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Article de revue

Du toponyme au concept ? Usages et significations du terme archipel en géographie et dans les sciences sociales

Pages 315 à 328

Notes

  • [1]
    On pourrait préférer l’opposition, reprise pour exemple par J. Bouveresse, entre métaphore scientifique et métaphore poétique (1999, p. 67-68) ; il nous a semblé plus pertinent, dans la perspective adoptée ici, différente de celle de Bouveresse (transposition d’un concept d’un champ disciplinaire à un autre), de distinguer l’usage métaphorique ou poétique d’un terme d’un usage conceptualisant.
  • [2]
    L’île est définie ici par son isolement, et l’archipel par sa réticulation ; l’une est élément de l’autre. Notre propos se distingue ainsi d’une géographie culturelle pour laquelle l’espace vécu des îliens s’élabore sur un certain nombre d’« effets d’archipels », et pour laquelle l’îléité est déjà « un essai de dépassement de l’insularité par le réseau » (Bonnemaison, 1990-1991, p. 123).
  • [3]
    Cette comparaison de définitions ne vise évidemment pas à l’exhaustivité mais à une mise en perspective historique. Le recours à d’autres définitions aurait permis de nuancer ou de préciser notre analyse : H. Coutau-Bégarie par exemple, dans le Dictionnaire de géopolitique, dirigé par Y. Lacoste, privilégie la géopolitique des archipels maritimes (1993, p. 175-176). Par ailleurs, Y. Lacoste, dans son Dictionnaire de géographie, relève l’étymologie « paradoxale » du terme archipel (une mer) et l’usage analogique qui en est fait, autour de ce qu’il appelle des « ensembles-archipels » (2003, p. 34).
  • [4]
    F de Dainville ne voit s’affirmer cette évolution qu’au cours du xixe siècle (1964, p. 102).
  • [5]
    Il convient de signaler ici qu’en géologie et en géographie physique l’emploi analogique du terme archipel (comme du terme îlot : îlot calcaire, etc. ) est récurrent, et sans doute plus ancien même que dans le champ des sciences sociales. Un seul exemple : G. Lespagnol y a recours pour décrire certaines formations granitiques du désert australien, telles l’Ayer’s Rock : « On a souvent comparé toutes ces émergences rocheuses aux îles d’un archipel surgissant des flots » (1898, p. 68). Il ouvre ainsi, se référant sur ce point à un auteur allemand, J. Walther, une piste intertextuelle qui resterait à explorer.
  • [6]
    M. Lussault rappelle par exemple « les effets pervers » du « comme si » (Lévy, Lussault, 2003, « Analogie »).
  • [7]
    On conviendra toutefois que la discontinuité puisse s’éprouver selon l’une ou l’autre de ces modalités de façon moins polarisée ou tranchée : ainsi de ces « cellules » qui ne sont que « pratiquement autonomes »…
« Il n’y a qu’une notion qui soit véritablement géographique, celle d’archipel. Je ne l’ai utilisée qu’une fois, pour désigner, et à cause de Soljénitsyne – l’archipel carcéral –, cette dispersion et en même temps le recouvrement universel d’une société par un type de système punitif ».
Michel Foucault, 1976, p. 76.

1 À l’origine, le terme archipel désigne la mer Égée ; puis il a pris le sens de groupe d’îles, et depuis vingt ans ou davantage, on l’emploie souvent avec un sens figuré dans des domaines aussi divers que l’économie, l’histoire, la philosophie, la sociologie, mais aussi la littérature, la médecine, etc. Cet article voudrait faire le départ entre effet de mode et nouvelle modalité d’appréhension des réalités socio-spatiales, entre facilité imaginaire et émergence d’une problématique scientifique. En l’espèce, nous retrouvons le projet de Ph. Pinchemel d’établir un vocabulaire de la géographie sur le principe que « c’est par l’enregistrement des glissements de sens, par la vérification des conditions d’emploi et d’interprétation qu’on peut saisir objectivement l’évolution du contenu de la Géographie » (1982, p. 4). À quoi tient donc la diffusion du terme archipel ? À sa grande suggestivité descriptive sans doute, mais pas seulement : une nécessité conceptuelle, ou explicative, c’est notre hypothèse, se trouve au cœur de cette diffusion, comme du reste pour l’analogie insulaire (Tissier, 1982, p. 64). L’analogie, nous le verrons, joue un rôle moteur dans l’histoire du mot, dans son versant métaphorique, au sens d’un rapport de ressemblance poétique, instaurant en lui-même sa validité, comme dans son versant conceptuel, au sens d’une ressemblance visuelle, morphologique, peut-être intuitive d’abord, mais porteuse d’un devenir épistémique fort [1].

2 Un concept est-il en train d’émerger d’une analogie ? Et le peut-il ? Gardons-nous de trancher d’emblée. L’itinéraire du terme archipel n’est pas si direct, et son usage figuré est encore essentiellement intuitif, et donc multiple, non unifié ni réglé, contaminé souvent par la figure de l’île [2]. S’impose alors de distinguer ce qui fait archipel d’une « îléité » au sens d’A. Moles, marquée par la fermeture et la clôture (1982, p. 283), car nous avons besoin d’une règle pour explorer la diversité des acceptions du terme. En outre, ne nous préoccupant pas ici d’une géographie des îles, mais d’une épistémologie conceptuelle, il ne paraît pas illégitime de procéder à une analyse un peu forcée, quitte à reconnaître que le terrain enseigne peut-être d’autres leçons. Mais c’est à partir de cette distinction que nous éclairerons la trajectoire de signification du terme, puis que nous examinerons les problèmes liés à la conception archipélagique du territoire ; nous risquerons à cet égard quelques propositions théoriques.

La trajectoire d’un mot : du lieu-dit à la figure géographique

Ce que disent les dictionnaires de géographie

3En matière d’histoire conceptuelle, les significations contemporaines ne peuvent être découplées des anciennes, s’il est vrai que son objet est de mettre au jour « la stratification complexe » des significations historiques d’un concept (Koselleck, 1979, p. 114). Mais le procédé reste commode. Nous entrerons donc un peu abruptement dans l’histoire du terme archipel par un résumé des définitions données par quatre dictionnaires de géographie, qui ont le mérite, même s’ils ne sont pas forcément représentatifs de l’ensemble des discours géographiques, de baliser à grands traits l’évolution des usages et des significations : ceux d’A. Demangeon (1907), de P. George (1970), de R. Brunet, R. Ferras et H. Théry (1993) et de J. Lévy et M. Lussault (2003).

  • Demangeon (1907) : 1. Nom de chose (« synonyme de groupe d’îles ») et étymologie ; 2. Nom de lieu : « petite mer intérieure formée par la Méditerranée orientale ».
  • George (1970) : « Archipel. océanog. – Groupe d’îles ».
  • Brunet, Ferras, Théry 1992 : « ensemble d’îles considéré comme formant un tout » ; étymologie ; explicitation des problèmes géographiques ; ouverture aux valeurs métaphoriques et analogiques du terme.
  • Lévy-Lussault (2003) : présentation détaillée de l’« Archipel Mégalopolitain Mondial ».
Voir en archipel un « mot champion de la géographie physique », comme a pu le faire S. Alavoine (1996, p. 239), est sans doute exagéré, même si deux des trois dictionnaires de son corpus donnaient un sens physique au terme. Car chez Brunet, Ferras et Théry, il ne l’est plus uniquement ; et assurément il ne l’est plus du tout chez Lévy et Lussault. Et si S. Alavoine montrait, sur l’ensemble des mots commençant par A, que la discipline évoluait dans le sens d’une « géographie humaine plus ouverte » (p. 233), le mot archipel semble en lui-même témoigner de cette évolution : l’acception maritime a bel et bien disparu des définitions [3].

4 Ces définitions se distinguent par leur degré d’ouverture ou de fermeture. A Demangeon, qui en rédige deux (terme générique puis toponyme), renseigne l’histoire du mot, son origine, et surtout, donne une description physique réaliste très précise (relief sous-marin, longueur des côtes, largeur, longueur, profondeur moyenne) de l’archipel (mer Égée). P George propose une définition réductrice (« océanog. » !), ne jouant que sur le registre synonymique, voire tautologique, de l’acte définitoire. La définition de Brunet (cosignée par J.-P. Deler et J. Bonnemaison) cherche à couvrir le plus large espace de sens : d’une définition physique basique, elle passe aux types de problèmes géographiques, d’ailleurs « fascinants », des États-archipels, et ne néglige ni les usages imaginaires (Rimbaud et Hugo), ni les usages proprement analogiques : « l’image de l’archipel marque aussi la discontinuité du temps historique […]. Par analogie, l’on désigne parfois comme archipel un ensemble de lieux formant système mais séparés les uns des autres dans l’étendue ». Et de citer le fameux anthropologue des sociétés andines J.V. Murra, et le non moins fameux Archipel du Goulag d’A. Soljénitsyne. Enfin, la définition du dernier dictionnaire, rédigée par R. Dagorn, revient à un réalisme réducteur, mais d’un type nouveau, comme renversé, puisque focalisé sur l’« Archipel Mégalopolitain Mondial (AMM) », notion développée par O. Dollfus et caractérisant l’« espace formé par l’ensemble des nœuds du réseau urbain de niveau mondial, occupant une position centrale dans les productions d’excellence, d’innovation et de complexité à l’échelle planétaire ». La définition insiste sur les enjeux et les directions de recherche que la notion implique, pour les sciences sociales, dans les champs de la mondialisation, de la métropolisation et des territorialités nouvelles ; elle se traduit par une fermeture du sens, perceptible par exemple dans l’occultation du ressort analogique de la notion d’AMM, comme si le parcours de l’analogie s’achevait sur un nouveau sens propre.

5 Au total, les définitions sont très hétérogènes ; elles révèlent des objectifs, des types de réduction ou d’ouverture variables. On pourrait toutefois convenir que la définition de R Brunet et al. est la plus sensible à la richesse du terme, croisant des problématiques physiques et humaines ainsi que des enjeux transversaux et pluridisciplinaires. L’emploi du terme en géographie s’est considérablement élargi, et à ce sens pluriel s’est ajouté une acception non géographique, disons sociale, pour référer aux autres sciences sociales : le terme servirait alors des descriptions non géographiques de réalités sociales à forte structuration réticulaire. Mais l’analogie est bien d’abord image, métaphore, pour un espace social en mutation et en défaut de conceptualisation. Elle fonctionne ici comme béquille conceptuelle pour une réalité inédite : de fait, l’AMM, notion forgée pour comprendre les phénomènes émergeant, avec la mondialisation, au niveau le plus élevé des systèmes urbains, reste en chantier. Et si l’article est classé dans la catégorie « théorie de l’espace » du dictionnaire Lévy-Lussault, groupant les « notions et concepts les plus fondamentaux de la géographie » (p. 5), elle n’appartient pas aux « cent concepts pour penser l’espace » qui constituent « un résumé de la pensée géographique » (marqués par un losange noir). La formalisation théorique est en chemin, mais on ne saurait encore, semble-t-il, considérer cette notion comme un concept : c’est toute l’ambiguïté de la définition donnée plus haut qui parle d’un « espace ».

Une première transformation : le passage du toponyme au vocable général

6 Décrire et nommer le monde peut se faire par déplacement, invention, emprunt sémantiques ; mais aussi par généralisation d’un nom propre, ce « qui permet de résumer en un mot une définition » (Dainville, 1964, p. 322). L’entrée du terme archipel en géographie s’opère selon ce dernier procédé. À l’origine en effet archipel est un toponyme : la mer Égée (aigaion/aegeos pelagos, mer Égée ; ou agios/arkhi pelagos, mer sainte, mer principale, suivant les interprétations). L’incertitude étymologique n’est pas gênante en soi ; retenons que la forme grecque s’est diffusée par le biais du latin à l’italien médiéval, puis à la plupart des langues européennes, y compris les langues slaves. La traduction littérale « mer Égée » apparaît assez tardivement, alors que la forme première « Archipel » persiste jusqu’au xxe siècle, et qu’entre-temps archipel est devenu un mot commun de la géographie maritime.

7La définition donnée par Furetière dans son Dictionnaire nous introduit à une intéressante hypothèse sur les modalités même de cette généralisation du nom propre :

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« Archipel, ou Archipelage. Subst. Masc. Terme de géographie. Étendue de mer qui est entrecoupée d’un très grand nombre d’îles. Les Anciens n’ont guère connu que l’Archipelage des Grecs, qui contient les îles de la mer Égée. Depuis les géographes ont appelé l’Archipelage de Saint-Lazare, le grand nombre d’îles qui est aux Indes vers les costes de Malabar et de Malaca. Ensuite on a découvert l’Archipelage du Mexique, où il y a un très grand nombre d’isles : l’Archipelage des Maldives, où il y en a plus de 12 000 divisées en treize provinces ou gouvernements, qu’on appelle sur les lieux, Atollons : et enfin l’Archipelage des Philippines, où on dit qu’il y a onze mille isles, dont les principales obéissent au Roy d’Espagne ».

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« Le mot d’Archipelage vient par corruption de Aegeospelagos, c’est-à-dire la mer Égée, qu’on a dit aussi par corruption de Agiopelagos, ou Mer sainte, qui est le nom que les Grecs ont donné originairement à cette mer, à cause des isles Cyclades pour lesquelles ils avoient une grande vénération ».

10 Par le rappel, prétendument exhaustif, des découvertes d’archipels, A Furetière suggère que l’attribution du nom archipelage est déterminée par une analogie avec l’archipelage originel, fondée sur le grand nombre d’îles : la définition conserve explicitement ce fondement (« étendue de mer qui est entrecoupée d’un très grand nombre d’îles »), comme si l’effort de généralisation reproduisait d’abord simplement les caractéristiques singulières du lieu d’origine. Cette hypothèse d’une généralisation au cours des grandes découvertes est non seulement très séduisante, et F de Dainville l’esquissait déjà (1964, p. 101-102), mais en outre vérifiable, au moins en partie, dans les textes des grands voyageurs eux-mêmes. Bougainville par exemple rapporte à plusieurs reprises la découverte, ou la nomination, d’archipels dans le Pacifique : l’« Archipel dangereux », l’archipel de Bourbon, l’archipel des navigateurs ou l’archipel des grandes Cyclades (1771, p. 218, 276, 280, 292). La majuscule dans le premier exemple peut s’interpréter de deux façons : soit la nomination est incohérente, soit elle ne joue pas toujours dans le même registre analogique. La majuscule indiquerait que Bougainville compare un lieu à un autre lieu ; elle disparaîtrait lorsqu’il compare la forme d’un lieu à celle d’un autre. Si nous considérons cette alternative non pas comme une contradiction mais comme deux moments descriptifs (voire comme une allégorie de l’histoire de la description géographique), nous pourrions faire l’hypothèse que l’analogie, comme démarche cognitive, passerait d’abord par un temps de superposition des lieux avant que puisse être isolé le facteur proprement analogique et donc commun, général ou typique. Il est loisible dès lors de nous référer à ce que dit M Foucault de l’analogie, associant convenance et émulation (1966, p. 32-38), c’est-à-dire enchaînement et reflet à distance. La description géographique serait d’abord, ou longtemps, analogique, en ce sens que toute classification y serait précédée d’un moment où l’objet n’est pas identifié en sa singularité mais par son apparence et son apparentement : le nouveau n’est alors ni véritable altérité ni véritable différence. Le toponyme en vient donc à entrecroiser des lieux, le mot à superposer un sens toponymique et un sens typonymique. Le discours géographique n’entrerait dans l’ère de l’épistémé classique (classificatoire) que progressivement, par une lente et peut-être aléatoire séparation des mots et des choses – des mots et des lieux. Mais nous ne pouvons qu’y faire allusion ici.

11Si nous nous plaçons maintenant au moment où Bougainville, ou tel autre explorateur, décide d’employer le terme archipel, du moins au moment où il rapporte sa « découverte », nous nous apercevons que cette nomination est doublement géographique : parce qu’elle décrit un espace d’abord, mais aussi parce qu’elle requiert un regard cartographique. J.-L. Tissier analysait déjà deux critères de classification des îles, la forme et le « dispositif insulaire », comme supposant « l’existence d’une image cartographique » (1982, p. 52). De fait, les navigateurs, mais cela reste à mieux assurer, rapportent la qualification d’un espace comme archipel, une fois qu’ils sont sortis du groupe d’îles (ainsi, indirectement dans cet exemple de Bougainville : « J’ai nommé l’Archipel dangereux cet amas d’îles dont nous avons vu onze et qui sont probablement en plus grand nombre »). Avant cette sortie, il ne s’agit que d’îles isolées. L’archipel n’apparaît qu’au moment de la prise de conscience d’un ensemble, d’une entité, d’une totalité. C’est donc moins la fragmentation que la proximité relative des éléments, que la cohérence dans la discontinuité qui ferait archipel. Ce qui implique un regard redoublé, surplombant. D. Retaillé fait ainsi de l’archipel la « figure » par excellence d’une géographie du report cartographique :

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« l’enregistrement systématique et le plus plat possible des lieux, fixés dans leur qualité et position relative et reportés sur une même feuille (mappa), révèle des figures invisibles au voyageur. Elles aussi sont susceptibles de prendre nom : Copper Belt, Megalopolis, Nouvelles-Hébrides… Les archipels vrais, maritimes, découverts tardivement sont les exemples les plus accomplis du processus ».
(1997, p. 43)

13L’archipel est donc une figure géographique, comme on parle d’une figure de style, qui nécessite une mise en carte pour opérer : voir ne suffit plus, il faut survoler, se représenter.

Une deuxième transformation : de la mer entrecoupée au groupe d’îles

14Considérer que les grandes découvertes ont joué un rôle dans la formation du terme générique archipel n’épuise cependant pas les conséquences de cette ouverture des horizons géographiques. Le rapport géographique entre monde terrestre et monde maritime s’est considérablement modifié :

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« les premiers grands voyages océaniques ont donc eu pour résultat immédiat d’émietter en quelque sorte l’image de la terre […] en une poussière d’îlots : archipel innombrable en quoi se résout l’éclatement géographique de l’ancien monde et dont les découvertes ultérieures vont progressivement ressouder les éléments épars ».
(Lestringant, 1980, cité par Tissier, 1982, p. 63)

16L’intérêt d’une telle remarque est de faire sentir combien l’histoire du terme archipel a partie liée avec le basculement océanique de la conscience géographique. S’opère en effet entre les xviie et xviii e siècles (peut-être même sur un plus long pas de temps) un renversement sémantique spectaculaire, sur un axe non plus analogique mais métonymique. Pour A. Furetière, un archipel est encore une mer entrecoupée d’îles (une « étendue de mer »), en conformité avec l’étymologie. Chez Bougainville déjà [4], l’archipel est un « amas d’îles », un ensemble de terres, une « division » ou même une « chaîne » (1771, p. 218, 276, 280), une continuité terrestre ou quasi terrestre. L’archipel est une mer parsemée d’îles, l’archipel un groupe d’îles au milieu d’une mer. Le sens a donc glissé d’une unité maritime à une unité terrestre, sans doute paradoxale, mais a glissé également d’un statut de contenant (Furetière utilise le verbe contenir) à un statut de contenu : il y a bien métonymie. Cette transformation s’intègre parfaitement au modèle de F. Lestringant, dans la mesure où, si le monde finit par se « ressouder » à l’échelle de ses océans, le vocabulaire géographique finit aussi par s’adapter : par la substitution, en somme, de la classification à la duplication. Mais, en subordonnant désormais le référent maritime au référent terrestre, le terme archipel, comme « groupe d’îles », oublie, pour ainsi dire, qu’il n’apparaît que sur le plan d’une étendue maritime, qu’il se trouve au croisement de deux spatialités différentes, la terre et la mer. Une mer qui vient non pas délimiter une frontière, comme elle le fait pour l’île (Moles, 1982, p. 281), mais ouvrir un champ de relations.

17 Reste que ce renversement est essentiel pour l’histoire du terme. Longtemps en effet, jusqu’au début du xxe siècle, alors que se met en place la géographie moderne, le lieu dit et le terme générique ont coexisté : Archipel avec ou sans majuscule. Le risque de confusion apparaît par exemple dans tel emploi d’« archipel » par Max. Sorre (1943, p. 142 et 389) qui désigne de la sorte les îles de la mer Égée : dissocier les îles de la mer témoigne peut-être de ce que le référent maritime n’est pas oublié, mais également d’une perturbation sémantique où le toponyme se trouve contaminé par le terme générique.

Sens propres et sens figurés : généalogie de l’image archipélagique

18 Longtemps marquée par une hésitation (mer/groupe d’îles), l’entité territoriale archipélagique semble au total ne s’être affirmée qu’une fois que découvreurs et géographes eurent suffisamment usé de l’analogie pour que le toponyme perde de sa prévalence et qu’il soit comme recouvert par un grand nombre de cas plus semblables entre eux qu’avec lui : le passage d’une petite mer intérieure à la grandeur océane a modifié l’analogie initiale en accentuant la continuité aux dépens de la discontinuité, l’effet de groupe aux dépens de l’effet de morcellement. En somme, l’analogie s’est autonomisée de son ancrage originel, elle s’est délocalisée et fonctionne à un niveau qui n’est plus morphologique mais abstrait, théorique. Lorsque D Retaillé parle d’« archipel vrai », il donne ainsi à penser qu’il existerait d’autres archipels, des faux ; mais l’autre n’est plus un analogon. On change de registre cette fois, on entre dans une pratique qui transfère et altère (rend autre) le sens. Dès lors, toute « agglomération de choses » pourra être comparée à un archipel (Le Grand Robert). Un des premiers exemples, à notre connaissance, d’un emploi analogique, particulièrement proche de ce que M Foucault appelle l’émulation (qui a en elle « quelque chose du reflet », 1966, p. 34) se trouve dans l’Enquête d’Hérodote au paragraphe 97 du Livre II :

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« pendant la crue du Nil, les villes demeurent seules visibles au-dessus de l’eau, telles les îles de la mer Égée : car l’Égypte entière devient une mer, et seules les villes émergent encore. À ce moment, les bateaux ne suivent plus les chenaux du fleuve, mais vont tout droit par la plaine ».

20 Le terme est utilisé en général pour décrire ces figures, comme dit D Retaillé, qui supposent une prise d’altitude, une mise en carte au moins fictive. Certains poètes et écrivains font un usage descriptif similaire du terme. Ainsi Rimbaud : « J’ai vu des archipels sidéraux […] », mais aussi Hugo ou Char (La Parole en archipel). Mais le jeu de l’abstraction peut s’orienter aussi vers la mise au point d’un outil réflexif, explicatif. Dès 1932 par exemple, Élie Faure, médecin, historien de l’art et par ailleurs neveu de Reclus, fait paraître Découverte de l’archipel : il y propose un tour d’Europe culturel des peuples. Faure craint une dissolution des différences culturelles : face à un « ordre neuf » du monde, il importe de fixer les caractéristiques des peuples, car « voici le cinéma. Voici la radiophonie. Voici les mots et les images, allant, venant, volant et confrontés en tous pays. Voici les groupements du capital et les ententes du travail se solidarisant ou se combattant tour à tour par dessus les mers et les frontières » (p. 21-22). La mondialisation, dont on voit qu’elle est déjà pensée, en 1932, dans des termes voisins des nôtres, est un processus intéressant notre propos au premier chef. Car ce dont il est question ici, c’est d’un monde en archipel, constitué de continents et d’États reliés entre eux par des flux de toutes natures ; c’est d’une méta-continuité inédite, qui ne tiendrait plus compte des continuités ni des discontinuités physiques ou politico-culturelles.

21 Depuis la seconde guerre mondiale, cet usage figuré s’est répandu dans l’ensemble des sciences sociales [5], en liaison avec la prise de conscience progressive de la mise en réseaux du monde : de fait il s’agit souvent de décrire des réseaux de villes, des ensembles de lieux ou d’éléments (spatiaux, temporels, sociaux) dispersés mais formant une unité. Braudel parle ainsi, dès 1958, d’« archipels de villes » (1969, p. 60 et 182). Tout lecteur pourrait apporter son lot d’exemples confirmant l’essor du recours figuré au terme archipel… D’autant plus que se multiplient les occurrences dans les années 1990. Certains l’emploient même de manière tout à fait centrale, en particulier O. Dollfus dans son travail sur la mondialisation (1990, 1994, 1997…), avec la notion d’archipel (Métropolitain puis Mégalopolitain Mondial), où la majuscule nous semblerait un fort indice de mise en concept. Cette majuscule, qui disparaît, réapparaît etc., nous conduit d’ailleurs à un dernier renversement. La valeur toponymique du terme archipel s’est en effet transférée à un autre espace, le Japon, que nous nommons souvent « l’Archipel », voire « l’Archipel absolu ». Tout se passe comme si un nom de lieu était recréé (un nom propre donc) à partir d’un vocable générique dont on a oublié l’origine elle-même toponymique ! Mais nous n’irons pas plus loin dans l’exploration de cette substitution ; ce qui devrait être précisé en revanche, ce sont les modalités de conceptualisation, de poursuite de la généralisation (et non de retour au particulier) de l’archipel comme figure du territoire en réseau.

Penser un territoire en archipel : un défi théorique pour les sciences sociales

22« Jamais une toile d’araignée n’a transformé un mur en charpente ni une charpente en branche. Elle les place en résonance, c’est tout […]. Il faut alors écouter les échos et observer les dispositions qui se dessinent » : ainsi D. Retaillé pose-t-il les termes du problème (1997, p. 74). Il nous semble possible, en poursuivant notre analyse sémantique, de faire quelques propositions pour le mettre davantage en lumière.

Le monde en archipel : mondialisation et métropolisation

23 Les réseaux urbains, les réseaux en général, suscitent l’emploi d’images propres à décrire une spatialité qui perturbe nos catégories territoriales usuelles. M.-C. Fourny et A. Micoud énumèrent « nébuleuse », « ville-arachnide », « ville-internet », « métapole », « archipel », « réticulation », comme autant de manières de figurer une tension, en contexte de mondialisation et de métropolisation, entre l’attachement aux lieux dans leur singularité et la conscience de leur interdépendance (2002, p. 31 et 43). S’agissant des réseaux urbains, l’AMM nous paraît l’exemple le plus abouti en la matière. Il faut donc s’y attacher surtout. L’article du Dictionnaire de Lévy-Lussault attribue la paternité de l’expression, du sigle, du concept et de la définition à Dollfus, et cite un long passage d’un texte de 1997, La Mondialisation. On s’y reportera, ainsi qu’aux autres ouvrages de cet auteur. Ce qui retient notre attention ici, c’est, davantage que le contenu de la notion, sa genèse. Elle est liée à la réflexion sur le système Monde, et l’AMM (qui n’est encore que « métropolitain ») est présent dans la contribution de Dollfus à la Géographie universelle (1990, p. 524). Par ailleurs, jusqu’à la seconde moitié des années 1990, Dollfus emploie le terme dans un sens très large. Ainsi dans L’Espace Monde (1994), distingue-t-il des « archipels enchevêtrés » :

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« l’espace Monde, comme d’ailleurs une grande partie des espaces géographiques, est constitué d’un ensemble d’archipels, groupes d’ « îles » habitées, aux caractères communs, mais dont chaque élément est séparé des autres par des discontinuités, des étendues vides ou faiblement peuplées, qu’elles soient terrestres ou océaniques ».
(p. 19)

25 Contentons-nous de relever deux points. L’espace, d’abord, est tissé d’un certain nombre d’archipels qui se superposent ; mais l’enchevêtrement se repère aussi dans une dialectique des échelles où la figure de l’archipel s’offre à voir comme figure fractale, structurant donc une nouvelle vision de l’espace, en même temps que traduisant un nouveau fonctionnement du monde. Témoigne de ceci, dans la suite du texte, l’expression « archipel d’archipels » (p. 23) pour caractériser la structure de l’AMM : une demi-douzaine d’îles se constituent d’archipels secondaires, lesquels pourraient être encore subdivisés. Second point, l’AMM (sans majuscule à cette date, et même sans sigle, ce qui signalerait un stade moins avancé de mise en concept) est un type d’archipel parmi d’autres, et le second seulement de la brève typologie esquissée, après les densités humaines, et devant les cultures, les religions et les peuples. La pluralité des usages, cette richesse même de sens pose néanmoins problème : s’agit-il réellement de la même figure ? Les taches et les vides de population, les réseaux urbains, les cultures sont-ils réductibles à un même procès de conceptualisation ? À une même conception de l’espace ?

26 L’AMM apparaît comme un espace réticulé, structuré par les principaux nœuds urbains, les cinq ou six mégalopoles, qui concentrent l’essentiel du tertiaire supérieur et des fonctions de commandement, qui organisent à leur profit la mondialisation du monde. L’articulation pôles-territoires semble délaissée au profit d’un intérêt presque exclusif pour les liaisons entre les îles, et la production d’un territoire archipélagique occulterait, intellectuellement au moins, les autres formes territoriales : « les proximités entre métropoles créent une nouvelle territorialité qui les inclut, d’où l’efficacité de l’image de l’archipel : lorsque les liens entre les îles sont fonctionnels, on peut faire comme si on était en présence d’un territoire banal et passer de Londres à New York comme on irait de Londres à Bristol », affirme Dagorn (2003, p. 82). Mais une telle approche présente le risque tout à la fois de banaliser le territoire en réseau, et de subordonner les territoires préexistants à une image, une métaphore dont on voit bien, ici, la mécanique : faire comme si. Or, faire comme si ni banaliser ne suffisent à fonder un concept réellement opératoire ; c’est là tout le danger, bien connu par ailleurs [6], d’une pratique non contrôlée de l’analogie. C’est pourquoi nous croyons devoir prendre au sérieux la critique portée, par exemple par L. Carroué, à l’égard de ce type d’analyse de la mondialisation ou de la métropolisation, qui conduirait à déterritorialiser la mondialisation, à anthropomorphiser les unités métropolitaines, à les désolidariser de leurs arrières-pays, et enfin à survaloriser les fonctions internationales de ces métropoles (2002, p. 218). La critique est forte, parce qu’elle met bien le doigt sur le défaut territorial de la notion d’archipel urbain, telle qu’elle apparaît ici, comme si l’entre-deux-îles n’existait plus ; or un archipel, vrai ou faux, suppose un entre-deux, une césure, le détroit est même consubstantiel à l’entité et à la fonction archipélagique. En ce point se matérialise une conséquence du renversement métonymique d’archipel évoqué plus haut : l’oubli de la mer devient oubli de territoires. Lorsque la DATAR intitule « archipel éclaté » son scénario no 1 pour la France de 2020, elle exhibe magistralement cette acception tronquée du terme archipel (2002, p. 61-63) : le fossé entre les têtes de réseaux et les périphéries délaissées prend figure d’ablation, d’escamotage territorial. Cet « éclatement », nous n’en contestons certes pas la possibilité ; mais il nous paraît qu’un « archipel éclaté » n’est plus un archipel, que la formule pêche par emballement, qu’elle juxtapose deux grandeurs topologiques antinomiques : l’effet d’archipel et l’émiettement insulaire. Nous ferions pourtant volontiers l’hypothèse que la notion d’archipel présente un intérêt réel pour penser une territorialité nouvelle sans exclure les anciennes ni segmenter la réalité géographique en réseaux et en angles morts. Encore faut-il s’entendre sur les mots que l’on emploie.

De la confusion archipel-île

27 Si nous acceptons pour définition minimale d’archipel : « un ensemble d’éléments formant système », alors un grand nombre d’acceptions semblent ne pas s’y tenir, mais relever bien plutôt de ce que nous avons qualifié de modèle insulaire. Comme dans le cas de l’archipel des densités humaines chez O. Dollfus. Ou dans tel emploi de R. Brunet : « le monde est un univers d’îles, un archipel de noyaux peuplés séparés par des vides relatifs, voire absolus » (1990, p. 210). Or c’est introduire un biais dans la conception du territoire en archipel que de ne pas considérer l’archipel vrai comme une relation (écologique, biologique, sociale) mais comme une dispersion, laquelle renvoie au modèle insulaire. Le semis de points n’est qu’une dimension, cartographique, de l’archipel, de la fonction archipélagique, qui est une fonction topologique de continuité et non de discontinuité. L’exemple des modèles du Brésil proposés par H. Théry en 1995 manifeste cette confusion :

28

« le Brésil colonial et républicain, à l’économie agro-exportatrice, était […] organisé en cellules pratiquement autonomes, directement ouvertes sur le commerce international et sans relations entre elles : le modèle spatial dominant était celui de l’archipel, constitué de centres isolés par de vastes espaces vides et mal intégrés. Depuis trente ans, le phénomène majeur de la réorganisation spatiale brésilienne est l’unification du territoire, économique et politique ».
(p. 3)

29Cet emploi d’archipel nous paraît exemplaire d’une espèce de contresens géographique : si un archipel constitue bien une entité, une chaîne où la discontinuité permet la relation plus qu’elle ne favorise l’isolement [7], une unité territoriale en soi, on ne devrait pas pouvoir utiliser ce terme pour décrire l’état pré-unitaire d’un territoire en gestation. Au contraire, la réticulation, au moins potentielle, des éléments d’un archipel fait songer, non pas à un modèle cellulaire ou atomique, mais à un modèle moléculaire.

30 Ce type de confusion d’usage s’ajoute à l’acception tronquée des analyses sur la métropolisation pour gêner l’émergence d’une notion pleinement satisfaisante. Évoquons, pour finir, l’emploi quelque peu ambigu qu’en fait Chr. Grataloup, avec sa « logique de l’archipel » (1996, chap. 5 et glossaire, p. 196). « Parler d’archipel décrit un “monde” sans espace englobant » (p. 75), produit par la fission d’un méta-espace sous l’effet de sa diffusion et de son étirement : la babélisation de l’humanité serait par exemple la conséquence de l’extension de l’œkoumène (p. 75). Retenons de cette analyse géo-historique du monde qu’archipel est encore ici une image, pour un état du monde intermédiaire entre l’isolement des mondes et l’émergence de l’espace Monde, fonctionnant en nébuleuse faiblement interconnectée. En somme, le modèle de Chr. Grataloup se trouverait à mi-chemin entre le modèle archipélagique (qui constitue déjà un méta-espace) et le modèle insulaire. Peut-être est-il simplement une version de ce dernier ; définir l’archipel comme un « ensemble encore peu structuré d’espaces-mondes présentant quelques connexions » (p. 196), n’est-ce pas les considérer comme autant d’îles isolées plus ou moins reliées – et non comme un tout plus ou moins intégré ?

L’archipel dans les sciences sociales : défi et perspectives

31 Cette confusion courante entre les deux modèles tient à la richesse symbolique du terme : il suffit en général d’observer un groupe d’éléments pour songer à un archipel. Beaucoup d’auteurs ne l’emploient d’ailleurs qu’en effet d’annonce. Ainsi en est-il par exemple des ouvrages de B. Hervieu et J. Viard (2001) et de J.-M. Leniaud (2002), dont les sous-titres disent beaucoup mieux le contenu de l’ouvrage que le titre. Mais sans la même efficacité symbolique… P. Veltz de même l’emploie dans le sous-titre général de son ouvrage de 1996 (« l’économie d’archipel »), puis dans le titre du deuxième chapitre (« Zones, pôles, réseaux : l’économie d’archipel »), mais il s’y contente d’opposer un « territoire des zones » à un « territoire en réseau », à partir de l’analyse des nouveaux modes de fonctionnement des firmes, sans creuser l’image de l’archipel, sans même citer une fois le terme. L’image archipélagique ne va guère au-delà de l’intuition géographique : « l’intuition courante et la description géographique peuvent ici servir de guide pour orienter la réflexion théorique » (p. 53). Le chapitre 2 se conclut sur l’enjeu, prospectif, que représente pour les sciences sociales la pensée d’un territoire en réseau, « où chaque pôle se définit comme point d’entrecroisement et de commutation de réseaux multiples, noyau de densité dans un gigantesque enchevêtrement de flux qui est la seule réalité concrète – mais qui est aussi un défi à la représentation et à l’imagination » (p. 65). Cette vue d’un champ de flux, d’un enchevêtrement de réseaux comme seule réalité, formant un territoire « à la fois discontinu et feuilleté » (p. 61), est ambitieuse quant à une voie possible pour appréhender les nouvelles territorialités. Reste que Veltz néglige en grande partie d’indiquer comment s’articuleraient le réseau et le territoire classique, sa topologie du territoire en réseau subordonnant les relations verticales pôles-arrière-pays au maillage des relations entre les pôles (p. 62). C’est en ce point pourtant qu’archipel pourrait sans doute être le plus utile, même si le défi est loin d’être relevé.

32Ce défi prend sens, comme le note J. Viard, dans un contexte de bouleversement :

33

« nous vivons un changement d’ère lié à une remise en question radicale des échelles qui nous étaient familières, télescopant le proche et le lointain, le passé et le futur, plongeant le présent dans l’abîme. C’est en cela que la figure de l’archipel est stimulante, comme une figure d’un ordre discontinu, mais non sans logique ».
(1994, p. 8)

34Cet auteur entend proposer une figure pour penser un monde nouveau, « la fin des grandes civilisations de la conquête des terres et l’avènement d’un monde de la Terre, archipel par excellence » (p. 9). J. Viard cherche à penser une humanité planétaire, le dépassement des citoyennetés segmentées, un chemin vers le « village global ». En même temps, mais notre résumé est très schématique, la « figure de l’archipel » lui sert à décrire un processus d’individualisation par désorganisation du lien social (p. 51-55). Une ambivalence assumée :

35

« la figure maritime de l’archipel – que l’on voit poindre ici ou là chez des chercheurs et des journalistes – nous semble bien caractériser notre époque : une mondialisation des économies, des savoir-faire, des informations, des imaginaires et des cultures liée à un repli sur la sphère privée, la maison, le corps, le moi. Les anciens systèmes communautaires, qui créaient du lien social à partir du voisinage ou du travail, se rétractent sous l’effet de cette mise en circulation généralisée et de ses effets sur l’individuation ».
(p. 101)

36 Mais force est d’admettre qu’une telle ambivalence ne facilite pas le passage de la simple figure au concept en tant que tel, dans la mesure même où elle recoupe la tension entre modèle insulaire et modèle proprement archipélagique. Cependant, J. Viard, retrouvant ce qui était perdu, le référent maritime, ouvre une voie pour l’émergence d’un concept rendant compte de ce monde nouveau, d’une réalité à la fois continue et discontinue. Mais comment mieux expliciter cet « ordre discontinu, mais non sans logique », cette réalité paradoxale ?

37Paradoxale, oui, sans doute, si nous définissons le paradoxe avec Y. Barel, sociologue un peu oublié aujourd’hui, comme un rapport de superposition entre les parties et le tout (comme celle de l’organisme et de l’organe dans l’être unicellulaire, 1979, p. 42), entre l’élément et le système, ce qui permet d’intégrer la contradiction dans la pensée systémique (p. 70). Barel a cherché à montrer que l’un des outils pour rendre compte des relations entre les éléments d’un système et ce système est le champ (au sens des physiciens), « représentation de la réalité comme quelque chose d’à la fois continu et discret » (p. 165). Le champ, constitué de flux multiples, a l’aspect d’un continuum qui se digitalise, et donne forme à des polarités, là où les flux se croisent et se superposent. La conclusion qu’il en tire est qu’on ne peut pas distinguer l’élément du système, la polarité du flux, le point du champ, tout se tient ; celle que nous proposerions d’esquisser ici est que le territoire en archipel serait le produit d’une superposition d’ordres spatiaux différents, où la digitalisation résultant d’une mise en réseau ne serait pas découplée des localisations et des situations territoriales préexistantes.

Conclusion : L’ Archipel du Goulag et la complexité territoriale

38 L’ouvrage de Soljénitsyne est un étonnant ouvrage de géographie (cf. Brunet, 1981, qui explore assez peu la métaphore archipélagique en tant que telle), où l’hypothèse de la complexité territoriale pourrait puiser quelque aliment, qui suggère que « le territoire et la territorialité, loin d’être des conceptions anachroniques du rapport à l’espace des sociétés contemporaines, loin d’être des modalités périmées de ce rapport, restent des outils opératoires d’analyse de ce rapport, à condition de renoncer au caractère uniscalaire et totalisant que la signification de chacun de ces termes avait pu prendre » (Debarbieux, Vanier, 2002, p. 14). Voici un passage de la dédicace de Soljénitsyne :

39

« Quant à la Kolyma, c’est l’île la plus importante, la plus célèbre, le pôle de férocité de cet étonnant pays du GOULAG, déchiqueté par la géographie, tel un archipel, mais soudé par la psychologie, tel un continent, de ce pays quasi invisible, quasi impalpable, où habite précisément le peuple des z/k.
Cet archipel, telles des parcelles enclavées, a découpé et couvert de tachetures l’autre pays, celui qui le contient, il s’est incrusté dans ses villes, il surplombe ses rues – certains, pourtant, n’ont absolument rien deviné, de très nombreux autres en ont entendu parler plus ou moins vaguement, seuls ceux qui y ont fait un séjour savent tout.
Mais, comme si d’avoir vécu sur les îles de l’Archipel les avaient privés de l’usage de la parole, ils gardaient le silence ».
(1973, p. 5)

40 Ce qui fait archipel, Soljénitsyne le comprend à merveille : déchirure et soudure, continent déchiqueté mais contenu (le verbe contenir, comme chez Furetière, montre que le référent maritime, que le support n’est pas occulté), incrusté, surplombant, bref superposé à un espace continu, pays dans le pays. La majuscule finale atteste, elle, d’une dénomination devenue identitaire, d’une appropriation. D’autres images (hydrographiques, cancéreuses) sont convoquées pour décrire la même articulation des deux « pays », des deux espaces, l’un continu, l’autre réticulé, la superposition des deux mondes. Ces deux mondes ont fonctionné dans le même espace, dans les mêmes villes, le long des mêmes voies de chemin de fer, tout en restant irréductibles l’un à l’autre, « invisibles ». Cette remarque seulement : « avion, train, bateau, à toute heure un moyen de transport est en marche qui y conduit, mais aucun d’eux ne porte de plaque de destination » (p. 10). Cet Archipel est un envers de l’espace, un monde à l’envers, un « décalque » (Brunet, 1981, p. 222 et 226), et un antimonde sans doute, à la fois doublure et négatif (Brunet, 1993, p. 38).

41La figure de l’archipel, à la manière d’un « monde parallèle » (Brunet, 1981, p. 226), aurait donc doublement à voir avec notre problème territorial : au plan de la répartition spatiale des points d’ancrage, des « synapses » avec le monde, et au plan de l’organisation superposée des territorialités. Un autre passage de L’ Archipel du Goulag nous révèle cette géographie complexe :

42

« Prenez une grande carte de notre pays et déployez-la sur une table suffisamment large. Prenez un crayon gras et tracez des points noirs à l’endroit de tous les chefs-lieux de province, de tous les nœuds ferroviaires, de tous les centres de transbordement, là où prend fin le rail et où commence la voie d’eau, là où le fleuve incurve son cours et où commence le trajet à pied. Comment ? Toute la carte est souillée par un essaim de mouches infectieuses ? Non, vous avez tout simplement sous les yeux la carte grandiose de l’Archipel ».
(p. 376)

43 L’archipel n’est donc pas déconnecté du territoire sur lequel il se superpose. Il en constitue plutôt une dimension supplémentaire, prenant appui sur les polarités, même secondaires, c’est-à-dire sur le champ. À la limite, l’organisation géographique du Goulag redouble l’organisation urbaine réticulaire de l’espace soviétique – de tout espace social en définitive. De la même façon au juste que la distribution des camps est « conforme à celle du peuplement général de l’URSS » (Brunet, 1981, p. 215). Quels sont ainsi les caractères par lesquels le terme d’archipel pourrait devenir un concept opératoire pour articuler deux topologies ? Le territoire en archipel n’occulterait pas le « territoire des zones », comme dit P. Veltz, mais enregistrerait cependant une mutation de taille par rapport à un monde découpé en zones : de la même manière qu’un archipel vrai se positionne à l’intersection de l’ordre maritime et de l’ordre terrestre, le territoire archipélagique devrait correspondre à l’intersection ou à la superposition de deux ordres de spatialité, un ordre continu et un ordre discontinu. Il ne s’agit pas d’opposer, de distinguer le lieu et le lien, le territoire et le réseau, mais de concevoir que le territoire suppose (et supporte) une mise en communication. Ce qui peut sembler banal certes, mais pose un certain nombre de questions quant à l’aptitude de nos catégories à en rendre compte avec pertinence. Il n’y a pas de nouveau territoire, mais un nouveau fonctionnement des territoires, où la délimitation importe moins que la connexion. Peut-être ne s’agit-il que d’un renversement hiérarchique entre deux propriétés du territoire ? Nous en avons bien l’intuition, nous en proposons des images, il reste sans doute à le penser.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : archipel, métropolisation, sciences sociales, conceptualisation, territorialité, réseau

https://doi.org/10.3917/eg.344.0315

Notes

  • [1]
    On pourrait préférer l’opposition, reprise pour exemple par J. Bouveresse, entre métaphore scientifique et métaphore poétique (1999, p. 67-68) ; il nous a semblé plus pertinent, dans la perspective adoptée ici, différente de celle de Bouveresse (transposition d’un concept d’un champ disciplinaire à un autre), de distinguer l’usage métaphorique ou poétique d’un terme d’un usage conceptualisant.
  • [2]
    L’île est définie ici par son isolement, et l’archipel par sa réticulation ; l’une est élément de l’autre. Notre propos se distingue ainsi d’une géographie culturelle pour laquelle l’espace vécu des îliens s’élabore sur un certain nombre d’« effets d’archipels », et pour laquelle l’îléité est déjà « un essai de dépassement de l’insularité par le réseau » (Bonnemaison, 1990-1991, p. 123).
  • [3]
    Cette comparaison de définitions ne vise évidemment pas à l’exhaustivité mais à une mise en perspective historique. Le recours à d’autres définitions aurait permis de nuancer ou de préciser notre analyse : H. Coutau-Bégarie par exemple, dans le Dictionnaire de géopolitique, dirigé par Y. Lacoste, privilégie la géopolitique des archipels maritimes (1993, p. 175-176). Par ailleurs, Y. Lacoste, dans son Dictionnaire de géographie, relève l’étymologie « paradoxale » du terme archipel (une mer) et l’usage analogique qui en est fait, autour de ce qu’il appelle des « ensembles-archipels » (2003, p. 34).
  • [4]
    F de Dainville ne voit s’affirmer cette évolution qu’au cours du xixe siècle (1964, p. 102).
  • [5]
    Il convient de signaler ici qu’en géologie et en géographie physique l’emploi analogique du terme archipel (comme du terme îlot : îlot calcaire, etc. ) est récurrent, et sans doute plus ancien même que dans le champ des sciences sociales. Un seul exemple : G. Lespagnol y a recours pour décrire certaines formations granitiques du désert australien, telles l’Ayer’s Rock : « On a souvent comparé toutes ces émergences rocheuses aux îles d’un archipel surgissant des flots » (1898, p. 68). Il ouvre ainsi, se référant sur ce point à un auteur allemand, J. Walther, une piste intertextuelle qui resterait à explorer.
  • [6]
    M. Lussault rappelle par exemple « les effets pervers » du « comme si » (Lévy, Lussault, 2003, « Analogie »).
  • [7]
    On conviendra toutefois que la discontinuité puisse s’éprouver selon l’une ou l’autre de ces modalités de façon moins polarisée ou tranchée : ainsi de ces « cellules » qui ne sont que « pratiquement autonomes »…
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