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Article de revue

Un géographe traceur de frontières : Emmanuel de Martonne et la Roumanie

Pages 358 à 369

Notes

  • [1]
    Cet article est issu du mémoire de maîtrise de l’auteur sous la direction du professeur Violette Rey : La Conception des frontières par les géographes français et sa mise en application dans les traités de Paix de 1919-1920 sur l’Europe centrale et balkanique, Université Paris I, 1996, 120 p. Nous tenons à remercier Marie-Claire Robic pour ses encouragements.
  • [2]
    Travaux du Comité d’études, L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-Est. Paris : Imprimerie nationale, 1919, 450 p., p. 1.
  • [3]
    Travaux du Comité d’études, Questions européennes. Paris: Imprimerie nationale, 1919, 880 p. et Travaux du Comité d’études, Atlas. Questions européennes. Paris: Service géographique de l’armée, 1919, XXI planches.
  • [4]
    Questions européennes op. cit., « La question du Banat » p. 553-576 ; « La Transylvanie » p. 579-604 ; « La Bessarabie » p. 625-639 ; « la Dobroudja » p. 643-657.
  • [5]
    Martonne E. de, 1920, « Essai de carte ethnographique des pays roumains », Annales de Géographie, tome XXIX, n° 158, p. 81-98 (p. 82).
  • [6]
    Questions européennes op. cit., « La Transylvanie », p. 583.
  • [7]
    Questions européennes op. cit., « La Dobroudja », p. 652.
  • [8]
    Questions européennes op. cit.,« La question du Banat », 3 février 1919, p. 563.
  • [9]
    Ibid. p. 564.
  • [10]
    De Martonne, 1920, p. 83.
  • [11]
    Ibid. p. 85.
  • [12]
    Ibid., p. 84.
  • [13]
    Cette méthode est mise au point et expliquée dans E. de Martonne, 1903, Recherches sur la distribution géographique de la population en Valachie. Avec une étude critique sur les procédés de représentation et de répartition de la population. Paris : Colin, 161 p.
  • [14]
    Nous renvoyons le lecteur à l’extrait de carte publié en couverture de ce numéro.
  • [15]
    De Martonne, 1920, p. 87.
  • [16]
    Cvijic J., 1919, Frontière septentrionale des Yougoslaves, Paris, 30 p.
  • [17]
    De Martonne, 1920, p. 90.
  • [18]
    E. de Martonne est présent dans les séances des commissions territoriales pour les questions des frontières de la Pologne et de la Roumanie. Nous nous appuyons ici sur les actes de la Conférence de la Paix : Archives du ministère des Affaires étrangères, Conférence de la Paix, Recueil des actes, volume 53, Commission des affaires roumaines et yougoslaves.
  • [19]
    Questions européennes op. cit., « La Dobroudja », p. 350.
  • [20]
    MAE, Conférence de la Paix, Recueil des actes, vol. 53, annexe I.
  • [21]
    Questions européennes op. cit., « La Bessarabie », p. 639.
  • [22]
    MAE, Conférence de la Paix, Recueil des actes, vol. 53, Annexe I.
  • [23]
    Ibid., PV2.
  • [24]
    MAE, P.A-A.P, Tardieu-166, vol. 378, f°156. (cité par Ter Minassian, 1997).
  • [25]
    MAE, Conférence de la Paix, Recueil des actes, vol. 53, PV 12 et 14.
  • [26]
    Ibid. PV 3 du 13 février 1919.
  • [27]
    Ibid. PV 6 et 7 des 22 et 25 février 1919.
  • [28]
    Ibid. PV 14 du 11 mars 1919.
  • [29]
    Cholley A., 1956, « Emmanuel de Martonne ». Annales de géographie, n° 347, p. 2.
  • [30]
    Les travaux des géographes américains sont plus connus sous le nom d’Inquiry; ils résultent des contributions, entre autres, d’I. Bowman, C. Day, A. Coolidge, C. Seymour, D.W. Johnson. La comparaison entre les expertises américaine et française et les relations d’E. de Martonne avec ses collègues américains méritent en soi une étude. On ne peut que renvoyer le lecteur aux sources abondantes signalées par les historiens Ter Minassian et Buirette, ainsi qu’aux analyses de Neil Smith reprises par G. Prevelakis (1994), « Isaiah Bowman, adversaire de la Geopolitik », L’Espace géographique, n° 1, p. 78-88.
  • [31]
    Martonne E. de, 1941, « Lucien Gallois ». Annales de géographie, n° 283, p. 165.

1 Emmanuel de Martonne est-il le père des frontières roumaines ? Sa connaissance des pays roumains est un fait connu. Sa présence à la Conférence de la Paix de Paris en 1919 l’est moins. En préparation des règlements territoriaux en Europe et à l’issue de la guerre, le géographe participa, aux côtés d’autres collègues et d’historiens notamment, à un Comité d’études formé pour l’occasion par le gouvernement français. On se propose ici d’analyser l’expertise géographique des pays roumains menée par E. de Martonne, les notions et méthodes qu’elle mobilise et sa prise en compte dans les tracés frontaliers retenus lors de la Conférence. Au-delà, on s’interroge sur le rôle de cette implication exceptionnelle de « traceur de frontière » dans l’essor d’une géographie active et dans l’autonomisation de la géographie française au début du xxe siècle dans le champ des disciplines universitaires [1].

Le Comité d’études : des géographes dans l’action

2 La formation d’un Comité d’études en 1917 fut conduite par C. Benoist, député de la Seine et historien, à l’instigation du gouvernement français afin « d’aider à préparer le dossier des futures négociations, de réunir quelques-uns des hommes les plus qualifiés pour leurs travaux. […] Comme il s’agissait d’établir des faits et de grouper des informations, on ne s’est guère adressé d’abord qu’à des historiens et des géographes [2] ». Le Comité s’est d’abord consacré à l’étude des frontières de l’Est et du Nord-Est de la France et de la navigation sur le Rhin, publiée dans un premier volume. La conférence préliminaire, le 23 février 1917, se tient dans la salle des cartes de l’Institut de géographie de la Sorbonne.

3 Puis le champ des questions examinées est étendu à l’Europe centrale et balkanique et donne lieu à un second recueil accompagné d’un atlas [3]. Le Comité d’études se réunit alors dans un hôtel, rue de Constantine, mis à sa disposition par le ministère des Affaires étrangères. Parallèlement s’ouvre à Paris la Conférence de la Paix à partir de janvier 1919 : le Comité d’études poursuit ses travaux en même temps qu’il soumet une partie de ses conclusions aux négociateurs. De l’aveu de G. Chabot, alors secrétaire de séance, le Comité devient « un centre d’études permanent […] Il s’agissait d’attirer l’attention des plénipotentiaires sur les répercussions des décisions concernant les nationalités intéressées […] Une de nos tâches essentielles consistait à chiffrer dans la soirée ou la nuit, les conséquences des coups de crayon dont les quatre grands […] réunis dans l’après-midi avaient zébré la carte de l’Europe » (Chabot, 1972, p. 102).

4 Les membres du Comité d’études sont recrutés essentiellement parmi les universitaires français. En 1917, le Comité compte seize experts permanents dont douze historiens tels E. Denis, C. Seignobos et E. Babelon, trois géographes — P. Vidal de La Blache, E. de Martonne et L. Gallois — et le général Bourgeois, chef du service géographique de l’armée. En dépit de leur infériorité numérique, les géographes sont bien représentés dans le Comité. Si la présidence revient à l’historien E. Lavisse, toutes les autres fonctions du bureau sont tenues par des géographes : P. Vidal de La Blache est promu à la vice-présidence jusqu’à sa mort en avril 1918, E. de Martonne est secrétaire et A. Demangeon secrétaire-adjoint. Le Comité finit par compter 27 membres permanents. L’arrivée d’A. Bernard, A. Demangeon, J. Brunhes et M. Fallex et des participations irrégulières de jeunes géographes — G. Chabot, L. Hautecœur, J. Blache, notamment dans les tâches de secrétariat — renforcent les rangs des géographes. Dans les deux publications du Comité, la part des expertises géographiques représente respectivement un tiers et quasiment la moitié des textes publiés.

5 D’ailleurs, les géographes vidaliens constituent un noyau dur au sein du Comité d’études. C. Benoist évoque dans ses Mémoires la fonction de « chevilles ouvrières » assurée par P. Vidal de La Blache, son gendre E. de Martonne et L. Gallois. La présence assidue des géographes aux séances, en particulier celle de ces deux derniers et d’A. Demangeon, témoigne de leur investissement dans les tâches du Comité (Ter Minassian, 1997). G. Chabot dans ses souvenirs impute même à E. de Martonne la formation et la direction du Comité d’études, tant le secrétaire sait mener les auditions des délégations étrangères et répartir les travaux. Beaucoup de géographes du Comité ont acquis auparavant une expérience en matière d’expertise. P. Vidal de La Blache s’est exprimé sur le contentieux frontalier entre la Guyane française et le Brésil en 1898 et 1901. Il se plonge dans l’étude d’un nouveau découpage régional de la France dans les années 1910, à la demande d’Aristide Briand, et participe à la réflexion urbanistique sur l’agglomération parisienne au sein d’un institut d’études urbaines, fondé en 1916 (Robic, 1996). Vidal y a appelé bon nombre de ses connaissances comme L. Gallois, J. Brunhes, A. Demangeon, E. de Martonne, que l’on retrouve au Comité d’études. La particiation des vidaliens dans l’action politique n’est pas une chose nouvelle en 1917. Est-ce pour autant une étape dans l’affirmation d’une géographie active qui ferait sortir la discipline des ornières universitaires ? C’est à travers les nombreux écrits d’E. de Martonne fournis par diverses sources scientifiques, diplomatiques et privées que l’on peut apporter des éléments de réponse.

Frontières possibles de la Roumanie : quels critères ?

6 En 1914, l’État roumain existant se présente sous la forme d’une équerre constituée de la Valachie, de la Moldavie et de la Dobroudja (tabl. 1, fig. 1). Rangé aux côtés de l’Entente pendant la guerre, le pays compte bien bénéficier d’un agrandissement territorial. Fin connaisseur de la zone, E. de Martonne lui a consacré deux thèses : La Valachie. Essai de monographie régionale, publiée en 1902 pour le doctorat ès Lettres, et en 1907, Recherches sur l’évolution morphologique des Alpes de Transylvanie, relevant de la géographie physique. Ces recherches l’ont conduit à de nombreux séjours sur place et ses publications témoignent d’une maîtrise de la langue roumaine. Au sein du Comité d’études, c’est à lui que reviennent les expertises sur les frontières possibles de la Roumanie. Le géographe présente quatre longues études fort érudites des provinces revendiquées par la Roumanie : le Banat, la Transylvanie, la Bessarabie et la Dobroudja [4].

Tabl. 1
Tabl. 1
Province Statut Revendications Populations concernées Traité Banat (fig. 2) Austro-hongrois depuis 1718, géré par la Hongrie depuis 1867. La Serbie réclame deux des trois districts (comitat) du Banat et pour partie le troisième. Elle est favorable à un référendum. La Roumanie revendique la province entière limitée par le Danube au sud, la Tisza à l’ouest. Roumains, Serbes, Allemands (Souabes), Hongrois, Juifs, Slovaques Traité de Trianon (4 juin 1920) Bessarabie Russe depuis 1812 et annexée en 1878. La Roumanie la revendique depuis l’union de la République moldave à la Roumanie (avril 1918). Protestations russes. Roumains, Russes Plébiscite en 1920 en faveur de la Roumanie Dobroudja Roumaine depuis 1878. Contentieux au sud sur le quadrilatère de Silistrie (Silistra). La Roumanie souhaite conserver le quadrilatère, roumain depuis 1913. La Bulgarie revendique le quadrilatère, bulgare de 1878 à 1913. Roumains, Bulgares, Turcs, Tatars Traité de Neuilly (27 novembre 1919) Transylvanie Austro-hongroise depuis 1699, gérée par la Hongrie depuis 1867. La Roumanie revendique en entier 15 districts et tout ou partie de 8 districts limitrophes de la Hongrie. Roumains, Hongrois (Hongrois et Sicules), Allemands (Saxons), Ruthènes, Serbes et Slovaques, Juifs. Traité de Trianon (4 juin 1920) Source: Questions européennes et Meunier F. (1995)
Les provinces revendiquées par la Roumanie en 1919.
Fig. 1
Fig. 1
Mutations des frontières roumaines (1914-1918).
Tabl. 2
Tabl. 2
Nationalité selon le recensement après correction roumaine 37,4 39,3 slave 22,8 19,7 hongroise 15,3 15,2 allemande 24,5 24,5
Tableau de la part de chaque nationalité dans la population du Banat (en %) d’après E. de Martonne.

7 Le principe des nationalités constitue un des critères communément admis par tous les experts du Comité d’études. Cependant la difficulté réside dans la définition même du terme de nationalité. E. de Martonne définit les nationalités comme « des groupes de population ethniquement très mélangés, unis par un ensemble de traditions et de pratiques d’ordre matériel ou moral » et souligne le manque de précision : « sans l’avoir discuté d’une façon approfondie, on admet généralement que le signe de la nationalité est la langue » [5]. Le Banat montre une complexité ethnique et linguistique que l’expert s’emploie à démêler pour évaluer la validité des prétentions serbes et roumaines sur la région. Parmi les quatre nationalités qui se partagent le territoire (Roumains, Serbes, Hongrois et Allemands) les deux premières ont été lésées dans le recensement hongrois.

8 E. de Martonne fait intervenir la religion pour distinguer les groupes ethniques mais les corrections effectuées n’échappent pas à la difficulté du dénombrement dans cette Europe centrale et balkanique. Les chiffres ainsi obtenus avantagent les prétentions roumaines au détriment des Serbes, mêlés ici aux autres Slaves. Le principe des nationalités prôné en 1919 s’appuie sur l’adéquation entre langue et nationalité et conduit à décréter que là où l’on peut circonscrire l’aire d’une langue, on peut tracer les limites d’une nationalité. Là où il y a langue, il y a donc nation, c’est en ce sens que le linguiste P. Sériot (1996) parle de « linguistique spontanée » dans son analyse des confins de l’Europe centre-orientale. Le principe postule ainsi l’homogénéité de l’aire circonscrite et sa distinction de l’aire voisine. Autrement dit l’existence de langue sans nation ou de nation multilingue ne trouvent pas leur place dans un tel système de pensée. L’attachement à ce principe pour la détermination des frontières de la nouvelle Europe sera une cause de la forte instabilité frontalière dans la région (encadré).

9 L’historien J.-E. Pichon, membre du Comité d’études, place les droits historiques parmi les critères fondamentaux pour légitimer les prétentions territoriales avec le principe de nationalité et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il est aussi repris par les géographes à l’appui de leur expertise. Ces derniers ont d’ailleurs suivi une carrière d’historien avant d’embrasser une nouvelle discipline. Ce n’est pas l’histoire événementielle qui est invoquée dans les analyses d’E. de Martonne mais les éléments pour comprendre l’histoire longue du peuplement et des constructions territoriales. Les débats historiographiques qui agitent les pays comme la querelle entre Roumains et Hongrois sur l’antériorité d’un peuplement daco-roumain sur les Magyars en Transylvanie sont écartés au profit d’une réflexion sur les mouvements de population qui ont affecté la zone et la politique de magyarisation. Pour le Banat, compte tenu de la complexité ethnique, l’argument historique est étudié pour éclairer l’évolution du peuplement mais surtout pour justifier l’unité régionale entre le Banat des plaines et celui des montagnes.

Un siècle et demi de remaniements frontaliers

L’union de la Moldavie et de la Valachie en 1859 inaugure la création de la principauté de Roumanie placée sous la tutelle de l’Empire ottoman. Elle s’en affranchit en 1878 (Congrès de Berlin) et s’agrandit de la Dobroudja. Ces frontières sont remises en cause dans les guerres balkaniques (1912-1913) : la Roumanie perd le quadrilatère de Dobroudja (au sud) au profit de la Bulgarie à la fin de la 1re guerre balkanique. Les hostilités reprennent et, par le traité de Bucarest (10 août 1913), Sofia redonne la région à Bucarest. Pendant la 1re guerre mondiale, Bucarest se range aux côtés de l’Entente, non sans avoir obtenu des garanties territoriales : en 1919-1920, elle gagne une partie de la Transylvanie et du Banat sur la Hongrie, conserve la Dobroudja face à Bulgarie, obtient la Bessarabie sur la Russie et la Bucovine sur la couronne d’Autriche. C’est la Grande Roumanie, qui ne dure que le temps de l’entre-deux-guerres. Lors de la seconde guerre mondiale, la Roumanie déclare sa neutralité. Elle perd la Transylvanie du Nord au profit de la Hongrie, restitue la Bessarabie et la Bucovine du Nord à l’URSS. Puis elle adhère au pacte tripartite et regagne temporairement la Bessarabie sur Moscou. À l’issue de la guerre, le traité de Paris (10 février 1947) entérine la fin de la Grande Roumanie : la Transylvanie est restituée à Bucarest, mais le pays rétrocède la Bessarabie et la Bucovine du Nord à l’URSS, le quadrilatère de la Dobroudja à la Bulgarie. La récente indépendance de la petite république de Moldavie, issue de la dislocation de l’URSS en 1991, fait un temps rejouer les désirs d’une fusion avec le voisin roumain, de même pour la Bucovine ukrainienne.

10 La région, au sens vidalien du terme, fonde une des spécificités de l’analyse géographique menée dans les Questions européennes. Les occurrences du terme sont pourtant rares, comme le souligne T. Ter Minassian (1997) sans toutefois parvenir à l’expliquer, mais elles signalent toujours une acception scientifique distincte des termes moins connotés géographiquement de « terre » ou « province ». N’est pas région n’importe quelle contrée et E. de Martonne s’emploie à le démontrer.

La région, une notion au cœur de la réflexion

11 Dans ses travaux, la région apparaît tout d’abord sous sa forme première de région naturelle : « La grande Transylvanie, s’étendant au nord jusqu’aux sources de la Tisza et à l’ouest jusqu’au bord de la plaine hongroise, apparaît comme une région naturelle nettement individualisée dont les aspects géographiques méritent de fixer l’attention. C’est comme une sorte de cuvette, suspendue au-dessus des plaines du moyen et du bas Danube : Alföld hongrois, Valachie et Moldavie » [6]. L’espace transylvain est ici individualisé par le relief. Si la région est une unité physique homogène, c’est aussi un espace mis en valeur par l’homme comme le montre l’emploi différencié des termes de « pays » et de « région » dans la description de la Dobroudja : « d’un pays désert, la Roumanie a fait une région où la densité de la population atteint celle des États agricoles du centre américain » [7]. Ce sont même ces rapports contingents entre l’homme et le milieu naturel qui fondent la spécificité de la région géographique et qui font échapper la notion à toute tentation déterministe : « L’opposition de la plaine et de la montagne reste aussi tranchée que possible dans le Banat, au point de vue physique, économique et ethnique. Mais il arrive souvent que deux régions très différentes sont, par là même, solidaires ; leurs ressources se complétant mutuellement [8] ». L’analyse géographique fait apparaître l’organisation interne de l’espace régional, marqué par les faits de complémentarité et de circulation des marchandises et des hommes : « les dévastations des guerres dans la plaine ont fait refluer la population [roumaine] vers la montagne d’où elle est redescendue pendant les périodes de calme. C’est une des raisons de la densité relativement forte au contact de deux régions, qui est un témoignage de solidarité » [9]. Le passage d’une conception naturaliste de la région à une notion plus dynamique portée sur les flux et les échanges transparaît ainsi dans les expertises d’E. de Martonne, c’est celle de La France de l’Est de P. Vidal de La Blache publiée en 1917 (Ozouf-Marignier et Robic, 1995).

12 L’analyse géographique s’attache à faire ressortir l’individualité et la cohésion interne de la région à partir d’éléments que ni la simple description physique, ni les découpages politiques, ni les acceptions historiques, ni les sentiments d’appartenance des hommes ne permettent de saisir. La région ainsi mise en évidence est une notion forte : elle est construite comme un espace de référence démontré par une argumentation scientifique. Dès lors, elle s’inscrit dans la « rhétorique de persuasion » du traceur de frontière (Chartier, 1980) parce qu’elle permet de jouer des découpages territoriaux. L’expertise du Banat utilise cet argument convaincant de la solidarité régionale entre les deux unités physiques. Le contraste entre les productions céréalières de la plaine et les vignes et vergers des versants justifie de maintenir la cohésion de l’ensemble : les villes qui organisent le marché des produits se trouvent au contact entre plaine et montagne. La plaine a besoin du bois, des pierres de construction et de l’eau issus de la montagne, les troupeaux de moutons des Carpates descendent dans la plaine pour la transhumance.

13 Les arguments économiques et stratégiques guident aussi les solutions envisagées pour la frontière du Banat. D’emblée, les solutions conformes aux aspirations roumaine et serbe sont écartées même si la proposition roumaine paraît la meilleure pour le géographe mais serait intolérable pour les Serbes (fig. 2). Les solutions dites « moyennes » qui s’accommoderaient soit d’une frontière calquée sur les limites administratives entre les trois comitats soit d’une ligne de partage ethnique sont rejetées. La première est jugée antigéographique : la frontière serait artificielle car non conforme aux répartitions ethniques et aux intérêts stratégiques des débouchés de chaque État sur les fleuves. La seconde réunirait tous les inconvénients stratégiques et économiques et battrait en brèche le principe des nationalités. L’expert propose alors d’attribuer à la Serbie les populations slaves le long de la Tisza et du Danube pour protéger Belgrade, et de donner à la Roumanie l’accès aux trois fleuves afin de garantir le débouché des produits de la plaine et de la montagne.

14 E. de Martonne ne parle pas ici en géomorphologue attaché aux arguments de la géographie physique pour tracer des frontières dites naturelles. Il sous-tend son discours d’une argumentation fondée sur les identités régionales, les solidarités économiques et les intérêts stratégiques. Le géographe déploie une pensée de la région comme individualité spatiale organisée et non une réflexion sur ses limites. Il raisonne ici sur ce qui fait l’unité d’un territoire et non sur la frontière qui le sépare d’autres entités régionales. Sa présentation des quatre provinces roumaines est déjà une première forme de régionalisation qui les extrait de la gangue territoriale des empires.

La carte comme outil d’aide à la décision

15 À l’appui de ses expertises, E. de Martonne utilise sa carte en couleur de « la répartition des nationalités dans les pays où dominent les Roumains », publiée dans l’Atlas des travaux du Comité d’études puis dans les Annales de Géographie en 1920 (voir un extrait sur la couverture de ce fascicule de l’Espace géographique). Dans la géographie française, la représentation cartographique n’est pas encore codifiée. Le transfert de la cartographie statistique déjà bien établie vers la réflexion géographique s’accompagne de réticences. Le géographe oppose deux systèmes cartographiques qu’il qualifie de « synthétique ou géographique » et « d’analytique ou statistique » [10] pour la construction de cartes de la population. Le débat n’est pas nouveau qui oppose, au début du xxe siècle, une cartographie en « aires naturelles » défendue par les géographes contre la représentation statistique en circonscriptions administratives (Palsky, 1996).

16 Le système de représentation « analytique » figure les entités administratives au détriment du support géographique, il constitue « une transposition exacte des données statistiques, utile à consulter comme un tableau numérique ou un diagramme, plutôt qu’une carte » [11]. Mais E. de Martonne reconnaît la précision des représentations statistiques qui « isolent et représentent chaque détail » et leur accorde du crédit lorsque c’est la plus petite unité administrative qui est retenue car c’est la plus apte à coïncider avec les micro-régions naturelles. Au contraire, si l’approche géographique ou synthétique permet de combiner « plus ou moins la figuration des faits connexes et de […] distinguer les rapports avec le milieu » [12], elle souffre d’un manque de lisibilité quand des diagrammes y sont surimposés. Le risque est alors de simplifier la répartition des populations en masses compactes et homogènes, ce que de Martonne relève dans de nombreuses cartes d’atlas à petite échelle. Aucun des deux systèmes n’emporte l’adhésion totale du géographe et c’est un compromis cartographique entre les deux méthodes mentionnées qu’il propose.

17 Un compromis tout d’abord qui concerne l’échelle retenue : E de Martonne opte pour la moyenne échelle car elle permet à la fois d’exploiter la lisibilité du système analytique et de conserver sur le fond de carte des précisions topographiques (points cotés, réseau hydrographique hiérarchisé). Il reprend sa propre méthode de découpage en « régions naturelles », qui prennent en compte en plus des critères physiques, les facteurs économiques et sociaux à la différence des « aires naturelles » jusque là utilisées par les géographes [13], et l’étend à l’ensemble des pays roumains. À la méthode statistique, E. de Martonne emprunte le système de représentation graphique par figurés en correspondance de taille et de valeur, autrement dit un code cartographique [14]. Les minorités ethniques sont représentées lorsqu’elles excèdent le seuil de 25 % de la population selon des paliers de valeur. Le système de hachures permet de figurer le chevauchement des nationalités afin de saisir l’homogénéité ou l’hétérogénéité du peuplement et non l’exactitude du nombre. La densité, figurée par un dégradé de ton de la couleur affectée à chaque nationalité, permet de nuancer la force des groupements hétérogènes. Enfin, les villes sont représentées par un cercle proportionnel à la population divisé en secteurs au prorata des minorités, procédé statistique du diagramme apposé sur la carte. La carte qui nous est soumise privilégie ainsi l’impression visuelle et la possibilité de comparer au détriment de la représentation avec exactitude de toutes les données. Elle doit permettre « d’envisager un ensemble complexe, d’en analyser les causes et d’en prévoir les conséquences » [15] : la carte n’est plus une description mais un moyen d’investigation à l’appui de la prise de décision ; son statut scientifique change.

18 On peut toutefois s’interroger sur l’efficacité de la méthode choisie. Le procédé cartographique est lourd et difficile à transposer à d’autres aires géographiques, il a d’ailleurs été peu exploité par la communauté des géographes français. C’est là une tentative supplémentaire de la géographie vidalienne de rompre avec une géographie française traditionnelle en départements, en proposant une nouvelle méthode jugée plus géographique (Palsky, 1996). Mais la carte des pays roumains est spécialement tracée pour les travaux du Comité d’études : elle concerne avant tout des diplomates et des militaires amenés à réfléchir sur la nouvelle Europe. Les plénipotentiaires sont davantage familiers des cartes topographiques ou administratives, alors que le cadre des régions naturelles s’adresse plutôt au cercle des géographes. E. de Martonne ne s’y trompe pas et fait figurer sur sa carte les limites des États, des provinces et des départements afin sans doute de faciliter le repérage. Au même moment, le géographe serbe J. Cvijic publie une carte ethnique des régions septentrionales yougoslaves construite sur le découpage administratif [16]. Le débat n’est pas clos entre cartographie analytique et représentation géographique mais le réel intérêt de la carte du géographe se mesure à l’impression visuelle donnée et à la réflexion suscitée : « l’image aura sa valeur exacte fixée au mur d’un cabinet de travail » [17].

Les expertises du géographe à l’épreuve de la Conférence de la Paix

19 Ce cabinet de travail ce sont justement les commissions territoriales de la Conférence de Paris, chargées d’étudier et de proposer des tracés frontaliers. Pour les questions difficiles, des sous-commissions ont été créées rassemblant des experts scientifiques tels E. de Martonne pour la France ou I. Bowman et D.W. Johnson pour la délégation américaine. E. de Martonne intervient directement dans les débats de la commission pour les frontières roumano-serbes [18] ou bien il transmet des notes au délégué français A. Tardieu (Buirette, 1998), président de la commission. La tâche devient beaucoup plus concrète pour l’expert : il faut contribuer à déterminer des tracés en connaissance des enjeux territoriaux.

20 L’expertise sur la Dobroudja présentée le 6 mai 1918 étudie le bien-fondé des prétentions bulgares sur la région. La démonstration d’E. de Martonne plaide indéniablement en faveur de la Roumanie. La Dobroudja s’apparente bien du point de vue de la géographie physique au plateau bulgare du Nord des Balkans mais ses paysages particuliers l’individualisent nettement. L’histoire de cette terre de colonisation est marquée de vicissitudes qui ne justifient en rien les revendications bulgares. Les statistiques ethniques donnent raison aux Roumains : « Tout le long du Danube la population est à peu près roumaine et, fait important que montre la carte, c’est là qu’est le peuplement le plus dense. Les régions ethnographiquement les plus mélangées ne sont pas les plus peuplées » [19]. E. de Martonne insiste surtout sur les facteurs économiques et stratégiques. La mise en valeur économique roumaine en fait une région : développement de l’agriculture et transformation du port et de la voie ferrée de Constantza sont à mettre à leur actif. C’est un débouché essentiel à la mer pour Bucarest et sa possession est indispensable à la protection de la capitale. Les plénipotentiaires ne font pas grand cas des prétentions bulgares et dans un rapport au Conseil supérieur des alliés en date du 6 avril 1919 le statu quo ante est décrété : « la commission estime qu’il ne lui appartient pas de proposer ni de recommander une modification de frontière qui entraînerait la cession à un État ennemi d’un territoire faisant en droit partie intégrante d’un État allié » [20]. La question de la Dobroudja se règle ainsi sur un plan diplomatique où le droit du vainqueur l’emporte sur celui du vaincu. L’expertise d’E. de Martonne a donc ici peu d’incidence.

21 La question de la Bessarabie intervient assez tardivement dans le règlement des frontières roumaines. L’expertise tardive d’E. de Martonne en juillet 1919 tente d’expliquer cette nouvelle revendication roumaine. Une fois encore, la description topographique montre une région naturelle qui ressemble aux collines de Moldavie et de Valachie à l’ouest. Les statistiques ethniques sont discordantes et E. de Martonne soupçonne le recensement russe de surestimer les Ruthènes au nord et les Russes en ville au détriment de masses rurales roumaines. Les faits ethniques, géographiques et l’histoire marquée par la russification puis le choix de l’union à la Roumanie sont favorables à Bucarest. En conclusion, sans avoir étudié les arguments économiques ou stratégiques, le géographe affirme que « la Bessarabie rendue à la Russie serait un foyer d’irrédentisme. Son sort naturel est de rentrer dans l’unité roumaine » [21]. Il est toutefois difficile de déterminer l’influence de l’expert sur la commission territoriale : dès le mois d’avril 1919, celle-ci s’était prononcée pour le rattachement de la région à la Roumanie en prenant en « considération les aspirations générales de la population […], le caractère moldave de la région au point de vue géographique et ethnique ainsi que les arguments historique et économique » [22]. Le plaidoyer proroumain du géographe intervient sans doute pour préparer l’argumentation finale de la délégation française. Mais la commission territoriale est dessaisie du sort de la Bessarabie, c’est l’instance supérieure du Conseil des ministres des Affaires étrangères qui suspend l’attribution de la province dans l’attente du règlement de la question russe. L’expertise géographique a ici peu de poids face aux impératifs diplomatiques et militaires.

22 La rhétorique de persuasion d’E. de Martonne prend toutefois sa réelle dimension à propos de la Transylvanie et du Banat, deux enjeux territoriaux majeurs entre la Roumanie et la Hongrie. Les puissances ont du mal à s’accorder sur la frontière occidentale de la Transylvanie : le principe des nationalités est acquis mais difficile à appliquer compte tenu de la complexité ethnique [23]. Le délégué français Le Rond mentionne les travaux d’E. de Martonne concernant les statistiques ethniques hongroises. Le géographe s’est livré, dans son expertise écrite, à un minutieux dénombrement des populations pour déterminer leur part réelle dans les limites de la grande Transylvanie. Le manque de fiabilité des données hongroises, souligné par le géographe, est utilisé par les délégués français pour fléchir leurs partenaires trop attachés au principe ethnique. Dans une note communiquée à A. Tardieu, le géographe insiste sur la nécessité de suivre la limite des groupements roumains et hongrois compacts, de ne pas couper les villes de leur banlieue en dépit souvent de la différence des nationalités entre la ville et sa campagne et de laisser à la Roumanie le débouché des vallées avec la voie ferrée les reliant sur le piémont [24]. Une ligne frontalière, dont le géographe est probablement l’auteur (Ter Minassian, 1997), est proposée par la délégation française à la commission comme base de discussion. Les principes généraux énoncés par E. de Martonne au délégué français ainsi que le principe selon lequel toute ligne de chemin de fer essentielle à la vie économique et stratégique d’un État doit nécessairement lui revenir, même si elle traverse une zone de population allogène, sont adoptés par la commission [25]. La sous-commission propose un nouveau tracé et E. de Martonne constate en séance des entorses aux principes retenus : quelques villes (souvent à majorité magyare) ont été perdues par les campagnes roumaines, de même qu’un village ; une ville roumaine est séparée de sa gare. Des modifications sont apportées pour s’y conformer. La présence de l’expert à de nombreuses séances de la commission ne se traduit pas toujours par une prise de parole. En revanche, son intervention très concrète sur la frontière témoigne de sa participation à déterminer des tracés précis ; elle ne se réduit pas seulement à des synthèses ou des notes communiquées aux délégués français.

23 Pour la question du Banat, la délégation française soumet à la commission un premier tracé conforme aux principes exposés dans l’expertise d’E. de Martonne ; il en est vraisemblablement l’auteur [26] (fig. 2). La France tient à laisser à la Serbie les deux villes historiques de Weiskirchen et Verchetz. Mais les discussions entre délégations conduisent à laisser Nagy-Kikinda aux Serbes et à octroyer la ligne de chemin de fer complète de Temesvar au Danube à la Roumanie. De ce fait la ligne frontalière est déportée légèrement à l’est selon un axe Bazias-Mako. Les deux pays concernés, par la voix de Bratianu pour la Roumanie et du géographe J. Cvijic pour la Serbie, refusent tout compromis [27]. Devant l’impossibilité d’accorder ces deux pays, l’éventualité d’un plébiscite est évoquée. Pour sortir de l’impasse, E. de Martonne présente une modification de tracé pour rendre à Belgrade Weiskirchen et Verchetz, arguant qu’un raccord ferroviaire de 32 ou 55 km selon le tracé choisi est possible pour la voie de chemin de fer de Temesvar au port danubien de Bazias. Le compte des populations échangées est minutieusement tenu : la Serbie gagne deux villes et perd 15 500 Slaves et une partie équivalente d’allogènes, soit 16 500 personnes qui réintègrent le territoire roumain. Du côté roumain, la ville de Temesvar gagne des populations rurales au sud-ouest. La note du géographe est renvoyée en sous-commission pour envisager des tracés concrets [28]. Deux jours plus tard, chaque délégation propose un tracé ; après discussion, c’est celui d’E. de Martonne, « le plus juste au point de vue ethnique », qui est adopté sur un segment de 165 km environ pour une longueur totale de 220 km. Au nord, de Mako jusqu’au droit de Nagy-Kikinda, l’accord se fait sur la proposition britannique. Le tracé arrêté reste inchangé jusqu’à la signature du traité de paix, en dépit des coups de force militaires dans la région. L’influence d’E. de Martonne dans l’adoption d’une portion de la frontière ne fait ici pas de doute. Cependant le contexte particulier de la frontière du Banat permettait de privilégier les arguments géographiques au détriment des intérêts diplomatiques. La complexité ethnique et le bouleversement du peuplement depuis deux siècles invalidaient une stricte application des principes des nationalités et des droits historiques. Le règlement en faveur du vainqueur sur le vaincu par une « paix de punition », selon l’expression des historiens, n’était pas envisageable dans la mesure où les deux pays, Serbie et Roumanie, étaient alliés de l’Entente. Mais c’est surtout l’accord circonstanciel entre l’expert et les décideurs qui a permis la prise en compte des expertises géographiques, ce qui n’est pas toujours le cas.

Fig. 2
Fig. 2
Tracé de la frontière du Banat entre la Roumanie et la Yougoslavie en 1919.

24 La prise en compte de l’expertise géographique dans le règlement des litiges territoriaux se heurte tout d’abord à l’organisation interne de la Conférence de la Paix. Le processus de décision du tracé frontalier est hiérarchisé : le géographe apparaît à la base d’une pyramide décisionnelle comme consultant, en dernier ressort c’est le Conseil suprême des Alliés qui tranche les questions (fig. 3). Les propositions de tracé font ainsi la navette entre les différentes instances de la Conférence et sont amplement discutées par les délégations ; les sources diplomatiques ne nous donnent qu’une vision partielle du processus. En outre la multiplicité des enjeux diplomatiques, politiques et militaires excède l’acceptation des conclusions de l’expertise : conflits militaires, rapports de force au sein de la Conférence diffèrent dans le temps une éventuelle application des tracés retenus. Enfin, la démarcation sur le terrain n’est pas du ressort des géographes mais des armées ; on connaît en France l’importance du service géographique de l’armée à l’époque. Entre la ligne définie sur la carte et la réalité concrète du bornage, le changement d’échelle est grand et le risque de litige élevé (Foucher, 1984). À la Conférence de la Paix, l’instance chargée de la délimitation sur le terrain s’appelle paradoxalement commission de géographie, mais elle est composée uniquement de cartographes militaires. Peut-on alors conclure que l’expert propose et que la Conférence dispose ?

Fig. 3
Fig. 3
Organigramme du processus décisionnel de la Conférence de la Paix.
Source : MAE, Actes de la Conférence de la Paix.

25 Par sa personnalité, E. de Martonne trouve sa place parmi les milieux diplomatiques et militaires. A. Cholley dit de lui : « il a de la tenue, il est d’une remarquable précision, tout classique, c’est-à-dire qu’il exprime sans détour la démarche d’une pensée qui va droit au but » [29]. Il est introduit dans la sphère militaire à la faveur de cours qu’il donne à l’École de guerre avant le conflit. Par la suite, le contact avec le service géographique de l’armée se concrétise, dès le début de la guerre, avec sa participation à la commission de géographie coordonnée par le général Bourgeois pour la mise à jour des notices géographiques. Les expertises d’E. de Martonne à la Conférence de la Paix sont davantage suivies car elles concordent aussi avec l’option d’une Grande Roumanie défendue par le lobby de l’armée française (Ter Minassian, 1997). D’autre part, appelé à ses côtés par A.Tardieu, alors Commissaire aux affaires de guerre franco-américaines, E. de Martonne effectue une mission aux États-Unis à partir d’octobre 1918 (Buirette, 1998). Il y rencontre ses homologues américains chargés de l’expertise des frontières européennes et dresse un rapport de leurs activités [30]. Grâce à sa personnalité, sa connaissance des dossiers et son insertion dans des réseaux de pouvoir, E. de Martonne apparaît comme un homme d’appareil, davantage conseiller qu’expert. Ses conseils ont ainsi été suivis lorsque la délégation française était en mesure d’imposer ses choix face aux Alliés. Et pourtant le géographe ne s’en vanta pas.

Essor d’une géographie active ou parenthèse patriotique ?

26 La diffusion des travaux du Comité d’études fut restreinte dès l’immédiat après-guerre et les bénéficiaires de la publication furent triés sur le volet (Ter Minassian, 1997). Il n’y eut pas de débat scientifique et encore moins public autour de ces travaux considérés comme secrets. Et les géographes restèrent fort discrets à ce sujet : E. de Martonne dans ses conférences sur la nouvelle Roumanie se satisfait des résultats sans faire le panégyrique de son rôle. Il est certain en revanche que le géographe a contribué à colporter la vision mythique d’une grande Roumanie aux formes parfaites dans ses ouvrages d’après-guerre. C’est plutôt l’Europe nouvelle, sortie du conflit, qui intéresse les géographes tel un Demangeon avec Le Déclin de l’Europe (1920) ou les articles publiés dans les Annales de Géographie sur les nouveaux États et leurs configurations territoriales.

27 Dans l’entre-deux-guerres, la discrétion des géographes sur leur participation au Comité d’études perdure. Les notices nécrologiques d’E. de Martonne, A. Demangeon et J. Brunhes publiées dans les Annales de Géographie restent muettes sur leurs engagements pendant la Grande Guerre. Celle de L. Gallois, signée par E. de Martonne, mentionne rapidement une « géographie du territoire de la Sarre, étudiée à fond à l’occasion de la Conférence de la Paix » [31]. Plus proche de nous encore, Y. Lacoste (1994) informe F. Braudel soixante ans plus tard de l’engagement des géographes et J. Dresch l’ignore encore en 1984 (Robic, 1996), jusqu’à N. Broc (1993) qui reste silencieux sur le Comité d’études en présentant la guerre comme « un entracte dramatique » pour les géographes français. Le récent intérêt pour le rôle des géographes français dans les traités de paix de 1919-1920 surgit alors que l’effondrement du mur de Berlin remet une fois de plus sur le métier ces questions frontalières et qu’une partie de la géographie milite pour un investissement dans l’action politique.

28 En fait, la participation des vidaliens au règlement territorial de la guerre n’a pas été vécue comme un moment particulier dans leur posture de géographe. Les notions et savoir-faire mobilisés montrent un travail envisagé comme l’expression d’une compétence scientifique sans remise en cause des pratiques et des acquis disciplinaires. La carte reste l’outil maître du géographe, mais sans connaître de bouleversement dans la représentation. La méthode cartographique d’E. de Martonne, en dépit de l’effort scientifique, reste « un procédé contingent » qui s’inscrit dans une mise en place progressive d’un code cartographique (Palsky, 1996). H.G. Wilkinson (1951) a montré que la demande de cartes due aux circonstances de la guerre a conduit plutôt à des fluctuations des idées ethnographiques, guidées par les événements et les partis, qu’à des avancées cartographiques, en particulier pour la représentation de l’Europe centrale et orientale. La notion de région utilisée par E. de Martonne tient compte des dernières pensées de Vidal mais ne donne pas lieu à une avancée théorique significative après la mort du maître en 1918. On y reconnaît une géographie humaine vidalienne mais non renouvelée, alors que J. Ancel, fort de son expérience sur le front des Balkans, développera une pensée géopolitique et une géographie tournée vers la pratique tout en conservant l’héritage vidalien (Péchoux, Sivignon, 1996).

29 E. de Martonne a joué un rôle déterminant dans le tracé de certaines frontières roumaines mais la posture de traceur de frontières n’a pas été revendiquée comme telle par le géographe. Sa participation au Comité d’études a été davantage un investissement patriotique dû aux circonstances de la guerre que l’inscription de la géographie dans la réalité du débat politique au nom d’une géographie active. L’expertise géographique peut être considérée comme un moyen supplémentaire pour affirmer la place de la géographie dans le champ des disciplines universitaires en s’appuyant sur des arguments géographiques spécifiques. Mais tout cela se fait sans rupture ni fracas : absence de rupture dans la pratique, absence de fracas dans le legs vidalien caractérisent ces années de guerre pour les géographes français. On est loin ici de l’ébranlement de l’Américain I. Bowman, dont la conception et la pratique de la géographie ont été bouleversées par son expérience d’expert à la Conférence et sa confrontation à la géographie européenne.

Références

  • Broc N. (1993). « Homo geographicus : radioscopie des géographes français de l’entre-deux-guerres (1918-1939) ». Annales de géographie, n° 571, p. 225-254.
  • Buirette O. (1998). « Géographes et frontières : le rôle d’Emmanuel de Martonne au sein du Comité d’étude lors de la Conférence de la Paix », in Giblin B., Lacoste Y. (dir.), Géohistoire de l’Europe médiane. Paris : livres Hérodote, p. 149-163.
  • Chabot G. (1972), « La géographie appliquée à la conférence de la paix en 1919, une séance franco-polonaise », Mélanges offerts au professeur Meynier : la pensée géographique contemporaine. Saint-Brieuc : PUB, p. 101-105.
  • Chartier R. (1980), « Science sociale et découpage régional : note sur deux débats », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 35, p. 27-36.
  • Foucher M. (1984). « Les géographes et les frontières ». Hérodote, n° 33-34, p. 117-130.
  • Lacoste Y. (1994). Préface à La France de l’Est de Paul Vidal de La Blache. Paris : La Découverte, p. V-XXXVIII.
  • Meunier F. (1995). La Paix des vainqueurs en Europe centrale (1918-1920). Paris : Vécu contemporain, 78 p.
  • Ozouf-Marignier M.-V., Robic M.-C. (1995). « La France au seuil des temps nouveaux. Paul Vidal de La Blache et la régionalisation ». L’Information géographique, n° 59, p. 46-56.
  • Palsky G. (1996). Des chiffres et des cartes : naissance et développement de la cartographie quantitative française au xixe siècle. Paris : CTHS, 331 p.
  • Péchoux P.-Y., Sivignon M. (1996). « Jacques Ancel (1882-1943), géographe entre deux guerres (1919-1945) », in Claval P., Sanguin A-L. (dir.), La Géographie française à l’époque classique (1918-1968). Paris : L’Harmattan, p. 215-228.
  • Rey V., Groza O., Iano? I., P?troescu M. (2000). Atlas de la Roumanie. Paris/Montpellier : La Documentation française/CNRS-GDR LIBERGEO, coll. « Dynamiques du territoire RECLUS », 168 p.
  • Robic M.-C. (1996). « Des vertus de la chaire à la tentation de l’action », in Claval P., Sanguin A.-L. (dir.), La Géographie française à l’époque classique (1918-1968). Paris : L’Harmattan, p. 27-58.
  • Sériot P. (1996), « La linguistique spontanée des traceurs de frontières ». Cahiers de l’ILSL, n° 8, p. 277-304.
  • Ter Minassian T. (1997). « Les géographes français et la délimitation des frontières balkaniques à la Conférence de la Paix en 1919 ». Revue d’Histoire moderne et contemporaine, n° 44-2, p. 252-286.
  • Wilkinson H.R. (1951). Maps and politics : a review of the ethnographic cartography of Macedonia. Liverpool : University Press, 366 p.

Mots-clés éditeurs : égion, carte ethnique, E. de Martonne, Banat, Roumanie, éographie appliquée, ère

https://doi.org/10.3917/eg.304.0358

Notes

  • [1]
    Cet article est issu du mémoire de maîtrise de l’auteur sous la direction du professeur Violette Rey : La Conception des frontières par les géographes français et sa mise en application dans les traités de Paix de 1919-1920 sur l’Europe centrale et balkanique, Université Paris I, 1996, 120 p. Nous tenons à remercier Marie-Claire Robic pour ses encouragements.
  • [2]
    Travaux du Comité d’études, L’Alsace-Lorraine et la frontière du Nord-Est. Paris : Imprimerie nationale, 1919, 450 p., p. 1.
  • [3]
    Travaux du Comité d’études, Questions européennes. Paris: Imprimerie nationale, 1919, 880 p. et Travaux du Comité d’études, Atlas. Questions européennes. Paris: Service géographique de l’armée, 1919, XXI planches.
  • [4]
    Questions européennes op. cit., « La question du Banat » p. 553-576 ; « La Transylvanie » p. 579-604 ; « La Bessarabie » p. 625-639 ; « la Dobroudja » p. 643-657.
  • [5]
    Martonne E. de, 1920, « Essai de carte ethnographique des pays roumains », Annales de Géographie, tome XXIX, n° 158, p. 81-98 (p. 82).
  • [6]
    Questions européennes op. cit., « La Transylvanie », p. 583.
  • [7]
    Questions européennes op. cit., « La Dobroudja », p. 652.
  • [8]
    Questions européennes op. cit.,« La question du Banat », 3 février 1919, p. 563.
  • [9]
    Ibid. p. 564.
  • [10]
    De Martonne, 1920, p. 83.
  • [11]
    Ibid. p. 85.
  • [12]
    Ibid., p. 84.
  • [13]
    Cette méthode est mise au point et expliquée dans E. de Martonne, 1903, Recherches sur la distribution géographique de la population en Valachie. Avec une étude critique sur les procédés de représentation et de répartition de la population. Paris : Colin, 161 p.
  • [14]
    Nous renvoyons le lecteur à l’extrait de carte publié en couverture de ce numéro.
  • [15]
    De Martonne, 1920, p. 87.
  • [16]
    Cvijic J., 1919, Frontière septentrionale des Yougoslaves, Paris, 30 p.
  • [17]
    De Martonne, 1920, p. 90.
  • [18]
    E. de Martonne est présent dans les séances des commissions territoriales pour les questions des frontières de la Pologne et de la Roumanie. Nous nous appuyons ici sur les actes de la Conférence de la Paix : Archives du ministère des Affaires étrangères, Conférence de la Paix, Recueil des actes, volume 53, Commission des affaires roumaines et yougoslaves.
  • [19]
    Questions européennes op. cit., « La Dobroudja », p. 350.
  • [20]
    MAE, Conférence de la Paix, Recueil des actes, vol. 53, annexe I.
  • [21]
    Questions européennes op. cit., « La Bessarabie », p. 639.
  • [22]
    MAE, Conférence de la Paix, Recueil des actes, vol. 53, Annexe I.
  • [23]
    Ibid., PV2.
  • [24]
    MAE, P.A-A.P, Tardieu-166, vol. 378, f°156. (cité par Ter Minassian, 1997).
  • [25]
    MAE, Conférence de la Paix, Recueil des actes, vol. 53, PV 12 et 14.
  • [26]
    Ibid. PV 3 du 13 février 1919.
  • [27]
    Ibid. PV 6 et 7 des 22 et 25 février 1919.
  • [28]
    Ibid. PV 14 du 11 mars 1919.
  • [29]
    Cholley A., 1956, « Emmanuel de Martonne ». Annales de géographie, n° 347, p. 2.
  • [30]
    Les travaux des géographes américains sont plus connus sous le nom d’Inquiry; ils résultent des contributions, entre autres, d’I. Bowman, C. Day, A. Coolidge, C. Seymour, D.W. Johnson. La comparaison entre les expertises américaine et française et les relations d’E. de Martonne avec ses collègues américains méritent en soi une étude. On ne peut que renvoyer le lecteur aux sources abondantes signalées par les historiens Ter Minassian et Buirette, ainsi qu’aux analyses de Neil Smith reprises par G. Prevelakis (1994), « Isaiah Bowman, adversaire de la Geopolitik », L’Espace géographique, n° 1, p. 78-88.
  • [31]
    Martonne E. de, 1941, « Lucien Gallois ». Annales de géographie, n° 283, p. 165.

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