Notes
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[*]
Je tiens à remercier vivement Paul Arnould, professeur à l’ENS-LSH, qui a bien voulu relire le manuscrit et me faire part de ses remarques.
1 Le feu est-il une malédiction funeste pour la forêt méditerranéenne, une sorte d’épée de Damoclès qui provoquera tôt ou tard sa disparition, comme semble l’affirmer le rapport d’EUROFOR de 1994 ? Doit-on l’assimiler à une maladie incurable, rongeant petit à petit les ressorts de la vie ? Le mal progresserait en plusieurs phases identifiées par Braun- Blanquet en 1934. D’après le schéma bien connu de ce botaniste, repris dans la plupart des manuels traitant de la forêt méditerranéenne, les incendies transforment d’abord les belles futaies d’yeuses en forêts claires et chétives. Puis, sous les assauts redoublés des flammes, les forêts clairsemées se réduisent à des îlots boisés envahis par un maquis hirsute. La garrigue est la phase terminale de cette alopécie galopante du sol méditerranéen. Lorsqu’elle disparaît à son tour, la garrigue cède la place à des versants rocailleux, dénudés et sans vie.
2Ce schéma très simplificateur de la dégradation de la forêt méditerranéenne a profondément marqué plusieurs générations de chercheurs pour qui le feu a été et demeure un redoutable ennemi. Cette approche catastrophiste de la problématique des incendies s’est traduite par une focalisation sur les excès du climat méditerranéen et sur la fragilité de la forêt comme éléments d’explication. Il en découle implicitement un véritable procès contre la nature méditerranéenne, dont les caractères si particuliers seraient responsables des feux. En substance, la nature méditerranéenne porterait en elle les germes de sa propre destruction : la sécheresse estivale récurrente et l’inflammabilité de la végétation entraîneraient le retour inéluctable du feu. Les grands incendies de l’été 2003 qui ont affecté le Sud-Ouest de l’Europe (plus de 400 000 ha uniquement au Portugal), conjugués aux effets d’une canicule des plus sévères, semblent abonder dans ce sens. Doit-on pour autant céder à la facilité, en contribuant à instruire un dossier à charge à l’encontre d’une forêt dont le gros défaut, en définitive, est de brûler trop aisément ?
3 L’objectif de cet article est de remettre largement en cause ce modèle d’explication. La forêt méditerranéenne brûle depuis des temps très reculés. Elle est pourtant toujours présente dans le paysage. Le retour périodique des feux est-il réellement la conséquence logique d’une nature ingrate, esclave d’une climatologie des extrêmes ? Ne peut-on pas avancer d’autres éléments d’explication ? Notamment, quelle responsabilité attribuer aux sociétés humaines ? La politique de prévention, conduite depuis le xixe siècle, est-elle adaptée et à l’abri de toute critique ? L’actualité récente fournit l’occasion d’une mise en perspective de cette réalité méditerranéenne ancienne qui, pour éviter le piège du catastrophisme, doit être resituée dans sa dimension historique.
Des étés de braises et de cendres
4« L’année 2003, en France, restera dans les mémoires comme l’une des plus dramatiques sur le plan des incendies de forêt ». C’est par cette phrase que commence le bilan des feux de forêt dans le Sud-Ouest de l’Europe en 2003, publié dans la revue Rendez-vous technique de l’ONF (Gilbert, 2004, p. 18). Tout en comprenant l’émoi suscité par les images de désolation qu’inspirent les forêts en flammes ou les bois carbonisés (photo 1), on ne peut être que surpris par la dramatisation faite de ce bilan, rédigé par un responsable de la sous-direction des forêts au ministère de l’Agriculture. Dans une région méditerranéenne périodiquement affectée par les incendies, les feux de 2003 ont-ils été à ce point exceptionnels ?
Forêt de chênes-lièges incendiée dans le massif des Maures en août 2003. Col du Bougnon, cliché pris le 27 décembre 2003 (V. Clément)
Forêt de chênes-lièges incendiée dans le massif des Maures en août 2003. Col du Bougnon, cliché pris le 27 décembre 2003 (V. Clément)
Une nouvelle offensive du feu
5Les bilans avancés par les services forestiers des pays du Sud-Ouest de l’Europe font apparaître de fortes disparités. Le Portugal est de loin le pays le plus dévasté par les feux de l’été 2003, avec un total de 417 000 ha brûlés (tabl. 1). Il est suivi par l’Espagne (130 190 ha), la France (61 545 ha) et l’Italie (58 902 ha). Ces chiffres ne concernent pas uniquement des superficies forestières puisqu’ils incluent aussi les surfaces couvertes de maquis ou de garrigues. En Italie par exemple, sur les 58 902 ha brûlés, moins de la moitié (24 328 ha) ont affecté des forêts. L’importance relative des feux en 2003 semble incontestable. Mais, en dehors du cas portugais, le bilan n’atteint pas des niveaux jusqu’à présent inégalés.
Le bilan des incendies dans le Sud-Ouest de l’Europe (en hectares, période 1993-2003)
Années | Espagne | France | Italie | Portugal |
---|---|---|---|---|
1993 | 89 331 | 11 901 | 203 749 | 49 963 |
1994 | 437 635 | 22 605 | 136 334 | 77 323 |
1995 | 143 468 | 9 988 | 48 884 | 169 612 |
1996 | 59 814 | 3 119 | 57 988 | 88 867 |
1997 | 98 503 | 12 250 | 111 230 | 30 535 |
1998 | 133 643 | 11 243 | 155 553 | 158 369 |
1999 | 82 217 | 12 782 | 71 117 | 70 613 |
2000 | 188 586 | 18 860 | 114 648 | 159 604 |
2001 | 66 075 | 17 965 | 76 427 | 96 667 |
2002 | 107 472 | 6 299 | 40 768 | 123 910 |
2003 | 103 190 | 61 545 | 58 902 | 417 000 |
Moyenne annuelle | 153 693 ha | 18 855 ha | 107 560 ha | 144 246 ha |
Le bilan des incendies dans le Sud-Ouest de l’Europe (en hectares, période 1993-2003)
6 En France par exemple, 2003 est sans aucun doute une très mauvaise année sur le front des incendies. Elle fait partie des huit années les plus fortement touchées par le feu depuis 1977. Ce n’est pas pour autant une année exceptionnelle. En 1989 et en 1990, le feu avait parcouru respectivement 56 871 ha et 53 897 ha, soit un ordre de grandeur comparable à celui de 2003. La perception d’un bilan catastrophique en France est liée à deux causes principales. La période antérieure est caractérisée par une très nette accalmie. Au cours de la décennie écoulée, aucune année n’a enregistré un total de superficies brûlées supérieur à 23 000 ha. L’année 2002 a été particulièrement clémente : seulement 1 677 départs de feu ont été recensés. Ils ont parcouru 6 299 ha, soit une superficie très inférieure à la moyenne décennale (18 855 ha/an). Autre donnée d’importance, les feux de 2003 sont concentrés en majorité dans le Var (18 820 ha) et en Haute-Corse (20 908 ha), qui totalisent 64,5 % des superficies incendiées en 2003. Or, les chiffres de 2002 sont incomparablement plus bas : 173 ha dans le Var et 993 ha en Haute-Corse. Cette grande différence avec les années antérieures et la répétition des feux dans ces deux départements se sont donc traduites par la perception d’un phénomène exceptionnel, alors que l’année 2003 a été moins désastreuse que 1990 dans le Var (26 960 ha brûlés).
7En Espagne et en Italie, l’année 2003 n’a rien non plus d’exceptionnel. On est encore loin des bilans catastrophiques de 1993 et de 1994, années durant lesquelles plus de 200 000 ha en Italie et plus de 430 000 ha en Espagne ont été parcourus par les flammes. En définitive, seul le bilan du Portugal est réellement hors norme. Les 417 000 ha incendiés ont affecté 4 % du territoire national, soit deux fois plus qu’en 1991, année qui jusqu’à présent détenait le triste record des superficies brûlées (182 486 ha) chez nos voisins lusitaniens.
Le mythe du pyromahne fou
8 Comment expliquer la recrudescence des feux de forêt en 2003 ? Faut-il encore une fois invoquer avec fatalisme l’action prédatrice des pyromanes, dont la fascination maladive pour le feu serait responsable du bilan de cet été ? Ou bien existe-t-il un lien mécanique entre la canicule et les incendies ? On ne dira jamais assez qu’en forêt méditerranéenne les départs de feu sont dans leur grande majorité d’origine humaine. La végétation méditerranéenne, bien que brûlant facilement, ne s’enflamme pas toute seule. Contrairement à d’autres forêts dans le monde (en particulier la taïga), la foudre ne provoque qu’une faible proportion des éclosions d’incendies, le plus souvent moins de 5 %. Les éruptions volcaniques, autre cause naturelle possible des incendies de forêt, sont rares autour de la Méditerranée. L’homme est en réalité responsable de la plus grande partie des feux, dans des proportions qui varient entre 92 % et 98 % selon les pays concernés (Velez, 2000 ; Colin et al., 2001 ; Porrero Rodriguez, 2001).
9Tous les incendiaires ne sont pas des pyromanes pris subitement d’un coup de folie. Le plus souvent, les feux sont liés à des négligences ou des malveillances (Alexandrian, Gouiran, 1992). Malgré les campagnes d’information, il est assez désolant de constater que les gestes d’incivilité (jets de mégots, grillades en forêt et autres bris de verre) déclenchent encore et toujours des départs de feux, notamment le long des autoroutes du Sud-Est de la France (Esnault, 1995). Ces feux prennent rarement un caractère catastrophique. Ils ont en revanche un effet indirect très négatif en obligeant les services de lutte à disperser leurs moyens sur le terrain. Les feux intentionnels sont beaucoup plus dévastateurs. Ils sont pensés, préparés, prémédités pour créer le plus de dommage possible, notamment en allumant plusieurs départs de feu simultanés un jour de grand vent. Les motifs de ces incendies volontaires ne manquent pas : protestation contre la création d’un parc naturel, revendication politique contre le pouvoir central, opposition contre le reboisement d’anciens pâturages, conflit entre les chasseurs et d’autres utilisateurs de la forêt, spéculation sur la requalification d’espaces forestiers en terrains urbanisables, recherche d’emploi dans la lutte contre l’incendie ou dans les travaux de restauration, et la liste est encore longue (Velez, 2000). Loin du mythe un peu naïf du pyromane fou, les feux de forêt sont donc largement révélateurs des enjeux économiques et des conflits pour la maîtrise de l’espace.
Fortes chaleurs et vents violents
10Les aléas météorologiques jouent aussi leur rôle en créant des conditions plus ou moins favorables à la propagation des feux, en particulier les coups de chaleur et les vents violents, comme nous l’a rappelé la canicule de l’été 2003 dans le Sud-Ouest de l’Europe. Au Portugal, pays le plus affecté par les incendies de forêt, l’année 2003 aura été l’une des plus chaudes du siècle écoulé. Entre janvier et septembre 2003, la plupart des stations ont enregistré des températures maximales supérieures à la normale, excepté pour le mois de février. La canicule a été à la fois intense et exceptionnellement longue, puisqu’elle a sévi du 11 juillet jusqu’à la mi-août. Au mois d’août, les records de chaleur ont été battus dans huit stations portugaises, avec des valeurs atteignant ou dépassant 39,5 °C. En France aussi les températures maximales ont atteint des valeurs très élevées dont les effets ont été amplifiés par le fort déficit hydrique. Entre le 1er février et le 18 août 2003, le Sud-Est de la France et la Corse n’ont reçu que 200 mm de précipitations, soit un déficit pluviométrique de 50 % par rapport à la normale.
11 Toutefois, il n’y a pas toujours de corrélation stricte entre les conditions météorologiques et les feux de forêt. Dans le cas du Portugal, la figure 1 met en évidence les anomalies de températures maximales enregistrées en août 2003. Le différentiel entre les moyennes des températures maximales atteintes en août 2003 et celles calculées sur la période 1961-1990 est plus accentué dans les régions de Lisbonne et du Tras os Montes. Dans ces deux régions, les moyennes des températures maximales normales, plus basses que dans les parties continentales et méridionales du Portugal (notamment dans l’Alentejo), ont été plus fortement dépassées. Ce n’est pas pour autant là qu’il a fait le plus chaud cet été. Les records absolus de chaleur ont été sensiblement plus élevés à Evora (43 °C) et à Beja (45,4 °C) qu’à Bragança (39,5 °C) et à Lisbonne (41,6 °C). Les secteurs les plus fortement incendiés ne recoupent que très partiellement les aires les plus affectées par l’effet canicule. Le large couloir central des grands incendies s’explique aussi par la conjonction de trois autres facteurs : la circulation des vents dominants d’ouest en est, l’existence d’un axe autoroutier majeur entre Lisbonne, l’Espagne et le reste de l’Europe, et l’importance relative dans cette partie du Portugal des plantations d’eucalyptus très inflammables (Arnould et al., 1997, p. 324).
Feux de forêt et canicule en août 2003 au Portugal : une corrélation imparfaite
Feux de forêt et canicule en août 2003 au Portugal : une corrélation imparfaite
12 Il n’y a donc pas de liens mécaniques entre la canicule et les feux de forêt. Quant à établir un lien éventuel entre les feux de 2003 et le changement climatique global, phénomène sur lequel nous avons encore beaucoup d’incertitudes (Leroux, 2002 ; Godard, 2001), il est difficile de se prononcer et cela pour plusieurs raisons. D’une part, la canicule de 2003 n’est pas un accident climatique isolé. De tels coups de chaleur se reproduisent environ tous les 20 à 30 ans, les épisodes les plus marquants des 50 dernières années étant ceux de 1947, 1976 et 1983. Les climatologues de MétéoFrance, qui ont analysé la canicule de 2003, n’établissent aucun lien avec le changement climatique global (Bessemoulin et al., 2004). D’autre part, le climat méditerranéen est caractérisé par une forte variabilité inter-annuelle des températures, y compris en été (Douguedroit, 1997). Il serait donc pour le moins hasardeux de conclure que la canicule et les feux de l’été 2003 sont la conséquence du changement climatique global, plutôt qu’un aléa météorologique finalement assez banal autour de la Méditerranée.
13Cependant, l’essentiel n’est sans doute pas là. La recherche scientifique sur les incendies de forêt en Méditerranée s’est trop appuyée sur le facteur climatique comme élément explicatif, contribuant ainsi à instruire un faux procès contre la nature méditerranéenne. La chaleur et le vent certes stimulent la propagation des feux, mais il faut réaffirmer avec force qu’ils n’en sont pas la cause directe. Comme cela a été rappelé, la très large majorité des éclosions d’incendies est d’origine humaine, et leur répétition s’inscrit dans l’épaisseur du temps. Il semble par conséquent nécessaire d’accorder une attention particulière à la dimension historique du phénomène incendie.
L’éternel retour d’un vieux démon
14Dans cette forêt habitée depuis des millénaires par les sociétés méditerranéennes, le feu est une réalité inscrite sur la longue durée. La mise en perspective historique de la problématique du feu est une clé essentielle de compréhension du phénomène. Si l’humanisation ancienne de la forêt méditerranéenne n’est plus à démontrer, on ne peut que constater avec étonnement la rareté des recherches historiques sur les incendies. Sans prétendre à l’exhaustivité, essayons de retracer brièvement les principaux jalons de la relation ancienne entre la forêt, le feu et les hommes.
Une végétation fille du feu
15La forêt méditerranéenne n’est certainement pas fragile, comme on peut le lire encore trop souvent. Elle possède au contraire une surprenante vigueur si l’on songe aux nombreuses contraintes auxquelles elle doit faire face : la sécheresse estivale, les coups de froid ou de chaleur, et bien entendu le feu. Les végétaux méditerranéens sont bien adaptés au retour périodique des incendies. Leur aptitude innée à la reconquête permet aux plantes de la Méditerranée de resurgir des sols calcinés dès la première ou la seconde année après le passage d’un feu.
16Le chêne-liège (voir photo 1) en est l’un des meilleurs exemples : grâce à son épaisse écorce subéreuse, il renaît très souvent de ses cendres. D’autres espèces, comme le pin d’Alep ou le pin brutia, ne sont pas seulement résistantes au feu. Ce sont des pyrophiles actives qui favorisent les incendies car elles ont besoin de leur passage régulier pour se reproduire. Les fortes températures atteintes lors d’un incendie font éclater les cônes, permettant ainsi l’essaimage des pignons. La teneur en résine très inflammable des pins augmente fortement le risque d’incendie. De plus, ces conifères propagent rapidement le feu par la projection de flammèches et de brandons. Les sautes de matières enflammées peuvent atteindre plus de 2 km dans le cas des pinèdes de pin d’Alep, entraînant ainsi l’allumage de foyers secondaires dans au moins 40 % des cas (Alexandrian, 2002). La végétation des sous-bois favorise aussi les incendies. Les oléastres, les pistachiers-térébinthes ou les lentisques contiennent des résines ou des huiles très inflammables. Tous ces végétaux possèdent de surcroît une partie ligneuse très développée qui fournit au feu une grande quantité de matières combustibles.
17 Le caractère pyrophile de la végétation méditerranéenne est le résultat d’une longue évolution qui remonte au moins au Néolithique. L’intensification des incendies, liée au développement des cultures et à la nécessité d’ouvrir des espaces de pâturage pour les troupeaux domestiques, a largement contribué à diffuser les chênes sempervirents et les pins méditerranéens, au détriment parfois de forêts caducifoliées préexistantes comme l’a démontré A. Durand (1998) pour le Languedoc. En Espagne, parmi les nombreux gisements anthracologiques analysés par J.-L. Vernet (1997, p. 129), celui de la Cova de Cendres (province d’Alicante) est l’un des plus représentatifs de la transformation ancienne des paysages forestiers méditerranéens par le feu. Vers 7 500 BP, la végétation de cette région ibérique se composait d’une chênaie verte, accompagnée par un chêne caducifolié (probablement le chêne faginé). L’exploitation de la chênaie, ainsi que la pratique de l’élevage et de l’agriculture, se sont traduites par une première phase d’ouverture des peuplements vers 6 000 BP. L’utilisation du feu est signée par l’apparition de bio-indicateurs pyrophiles comme le pin d’Alep. La substitution de la chênaie par une pinède à pin d’Alep n’apparaît qu’au début du Néolithique, entre 6 000 et 4 500 BP. Elle est liée en grande partie à la multiplication des incendies d’origine humaine. La répétition des feux durant le Chalcolithique et l’âge du Bronze, entre 4 000 et 3 000 BP, a provoqué l’expansion d’un matorral composé de pyrophytes (ciste, romarin, lavande, bruyère multiflore) au détriment de la pinède.
18 La végétation méditerranéenne actuelle est ainsi largement la fille du feu. Dès la Préhistoire, le feu a constitué un moyen efficace d’aménagement des forêts par les paysans du Néolithique (Arnould, 2002). La cohabition du feu, des hommes et de la forêt s’est prolongée tout au long de l’histoire. Le feu n’était pas uniquement lié aux activités agricoles ou pastorales, comme en témoignent les auteurs de l’Antiquité.
Les feux antiques
19Zeus, Jupiter ou Vulcain, ces dieux majeurs des théogonies antiques nous rappellent que, dans la mythologie grecque ou latine, le feu est indissociable de la représentation de l’Univers. Avec l’air, l’eau, la terre, il en constitue un des éléments essentiels. Les auteurs antiques sont des témoins privilégiés de leur temps. Beaucoup ont été à la source des sciences modernes. Il est par conséquent logique d’interroger leurs écrits pour connaître l’importance et la diversité des feux aux origines de l’histoire autour de la Méditerranée. Comment l’incendie était-il appréhendé ? Était-il considéré comme un bienfait servant à lutter contre une forêt trop envahissante ? Ou à l’inverse, était-il perçu comme une calamité récurrente qu’il fallait combattre ?
20 D’après les auteurs de l’Antiquité, le feu pouvait avoir trois origines différentes. Le plus souvent, ils associaient les feux spontanés à des forces divines ou surnaturelles. Cependant, dans son traité De la nature, Lucrèce (98-55 av. J.-C.) se démarque de cette vision des choses. Pour lui, le feu peut être provoqué par le frottement des branches ou par la foudre : « Si pourtant un arbre branchu vacille sous les vents et ployant s’échauffe contre les branches d’un autre arbre, une étincelle jaillit par le frottement violent et parfois éclate la ferveur ardente des flammes tandis que les branches et les troncs s’entrechoquent » (De la nature, V. 1096-1100). Cette théorie du frottement des branches est une croyance ancienne, déjà évoquée par Thucydide (460-395 av. J.-C.) quatre siècles auparavant (La Guerre du Péloponnèse, II. 77). Concernant la foudre, Lucrèce explique longuement qu’elle n’est pas d’origine divine (De la nature, VI. 379-422). Elle se produit par le choc des nuages ou par l’échauffement du vent, et s’écoule à grande vitesse comme un fluide en brûlant tout sur son passage. Les feux d’origine naturelle sont perçus comme un mauvais présage ou comme une fatalité. Virgile (70-19 av. J.-C.) écrit dans sa première bucolique : « Ce malheur bien souvent, mais j’étais aveugle, nous a été prédit, je me rappelle maintenant, par les chênes atteints du feu céleste ». Mais plus loin, dans la septième bucolique, il avance une interprétation plus rationnelle, en associant de manière précise le feu au solstice d’été et aux chaleurs ardentes de la saison estivale (Les Bucoliques, p. 25 et p. 59).
21 Le feu était aussi une technique de guerre pour réduire un ennemi, au même titre que le siège ou l’assaut d’une cité. Au cours des nombreuses batailles qui opposèrent les Perses et les Grecs, le feu s’est révélé être une arme redoutable. Hérodote (484-420 av. J.-C.) raconte dans son enquête qu’en 498 av. J.-C., lors de l’expédition des Athéniens contre la cité de Sardes (Asie Mineure), la ville fut totalement ravagée par un incendie provoqué par des jets de flèches enflammées (Enquête, V. 99-102). Les Lydiens durent abandonner la ville et se réfugier dans les forêts du mont Tmolos. La même technique militaire était utilisée dans les combats fratricides entre les cités grecques. Thucydide rapporte comment en 429 av. J.-C. les Péloponnésiens ont incendié la ville de Platée, dans l’Attique. Ils entassèrent des fagots de bois autour de la ville, puis y mirent le feu avec du soufre et de la poix enflammée (Guerre du Péloponnèse, II. 77). Ils ont ainsi provoqué un incendie d’une extraordinaire violence. De tels brasiers, que seules les pluies pouvaient arrêter, se propageaient souvent aux forêts alentour.
22Cependant, tous les feux d’origine humaine n’étaient pas inhérents à l’art de la guerre. La troisième manifestation du feu chez les auteurs antiques est liée aux pratiques agro-pastorales. Lucain (39-65 ap. J.-C.) nous livre un témoignage sans ambiguïté sur l’importance des feux pastoraux en Thessalie au Ier siècle de notre ère : « Ainsi, quand l’Apulien, s’apprêtant à faire pousser le gazon dans les plaines où tout a été brouté et à renouveler les herbes d’hiver, échauffe la terre avec la flamme, on voit briller à la fois Garganus et les champs de Vultur et les pacages brûlants de Matinus » (La Guerre civile, la Phrasale, IX. 180-186). Ces feux couvraient de vastes superficies qui ne se limitaient pas à la plaine, puisque Lucain nous informe indirectement que les montagnes boisées d’Apulie (Garganus, Vultur et Matinus) étaient aussi parcourues par les flammes. Malgré les dommages causés aux forêts, cette pratique de régénération des pâturages par des brûlis plus ou moins maîtrisés n’est pas dénoncée par les agronomes latins. Dans les traités d’agriculture de Columelle (ier siècle ap. J.-C.) ou de Palladius (dates inconnues, ive siècle ap. J.-C.), elle apparaît comme une technique tout à fait banale (Columelle, II. 2 ; Palladius, IX. 4).
23 Si le feu prométhéen a permis d’arracher l’humanité à la vie sauvage, son utilisation n’a pas toujours été bénéfique. Les feux guerriers ou pastoraux provoquèrent, dès l’Antiquité, la ruine de certaines forêts. Platon (427-347 av. J.-C.), dans le Critias, dresse un bref état des lieux de l’Attique, en déplorant le déboisement des montagnes (Critias, p. 532). À la place des vastes forêts préexistantes, Platon décrit un paysage de rochers dénudés, de champs pierreux dépourvus de terre végétale et de sources taries. Singulièrement, il en attribue la cause à un mystérieux cataclysme, alors que l’usage du feu est plus certainement responsable de la déforestation et du ravinement de ces montagnes.
La chasse aux incendiaires
24 À partir du Moyen Âge, le fait le plus notable par rapport à l’Antiquité est la prise de conscience du risque que représentent les incendies. Cela se traduit par l’adoption de lois visant à dissuader les incendiaires. Le droit wisigoth en Espagne fut sans doute l’un des premiers à assimiler l’incendie de forêt à un délit. Dans le Fuero Juzgo de l’an 654, tout homme surpris à brûler la forêt était condamné à une amende et à recevoir cent gifles (livre VIII, titre III, alinéa 2). Les mesures de protection des forêts ont été reprises dans les textes de lois espagnols postérieurs (Siete Partidas de 1263, Ordenamiento de Alcalá de 1325). Mais ces dispositions juridiques se révélèrent peu efficaces. Lors des Cortes de Valladolid de 1351, Pedro Ier (1334-1369) dénonça les dégâts commis contre les forêts : « ceux qui vivent dans les contrées des pinèdes et des yeuseraies les coupent et les brûlent pour faire de nouvelles terres, et ainsi ils détruisent tout » (Real Academia de Historia, Cortes de Valladolid, tome II, titre 61, p. 36). Pour éviter de tels agissements, Pedro Ier durcit la législation. Les individus coupables d’avoir incendié la forêt devaient être condamnés à mort.
25D’autres mesures avaient pour but de prévenir les dommages causés par les incendies. En Sardaigne, la Charte de Logus, édictée en 1386 par Eleonora d’Arborea (1347-1404), contient plusieurs dispositions de prévention regroupées dans les Ordinamentos de foghu (Scanu, 1991). D’après l’article 49, les citoyens devaient participer à la création et à l’entretien d’un coupe-feu (appelé doha) autour des villes et des villages, en éliminant les herbes et les arbustes. Ce travail s’effectuait chaque année, au début du mois de juillet. Ceux qui ne participaient pas à cette tâche collective étaient tenus responsables en cas d’incendie. La peine encourue était le paiement d’une amende et la perte de la main droite, voire la condamnation à mort pour les incendies les plus graves.
26 Toutes ces mesures de lutte contre les incendies ont été reformulées à maintes reprises à l’époque moderne (Amouric, 1992, p. 129-131). En France par exemple, la Chambre des eaux et forêts du parlement d’Aix-en-Provence promulgua en 1602 un arrêté faisant « inhibitions ausdits propriétaires et vsagers, de ne couper aucun bois pour le brusler sur les lieux, faire eyssarts pour conuertir la terre en labeur ». Cette prohibition est réitérée dans des termes presque identiques par deux autres arrêtés du parlement d’Aix datant de 1633 et de 1659 (archives départementales de Digne, circulaires, arrêtés et ordonnances d’Ancien Régime, liasse A2). L’ordonnance de Colbert de 1669 étend cette interdiction à toutes les forêts du royaume. En effet, l’article 32 du titre XXVII défendait à quiconque d’effectuer des brûlages en forêt ou dans les landes sous peine de châtiments corporels et du paiement d’une amende (Devèze, 1962). Ces dispositions sont rappelées par le parlement d’Aix-en-Provence en 1706, 1763 et 1773 (Amouric, 1992, p. 130). La réitération de ces interdits démontre à l’évidence leur inefficacité. À cela plusieurs explications : la taille des superficies à surveiller, la difficulté de contrôler l’activité des nombreux coureurs de bois qui exerçaient leur activité en forêt (bergers, charbonniers, gemmeurs, cueilleurs de plantes médicinales…) ou encore le poids des usages et des pratiques.
27Au xix e siècle, l’entrée en scène des nouveaux acteurs que sont les ingénieurs forestiers a permis sans doute une meilleure prise en compte du risque que représentait le feu dans les forêts. Mais ce ne fut pas la fin des incendies, bien au contraire. L’appropriation souvent autoritaire de la gestion des forêts par les différentes administrations forestières, au détriment des communautés rurales (Kalaora, Savoye, 1986 ; Corvol, 1987 ; Bouisset, 1998 ; Clément, 2002), s’est accompagnée d’une recrudescence des incendies. Le feu est devenu l’une des formes de protestation des ruraux contre la remise en cause de leurs droits séculaires (Amouric, 1992, p. 117). Les reboisements effectués par les services forestiers (restauration des terrains de montagne en France, reboisement des baldios au Portugal, reboisements du patrimonio forestal en Espagne), suivis d’une interdiction stricte de tous les droits d’usage, attisèrent encore plus la colère paysanne. Ainsi, dans la province de Soria en 1868, de grands incendies furent provoqués par les communautés rurales pour dénoncer les nouvelles plantations de pins réalisées sur d’anciens terrains de parcours. Les services forestiers qualifièrent ces actes « d’attentats vandaliques » et de « stupides vengeances », ne laissant par là même aucun doute sur la nature protestataire de ces feux (Breñosa, 1869). Les mêmes causes produisirent les mêmes effets dans les Cévennes, à partir des années 1870 (Cornu, 2003).
28Au total, retenons deux idées simples de cette brève mise en perspective historique. Tout d’abord, les feux sont loin d’être un phénomène récent. Toute l’histoire de la forêt méditerranéenne est traversée par le retour périodique des incendies. Ensuite, les feux de forêt ne sont pas le résultat des caractéristiques particulières du milieu, postulat qui est pourtant au cœur du procès contre la nature méditerranéenne instruit par tout un courant de recherche sur les incendies. La répétition des feux est avant tout un fait culturel, inscrit dans un système de relations ambivalent entre la forêt et les sociétés puisque le feu était perçu soit comme un mode de gestion efficace par les communautés paysannes (Grove, Rackham, 2001 ; Landsberg, 1997), soit comme un danger par les élites politiques. La prévention des incendies engagée depuis le xixe siècle a-t-elle permis de réduire ce risque ?
Les errances de la politique de prévention
29Dès le xix e siècle, en liaison avec l’apparition des différentes administrations forestières dans le Sud-Ouest de l’Europe, la lutte contre les incendies a été fondée sur un renforcement de la criminalisation des feux et sur le postulat d’une forêt fragile et menacée. Cette approche de la problématique des feux, qui a perduré durant la plus grande partie du xxe siècle, a non seulement orienté la prévention des incendies vers une protection lourde contre les feux déclarés, mais elle a aussi constitué l’essentiel de la politique forestière, au détriment d’une véritable valorisation économique de la forêt méditerranéenne. Était-ce la meilleure façon de préserver cette forêt anciennement habitée par les hommes ?
Les effets pervers de la criminalisation des feux
30La prévention moderne des incendies en forêt méditerranéenne remonte à la seconde moitié du xixe siècle. Dès 1865, Ch. de Ribbe posait les fondements de la lutte contre le feu dans son ouvrage intitulé Des incendies de forêts dans la région des Maures et de l’Esterel. Leurs causes. Leur histoire. Moyens d’y remédier. Ce livre précurseur, amplement diffusé à l’époque (Chalvet, 2000, p. 235), fut le point de départ de la loi du 6 juillet 1870 sur la protection des forêts des Maures et de l’Esterel que l’on appelait alors, de manière tout à fait symptomatique, la « région du feu ». La loi de 1870 énonça les principes essentiels de la lutte contre les incendies. Les solutions avancées étaient assez comparables aux dogmes actuels : légiférer pour interdire tout brûlage en forêt, débroussailler les sous-bois, établir un coupe-feu, promouvoir la création d’un service de lutte avec des agents spécialisés, élégamment baptisés les « sapeurs des forêts » (Ribbe, 1865, p. 75-76 et p. 95).
31 Tous les ingrédients de l’échec relatif de la lutte contre l’incendie étaient déjà réunis. Comme le soulignent A.T. Grove et O. Rackham, la criminalisation du feu au cours de l’histoire n’a jamais été d’aucune efficacité pour protéger les forêts méditerranéennes (Groves, Rackham, 2001, p. 229). Elle est de plus assez contradictoire avec la nécessité de débroussailler les sous-bois, ce qui traditionnellement a été effectué par les feux paysans (occupational burning). Au xixe et durant la première moitié du xxe siècle, la limitation drastique des droits d’usage par les différentes administrations forestières a largement contribué à ruiner l’économie agro-sylvo-pastorale des arrières-pays méditerranéens et à accélérer leur baisse démographique.
32 L’exemple des Maures et de l’Esterel est particulièrement révélateur de l’impasse dans laquelle s’est durablement égarée la politique de prévention. À la suite des grands incendies de forêt de 1877 dans ces massifs, l’ingénieur forestier A. de Guiny, en poste dans le Var, exprimait déjà et sans réserves les limites de la loi de 1870 : « On doit, en effet, se demander si la loi nouvelle n’est pas inefficace, si les travaux entrepris dans les forêts de l’État n’ont pas été inutiles, en un mot, si l’impossibilité de lutter contre les incendies des forêts du Var n’est pas définitivement démontrée » (Guiny, 1877, p. 513). Le principal obstacle souligné par A. de Guiny est l’inapplicabilité du débroussaillement, en raison de son coût très élevé dans un espace ayant subi un fort exode rural. En 1886, le docteur F. Depelchin a consacré tout un chapitre sur les feux des Maures et de l’Esterel dans son ouvrage sur les Forêts de la France. Le livre a été favorablement commenté par l’ingénieur forestier Le Grix dans la Revue des Eaux et Forêts (Le Grix, 1886). F. Depelchin critiquait lui aussi la législation contre les incendiaires de 1870 et pointait du doigt l’écueil majeur que représente l’absence de toute valorisation économique de la forêt : « La méthode véritablement curative consisterait à développer rationnellement, à améliorer, à encourager la culture et les industries forestières dans la région des Maures et de l’Esterel […]. C’est à ce prix et par ce moyen que les incendies ne seront plus à redouter » (Depelchin, 1886, p. 363). En 1933, dans son livre sur l’Homme et la forêt, P. Deffontaines dressa un bilan alarmiste de la progression des incendies dans les Maures et l’Esterel entre 1880 et 1929. Les feux ont en effet parcouru 35 000 ha entre 1880 et 1900, 55 000 ha entre 1900 et 1915, 143 000 ha entre 1915 et 1929. P. Deffontaines établissait alors un lien direct entre l’augmentation des feux et l’abandon des terres : « Cette progression funeste s’explique par la disparition de cultures qui coupaient autrefois les massifs, opposant des obstacles à la marche des flammes. Le pays se dépeuple, les cultures reculent ; ici, bien loin que ce soit les boisements qui en profitent, c’est le feu qui trouve un milieu plus favorable » (Deffontaines, 1933, p. 158).
33 Au lieu de développer l’économie forestière, la multiplication des interdits a non seulement ruiné le système agro-sylvo-pastoral traditionnel, mais elle a de surcroît conduit à une dangereuse perte de lien social entre la forêt et les populations autochtones. La remise en cause de la gestion paysanne de la forêt et l’exode vers les villes ont eu des effets contre-productifs. Au fil du temps, la densification du couvert végétal, le vieillissement des taillis, la reconquête arbustive des sous-bois et l’accumulation de bois morts liée à la réduction des prélèvements, ont augmenté la présence de matière combustible dans les forêts méditerranéennes du Sud-Ouest de l’Europe. Les choix en matière de politique de lutte contre les incendies au xixe siècle, en grande partie responsables de l’état actuel des forêts, ont fortement augmenté la vulnérabilité de la forêt méditerranéenne en rompant l’équilibre instable qui s’était instauré entre les communautés paysannes et le milieu forestier. Le problème du débrousaillement des forêts est toujours d’actualité, et il est loin d’être résolu.
Le présupposé de la forêt en danger
34L’autre idée héritée du xixe siècle servant encore à légitimer la lutte contre le feu est celle d’une forêt en danger. Les assauts répétés des flammes entraîneraient inéluctablement la disparition de la forêt méditerranéenne (EUROFOR, 1994). Ce postulat erroné va souvent de pair avec une vision misérabiliste de la forêt méditerranéenne, inlassablement qualifiée de dégradée, fragile ou chétive. Si tel était le cas, pourquoi engager autant de moyens pour protéger une forêt ayant perdu toute valeur écologique ou paysagère ?
35 Au-delà de cette vision catastrophiste, assimilant le feu à une menace permanente pour la forêt, on peut opposer un point de vue différent. Le feu n’a pas que des effets négatifs. Les traits si originaux de la forêt méditerranéenne, notamment sa composition floristique et ses mosaïques paysagères, sont largement tributaires d’une histoire rythmée par le retour périodique du feu. Le passage des incendies permet de conserver des milieux ouverts, maquis ou garrigues, qui constituent un véritable conservatoire de la biodiversité méditerranéenne (Médail, Quezel, 1997). Du point de vue de la dynamique forestière, M. Barbero, P. Quezel et R. Loisel ont démontré que l’incendie était une perturbation indispensable à la régénération de la forêt méditerranéenne (Barbero et al., 1990 ; Clément, 1999). À long terme, l’absence totale de feu réduirait considérablement la présence des espèces pionnières et pyrophiles, ce qui aurait pour effet de limiter les capacités de résilience de la forêt méditerranéenne.
36Loin d’être menacée par le retour périodique des incendies, la forêt méditerranéenne est en pleine expansion depuis le xix e siècle. Elle recolonise les espaces progressivement abandonnés par l’agriculture ou par l’élevage dans les arrière-pays méditerranéens du Sud-Ouest de l’Europe. Ainsi, dans les Préalpes du Sud, les surfaces forestières ont été multipliées en moyenne par trois depuis un siècle (Vallauri, 1997, p. 336). Les reboisements en pin noir d’Autriche effectués par les services de Restauration des terrains de montagne (RTM) ne représentent qu’une faible part de cette reconquête forestière (moins de 5 %). Pour D. Vallauri, celle-ci est surtout le fait d’une dynamique spontanée, engendrée par la déprise rurale. Le retour de la forêt se poursuit de nos jours : au cours des dix dernières années, la forêt méditerranéenne française a progressé de 11 % (Clément, 1999 ; Clément, Jappiot, 2005). Il ne s’agit pas uniquement de formations pionnières. On assiste aussi par endroits à un retour de chênes caducifoliés, notamment le chêne pubescent sur le versant méridional de la montagne de Lure. Ce n’est pas un cas spécifique à la France. Le chêne faginé en Espagne, le chêne pyrénéen au Portugal et le chêne chevelu en Italie reconquièrent aussi des territoires perdus au détriment des chênes sempervirents (Simon, 1997, p. 179).
37 La diabolisation du feu est par conséquent un non-sens, tant du point de vue de la biodiversité que de la dynamique forestière. La crainte qu’il suscite tient surtout à la modification de la perception du phénomène. Autrefois, le feu entrait dans le registre des pratiques habituelles et assumées par les populations locales, même si par ailleurs il était dénoncé par les élites politiques et par les forestiers. Aujourd’hui, dans nos sociétés ultra-sécuritaires et urbaines, le feu est toujours vécu comme un échec, une crise, une menace. Plus que par rapport à la forêt, la lutte contre les incendies trouve sa légitimité dans la protection des biens et des personnes qui ont récemment investi le milieu forestier. Il s’agit bien souvent de néo-ruraux, installés temporairement ou durablement (résidences secondaires, retraités, rurbains), sans avoir de liens réels avec le milieu forestier. Ces nouveaux habitants de la forêt n’ont pas de mémoire du risque. La forêt est pour eux un simple décor. Elle symbolise une liberté retrouvée face à l’espace de contrainte que constitue la ville, au même titre que les rivières dont la proximité est recherchée malgré le risque d’inondation (Vanssay, 2003, p. 54). La progression de l’urbanisation autour des grandes villes méditerranéennes et le mitage de la forêt par les villas dans les espaces touristiques littoraux n’ont pas créé la problématique du feu. En revanche, ils ont assurément ouvert un nouveau front d’incendies en multipliant les interfaces forêt-urbanisation. Cela ne signifie pas que le risque d’incendies ait disparu des espaces ruraux. En 2003, le département de Haute-Corse, en grande partie rural, a été le plus touché des départements français (près de 21 000 ha brûlés, contre seulement 2 308 ha dans les Bouches-du-Rhône).
Les nouvelles orientations de la lutte contre l’incendie
38Depuis deux décennies, on assiste à une formidable mobilisation scientifique, juridique et technique pour lutter contre le feu. Le premier forum international sur les stratégies de prévention des incendies dans les forêts du Sud de l’Europe, qui s’est tenu à Bordeaux du 31 janvier au 2 février 2002, témoigne de la mobilisation sans précédent de la recherche dans ce domaine (Union des sylviculteurs du Sud de l’Europe et al., 2002). Au-delà de la mise en œuvre d’approches sophistiquées (SIG, télédétection, modélisation mathématique) pour identifier les zones à risque, modéliser la dynamique des feux, étudier l’inflammabilité des végétaux ou établir des prévisions météorologiques plus fines, ce qui retient le plus l’attention est la redécouverte de méthodes de gestion traditionnelles. Les brûlages dirigés, l’introduction de troupeaux débroussailleurs ou encore la reconstitution de mosaïques paysagères rappellent étrangement les formes de gestion paysanne de la forêt tant décriées auparavant. Les plans de prévention intègrent de plus en plus ces différents aspects, dans une vision plus large d’aménagement du territoire (Delannoy, Viret, 2003, p. 67).
39 L’exemple de la politique de lutte contre les incendies menée dans les Pyrénées-Orientales illustre parfaitement cette évolution. Avant 1990, la stratégie adoptée fonctionnait en vase clos : elle était « conçue par des forestiers, sur un domaine forestier, avec des moyens forestiers » (Bourgoin, 2002). Cet esprit de corps, faisant de la forêt le domaine réservé des forestiers, s’est traduit par une orientation lourde de lutte contre les incendies déclarés. Les aménagements DFCI (Défense des forêts contre l’incendie) témoignent de cette orientation. Ils se limitent à trois types d’équipements : les pistes d’accès, les pare-feu (25 m de part et d’autre d’une piste) et les points d’eau. Ces aménagements sont principalement destinés aux interventions d’urgence, sans pour autant apporter de réponse durable à la problématique du feu. De plus, les périmètres DFCI, conçus d’abord pour lutter contre les incendies dans les Landes, ont été étendus aux régions méditerranéennes où ils se sont révélés peu efficaces en raison principalement des difficultés d’accessibilité (relief plus accidenté) et du morcellement de la propriété forestière. À partir de 1990, les responsables de la Direction départementale de l’agriculture et de la forêt (DDAF) des Pyrénées-Orientales ont essayé d’appréhender la prévention contre les incendies dans une approche plus globale d’aménagement de l’espace rural. À la place des pare-feu de dimension réduite et dont l’entretien engloutissait des moyens financiers colossaux (passage des débroussailleuses tous les 3 ou 4 ans), de grandes coupures pastorales ont été créées au début des années 1990 dans les subéraies du piémont des Albères. Cela a permis de protéger plus efficacement la forêt, tout en assurant le redémarrage de l’exploitation du liège et en offrant aux éleveurs de nouvelles aires de pâturage.
40 Les Plans de prévention des forêts contre l’incendie (PPFCI), instaurés en France par la loi du 9 juillet 2001, traduisent la même volonté de dépasser le strict aménagement des forêts pour lutter contre l’incendie. L’une des innovations des PPFCI est de ne plus se limiter au cadre communal. En effet, les PPFCI doivent être élaborés pour chaque massif forestier, indépendamment des divisions administratives (Delannoy, Viret, 2003). L’autre nouveauté de la loi de 2001 est d’impliquer plus largement les élus locaux dans un système d’acteurs très pyramidal, avec un rôle prépondérant de l’État. Cette évolution est cependant limitée. Les élus locaux ont un poids décisionnel encore très discret dans la politique de lutte contre les incendies. En revanche, ils ont des obligations nouvelles. Les maires sont tenus de faire respecter le débroussaillement de la loi de 2001. Ils sont en particulier chargés d’établir un Plan intercommunal de débroussaillement et d’aménagement des forêts (PIDAF). Les actions entreprises dans le cadre des PIDAF sont financées entre 80 % et 100 % par l’État. Si la loi de 2001 va dans le bon sens, les mesures envisagées sont encore bien timides. Pour lutter plus efficacement contre les incendies, la plupart des spécialistes s’accordent aujourd’hui sur la nécessité de revitaliser l’économie forestière, de redonner aux forêts méditerranéennes leur vocation multifonctionnelle, et de développer la gestion participative de ces milieux anciennement humanisés (AIFM, 2002).
Conclusion
41 Ainsi, plutôt que de dresser un procès contre la nature méditerranéenne, en invoquant avec un certain fatalisme les excès du climat ou la prétendue fragilité de la forêt méditerranéenne, il serait sans doute plus rationnel d’admettre que le feu est une réalité ancienne avec laquelle on doit cohabiter (Hétier, 1993). Cela ne signifie pas qu’il ne faut rien faire. Le modèle de gestion des incendies en Amérique du Nord, consistant à laisser courir le feu (stratégie du « Let burn ») tout en protégeant plus ou moins efficacement les biens et les populations, comme on a pu le voir récemment en Californie (feux de novembre 2003), n’est pas applicable en Europe. Personne ne conteste la nécessité d’un cadre juridique ou l’utilité de mobiliser des moyens de lutte. Mais à l’évidence, cette approche est insuffisante pour éviter le retour périodique des grands incendies.
42Il apparaît donc indispensable de bousculer un certain nombre d’idées reçues, et en particulier de lever le tabou d’une forêt non productive. Cette vision réductrice découle de critères inadaptés pour évaluer la rentabilité de la forêt méditerranéenne, trop souvent inspirés de l’économie sylvicole de l’Europe du Nord. De plus en plus de spécialistes considèrent que la meilleure protection contre les incendies serait d’engager une véritable politique de valorisation des productions directes (bois, liège, gemme, plantes médicinales…) ou indirectes (élevage, trufficulture, tourisme…) de la forêt méditerranéenne (AIFM, 2002). Mais cela suppose une véritable révolution culturelle vis-à-vis d’une forêt trop souvent victime d’images négatives. [*]
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- Vélez R. (dir., 2000). La Defensa contra incendios forestales. Fundamentos y experiencias. Madrid : Mac Graw Hill, 1 336 p.
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- Virgile (1925). Les Bucoliques. Paris : Les Belles Lettres, 82 p.
Notes
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[*]
Je tiens à remercier vivement Paul Arnould, professeur à l’ENS-LSH, qui a bien voulu relire le manuscrit et me faire part de ses remarques.