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Article de revue

« Où en est l'innovation aujourd'hui ? »

Pages 82 à 87

Notes

  • [1]
    Bernard Jullien, Yannick Lung, Christophe Midler, L’épopée LOGAN : Nouvelles trajectoires pour l’innovation, Dunod, 2 012.
English version

1Où en est l’innovation aujourd’hui ?

2Il y aurait beaucoup à dire, mais j’ai le sentiment que nous sommes face à deux confusions de plus en plus gênantes. La première est la confusion entre innovation et créativité. Ce n’est pas nouveau, mais on aurait pu penser qu’avec le temps, et les multiples travaux sur la question, elle disparaîtrait progressivement. Or il n’en est rien, et ça « m’énerve » de plus en plus ! L’innovation et la créativité ne sont pourtant pas la même chose. On peut être très créatif sans être innovant, et vice-versa. La créativité est une disposition psychologique : on peut s’exercer pour l’améliorer, on peut développer des techniques pour être plus créatif. L’innovation relève, elle, du management. Elle n’est pas une question d’idée mais de mise en pratique. Beaucoup d’entreprises et même d’États croient stimuler l’innovation en stimulant la créativité et cette approche est très naïve. Ce qui importe c’est de savoir comment transformer les idées en actes, à l’intérieur d’un système institutionnel. Et c’est beaucoup plus compliqué, et beaucoup plus essentiel. C’est bien de management dont on parle ici, d’organisation de l’action collective.

3Et la deuxième confusion ?

4La deuxième confusion, plus subtile et importante néanmoins, a trait à l’innovation disruptive telle que définie par Clayton Christensen.

5Dans son premier ouvrage, « le dilemme de l’innovateur » (jamais traduit en France), Christensen explique que la caractéristique clé de l’innovation disruptive est qu’au début, il s’agit d’une technologie inférieure à la technologie dominante : par exemple, les premières automobiles avaient une autonomie très limitée, tombaient souvent en panne et étaient très difficiles à conduire. Personne de sérieux n’aurait songé à les utiliser à la place d’un bon vieux cheval qui remplissait bien sa tâche depuis des milliers d’années. C’est cette infériorité initiale de la nouvelle technologie qui conduit le plus souvent les tenants de la technologie dominante à la rejeter. Dit autrement, l’apport de Christensen est de montrer que le rejet de cette nouvelle technologie est rationnel de la part des leaders en place. Ce n’est pas une question d’orgueil ou d’aveuglement, mais au contraire le résultat logique d’une analyse documentée. Bien sûr, la nouvelle technologie s’améliore au cours du temps, et finit par dépasser l’ancienne ; mais il est alors trop tard pour les leaders pour entamer une reconversion. Or la confusion vient que, dans ses ouvrages ultérieurs, Christensen étend la définition de « disruptif » pour couvrir toute innovation qui implique un modèle économique différent, voire toute innovation radicale, même celles qui débutent avec un niveau de performance supérieur à celles qu’elles remplacent. Du coup on a perdu la simplicité lumineuse de la théorie initiale, car Christensen a voulu trop embrasser avec la nouvelle théorie.

6Pourtant, définir la rupture en termes de modèle économique est relativement puissant puisqu’elle permet par exemple d’expliquer pourquoi le low-cost est si difficile pour les acteurs en place. Au final, ne gagne-t-on pas à cet « élargissement » ?

7Pas vraiment je pense. Très peu de managers connaissent la théorie initiale de Christensen ; or elle est fondamentale, et je pense qu’il faut revenir aux origines du concept, car l’innovation de rupture telle qu’elle est alors définie est une innovation dont on ne se méfie pas ! Bien sûr les conflits de modèles économiques sont réels, mais être attaqué par une technologie inférieure représente un défi managérial et stratégique qu’il ne faut pas englober dans un problème plus général. L’idée que ce sont les managers les mieux formés aux techniques de gestion qui risquent le plus de tomber dans le piège de l’innovation disruptive est très puissante, car elle souligne un piège d’autant plus redoutable. D’ailleurs je remarque que le livre n’aurait pas dû s’appeler dilemme de l’innovateur, mais plus précisément « dilemme du leader », car c’est bien de cela dont il s’agit. Le leader, très souvent, est parfaitement au fait de l’évolution technologique ; il connaît la nouvelle technologie, il l’a parfois même inventée lui-même (photo numérique pour Kodak, quartz pour l’industrie horlogère suisse) ; et pourtant elle n’a aucun sens pour lui, car ce sont des décisions de saine gestion qui le poussent à la refuser.

8Parlons, si vous le voulez bien, d’une rupture en marche, bien réelle celle-là, celle de la voiture électrique. Vous êtes notablement sceptique à son endroit et vous l’englobez dans ce que vous appelez les technologies éternellement émergentes. Pouvez-vous nous expliquer la raison de ce scepticisme ?

9Je suis en effet sceptique sur l’avenir du véhicule électrique depuis longtemps, mais ça ne sera bientôt plus très original… Figurez-vous qu’il y avait, dans les années 1990, un projet de véhicule électrique chez PSA qui s’appelait « Tulip ». Comme « Autolib » aujourd’hui, il était basé sur la fourniture d’un service complet, vendu par abonnement ; les véhicules avaient un look attractif (la Smart s’en est pas mal inspirée), la technologie de recharge était basée sur l’induction (la voiture se rechargeait quand elle était garée), et l’idée était de vendre un service complet aux municipalités. Ce projet était très novateur, et sur plusieurs aspects il l’est encore par rapport à ce qui se fait aujourd’hui. Résultat ? Un échec complet. Comme me l’expliquait un de ses responsables de l’époque, une des raisons était qu’il fallait environ deux à trois ans de négociation avec une municipalité pour vendre 2 000 véhicules. « Or c’est ce qu’on vend par ailleurs tous les jours ». Au-delà de l’expérimentation, on voyait bien que le projet n’avait aucun sens économiquement.

10Les choses ont sûrement changé ?

11En fait, sur le plan économique, strictement rien n’a changé aujourd’hui par rapport à ce qui posait problème il y a vingt ans. Prenez Renault. Ils ont bien travaillé avec leur programme, mais là encore, par rapport aux Clios et 106 électriques d’il y a vingt ans, quel changement ? L’équation n’a nullement changé, sauf peut-être la technologie qui s’améliore un tout petit peu ; mais on sait bien que ce n’est pas le facteur de réussite. Encore aujourd’hui, le marché ne suit pas : le véhicule zéro émission est un véhicule zéro client. D’ailleurs cela pose une question plus fondamentale ayant trait à la stratégie du dirigeant actuel de Renault, Carlos Ghosn. Pourquoi, au fond, ce programme électrique ? Pourquoi s’entêter sur le 100 % électrique alors que les concurrents misent sur l’hybride ? Nul ne le sait vraiment. La stratégie officiellement annoncée par Carlos Ghosn au moment de sa prise de fonctions, était la montée en gamme. Le symbole de cette montée en gamme était la Laguna. Aujourd’hui, il est clair que cette stratégie délibérée a été un échec. En 2012, Renault n’a vendu que 30 000 Laguna dans le monde. Parallèlement, suite au rachat anecdotique d’une usine en Roumanie, et à une réglementation locale hostile aux importations de véhicules d’occasion, une équipe périphérique a développé Dacia, sous le radar stratégique de la direction générale, qui parlait de « voiture Frankenstein » pour décrire la Logan. Et là, le succès est totalement inattendu, comme le montre bien l’ouvrage récent de Bernard Jullien, Yannick Lung et Christophe Midler [1].

12Renault est, comme de nombreuses entreprises, aux prises avec un paradoxe de la stratégie qui est que souvent, la stratégie délibérée est un échec, et la stratégie qui réussit est émergente, non voulue. À cette aune, on peut imaginer que le programme électrique, ouvertement ambitieux, correspond à une fuite en avant, un « je vais me refaire » du stratège contrarié, qui hélas est un des risques des stratégies « Océan bleu ». Cette approche conduit à ignorer que l’innovation est souvent beaucoup plus émergente qu’on ne veut bien l’avouer. Elle ignore aussi que l’innovation n’est pas parfaite, qu’elle est aussi du bricolage.

13Ce « bricolage » de l’innovation ne pose-t-il pas le problème de la motivation intrinsèque du leader face à la rupture ?

14Si, tout à fait. Prenez, toujours dans l’automobile, l’exemple de la technologie hybride. Pour schématiser, on va dire que c’est l’hybride que les clients veulent (c’est ce qu’on appelle du Market Pull), et l’électrique que les ingénieurs préfèrent (c’est du Technology Push). Les ingénieurs n’aiment pas l’hybride parce que c’est très compliqué, très cher, et que c’est une hérésie technique : il faut deux moteurs au lieu d’un seul. Toyota gagne-t-il de l’argent avec l’hybride ? Ce n’est pas sûr. PSA en perd aussi. Or Renault a choisi une démarche ouvertement Technology Push. Une anecdote l’illustre clairement. Interrogé un jour pour savoir pourquoi Renault refusait l’hybride, Patrick Pelatta, alors numéro deux de Renault, a répondu, outragé : « Mais l’hybride, ce n’est pas une technologie pure ! ». Cette motivation est évidemment problématique, et on retrouve ce problème à l’inverse pour le programme Dacia, qui répond à une demande, mais que l’entreprise, au départ, a considéré comme une anomalie.

15Mais Christensen suggère qu’une start-up, elle, aurait plus de motivation pour faire avancer le véhicule électrique. Qu’en est-il, par exemple, de Bolloré ?

16Certes la motivation est là, et un milliardaire a le droit de dépenser son argent comme bon lui semble. Mais Bolloré est aujourd’hui confronté à un problème économique de taille : dans l’industrie de la location, les clients exigent d’avoir une voiture toujours récente, quelques mois tout au plus. La durée d’utilisation du véhicule – la capacité à le revendre en occasion – est une des variables clés dans le modèle économique de la location. Bolloré va donc devoir changer ses voitures très souvent, sans nécessairement pouvoir les revendre en occasion, ce qui entraîne une surconsommation en capital très importante. Est-ce tenable à terme ? J’en doute. Les Autolib qui circulent à Paris, déjà vieilles d’un an et demi, sont dans un état de fraîcheur discutable.

17Revenons sur la notion de technologie éternellement émergente. En quoi est-elle intéressante et avez-vous un exemple pour l’expliquer ?

18Pour moi la notion de technologie éternellement émergente est importante parce qu’elle constitue une anomalie instructive. En science, c’est toujours des anomalies qu’on apprend le plus. Essayer de comprendre pourquoi une technologie a priori très intéressante, comme la visiophonie, ne décolle pas, peut nous apprendre beaucoup sur l’innovation, l’adoption par les utilisateurs, etc. Et dans la même idée, on peut se demander pourquoi la tablette, qui était éternellement émergente depuis 1998, a fini par décoller en 2010 avec l’iPad. C’est un cas extrêmement intéressant parce que cela faisait plus de dix ans que Microsoft (et d’autres) essayait de lancer la tablette, sans succès. Apple arrive en 2010 et c’est l’explosion. L’achat est évident pour tout le monde. Pourquoi ? Selon moi, l’iPad réussit en 2010 là où les autres échouent depuis 1998 parce qu’à cette date, la tablette n’est plus une rupture. L’iPad vient à la suite de l’iPod et surtout de l’iPhone, qui ont en quelque sorte créé une continuité qui n’existait pas auparavant : même système d’exploitation, mêmes gestes, même magasin d’application et de contenus, possibilité de transférer immédiatement toutes ses données. Apple construit cette évolution au sein d’un écosystème, et inscrit ensuite le nouveau produit dans une continuité rassurante, et même évidente, pour l’utilisateur. En gros, en 2010, un iPad est un gros iPhone, de même qu’en 2007 l’iPhone était un gros iPod avec une fonction téléphone. D’ailleurs l’annonce par Steve Jobs de l’iPhone en 2007 est tout à fait caractéristique : il présente l’iPhone comme un iPod connecté à Internet. Continuité, certainement pas rupture. Steve Jobs avait beau présenter ses produits comme révolutionnaires, ce qui a fait leur succès est leur inscription naturelle dans un écosystème établi.

19Ne retrouve-t-on pas là la fameuse théorie de Hargadon et Douglas sur la nécessité pour l’innovateur d’équilibrer nouveauté et continuité, comme l’avait fait Edison avec l’invention de l’industrie électrique ?

20Tout à fait. D’une manière générale, l’innovation qui réussit est toujours inscrite dans une certaine continuité. Prenez les boîtes de DVD : elles ont la taille qu’elles ont actuellement parce que c’est celle des boîtiers de cassette vidéo. Avoir la même taille est une forme de continuité rassurante pour les acteurs (utilisateurs, distributeurs qui n’ont pas à remodeler leurs rayons et leurs boîtes, etc.) Pour revenir à l’automobile, c’est aussi ce qui fait le succès de la technologie hybride : rien ne change en pratique pour l’utilisateur. Il y a une technologie révolutionnaire cachée dans une voiture normale, la seule différence visible est un petit logo bleu derrière à droite.

21Si l’on reprend sa casquette de stratège, comment peut-on exploiter la notion de rupture et sa problématique pour le leader ?

22Ce qui est intéressant dans la théorie de Christensen, c’est que l’échec est le résultat d’une analyse très rationnelle de la situation : en tant que leader, j’observe cette nouvelle technologie et sur la base de ses insuffisances, je la rejette. Même avec les meilleures intentions, l’adopter n’aurait aucun sens, ne serait-ce que parce que sa rentabilité est moindre. Donc du point de vue de l’attaquant, on peut imaginer jouer là-dessus délibérément et pousser le leader à s’enfermer dans ses certitudes. Cela peut se faire en élaborant une stratégie qui, du point de vue du leader, est stupide, n’a aucun sens, voire est repoussante. La rupture est même la situation typique où ce qui a un sens pour l’attaquant n’en a aucun pour le leader.

23Cela a beaucoup joué pour Sony, qui n’a jamais pu se résoudre à investir franchement sur un lecteur MP3, car cela mettait en danger sa division Sony Music, dont l’intégration lui avait beaucoup coûté. Ici la stratégie d’Apple, qui n’avait pas ces actifs et n’était donc pas soumis à la nécessité de renier ses engagements stratégiques, n’était pas délibérément offensive envers Sony, mais on peut imaginer des cas où ce serait possible. Comment l’opérationnaliser ? Je n’ai pas la réponse mais cela pourrait faire l’objet de réflexions : cibler des leaders établis qui ont dû consentir des engagements stratégiques considérables et introduire une innovation qui rend ces engagements caducs. Toute la subtilité consiste selon moi à proposer une offre qui soit simultanément attractive pour les clients et répulsive pour les concurrents.

24Qu’est-ce que cela nous apprend quant aux ressources d’une entreprise ? Au fond, l’actif de Sony était plus un handicap qu’un atout pour répondre à la rupture de la musique numérique…

25Certainement. Nous avons ce préjugé qu’une ressource est toujours quelque chose de positif. Or ce n’est pas le cas et Sony en est un bon exemple. Si l’on revient sur l’approche Océan Bleu, c’est la même difficulté : qu’est-ce qui fait qu’un Océan Bleu va rester Bleu ? Un Océan Bleu, c’est attractif. Mais s’il est si attractif que cela, tout le monde va s’y précipiter, et il ne restera pas bleu très longtemps. Sauf s’il existe ce qu’on appelle l’avantage au premier entrant, qui est une autre hypothèse implicite, mais fondamentale, de la théorie Océan Bleu. En gros, si j’arrive le premier, c’est moi qui gagne. Sauf que cela se passe très rarement comme cela : il y a de nombreux exemples de premier entrant rapidement dépassé par un arrivant tardif mieux armé, et tirant parti des travaux de défrichage du premier entrant. On peut dès lors imaginer que plutôt que d’essayer de trouver des océans bleus, il vaudrait mieux identifier des océans gris, c’est-à-dire des espaces où les autres ne veulent pas aller ! Plutôt que la mer des Caraïbes, mieux vaut écumer la mer du Nord. C’est précisément l’idée initiale de Christensen.

26L’innovation disruptive, c’est un espace où le leader ne veut pas aller, où aller pour lui n’a aucun sens. Par exemple, la société HRA Pharma s’est spécialisée dans les pilules abortives, ce que les grands groupes de pharmacie sont très réticents à faire, par crainte de représailles par les lobbies « pro-life » aux États-Unis. On voit donc que c’est tout le contraire du modèle Océan Bleu, qui est assez naïf à cet égard. On devrait plutôt raisonner en termes de marchés répulsifs, et pour ce qui a trait aux actifs et aux capacités, raisonner en termes de capacités répulsives : je sais faire des choses que le leader répugnera à faire, je vais sur des marchés où il refusera d’aller. Là sont les véritables perspectives de rupture et sources de croissance pour les nouveaux entrants.


Date de mise en ligne : 19/09/2013

https://doi.org/10.3917/entin.018.0082

Notes

  • [1]
    Bernard Jullien, Yannick Lung, Christophe Midler, L’épopée LOGAN : Nouvelles trajectoires pour l’innovation, Dunod, 2 012.

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