.40). Les vitres qui divisent l’espace l’empêchent aussi de rencontrer M. Giffard (00.44.02). Tout est insaisissable, à l’instar des reflets d’un Paris que sont censés être venus voir les touristes. Jacques Tati poursuit son travail pour nous montrer les dangers d’une technicisation et d’une automatisation trop prégnantes.
Une structuration sociale par la technicité
9L’objet se substitue à nous ! Déjà, dans Mon oncle, J. Tati pointait le fait que ce même objet devenait notre image de marque et était acheté pour cela. Le poisson-jet d’eau ne fonctionne pas pour le plaisir des sens des Arpel mais pour épater les visiteurs et indirectement le plaisir-vanité des Arpel. Sa mise en marche est réservée à ceux que l’on veut impressionner, en aucun cas pour le beau-frère, M. Hulot, lequel n’est d’ailleurs pas réceptif à cet univers de faux-semblants. Dans ce monde, tout est donc réglé par des codes. Les signaux, employés constamment, sont les révélateurs d’un nouvel ordre social : flèches, lignes continues ou discontinues, cadre hiérarchique d’un emplacement réservé, meubles et accessoires de l’habitat dépersonnalisé mais exigeant l’apprentissage et la maîtrise d’un mode d’emploi. Tout concourt à produire des signes d’une caste de privilégiés. À l’inverse, dans le bourg de Saint-Maur, chacun peut avoir accès au monde du marchand de beignets, à celui du cafetier, du marchand de fruits et légumes, à l’escalier de la maison de M. Hulot, à la place. Les rapports humains remplacent le signal. L’automatisme, véritable caractéristique de l’univers des Arpel, devient dans celui de M. Hulot source de jeux : le sifflement provoque la collision d’un quidam avec un réverbère.
10Derrière cette critique du technicisme et de l’automatisation par les effets négatifs qu’ils engendrent, Jacques Tati dénonce une société qui, par cela, exclut une partie de la population ou du moins qui structure cette société en « classes » distinctes, hiérarchisées selon leur degré d’adaptation à l’environnement technique. On a ainsi, « en bas » de cette échelle, Georgette, la bonne, qui non seulement ne sait pas faire fonctionner les objets, elle est d’ailleurs soupçonnée à tort d’avoir appuyé malencontreusement sur un bouton (01:07:04) – mais, de surcroît, en a une peur intense et grotesque (01:32:28).
11La deuxième classe est celle des personnes adaptées, voire hyper-adaptées. C’est de toute évidence le cas de Mme Arpel : c’est elle qui maîtrise tout dans sa maison. Plus encore : elle en est l’automate. Ce qui est pointé du doigt ici est un fonctionnalisme fondé sur un structuralisme comportemental basique, archétypique du modèle stimulus-réponse avec, de façon répétitive au point que cela scande le film, la réponse « poisson » au stimulus « sonnette ». La crainte de Tati est bien sûr de voir se généraliser la conception de la maison et celle de la ville comme un laboratoire de psychologie comportementale où les individus sont les rats dans un labyrinthe, stimulés par une sonnette ou un voyant lumineux [7]. Dans Mon oncle, le jardin représente spatialement à n’en pas douter ce labyrinthe, déjà dans la scène où Mme Arpel rencontre pour la première fois sa voisine, mais surtout lorsque, à la suite d’une fuite d’eau, tous les invités de la garden party doivent changer de place : ils effectuent un parcours réellement labyrinthique (01:07:18). Mme Arpel fait elle-même partie du système technique : la scène au début du film (00:03:26) dans laquelle M. Arpel se prépare à partir au travail montre la précision mécanique, millimétrique, chronométrée de son épouse lui donnant ses cigarettes, son briquet, puis son chapeau, ses gants, sans qu’il n’ait besoin d’esquisser un seul geste. Cela indique clairement la troisième classe, celle des personnes qui n’ont même pas besoin d’être adaptées au système car d’autres le sont pour elles.
12Dans cette société, le passage d’inadapté à adapté qui correspond à l’opposition, alors non radicale, entre tradition et modernité mais aussi entre classes populaires et classes nanties, est possible. Cette analyse de la structure sociale est d’abord celle de la ville conçue, moderne, technique qui contribue, voire oblige à cette structuration. Mme Arpel montre pourtant la possibilité de s’adapter : sœur de M. Hulot, il faut bien supposer qu’elle a les mêmes origines que lui. Mais, si ce passage est, pour l’homme, rendu possible par le travail, pour la femme il ne semble envisageable que par le mariage. Cependant, l’intérêt se porte sur M. Hulot qui n’entre pas dans cette catégorisation, ni ne montre un quelconque souhait de se ranger : bien qu’inadapté, il n’est pas dépourvu de ressources. Il ne s’adapte pas, ou peu, mais adapte son environnement, allant à l’encontre de ce qu’ont pensé les designers, concepteurs et urbanistes. La scène où il dort sur le canapé vert en forme de haricot qu’il a mis sur le flanc pour son confort en est la meilleure illustration (1:39:12).
13Parallèlement, on note l’incompréhension totale de M. Arpel qui décide, à ce moment-là (dans un bon réflexe de réponse à M. Hulot qui apparaît ainsi, à son insu, en être le stimulus), de l’éloigner en province. Mais M. Hulot cache peut-être son jeu car, finalement, dans la scène de la fête, après avoir su sans hésitation éteindre l’arrivée d’eau, il gère, il organise les déplacements, tel un grand ordonnateur totalement inutile. Dans Playtime, on a l’équivalent dans la longue scène où M. Hulot retrouve son ami. Celui-ci donne en spectacle tous les traits de sa vie et notamment ses possessions : parcmètre réservé, télévision, appartement (00.46.30). Tout y est uniforme, banalisé, dépersonnalisé. Lorsqu’il allume son téléviseur, le spectateur voit l’ensemble des résidants de ces cubes à vivre regarder tous le même programme de télévision (00.49.32). Individualisation et uniformisation vont de pair. En même temps qu’il y a cette structuration en trois classes (plus celle des inclassables dont fait partie M. Hulot), on ne peut que constater que l’ensemble de la vie est homogénéisé, via la technique et plus encore par les pratiques sociales et les modes de vie.
À la lumière de ces réflexions, on peut aisément déceler chez Tati une critique du projet, non plus en tant que contenu mais en tant que processus. Ce qui est dénoncé n’est plus tant l’orientation du projet que l’accélération du changement. Cela est vrai pour une société en cours d’automatisation technique mais cela l’est tout autant pour tout projet.
La critique du projet d’urbanisme et de l’accélération du temps qu’il implique
14Mon oncle est empli de symboles de vitesse, de communication, de franchissement des distances et tout ce qui a trait à l’aviation et à la conquête spatiale : blanc de la cuisine, équipements, petit chariot dans l’usine Plastac, la tenue des ouvriers, la signalisation lumineuse et le marquage au sol, les logos sur les voitures (00:05:30), les enseignes (école : 00:05:53 ; usine : 00:06:19), les bâtiments qui ont des « faux airs » d’aéroports… Dans Playtime, la symbolique de l’accélération du mouvement est omniprésente : titre dans le ciel, annonces, expositions d’objets, employées habillées en hôtesses de l’air, escalators, salles d’attente, l’avion miniature. Enfin, en guise de trait d’union entre les deux films, le spectateur retrouve M. Hulot, une dizaine d’années plus tard, de retour à Paris par la même porte d’où il l’avait quitté : l’aéroport. Dans cette critique de cet urbanisme triomphant, Jacques Tati pointe aussi bien le projet que celui qui le porte, l’urbaniste, cet ingénieur de l’urbain. Toutefois, en face de cette accélération, l’habitant résiste à ce modèle que l’on souhaite lui imposer et fait preuve de résilience.
Le projet comme conception moderniste du temps
15Nous sommes clairement dans la société de l’après-guerre, la reconstruction est effective mais les besoins en logements se font encore sentir, qualitativement et quantitativement. Processus cohérent de rationalisation de la production de la ville présentée par la société et surtout ses élites comme modèle économique, l’ingénierie urbaine, linéaire, à partir de la définition des besoins, dessine les objectifs et mobilise les outils nécessaires. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes rationnels, sauf que cette conception qui vise, via la technicité, l’esthétique et la fonctionnalité, ne prend pas en compte l’élément essentiel qu’est l’humain dans la diversité de ses attentes et surtout dans l’imprévisibilité relative de ses comportements et réactions, auxquels il ne peut être répondu par de simples moyens techniques. Playtime est l’illustration d’un combat « contre un certain mode de vie, une homogénéisation stérilisante qui agit aussi bien sur notre manière de penser que sur l’endroit où nous vivons [8] ». L’homogénéisation, la répétition et la banalisation, thèmes centraux de la première partie du film, sont les résultats délibérés d’une organisation de l’espace dédié au travail (les bureaux cubiques) ou d’une organisation de la ville elle-même (voies et circulations). Dans ce projet de société urbaine hyper-technique, l’humanité représentée par M. Hulot en est le grain de sable. Mais le rapport au temps, parce que c’est de cela dont il est question, c’est aussi l’idée que la ville, pour être habitable, doit avoir une épaisseur historique, celle mise en évidence dans la ville traditionnelle tant sur le plan de l’esthétique petit à petit composée, que sur les plans du fonctionnement social et des comportements individuels, dans les cheminements, dans les jeux et les loisirs comme dans le travail, pour toutes les classes d’âge… L’urbaniste des années 1950 (mais aussi des décennies qui ont suivi), contraint par les besoins, n’a pas le temps (ne se donne pas le temps) de faire la ville au rythme de l’histoire. Il est condamné à accélérer la production urbaine et, de fait, à accélérer le fonctionnement même de la ville qui se produit elle-même comme elle produit les autres objets techniques. De ce fait, le projet se caractérise par son échec en termes d’anticipation, paradoxalement, et par son incapacité à humaniser la technique, par sa tendance à techniciser l’humain, ce dont l’ingénieur est un bel exemple.
L’ingénieur et le travail
16Il y a dans Mon oncle une critique sévère de l’ingénieur et le dénigrement systématique du travail, du moins dans sa version moderne. Comme Mme Arpel à l’échelle domestique, l’ingénieur, Pichard, est la cheville ouvrière et la victime de la société en train de se construire dans sa dimension spatiale et technique. Non seulement il œuvre tout le temps mais en plus il est le seul à véritablement travailler. Tout d’abord, il besogne le dimanche lorsqu’il répare le système de tuyaux qui alimente le poisson-jet d’eau. Cependant c’est une victime consentante. C’est lui qui propose de le faire et même insiste (01:07:40) : « Ah ! non, patron, on ne peut pas laisser ça comme ça ! […] Mais si, vous allez voir. Faites-moi confiance. Oh, ça me connaît ». Plus tard (01:14:07), on aura le dialogue suivant : « Mais, Pichard, mon vieux, dans quel état vous vous êtes mis – Vous savez, il fallait bien que quelqu’un se dévoue. Enfin, c’est réparé ». Il est tellement intégré à ce système qu’il fait fonctionner qu’on l’oublie. Le spectateur lui-même est surpris de le revoir (01:10:50), suggéré par le mouvement de pelle dans le trou qu’il creuse. Pire, le spectateur est finalement surpris de l’avoir oublié. Enfin, il travaille à la place de l’autre : dans la scène précédemment décrite, il œuvre tel un ouvrier et plus tard (01:20:36), on le voit aussi prendre la place et le rôle de son directeur, appelé pour une affaire privée (il réceptionne sa nouvelle voiture) : c’est l’ingénieur qui fait visiter toute l’usine au client potentiel. Il enlève alors sa blouse et fait apparaître un costume de dirigeant (préalablement, chez Arpel, il avait retroussé les manches, singeant, au-delà des aspects pratiques, les attitudes qu’il incarne successivement). Il est d’autant plus victime, mais c’est son seul moyen d’ascension sociale, que les autres, sauf exception, ne travaillent pas ou ont une conception très large et floue du travail. Mme Arpel, bien que n’ayant pas d’emploi est le personnage qui ressemble le plus à l’ingénieur. Elle a suffisamment à faire pour gérer son espace domestique. Le travail que procure M. Arpel à M. Hulot est vide de sens. Le discours dispensé par la chef du personnel ne lui dit pas ce qu’il devra faire (00:27:50) : « Eh bien, c’est très simple, vous commencez à huit heures, jusqu’à midi. Vous avez une heure pour le repas. Vous reprenez à une heure, jusqu’à six heures et, bien entendu, vous avez vos dimanches ». Dans l’univers de M. Hulot, le vendeur de salades reste à la terrasse du café pendant que les clientes se servent (00:08:09), le vendeur de fruits et légumes vole la cliente (00:22:01). Enfin, et surtout, le balayeur est le contrepoint de l’ingénieur : toujours au travail, même le dimanche, à l’instar de l’ingénieur, il ne travaille pourtant jamais. Alors qu’on le voit douze fois dans le film, jamais son balai n’entre en action.
17On a ainsi l’opposition entre deux conceptions du travail et de l’inscription de celui-ci dans la mise en œuvre d’une société : l’ingénieur a une fonction pour une société fonctionnaliste, le balayeur a une mission, celle de communiquer et il passe son temps à bavarder, colporter nouvelles et ragots dans la rue, son balai à la main, pour une société conviviale. Dans le monde des Arpel, les personnes ont une fonction précise, invisible mais importante (automates pousseurs de portails ou portiers chez Plastac et au Ringtones). Dans le monde de M. Hulot, les personnes ont les atours d’une fonction précise (gendarme, facteur) sans la mettre en œuvre : le gendarme fait des allers et retours sur la place et discute, négocie l’achat de bretelles (00:48:49) ; le facteur vient et revient à vélo sans jamais distribuer le courrier. La conception « ingénieur » du travail et les résultats de sa mise en œuvre sont la cible de Tati et par le jeu des similitudes, des mises en parallèles, des juxtapositions, comparaisons, oppositions, il provoque chez le spectateur un amalgame entre différents métiers que l’on peut regrouper sous le terme de concepteur : le designer, l’architecte, l’urbaniste et l’ingénieur. Ce dernier, censé savoir tout faire (concevoir, faire fonctionner, communiquer, voire diriger), ne construit ni ne démolit mais y participe en faisant ou en faisant faire. À travers la figure centrale de l’ingénieur, Tati vise aussi l’urbaniste et, avec lui, l’urbanisme de projet par opposition à la fabrique de la ville par superposition de couches, à l’image d’un mille-feuilles historique. Cependant, bien qu’il s’agisse du projet d’urbanisme et du projet de société tels qu’ils ont pu être compris, conçus et mis en œuvre dans les années 1950, la critique reste valide. Le modèle est si puissant qu’il doit lui-même s’imposer à toutes pratiques. Or il s’applique à un territoire et à des habitants qui réagissent à celui-ci, le contournent, l’adaptent. En un mot, chaque habitant communique avec les éléments de son espace et résiste au projet que l’urbaniste et l’ingénieur, l’architecte et le designer lui imposent.
Tout n’est pas perdu !
18Entre les deux univers montrés dans Mon oncle, séparés perpétuellement par la même image composée d’un pan de mur en ruines au premier plan et d’un quartier moderne en construction en arrière-plan, M. Hulot fait le lien. Du premier, M. Hulot ramène son neveu qui s’initie aux joies de vivre dans le second. Lorsque l’enfant quitte la résidence des Arpel, leur chien fait de même et tandis que le premier rejoint la bande de poulbots façon Doisneau, le teckel, lui, rejoint la bande de chiens bâtards. Tous deux se livrent à leurs jeux et, le soir venu, rentrent dans leur maison, éblouis des souvenirs de la journée et n’aspirant qu’à retourner dans ce terrain de jeux qu’est le vieux quartier de Saint-Maur et les terrains vagues qui l’entourent. Démiurge impassible, M. Hulot ne cherche pas à convaincre mais arbitre. Sa seule présence modifie imperceptiblement l’ordre du monde : « La satire du film ne porte pas sur le lieu où nous vivons mais comment nous le pratiquons [9] ». Jacques Tati n’est pas optimiste, on le voit aisément, quant à l’orientation que prend la ville. L’horizon n’est cependant pas entièrement bouché et un message sous-jacent laisse possible une ouverture dans ce monde technicisé par une croyance fondamentale dans une permanence rousseauiste de la nature humaine. Tout d’abord il est possible de s’accommoder de cette nouvelle forme de ville sclérosante car il y a à la fois regard critique, non seulement chez Tati mais aussi chez certains des personnages qu’il met en scène, et esprit critique. M. Hulot a un regard interrogateur parfois, face à certains objets dont la forme n’indique ni la fonction ni une quelconque qualité. Il essaie, il teste et se trompe parfois : il retourne une chaise pour voir si elle n’est pas plus confortable à l’envers (00:34:04), il vérifie la résistance d’un verre… et le casse (00:36:16). Plus intéressant, car il mêle le regard du professionnel et celui de l’homme de bon sens, est le regard que porte le livreur de fruits et légumes sur le jardin de M. et Mme Arpel : ce jardin urbain, pur objet esthétique, improductif, aberrant du point de vue des circulations, n’a aucun sens du fait de la séparation radicale entre l’objet et les fonctions majeures d’un jardin. On n’y cultive rien, on n’y joue pas : quand Gérard fait du vélo, c’est dans la maison, derrière des barreaux semblables à ceux d’une cage (00:29:25).
19Ce regard critique est ce qui permet à l’homme à la fois de s’adapter mais surtout d’adapter son environnement à son profit, pour son bien-être personnel. L’idée véhiculée, largement reprise par les urbanistes ne se référant pas au modèle décrié précédemment, est celle de l’appropriation du projet et de sa réalisation par l’individu selon ses compétences [10]. Jacques Tati nous indique que, quel que soit le niveau de rigidité du projet-résultat et, a fortiori lorsque l’appropriation n’a pas été possible en amont, la population, dans sa diversité et du fait de sa capacité d’imagination qui dépasse largement la rationalité de l’ingénieur et de l’urbaniste, cherchera la meilleure adéquation réciproque possible entre l’objet et la personne, en fonction de la situation éternellement changeante et diversement appréhendée selon la personne.
20Parallèlement à ce « faire avec » qui fait naître l’idée que la technicisation et l’automatisation fonctionnelle structuraliste de la ville et de ses composantes portent en elles-mêmes leurs propres limites, on a aussi le « faire contre », c’est-à-dire la résistance quotidienne et son organisation. On constate que malgré les stratégies mises en œuvre autour de lui, M. Hulot ne se laisse pas intégrer à et par cette société en cours de consolidation. M. Arpel tente à deux reprises de le faire travailler dans son entreprise sans succès, la première fois pour des raisons extérieures d’incompréhension et dont il est, de fait, victime (00:26:14), la seconde fois du fait de son incompétence liée à son incapacité relative (peut-être voulue d’ailleurs) à s’adapter à la technique et à l’automatisation qui ne laisse de temps ni à la réflexion, ni à la fantaisie (01:21:51). Mme Arpel, elle, tente de l’intégrer par le mariage qu’elle envisage pour lui avec sa voisine. Là, il met en œuvre, volontairement et explicitement, des stratégies d’évitement, dès le début, avant même que l’idée ne germe dans l’esprit de sa sœur (00:18:02). Au final, M. Hulot ne refuse pas la modernité mais y applique sa logique et les mêmes pratiques qu’avec les objets de son univers : il jette l’allume-cigare hors de la voiture comme il le ferait d’une allumette (01:46:08). M. Hulot résiste aussi à la destruction de la ville traditionnelle : il remet en place une brique qu’il fait malencontreusement tomber d’un muret déjà aux trois quarts détruit (00:13:42) mais qui représente le sas entre la ville moderne et la ville traditionnelle. La remettant en place, il se fait le gardien de cette ville, le dépositaire d’un trésor à protéger et confère ainsi à cette tradition le statut d’objet patrimonial. Mais au-delà du symbolisme, cette brique n’a aucun sens ni aucune capacité de résistance face aux marteaux-piqueurs qui avancent quand M. Hulot est envoyé en province. Le vrai rempart est M. Hulot et l’humanité qu’il représente et, quand il part, non seulement la brique ne pourra plus être remise en place mais les ouvriers pourront, sans plus de problème, avancer et grignoter la ville traditionnelle. Cependant, ce départ en province n’est nullement une défaite définitive. Sans qu’il le sache, son acte de résistance porte ses fruits : M. Arpel, digne représentant et défenseur de la modernité techniciste fait, à la toute fin du film, une bêtise sans le vouloir (01:47:44),– réplique de certaines farces que font les enfants, dans la ville traditionnelle, consistant à siffler pour qu’un passant tournant alors la tête se heurte à un poteau. M. Arpel ne le fait pas exprès mais s’en amuse et se cache derrière une voiture, comme un écolier, en véritable gamin. C’est l’occasion de (re)trouvailles avec son fils, teintées d’étonnement (01:48:05) puis, démarrant sa voiture, il part sans respecter le sens des flèches (01:48:26) : le rat casse le labyrinthe, ne répond plus aux stimuli et le structuralisme comportemental appliqué à l’urbain montre sa limite, l’humain présent en chacun. La mise à distance, l’incommunicabilité et l’entre-deux peuvent être surmontés. Dans Playtime, la séquence au restaurant Royal Garden (de 01.00.30 à 01.46.42), métaphore socio-architecturale de la ville, montre aussi cela.
Jacques Tati y critique la rationalisation fonctionnelle proposée mais donne aussi les moyens de s’y soustraire. Il accompagne en quelque sorte le projet de la nouvelle Babylone (Jorn, Newhenhuis, 1966) où les séparations issues de la société de consommation peuvent être détruites. Ce projet est celui d’une société et d’une cité pour un homo ludens qui rejette l’utilité rationnelle qui gouverne la société actuelle de l’homo faber. Cela commence par une action, « la dérive » (Kotyani, Vaneigem ; 1961, Debord, 1959 ; Ivain, 1958), un mode d’expérimentation de la modernité où les habitants développent et étendent leur potentiel créatif dans un espace libre en termes de temps et d’espace. Cette dérive est précisément à l’œuvre dans la scène du Royal Garden. Le chaos que provoque M. Hulot permet la socialisation alors qu’aucune histoire ne domine durant cette longue séquence. Ce restaurant devient une sorte de vortex où tous se mélangent et expérimentent les conditions de la modernité. D’un espace réservé par rapport au monde extérieur, codifié et ségrégué à l’intérieur pour ses utilisateurs, le Royal Garden se trouve « expérimenté » par tout un chacun quelles que soient sa race, sa culture, sa classe, une fois que M. Hulot brise la porte d’entrée (01.23.20). Ne fonctionnant pas, techniquement parlant, au début de la séquence, le lieu va être propice à une osmose communautaire où les inconscients agissent… même M. Hulot, pourtant réfractaire à toute séduction dans Mon oncle, flirte ! Paris change, la cité de verre et de béton, cette ville qui effraie, s’effondre et redevient, l’espace d’une nuit, ce cabanon aux planches cassées. Au petit matin, Paris reprend le dessus : accordéon, voitures typiques et pléiade de personnages emblématiques de la vie parisienne : le gendarme, le plombier, un café, des ouvriers qui lisent le journal, l’employé de la Sncf, etc. Mais le jour se lève et le flot de circulation reprend possession des lieux, devenant un carrousel de fête foraine, qu’un parcmètre active (01.56.04). À la fin, la ville devient parc d’attraction (01.57.30).
Conclusion
21Le personnage de M. Hulot est une sorte de combinaison entre le flâneur de Baudelaire (Benjamin, 1983) et le blasé de Georg Simmel (1950) qui rencontre de réelles difficultés à s’adapter aux processus et modalités de la fabrique de la ville. Jacques Tati se sert de lui pour critiquer les nouveaux modes de vie et le projet de ville que les urbanistes mettent en place durant les Trente Glorieuses. Dans Mon oncle, il montre comment le taylorisme, au-delà des modes de production, dicte aux humains les manières qu’il doivent adopter et impose le fait que ses aspirations et désirs doivent êtres synchronisés à ces nouvelles conditions de vie. Toutefois, Tati ne condamne pas le progrès technique mais une société où l’objet, fin en soi, a perdu toute fonctionnalité réelle dans la mesure où il détruit les rapports humains. Dans Playtime, c’est plus clairement aux formes urbaines que Tati s’intéresse. Paris a disparu et est devenu un élément d’un vaste et anonyme agglomérat urbain. Les personnes y vivent dans des « boîtes en verre » semblables à des écrans de télévision empilés les uns sur les autres. C’est « le règne des technocrates » qu’annonçait Louis Chevalier (1977, p. 129) à propos du lancement du quartier de La Défense. La standardisation n’est plus uniquement dans les matériaux, les formes, les objets de la modernité mais surtout dans les formes architecturales et urbaines et dans les comportements.
22Jacques Tati critique l’incommunicabilité de la maison des Arpel dans Mon oncle, puis dans Playtime, celle qui s’applique à l’ensemble de l’univers urbain que traverse M. Hulot. Toutes deux furent portées par les concepteurs de la ville, à la fin des années 1950. Gagman de génie, Tati détourne ce constat d’incommunicabilité pour montrer que l’habitant adapte ce monde lisse qu’on lui propose et qu’il fait conjointement « avec et contre », s’appropriant ainsi ce que la modernité lui propose. Jacques Tati nous invite à dériver en tant que spectateur et transforme ce consommateur en un nomade qui compose, communique avec tous les éléments de son espace habité. En cela, il montre que l’homo urbanus ne s’épanouit que si la ville, dans sa fabrique dépasse les considérations techniques et prend en compte les aspects relationnels et communicationnels de la pratique urbaine.
Mon oncle et Playtime doivent être vus comme une seule et même œuvre qui mettent en avant l’incommunicabilité et la mise en distance entre les éléments qui composent cette société des Trente Glorieuses. Jacques Tati, figure à part du cinéma français (Guérand, 2007), a construit, de film en film, patiemment, sa démonstration des décalages entre tradition et modernité. Par un souci méthodique d’articulation des échelons d’analyse de l’intime au quartier, du quartier à la ville et par une justesse du regard posé sur la distanciation entre l’habitant et l’objet, l’organisation sociale proposée par l’ingénierie urbaine et l’habitant, l’habitat et l’habitant, Jacques Tati se révèle être un anthropologue urbain à l’œil féroce et d’une grande acuité. Ce sont ici les bases d’un projet ambitieux qui furent posées : celles de montrer, en étendant l’étude à l’ensemble de ses films, notamment Trafic (1971), que Jacques Tati est un théoricien de la civilisation urbaine qui s’installe en France au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
Références
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- Chevalier L. (1977). L’Assassinat de Paris. Paris : Calmann-Lévy, coll. « Archives des sciences sociales », 285 p.
- Chion M. (1987). Jacques Tati. Paris : Cahiers du cinéma, 127 p.
- Crozier M., Friedberg E. (1977). L’Acteur et le système. Les Contraintes de l’action collective. Paris : Éditions du Seuil, 436 p.
- Debord G. (1959). « Positions situationnistes sur la circulation ». Internationale situationniste, n° 3, p. 65. http://i-situationniste.blogspot.com/2007/04/positions-situationnistes-sur-la.html
- Guerand J.-P. (2007). Jacques Tati. Paris : Éditions Gallimard, coll. « Folio. Biographies », 408 p.
- Ivain G. (1958). « Formulaire pour un urbanisme nouveau ». Internationale situationniste n° 1.
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- Jorn A., Newhenhuis C. (1966). « About New Babylon ». Anarchy, vol. 6, n° 66, p. 232.
- Jousse T., Paquot T. (dir)(2005). Encyclopédie de la ville au cinéma. Paris : Cahiers du cinéma, 895 p.
- KotyÁni Y., Vaneigem R. (1961). « Programme élémentaire du bureau d’urbanisme unitaire ». Internationale situationniste, n° 6, p. 66. http://i-situationniste.blogspot.com/2007/04/programme-elementaire-du-bureau.html
- Laffont G.-H. (2007). « Urbaphobie et cinéma : le cas Jacques Tati ». Communication au colloque international : La ville mal aimée, villes à aimer. Cerisy-la-Salle, 5-12 juin. http://www-ohp.univ-paris1.fr/Ref_Page1/TOC_Def.htm
- Laffont G.-H. (2010). « Rétro… polis : Blade Runner et le cinéma de science-fiction comme révélateurs du caractère mythologique et archétypal de l’urbaphobie ». In Salomon Cavin J., Marchand B., Contre la grande ville : origines et impacts de l’urbaphobie. Lausanne : Presses polytechniques et universitaires romandes, (sous presse).
- Martouzet D. (1999). « Espace urbain et urbanisme dans l’œuvre de Raphaël Confiant ». L’Espace géographique, t. 28, n° 4, p. 345-354.
- Mennel B. (2008). Cities and Cinema. New York : Routledge, 256 p.
- Mourlet M. (1967). « Tati ou pas Tati ». Les Nouvelles littéraires, n° 2104. http://mourlet.blog.mongenie.com/
- Niney F. (dir.)(1994). Visions urbaines. Villes d’Europe à l’écran. Paris : Éditions du Centre Georges Pompidou, coll. « Cinéma singulier », 96 p.
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- Simmel G. (1950). « The Metropolis and the Mental Life ». In Farganis J. (ed.), Readings in Social Theory: The Classic Tradition to Post-Modernism. New York : McGraw Hill, p. 149-157.
- Tremois C.-M. (1967). « Playtime, le temps de s’amuser ». Télérama, n° 935, citée par Shiel M., Fitzmaurice T. (2001), Cinema and the City. Film and Urban Societies in a Global Context. Oxford : Blackwell Publishers, coll. « Studies in urban and social change », p. 259.
Filmographie
- Proyas A. (1998). Dark City. Film français. Genre : science-fiction. Durée : 1 h 35.
- Filmographie complète de Jacques Tati
- 1938 : Retour à la terre. Court-métrage perdu ; genre : comédie ; durée : 14 mn.
- 1947 : L’École des facteurs. Court-métrage en noir et blanc ; genre : comédie ; durée : 18 mn.
- 1949 : Jour de fête. Film en noir et blanc ; genre : comédie.
- 1953 : Les Vacances de monsieur Hulot. Film en noir et blanc ; genre : comédie.
- 1958 : Mon oncle. Film en couleurs ; genre : comédie.
- 1967 : Playtime. Film en couleurs ; genre : comédie.
- 1971 : Trafic. Film en couleurs ; genre : comédie ; durée : 1 h 32 mn.
- 1974 : Parade. Film en couleurs ; genre : comédie ; durée : 1 h 25 mn.
- 1978 : Forza Bastia. Court-métrage inachevé de son vivant, en couleurs ; genre : comédie.
Site Internet
Mots-clés éditeurs : cinéma, pratique de la ville, Jacques Tati, théorie urbanistique, planification urbaine
Date de mise en ligne : 07/07/2010
https://doi.org/10.3917/eg.392.0159Notes
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[1]
Sans entrer dans le détail d’un débat qui dépasse largement le cadre de cet article, nous entendons par tradition une situation d’un individu, d’un groupe ou d’une société qui se réfère essentiellement à son passé tel qu’il lui a été transmis par la ou les générations précédentes, même si l’origine peut en être très lointaine. C’est donc un état de fait dont la valeur, positive pour les tenants de la tradition, est posée comme allant de soi. Cependant, cette tradition ne saurait être posée comme telle que si s’expriment aussi en même temps des tensions avec le courant opposé, celui de la modernité, dont la valeur est d’abord fondée sur l’idée d’amélioration possible, donc un regard vers un futur proche.
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[2]
C’est ainsi que Régine Robin, dans Mégapolis, les derniers pas du flâneur, caractérise l’évolution que prennent les grandes métropoles mondiales. Les villes deviennent aujourd’hui génériques. Elles se caractérisent par la disparition progressive de leur identité. Cette ville générique se détermine par ce qu’il reste lorsque l’historicité (l’histoire et la culture spécifique et toujours en marche) disparaissent au profit d’une tendance à la muséification, aux réhabilitations de prestige ou vouée au tourisme. La vie quotidienne et ses aspérités s’en sont retirées. La ville générique est interchangeable. Elle ne manque pas de charme mais elle partage avec les autres un air de famille. Elle se circonscrit à l’hyper-centre ou à quelques points précis, identifiables. Le reste, où généralement la vie et l’activité se développent, ne suscite que peu d’intérêt.
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[3]
Ce rapport singulier est notamment montré dans Jousse, Paquot (2005) mais aussi dans Mennel (2008).
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[4]
Les chiffres entre parenthèses indiquent le début de la scène évoquée. Lorsqu’ils sont séparés par des « : », ce sont des scènes tirées de Mon oncle, lorsqu’ils le sont par des «. », elles proviennent de Playtime.
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[5]
Une reproduction de ce canapé présentée à l’exposition sur Jacques Tati à la cinémathèque d’avril à août 2009 infirme cependant cela : ce canapé est, selon nous, confortable.
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[6]
Les deux mondes de Mon oncle s’opposent aussi par les couleurs utilisées par Jacques Tati, pour le premier film qu’il ne tourne pas en noir et blanc : un monde moderne gris ou avec des couleurs franches, artificielles comme celles du jardin de la villa Arpel, un monde traditionnel doté de couleurs plus « vraies », moins tranchées.
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[7]
On retrouve cela notamment dans Dark City (1998) réalisé par Alex Proyas. Dans une ville labyrinthique, « les étrangers » tentent de percer les secrets de l’âme humaine en faisant vivre différentes vies à leurs cobayes.
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[8]
Jacques Tati dans le texte de Mourlet « Tati ou pas Tati », Les Nouvelles littéraires, 30 novembre 1967.
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[9]
Jacques Tati interviewé par Claude-Marie Trémois dans « Playtime, le temps de s’amuser », Télérama, 17 décembre 1967.
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[10]
Nous pensons notamment aux travaux des collectifs Bazar urbain (http://www.bazarurbain.com/) et Bruit du Frigo (http://www.bruitdufrigo.com/) qui illustrent ce souci d’appréhension, d’analyse et de construction du projet en impliquant au mieux l’ensemble des acteurs, professionnels, universitaires et habitants.