Notes
-
[1]
Nous faisons référence à la méthode IPA : Interpretative Phenomenological Analysis.
-
[2]
Zacharakis, A.L., Meyer, G.D., Decastro, J. (1999). Differing perceptions of new venture failure: a matched exploratory study of venture capitalists and entrepreneurs, Journal of Small Business.
-
[3]
Shepherd, D., Patzelt, H. & Wolfe, M. (2011). Moving forward from project failure: Negative emotions affective commitment, and learning from experience. Academy of Management Journal, 54(6), 361–380.anagement, 373.
-
[4]
Auto-compassion, attention portée à soi, pleine conscience, sens de l’humanité en commun.
-
[5]
Ferenczi, S. (2006). Le traumatisme, Payot.
-
[6]
Cyrulnik, B. (2003, p. 63). Le murmure des fantômes, Paris: Odile Jacob.
-
[7]
Cyrulnik, B. (2001). Ouvrage collectif. Chapitre : Humour et résilience : le sourire qui fait vivre. In La Résilience : le réalisme de l’espérance. (p. 20). Erès.
-
[8]
Il s’élabore au cours du temps, de l’histoire et des épreuves vécues. Le sens est créé à travers les événements et les conséquences, les apprentissages, les commentaires qu’ils suscitent.
-
[9]
Il s’agit de la capacité à trouver des formes possibles d’adaptation provisoire nécessaire, pour faire face à l’adversité.
-
[10]
Bandura, A. (2001). Self-Efficacy: The Exercise of Control. New York Freeman.
Les points forts
- L’échec n’est pas un état ou un attribut de la personne mais une étape possible dans son parcours de vie. Ce point de vue n’est pas du tout une évidence dans l’écosystème « entrepreneurial ».
- La perte de l’entreprise crée un tsunami personnel, physique, émotionnel et social à prendre en considération.
- Le déni, souvent présent, ne peut être que provisoire, il n’est pas la solution.
- Pour qu’il y ait apprentissage, il faut accomplir un « travail intérieur ». Il faut pouvoir situer sa propre part de responsabilité dans l’échec. La lucidité prépare le rebond.
1En 2018, on a recensé 54 600 défaillances d’entreprises en France, soit à peine 1 % de moins qu’en 2017, dont 14 855 sur le 4e trimestre soit + 4,2 %, (d’après l’étude de la société Altares). Même si ce chiffre est en recul, il reste encore trop élevé au regard des conséquences multiples de ces défaillances.
2L’échec a souvent globalement été décrit dans l’univers de la gestion et de l’économie sous la forme d’un résultat : la défaillance économique et financière de l’entreprise [2], le manque de rentabilité, la rupture dans la continuité. Les mêmes auteurs définissent par réciprocité la réussite par la rentabilité financière et la croissance.
3Nous analysons à la fois la dimension traumatique de l’expérience de la perte finale, et proposons une lecture et une compréhension d’une possible transformation en apprentissages de cette expérience intime, très précisément. Nous nous centrons sur l’effet de la perte totale sous la forme du règlement judiciaire avec liquidation.
4Notre démarche s’appuie principalement sur les travaux développés par Shepherd [3]. L’échec génère chez l’entrepreneur un bouleversement cognitif et émotionnel qui a fait l’objet de nombreux constats mais peu de focus spécifique sur la dynamique particulière de l’impact de ce bouleversement.
Echantillon étudié (âges actuels)
Denis : 57 ans, de formation supérieure en gestion. Il développe une véritable expertise dans l’industrie agro-alimentaire. Il co-crée plusieurs entreprises. Il a dû faire face à une situation de malversation avérée et reconnue par la justice, très coûteuse sur bien des plans. Il renonce à entreprendre.
Hubert : 59 ans, autodidacte et entrepreneur en série issu d’une famille d’entrepreneurs. Il a entrepris très tôt et pendant vingt ans, avec plusieurs projets à caractère très différent. Il a créé plusieurs entreprises avec succès. Il a vécu un gros choc et une situation financière très difficile. Malgré cela, il relance un projet.
Patrick : 56 ans, ingénieur Arts et Métiers, a fait une brillante carrière dans l’industrie. Il entreprend tardivement dans un contexte de mauvaise préparation et fait face à beaucoup de difficultés dans la coopération avec son associé. Le projet échoue. Il renonce à l’entrepreneuriat.
François : 48 ans, diplômés d’école de commerce, a été dirigeant sans être actionnaire majoritaire, puis actionnaire majoritaire mais pas président. Il a vécu deux dépôts de bilan avec de lourdes conséquences personnelles. Il a recréé trois filiales et une holding.
Etienne : 55 ans, ingénieur Arts et métiers et HEC, a occupé des postes de direction générale. Il crée une start-up, en avance sur son marché, dans le numérique, reçoit plusieurs récompenses pour ses innovations. Il devra mettre fin au projet. Après un rachat très difficile, il a décidé de renoncer à entreprendre.
Paul : 48 ans, informaticien, il s’intéresse très tôt au numérique, créé une société et la revend. Il monte un autre projet technologique avec un entrepreneur confirmé avec une forte mise en danger, sans avoir vraiment de légitimité et le projet échoue. Il rebondit et vit un nouvel échec. Il se relance dans la création.
5L’échec est une étape possible dans tout parcours de vie. Présenter l’échec ainsi peut paraître une évidence à certains, or rien n’est gagné, car la stigmatisation est encore redoutable. Perdre l’entreprise que l’on a créée, c’est d’abord une blessure personnelle, narcissique, intime, c’est souvent aussi une épreuve traumatisante pour l’entourage.
6Nous mobilisons ici la méthode Interpretative Phenomenological Analysis, développée par Smith et Cope. Cette méthode est centrée sur l’explicitation d’un témoignage, d’une expérience ou d’un phénomène. Les participants sont choisis parce qu’ils caractérisent particulièrement bien les traits et le type d’expériences qui facilitent une compréhension détaillée des thèmes de la démarche menée par le chercheur. Il s’agit de lire et de relire la retranscription des interviews pour établir une compréhension de l’ensemble de chaque histoire et de respecter la cohérence des dimensions cognitives et émotionnelles. L’objectif est de faire émerger la réalité de chaque récit au sein de la transmission d’une expérience partagée, dans une approche interactive entre le travail du chercheur et les témoignages. C’est aussi de laisser les données parler d’elles-mêmes.
7Notre échantillon est constitué de sept entrepreneurs qui ont vécu liquidation totale de leur entreprise et plusieurs périodes entrepreneuriales.
L’échec : une épreuve personnelle profonde et intime
8Un certain nombre de chercheurs suggèrent que l’expérience de l’échec entrepreneurial peut constituer une expérience traumatique qui génère des émotions négatives qui interférent sur l’apprentissage. Le contexte dans lequel l’échec a été expérimenté est de nature à influencer la façon dont l’échec sera impactant et la propension au maintien d’un niveau d’optimisme comparable. Shepherd montre à la fois que l’échec a un coût financier et émotionnel et que l’impact émotionnel négatif va conditionner l’apprentissage possible. Mac Graph évoque la notion de « learning journey » (« voyage d’apprentissage ») et montre que la peur de l’échec peut constituer un biais cognitif fort qui pousse à l’évitement aveugle, au refus absolu. Shepherd et Cardon montrent que l’intensité d’une réaction émotionnelle négative à la suite de l’échec entrepreneurial est en lien avec la capacité de la personne à satisfaire des besoins psychologiques et émotionnels tels que « self compassion », « self kindness », « mindfulness », « common humanity » [4]. Nous reviendrons sur cet aspect essentiel à la transformation de l’épreuve.
9Ce type d’échec n’est pas vécu de la même façon selon le contexte, l’âge de chacun, l’écosystème de l’entrepreneur lui-même. Nous avons pu constater cependant qu’il est vital de pouvoir trouver une valeur d’expérience à l’épreuve pour passer à une autre étape, celle de la reconstruction. Les effets du choc conditionnent largement la démarche de transformation.
Des pertes et la perte
10Vivre la liquidation de l’entreprise, c’est vivre la fin d’une aventure, la fin d’une expérience, la fin d’un engagement, parfois d’un rêve. C’est aussi une mue nécessaire pour transformer son parcours, devenir un autre entrepreneur ou prendre une autre route. Cet événement implique souvent des pertes multiples : d’argent, d’activité, de relations, de statut, d’honorabilité… Il est parfois difficile d’affronter la nécessité de renoncer à la perte de l’entreprise alors qu’il est parfois vital de pouvoir le faire. Cette confrontation est source de nombreuses réactions émotionnelles douloureuses : la sidération, un sentiment de désespoir, de détresse, de colère, de culpabilité, de honte.
11L’impact physique et moral est un des aspects majeurs de cet événement. Le coût énergétique est un indicateur fort du choc subi. Et l’échec nécessite une acceptation fondamentale pour aller vers la transformation.
Le choc physique et mental
12« Pendant plusieurs jours, je n’arrivais plus à penser, ni même à parler, je ne pouvais plus bouger ». « C’était vraiment la catastrophe, un vrai traumatisme ». « Je me suis écroulé, il a fallu six mois pour retrouver des fonctions cérébrales. » « Quand j’ai rendu les clefs, les papiers, après l’inventaire de tout le stock du matériel je suis rentré chez moi et j’ai tourné en rond pendant plusieurs heures la tête vide dans la même pièce, comme un animal, sans pouvoir parler, ni m’arrêter de tourner ». Il s’agit d’une forme de sidération qui fait partie des mécanismes de défense psychique lors de la confrontation à un choc violent.
La perte des repères
13« J’ai tout perdu. J’avais 3 000 contacts et du jour au lendemain il n’y avait plus personne. Plus personne ne vous appelle ou ne vous répond ». « J’ai été comme frappé d’infamie auprès des banques, avec un système de notation dégradant »
14Dans ce contexte de difficultés qui conduit à la perte, la famille peut être touchée : « Dans cette période, je me suis séparé de ma femme, ma fille était malade, j’étais très mal. ». « J’ai perdu mon activité, j’ai perdu ma maison, je suis devenu un étranger pour ma femme, j’ai perdu beaucoup d’argent que j’avais moi-même investi. »
Deux grands types de postures face à l’échec
15Des approches principalement étudiées par les chercheurs anglo-saxons et de nos travaux à partir de l’échantillon de parcours étudiés, nous retenons que la dimension émotionnelle et psychique du dépôt de bilan doit être au cœur de la compréhension de l’échec. Or elles sont souvent mobilisées mais en même temps « banalisées », car encore assez peu étudiées en tant que telles alors que leur impact conditionne tout le processus de transformation. Elles vont souvent de pair avec l’épuisement physique lié à une période de très forte mobilisation. La plupart du temps, les entrepreneurs passent d’un besoin de minimiser à celui d’assumer la situation, parfois de façon excessive. Le plus souvent les entrepreneurs pratiquent une sorte d’oscillation entre ces deux attitudes qui les aident à traverser l’épreuve. Pour faire face à cet événement, il peut y avoir en effet deux grands types de postures.
La stratégie de l’évitement et du refus : le déni
16L’entrepreneur vit la perte en la minimisant, par une forme de déni de son impact. Ceci permet d’atténuer la douleur, le sentiment de honte ressenti par certains, ou une forme de désespoir. Cependant ceci n’empêche pas la réalité des conséquences d’exister. Il faudra faire face à la démarche, trouver les mots pour expliquer la décision à ses collaborateurs, à ses fournisseurs, à ses partenaires, à son réseau, à sa famille… Et il sera peut-être plus difficile de se mobiliser pour affronter les différentes étapes de l’épreuve.
17« J’avais une forme de déni sur moi-même et sur l’entreprise. Je n’étais pas capable de dire tout seul il faut arrêter, il faut faire un point. C’était toujours mieux demain. Mon associé était mon ancien patron. On était dans un déni inconscient. »
Le face-à-face avec la réalité de l’échec : la confrontation
18Une autre attitude consiste à accepter la situation et l’affronter, avec sa propre douleur, ses émotions, l’effet d’effondrement possible, les moments de sidération, l’épuisement et pour certains, le sentiment d’infamie. La stratégie du faire face permet cependant de mieux sortir de l’épreuve et de créer les conditions d’un véritable apprentissage, y compris en traversant les émotions négatives.
19« J’ai vécu d’abord le redressement judiciaire, j’ai piloté le plan de continuation. Après il faut payer les dettes. Dans mon esprit je me disais : Je sortirai de cette impasse, je ne perdrai pas mon entreprise. J’ai tenu un an. Je faisais les chèques. Et puis, j’ai décidé d’arrêter de poursuivre et de préparer l’annonce la plus difficile dire aux gens : c’est fini, rentrez chez vous ». « Le dépôt de bilan était là. Le projet est mort, et en même temps naissait une opportunité. » « C’est à moi d’imaginer ce que pourra être le monde de demain y compris dans la concurrence ».
20Cette posture favorise une autre forme de rebond possible. Le processus de résilience implique le fait d’affronter la crise, le choc, l’accepter aussi parfois dans sa violence pour mieux y faire face, exprimer ses émotions, parfois sa colère, sa détresse.
La notion de résilience
21Pendant des années, on a estimé que des drames personnels ne pouvaient conduire qu’à un déterministe répétitif et négatif. Or, de nombreux faits viennent contredire cette vision pessimiste. De plus en plus de chercheurs s’intéressent au processus qui permet à ceux qui ont été confrontés à une adversité violente de recréer leur parcours. De ces individus, on dit qu’ils ont fait preuve de résilience. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, il ne s’agit pas seulement de cas exceptionnels. De nombreuses études, partout dans le monde, beaucoup en France et au Canada vont dans ce sens. La théorie de Ferenczi reste une référence reconnue. Elle porte l’attention sur les conséquences d’un traumatisme, d’un choc, tels que les affects dépressifs ou agressifs, suscités par le traumatisme. Selon Ferenczi [5], « L’individu résilient devra réguler les affects négatifs, sans se sentir débordé. » Cyrulnik rappelle qu’il « faut distinguer la mort réelle de la mort psychique, la mort on n’en a jamais l’expérience, on en a la représentation » [6]. Il n’y a pas de pure mesure quantitative des traumatismes. Une même épreuve peut être vécue de façon très différente, chaque personne possède sa façon de traiter et d’activer des processus intrapsychiques qui lui appartiennent.
22« Pour amorcer un travail de résilience, nous devrons à nouveau éclairer le monde et lui redonner cohérence », « Le travail de résilience consiste à se souvenir des chocs pour en faire une représentation d’images, d’actions et de mots, afin d’interpréter la déchirure ; Il faut parler pour remettre en ordre, » [7] écrit Boris Cyrulnik. Les travaux centrés sur la psychologie de l’entrepreneur présentent la résilience en tant que qualité et émotion positive. Cette vision est certes intéressante, mais elle néglige très souvent la dimension historique essentielle de la survenue du traumatisme et de ses conséquences dans le processus de reconstruction de l’individu. Les travaux de Bernard et Dubard Barbosa sur la résilience entrepreneuriale mettent clairement en évidence la notion de processus, comme l’ont fait également Charreire Petit et Cusin. Chez d’autres, la résilience est suggérée implicitement comme une caractéristique reliée à l’intelligence émotionnelle et à la capacité d’innovation des entrepreneurs.
23Au cœur du processus de résilience, une étape clef doit prendre corps : celle de la construction du sens. Les épreuves dépourvues de signification ne permettent pas de « se réinventer ». C’est ici que les tuteurs de résilience que sont les associations jouent un rôle important comme support à cette élaboration, c’est dans la narration et le partage que le sens émerge…
24Le besoin de donner du sens n’est pas une donnée immédiate et une évidence pour chacun. Le sens est plus une donnée émergente et sans doute tangible a posteriori [8]. Dans l’approche de Weick, la vie sociale est une création permanente, au cours de laquelle les individus procèdent à des ajustements constants. Pour qu’il y ait résilience, il faut la présence d’un événement de vie perçu par l’individu comme un défi qui va mobiliser son énergie. Les caractéristiques mobilisées sont les suivantes :
- La souplesse dans le choix des stratégies de réponse [9] ;
- Le sentiment d’un contrôle interne qui amène l’individu à croire qu’il a du contrôle sur une situation ;
- L’ouverture vers le futur. Elle permet à l’individu de demeurer déterminé, de s’engager dans le processus de résilience, et d’avoir une représentation positive, un nouvel espoir pour l’avenir.
25Donner du sens à un échec peut être considéré comme un tabou, or c’est la seule voie vers la transformation d’une expérience traumatisante, La fin de cette « histoire » doit servir à en écrire une autre…
Dépasser l’émotion et le sentiment d’écrasement, de dégoût, de colère
26Lors de cette étude, nous avons constaté la force de l’impact de l’événement sur chacun. Dans ce type de contexte, beaucoup témoignent de leur colère, voire de leur dégoût vis-à-vis de certains des acteurs clefs de leur entreprise, qui sont en grande partie liés à l’échec de l’entreprise. Quelques verbatim illustratifs :
27« Un des drames, c’est qu’un entrepreneur se retrouve à la rue, dévasté financièrement. On n’a pas droit au chômage ». « J’ai vécu des déceptions par rapport au personnel. Un certain nombre pour qui vous vous êtes battu, que vous gardez et qui vous plantent un couteau ». « J’ai été humilié par beaucoup de gens, j’ai malgré tout persisté, et aujourd’hui j’aurais une attitude différente ».
28Il faut dépasser l’écrasement, parfois le ressentiment pour transformer le désastre en une étape et non une fin. Les savoir-faire mobilisés, au cœur de l’épreuve, tels que l’anticipation, la préparation, la transparence, l’écoute et la bienveillance à l’égard des partenaires et collaborateurs touchés en chaîne par la défaillance de l’entreprise créent les conditions d’une sortie de crise valorisante pour la personne elle-même.
Les clefs pour transformer l’expérience de l’échec et pour se transformer
29Nous avons identifié plusieurs étapes pour transformer cet événement en apprentissages, les voici.
1 – La réparation physique : la plus importante des étapes
30Les entrepreneurs rencontrés ont souvent été surpris par l’impact physique et corporel de l’épreuve. Il leur a fallu pour certains prendre le temps de se soigner, accepter le repos. L’acceptation de son état et du besoin de soins, de repos, est la première étape, et souvent l’entourage joue un rôle important pour aider la personne à se déculpabiliser d’être dans cet état.
2 – L’acceptation de sa fragilité momentanée et le besoin de soutien
31Après la phase de sidération et/ou de déni qui a pu se mettre en place d’ailleurs bien avant la liquidation, il est important de faire face aux difficultés. Il faut pour cela accepter sa propre vulnérabilité, au-delà de l’orgueil blessé et du sentiment de déchéance. C’est en acceptant de se faire aider que s’amorce le début de la guérison. Rompre la solitude, parler avec d’autres, partager son histoire est fondamental. Nous saluons le rôle très important que jouent les associations comme 60 000 rebonds ou Second Souffle. Ces associations sont souvent le premier recours pour sortir de l’isolement. Cette étape est majeure et vient bousculer la représentation que se font souvent les chefs d’entreprise d’eux-mêmes. C’est-à-dire la difficulté intime à accepter le constat de l’échec, la défaillance. L’échec peut être au rendez-vous mais d’autres sont aussi passés par là.
3 – La traversée du processus de deuil
32C’est Elizabeth Kübler-Ross qui a décrit les étapes de deuil : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation. L’acceptation nécessite une qualité, mise en évidence notamment par Shepherd : l’autocompassion. Ceci s’apparente à la capacité d’attention bienveillante à soi-même dans une situation difficile. Celle-ci est plus vitale pour la transformation de l’événement qu’une violente culpabilité autodestructrice. Ceci fait partie des apprentissages inattendus, dans ce contexte. Le deuil est plus facile à faire lorsque la démarche de liquidation a été réellement préparée en amont. La mise en place des étapes de pilotage du plan de liquidation permet une forme de familiarisation qui atténue la violence de l’inattendu.
33Cependant, le deuil n’est pas une fin en soi. C’est une étape d’un processus, car le mouvement de la résilience doit aller vers le rebond, après la confrontation. Ce mouvement n’est d’ailleurs pas linéaire : les entrepreneurs peuvent vivre un certain nombre de répliques au cours de la sortie parfois longue de l’expérience de la perte.
4 – Retrouver l’estime de soi
34Il s’agit ici de décider de partager son expérience, son vécu avec d’autres. Être écouté, entendu autant qu’écouter et entendre d’autres. Les associations telles que 60 000 rebonds, SOS entrepreneur, Second souffle, créent un environnement d’expression, de soutien et de suivi pour les entrepreneurs dans ce type de situation. Savoir distinguer sa part de responsabilité dans la situation vécue, sans la grossir de façon inconsidérée est une étape majeure. Reconnaître son rôle sans dévaloriser son parcours, ni toutes ses compétences et son honorabilité, est essentiel.
5 – Donner du sens
35Le sens est plus une donnée émergente et sans doute tangible a posteriori. Le sens s’élabore au cours du temps, de l’histoire et des épreuves vécues. Le sens se crée pour une personne en tissant des liens de causalité entre ses actions, ses motivations et ses croyances, entre le passé et le présent. Le partage, les échanges sur sa propre expérience y compris avec sa famille, mais aussi avec les personnes des différentes associations citées servent à faire émerger une autre compréhension des événements. Ré-éclairer l’expérience fait partie du processus de réparation et nécessite l’aide du regard extérieur.
6 – Retrouver le sentiment d’auto-efficacité
36L’auto-efficacité, c’est ce sentiment de pouvoir agir sur la réalité en mobilisant ses propres compétences, c’est-à-dire la croyance que nous pouvons faire quelque chose de spécifique [10]. Il s’agit ici de prendre du recul sur soi, sur ses propres erreurs et modes de fonctionnement. Il faut de l’énergie et de la clairvoyance pour vivre et piloter le processus de liquidation. En activant le bon niveau de discernement, les entrepreneurs peuvent faire émerger de nouveaux apprentissages. Toute opportunité de générer une efficacité très concrète sera une façon de rétablir la confiance en soi. Certains se sont consacrés à des activités manuelles qui leur ont permis de retrouver le goût de la réalisation.
7 – Reprendre le contrôle interne de sa vie
37Accepter de regarder la situation en face et avec l’aide nécessaire, le soutien des autres. Après le choc de la décision, de l’annonce, et la mise en place de la procédure jusqu’à son terme, il est fondamental de retrouver la sensation de maîtrise de ses choix et de ses orientations. Il s’agit de voir au-delà de l’épreuve pour réinviter un avenir. Cela passe par de petites étapes parfois symboliques comme reprendre le goût à soigner son apparence, assister à certains événements collectifs, prendre la parole et témoigner en toute lucidité et avec assertivité à des événements.
8 – Repositionner des priorités de vie
38Sa santé, l’équilibre de vie, la qualité des relations et les moments partagés avec sa famille. Cette étape est essentielle car elle marque le début d’une vraie transformation. Elle s’appuie sur la perception de la situation antérieure aux événements, à celle de la liquidation et de son déroulement, pour arriver à la nécessité de repenser sa vie, ses besoins, ses possibilités, un nouvel avenir pour soi et pour son entourage. Il s’agit aussi de savoir dire non pour dire oui à autre chose.
9 – Se recentrer dans le présent avant de se centrer sur l’avenir
39Il faut un certain temps pour comprendre l’ensemble de ce vécu particulier et donner du sens à cette étape de vie pour pouvoir redéfinir un projet. Cela passe par se donner un objectif très précis chaque jour, par exemple entretenir sa forme physique, consacrer du temps à ses enfants, réaliser une démarche « réseau », même infime.
10 – Regarder positivement ses compétences et son parcours
40C’est éviter de plonger ou de replonger dans le déni ou dans le grossissement paralysant de la situation ou le catastrophisme extrême et destructeur. La prise de distance sur soi et ses réalisations crée une autre perspective.
11 – Communiquer sur les épreuves comme source d’apprentissages
41Se libérer du poids de l’épreuve, de l’angoisse, de l’isolement en partageant cette épreuve est une étape clef. Tous ceux qui sont passés par le témoignage sont ressortis apaisés et étonnés. Ils ont eux-mêmes contribué à libérer la parole d’autres, créant ainsi de nouveaux liens et soutiens.
Le face-à-face avec soi-même comme apprentissage
42Pour conclure, s’approprier l’échec est une opportunité de renaissance, mais ceci est le fruit d’un processus à la fois temporel et mobilisateur. Notre apport majeur est de montrer à quel point le face-à-face avec soi-même devient le véritable apprentissage qui vient bousculer les représentations sur les effets de l’échec. Peu d’études se sont focalisées sur cette dimension spécifique.
43Les apprentissages les plus importants relèvent de deux catégories : des apprentissages situationnels et extrinsèques liés au pilotage d’une situation de crise, en rapport avec de nouvelles relations et de nouveaux acteurs de ce contexte, et des apprentissages intrinsèques mobilisant la conscience de soi et de ses limites. Nous retenons surtout ici les seconds :
- Comprendre de l’intérieur l’expérience de la perte sous tous ses aspects ;
- Accepter sa fragilité, restaurer sa santé physique, mentale et psychologique ;
- Réagir à l’inconcevable pour soi, mobiliser un ensemble de ressources psychologiques, faire preuve d’humilité ;
- Percevoir sa propre responsabilité, savoir l’évaluer avec justesse, en dépassant la colère ;
- Acquérir le sens des autres, en apprenant le sens de soi ;
- Transmettre une expérience, des représentations, des méthodes et des compétences nouvelles acquises à travers l’épreuve ;
- Lever ses propres tabous sur l’échec ;
- Reconsidérer sa place, son propre rôle et le sens donné à son existence…
44Le déni et l’obstination, évoqués dans les phases de difficultés qui conduisent à la perte de l’entreprise, peuvent se trouver à toutes les étapes et chez chacun des acteurs clefs. Ils sont les racines majeures des différentes formes d’engrenages qui peuvent entraîner cette issue fatale. Les structures accompagnantes devront s’approprier ces repères pour développer des processus de soutien plus adéquats et aussi des actions de prévention.
45Notre travail futur a comme objectif majeur de traiter la question des signaux faibles comme leviers d’anticipation et de prévention de l’échec. Ce travail d’investigation représentera un nouveau complément utile pour alerter les entrepreneurs et développer leur vigilance.
Notes
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[1]
Nous faisons référence à la méthode IPA : Interpretative Phenomenological Analysis.
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[2]
Zacharakis, A.L., Meyer, G.D., Decastro, J. (1999). Differing perceptions of new venture failure: a matched exploratory study of venture capitalists and entrepreneurs, Journal of Small Business.
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[3]
Shepherd, D., Patzelt, H. & Wolfe, M. (2011). Moving forward from project failure: Negative emotions affective commitment, and learning from experience. Academy of Management Journal, 54(6), 361–380.anagement, 373.
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[4]
Auto-compassion, attention portée à soi, pleine conscience, sens de l’humanité en commun.
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[5]
Ferenczi, S. (2006). Le traumatisme, Payot.
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[6]
Cyrulnik, B. (2003, p. 63). Le murmure des fantômes, Paris: Odile Jacob.
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[7]
Cyrulnik, B. (2001). Ouvrage collectif. Chapitre : Humour et résilience : le sourire qui fait vivre. In La Résilience : le réalisme de l’espérance. (p. 20). Erès.
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[8]
Il s’élabore au cours du temps, de l’histoire et des épreuves vécues. Le sens est créé à travers les événements et les conséquences, les apprentissages, les commentaires qu’ils suscitent.
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[9]
Il s’agit de la capacité à trouver des formes possibles d’adaptation provisoire nécessaire, pour faire face à l’adversité.
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[10]
Bandura, A. (2001). Self-Efficacy: The Exercise of Control. New York Freeman.